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« L’or est tout »

La représentation de l’argent dans Le Neveu de Rameau

Laurent ADERT

Université de Genève

Avant d’entrer dans le vif de mon sujet, j’aimerais formuler quelques remarques à propos de l’intitulé de ce colloque – « Etre riche au siècle de Voltaire » – et de l’interdisciplinarité qui y préside et qui voit réunis ici des historiens et ce que l’on appelle des « littéraires »1.

On m’accordera qu’il importe au plus haut point que chaque discipline connaisse ses frontières, de manière à ce que le dialogue engagé entre les différents champs de connaissance porte tous ses fruits. S’agissant de notre sujet, il me semble que ce qui varie historiquement, ce sont les modes de production, d’acquisition et de circulation de la richesse ; quant à « être riche », il me paraît que c’est une tout autre affaire, qui peut susciter, par exemple, une psychologie du Riche, ou une « sociologie » des types humains et de leur fonction sociale. Une telle typologie varie moins historiquement qu’elle ne donne lieu à des configurations symboliques – mythologiques, religieuses, littéraires – diverses mais apparentées. Je crois que l’on peut soutenir cette idée à d’autant meilleur titre que Le Neveu de Rameau, l’exemple qui me retiendra, rédigé en effet « au siècle de Voltaire », dialogue pourtant aussi bien, à propos de ce « thème », avec une œuvre éloignée de lui de seize siècles, je veux parler du Parasite de Lucien de Samosate2. Je n’aurai pas l’espace de procéder à la lecture intertextuelle qui s’impose, mais je prends ici occasion de rappeler ce qui naguère était encore une évidence, à savoir que les œuvres d’art sont des monuments plutôt que des documents et qu’elles sont donc équipées pour traverser les siècles et s’actualiser à tout instant commedes lettres adressées directement aux contemporains qui les lisent ; autrement dit, intempestives au sens de Nietzsche (« unzeitgemäss »), elles relèvent moins de la juridiction du discours historiographique – sauf latéralement, dans le travail des philologues chargés d’en assurer la lisibilité linguistique à travers le temps – que de la juridiction d’une poétique historique, laquelle articule l’incidence du temps pour les œuvres d’art à travers des catégories généalogiques comme celles du genre ou du type. Si le retour de l’histoire auquel nous assistons depuis quelques années dans les études littéraires doit signifier l’oubli des coordonnées propres à l’objet artistique, il faudra considérer que nous n’avons pas progressé, mais régressé, dans la manière de poser les problèmes relatifs à notre champ d’étude.

L’or est tout…

J’en viens à mon sujet. Comme on sait, Le Neveu de Rameau est une satire, mais une satire d’un genre un peu particulier : il s’agit en effet d’une satire ménippée, d’ascendance lucianesque, c’est-à-dire d’un genre de texte qui marie le dialogue philosophique et la critique satirique, la philosophie avec la littérature3. A défaut de pouvoir décrire ici les coordonnées précises qui définissent le genre et dont la prise en compte serait utile pour comprendre tout à fait l’enjeu du texte diderotien, contentons-nous de dire que le philosophe est ici confronté à un non-philosophe – voire un anti-philosophe – dans un dialogue tendu dont le noyau, comme nous le verrons, est une question qui relève de l’éthique4.

Sur le plan des énoncés, l’argent et la puissance qu’il octroie est sans conteste le thème majeur du Neveu de Rameau5. « Sans doute. De l’or, de l’or. L’or est tout ; et le reste, sans or, n’est rien. »6 Cette déclaration du Neveu me fournira le pivot autour duquel je ferai tourner un certain nombre de considérations.

La place éminente de l’argent est marquée de diverses manières, notamment par ceci qu’il se substitue aux anciens dieux, et, en particulier, au dernier en date, le Dieu chrétien, comme le montre exemplairement la leçon de choses édifiante à laquelle se livre le Neveu devant son fils : « [—] au lieu de lui farcir la tête de belles maximes, qu’il faudrait qu’il oubliât sous peine de n’être qu’un gueux, lorsque je possède un louis, ce qui ne m’arrive pas souvent, je me plante devant lui. Je tire le louis de ma poche, je le lui montre avec admiration, j’élève les yeux au Ciel, je baise le louis devant lui, et pour lui faire entendre mieux encore l’importance de la pièce sacrée, je lui bégaye de la voix, je lui désigne du doigt tout ce qu’on en peut acquérir, un beau fourreau, un beau toquet, un bon biscuit. Ensuite je mets le louis dans ma poche, je le promène avec fierté, je relève la basque de ma veste, je frappe de la main sur mon gousset ; et c’est ainsi que je lui fais concevoir que c’est du louis qui est là que naît l’assurance qu’il me voit. »7 Tout y est : le louis d’or élevé ici à la manière du corps du Sauveur, la pédagogie de l’exemple démarquée de l’imitation chrétienne, et le fait que cette éducation est bien entendu destinée à élever l’âme à la contemplation des seules choses qui comptent vraiment. Sur la base de cette seule scène, on peut déjà percevoir avec clarté le détournement dont l’ensemble des catégories qui ressortissent traditionnellement à l’éthique va être l’objet : l’admiration, la fierté, l’assurance ; bientôt ce sera le tour de la franchise, du mépris de soi, de la honte, de la pudeur, du ridicule, etc. Comme nous le verrons, ce détournement prendra successivement dans Le Neveu de Rameau la forme d’une inversion, puis d’une perversion de toutes les valeurs. En tout état de cause, la fortune, dans son acception financière, se substitue entièrement aux dieux anciens et nouveaux et à la fortune au sens du destin : l’argent est la seule puissance tutélaire incontestable, la seule valeur indiscutable reconnue, notamment, on le verra, parce qu’elle ne requiert pas de fondement transcendant ni transcendantal.

Cette thèse – « l’or est tout, et le reste, sans or, n’est rien » –, il arrive au Neveu d’en expliciter les tenants et les aboutissants d’une façon quasi théorique ; tel est le cas, par exemple, lorsqu’il rend compte de la perte de sa place auprès du financier Bertin : « Mais c’est une affaire faite. J’ai mis quelque chose de côté ; le temps s’est écoulé, et c’est toujours autant d’amassé. Moi.— Vous voulez dire de perdu. Lui.— Non, non, d’amassé. On s’enrichit à chaque instant : un jour de moins à vivre ou un écu de plus, c’est tout un. Le point important est d’aller aisément, librement, agréablement, copieusement, tous les soirs à la garde-robe : O stercus pretiosum ! Voilà le grand résultat de la vie dans tous les états. Au dernier moment, tous sont également riches, et Samuel Bernard qui, à force de vols, de pillages, de banqueroutes, laisse vingt-sept millions en or, et Rameau qui ne laissera rien, Rameau à qui la charité fournira la serpillière dont on l’enveloppera. »8 Ce bref passage, manifestement surdéterminé sur le plan sémantique, est d’une extrême importance pour notre propos et j’aurai l’occasion d’y revenir ; je me bornerai pour l’instant à relever une série de termes dont la mise en équation n’a au fond rien pour surprendre un Moderne : d’une part, l’argent est ici articulé au temps, en ce que tous deux sont des matières comptables dont, en principe, on ne dispose pas de manière illimitée ; l’argent est ainsi posé comme lié à une certaine gestion de la finitude, c’est-à-dire à l’articulation de la vie avec la mort, dans l’ordre d’une équivalence où « un jour de moins à vivre » ou bien « un écu de plus » reviennent au même. D’autre part, il convient évidemment de relever l’identification de l’argent à l’excrément : en tant que partie du corps dont on se sépare, celui-ci revêt une valeur considérable, puisque, par synecdoque, il représente l’être lui-même ; l’intérêt porté à l’argent et aux jouissances qu’il procure, son élévation au rang de valeur suprême, manifestent ainsi un certain rapport à la mort, car, de la séparation d’avec une partie de soi à la séparation totale et définitive d’avec soi-même, la série est posée ici comme homogène et continue. Je ne commente pas plus avant ce passage crucial auquel je tenterai plus loin de faire un sort.

La morale sociale

Le Neveu est-il seul à proclamer que « l’or est tout et que le reste, sans or, n’est rien », avec les conséquences que ce principe comporte sur le plan éthique ? En réalité, il se contente de formuler tout haut et sous une forme synthétique ce que les autres pensent tout bas et en fonction de quoi ils agissent : « Vous ne vous doutez pas, dit-il par exemple au philosophe, que dans ce moment je représente la partie la plus importante de la ville et de la cour. Nos opulents dans tous les états ou se sont dit à eux-mêmes ou ne se sont pas dit les mêmes choses que je vous ai confiées ; mais le fait est que la vie que je mènerais à leur place est exactement la leur. »9 Qu’est-ce à dire, sinon que le Neveu est le porte-parole – et même, en un sens, le « théoricien » – de la Morale sociale, Morale dont, en homme de principes, il tire les dernières conséquences10. Aussi convient-il, pour progresser dans l’élucidation de notre question, de se demander sur quoi ladite Morale sociale est fondée.

Faute de temps, et quitte à simplifier un peu, j’irai ici droit à l’essentiel.

La théorie de la « pantomime des gueux » exposée par le Neveu vers la fin du dialogue et dont le philosophe reconnaît qu’elle pourrait bien être « le grand branle de la terre »11 exprime l’idée que le besoin auquel l’être vivant est confronté et qui le pousse à agir précipite chacun dans un réseau de dépendances et de servitudes inéluctables ; autrement dit, nul n’est tout à fait maître de soi – libre –, pas même le Souverain, car « quiconque a besoin d’un autre est indigent et prend une position »12. Chacun n’est mu que par son seul intérêt personnel, qui consiste dans la recherche de la satisfaction de ses besoins ; mais, du simple fait que tous sont dans le même cas, les intérêts vont à se combiner et il en résulte un Bien dont chacun tire profit. Certes, le prix à payer est la dépendance et la servitude, mais la fin dernière de celles-ci est le plaisir, ou du moins l’évitement du déplaisir.

La Morale sociale se présente donc comme une éthique des biens régie par le principe de plaisir ; « l’intérêt et la passion » – pour reprendre ici les termes du texte – s’y combinent comme les deux éléments d’une Morale à la fois nécessaire et suffisante. Qui pourrait y trouver à redire ? Personne ; personne, hormis le philosophe, lequel s’inquiète, comme nous allons le voir. La validité d’une telle Morale est sanctionnée par le fait qu’elle rencontre l’approbation collective – « si vous me blâmez, vous autres sages, dit le Neveu, la multitude et le succès m’absoudront »13.

Que peut-on reprocher à cette Morale sociale ? En un sens, rien. Elle est entièrement matérialiste, immanente au réel de la société, et elle ne fait appel à aucune transcendance (par définition discutable). Le bien s’y confond avec les biens, et les catégories dites morales y apparaissent comme la traduction, dans un lexique particulier, d’un fonctionnement pragmatique : la réussite, trait d’adaptation à la réalité, équivaut à la vertu, et l’échec, au vice.

La Morale sociale n’est donc pas une production symbolique auto-nome, reposant sur ses propres lois, mais une réalité hétéronome ; et, si toutes les catégories morales ordinaires peuvent si facilement inverser leur signe, comme le démontre le Neveu de manière provocante14, cela tient tout simplement au fait qu’une telle Morale se situe par-delà le bien et le mal dans leur acception traditionnelle. La valeur, le sens et la référence des catégories morales flottent dès lors à la manière des monnaies ; elles sont des signes non substantiels, disponibles et susceptibles de signifier bien des choses suivant les conjonctures. Par exemple, s’agissant de la franchise : « En général, j’ai l’esprit rond comme un boule, et le caractère franc comme l’osier, déclare le Neveu. Jamais faux, pour peu que j’aie intérêt d’être vrai ; jamais vrai pour peu que j’aie intérêt d’être faux. »15 Autant dire que « réputation, blâme, honneur, vice, vertu, pudeur, décence, honte, ridicule », bref la liste entière des catégories morales que le philosophe évoque en un autre lieu du dialogue16, n’ont plus aucun sens en soi et ne réfèrent plus à des catégories stables et identifiables, n’étant plus que les pièces de monnaie dont la référence dernière est l’intérêt et la recherche du plaisir.

Si j’use à mon tour de métaphores financières, c’est parce que l’argent, précisément, est devenu ici le vrai maître du jeu, le seul étalon-or de la rationnalité de la Morale sociale, et qu’il apparaît au fil du texte comme la matrice de toutes les valeurs, le lieu géométrique où se nouent indissociablement l’intérêt et la promesse du plaisir. Du coup, bien sûr, l’homme riche est une homme de bien(s), dans tous les sens d’une expression dont le Neveu ne récuserait pas l’équivoque : « On a dit que bonne renommée valait mieux que ceinture dorée, dit-il ; cependant qui a bonne renommée n’a pas ceinture dorée, et je vois qu’aujourd’hui, qui a ceinture dorée ne manque pas de renommée »17 ; ou encore, s’agissant de l’éducation de son fils : « Je veux que mon fils soit heureux, ou, ce qui revient au même, honoré, riche et puissant. Je connais un peu les voies les plus faciles d’arriver à ce but ; et je les lui enseignerai de bonne heure. […] Il aura de l’or ; c’est moi qui vous le dis. S’il en a beaucoup, rien ne lui manquera, pas même votre estime et votre respect. »18

La défaite philosophique du philosophe

Dans le véritable bras de fer qui met aux prises le philosophe et l’anti-philosophe, le premier est-il en état de démontrer aux tenants de la Morale sociale qu’il existe quelque chose de consistant par-delà la logique de l’intérêt et de la passion, quelque chose qu’il faudrait trouver le moyen d’inscrire dans le cadre de la Morale collective ? Tout concourt dans le dialogue à montrer que non, que les moyens argumentatifs et persuasifs font défaut. L’échec du philosophe est sur ce point tout à fait patent, et même pathétique : « Comment se fait-il, finit-il par dire au Neveu, qu’avec un tact aussi fin, une si grande sensibilité pour les beautés de l’art musical, vous soyez aussi aveugle sur les belles choses en moral, aussi insensible aux choses de la vertu ? C’est apparemment, lui répond le Neveu, qu’il y a pour les unes un sens que je n’ai pas, une fibre qui ne m’a point été donnée, une fibre lâche qu’on a beau pincer et qui ne vibre pas ; ou peut-être c’est que j’ai toujours vécu avec de bons musiciens, et de méchantes gens ; d’où il est arrivé que mon oreille est devenue très fine et que mon cœur est devenu sourd. Et puis c’est qu’il y avait quelque chose de race. Le sang de mon père et le sang de mon oncle est le même sang ; la molécule paternelle était dure et obtuse ; et cette maudite molécule première s’est assimilée tout le reste. »19

Si la Nature donne ou ne donne pas le sens moral, la situation est désespérée (car que peut-on reprocher à celui que ne le possède pas ?) ; si c’est affaire de molécule et d’ascendance biologique, la situation est également sans espoir ; quant à l’éducation, ultime rubrique évoquée ici, elle paraît bien impuissante à modifier quoi que ce soit à cet état de choses, si l’on en juge par l’usage que le Neveu fait des œuvres de culture et par ce qu’il entend sous les termes d’éducation et d’instruction : s’agissant des livres et de ce que l’on y cherche, on relira la page où le Neveu explique qu’il recueille dans les livres tout ce qu’il faut faire et tout ce qu’il ne faut pas dire, soit la mise au point d’une technique lui permettant de garder tous les vices qui lui sont utiles sans en avoir les apparences (« Je ne suis pas de ces gens qui méprisent les moralistes »20 (!)) ; quant à l’éducation, on lira dans la même page qu’elle se définit comme « ce qui conduit à toutes sortes de jouissance sans péril et sans inconvénients ».

Imperméable à toute dimension morale autre que celle de l’éthique des biens et de la maximisation du plaisir, « inéducable », le Neveu incarne une position d’autant plus forte qu’elle est parfaitement viable et vivable. En effet, il ne souffre en aucune manière de sa position – ce qui aurait pu laisser espérer qu’il désirât en changer ; quand le philosophe lui dit : « Les choses de la vie ont un prix sans doute ; mais vous ignorez celui du sacrifice que vous faites pour les obtenir. Vous dansez, vous avez dansé et vous continuerez de danser la vile pantomime », il s’entend répondre du tac au tac : « Il est vrai ; mais il m’en a peu coûté et il ne m’en coûte plus rien pour cela. »21

Face à un tel adversaire, dont il faut sans cesse rappeler qu’il représente aussi le plus grand nombre (« la ville et la cour »), le philosophe finit par devoir reconnaître sa défaite. Car il n’est pas en mesure d’objecter argumentativement de manière consistante, au moyen d’une Morale où le bien et le mal seraient fondés sur une transcendance hors discussion, une Morale capable de battre en brêche ou de corriger la Morale sociale. Soit dit en passant, le fondement transcendantal que Kant, dans la deuxième Critique, appelera à la rescousse n’a pas plus de chance de résoudre la difficulté rencontrée ici.

Cette impuissance du philosophe à convaincre son interlocuteur – il ne faut pas oublier que Le Neveu de Rameau est, sur l’un de ses versants, un dialogue philosophique –, son incapacité à invalider les thèses et la position de son adversaire, ne se marque nulle part aussi bien que dans l’échange de paroles suivant :

Moi. – […] à ne vous rien celer, je vous aime mieux musicien que moraliste.

Lui. – Je suis pourtant bien subalterne en musique et bien supérieur en morale.

Moi. – J’en doute, mais quand cela serait, je suis un bon homme, et vos principes ne sont pas les miens22.

Lorsqu’on sait que toute la philosophie depuis Platon s’est élaborée dans le but de se soustraire à la relativité des Opinions afin de faire valoir la vérité, il est pathétique de voir le philosophe refuser à plusieurs reprises le combat dialectique et finir par réclamer, comme ici, la seule liberté et le seul droit de conserver ses opinions (!). Cette défaite est lourde de conséquences, puisqu’elle ravale l’opposition éthique du philosophe au rang de la conviction intime, alors que l’enjeu n’a cessé d’être la Morale collective. Dans la foulée, et par un renversement en un sens tragique, c’est l’homme de la Raison et de l’Universel qui devient un particulier bizarre, dont l’insatisfaction à l’endroit de la Morale sociale apparaît comme une sorte d’« idiotisme moral » :

Moi. – […] C’est qu’il y a des gens comme moi qui ne regardent pas la richesse comme la chose du monde la plus précieuse ; gens bizarres.

Lui. – Très bizarres. On ne naît pas avec cette tournure-là ; on se la donne, car elle n’est pas dans la nature23.

L’or est tout, et le reste, sans or, n’est rien

« Un jour de moins à vivre ou un écu de plus, c’est tout un », déclarait le Neveu dans une scène que nous avons laissée en suspens et sur laquelle je me suis promis de revenir. Il me semble, en effet, que c’est à travers le texte de cette réplique que s’éclaire le mieux ce qu’il faudrait appeler le noyau de perversion inhérent à la Morale sociale dont le Neveu est le thuriféraire24.

Se contenter de chercher à satisfaire ses besoins dans le cadre d’une éthique des biens réglée par le seul principe de plaisir, revient, selon le raccourci percutant de la métaphore du texte, à « aller aisément, librement, agréablement, copieusement, tous les soirs à la garde-robe ». Cela peut sembler une boutade, c’est pourtant le dessous de l’affaire. L’attachement à l’argent, son élévation au rang de valeur-maîtresse, correspond littéralement à une sacralisation de l’excrément (« O Stercus pretiosum ») qui traduit un refus manifeste de s’en détacher, autrement dit, de se détacher de soi, bref un refus de la perte en général – « Lui. […] c’est toujours autant d’amassé. Moi. Vous voulez dire de perdu. Lui. Non, non d’amassé. On s’enrichit à chaque instant : un jour de moins à vivre ou un écu de plus, c’est tout un. » Comment ne pas lire dans ces lignes une conjuration de la finitude et de la mortalité ? Car, comme je l’ai rappelé tout à l’heure, de la séparation d’avec une partie de son corps à la séparation totale et définitive d’avec soi-même, la série est homogène. Cette négation de la perte est donc bien à lire comme une dénégation de la mort – par quoi se réinvestit dans la Morale sociale, toute immanente et matérialiste qu’elle soit, un rêve d’immortalité et de toute-puissance, celui-là même, au fond, qui a toujours nourri les religions. Seulement, le nouveau culte s’avance masqué et sans faire appel à aucune transcendance.

Cette fétichisation de l’argent traduit le refus de voir dans la synecdoque du corps – l’excrément et son substitut glorieux, l’or – la métaphore de la fosse où tout finit par aboutir, ce que le texte exprime par une brillante condensation ironique : « Voilà le grand résultat de la vie dans tous les états. Au dernier moment, tous sont également riches […] »25 ; autrement dit, l’érection de l’argent en valeur maîtresse consiste à faire de la partie le tout – et un tout qui exclut le Rien. C’est rigoureusement ce que signifie la formule « l’or est tout, et le reste, sans or, n’est rien »26, laquelle pourrait à tort passer pour redondante au premier coup d’œil. Dans un tel cadre, l’articulation vie / mort équivaut simplement à un signe + et un signe –, à un crédit et à un débit dans une équation où la mort ne fonctionne plus comme une limite irréversible. Ici, rien ne se perd : la vie et la mort s’équivalent dans une formule qui les indifférencié : « un jour de moins à vivre ou un écu de plus, c’est tout un. » (!)

A travers son insistance sur le motif excrémentiel, cette scène fait également comprendre la relation existant entre la Richesse comme système et l’Abjection27, autrement dit, le lien entre le Riche et son Parasite idéologue ; elle inscrit ainsi l’affinité objective de la Morale sociale comme éthique des biens avec la perversion comme mode de jouissance, de relation à autrui et de rapport à la mort, d’une part, avec le cynisme comme raison pratique adaptée à la réalité, d’autre part. Inutile, me semble-t-il, de souligner l’actualité persistante de la configuration dévoilée ici par le texte de Diderot.

La Morale sociale n’a donc rien à objecter au pervers et à la perversion, parce qu’elle les comporte comme quelque chose de conforme à ce qu’elle articule, ou, en tout cas, de non-contradictoire ; il y a donc grand danger que la perversion fasse loi – et, conformément à la logique de la perversion, « loi tacite » (l’expression se trouve dans le texte de Diderot) –, loi d’autant plus puissante qu’elle est silencieuse et s’avance masquée. A lire le texte de Diderot, rien ne parvient à contrecarrer victorieusement cette menace, car ce qui pourrait remplir cet emploi ne dispose pas de représentant – à la fois au sens de personne et de signifiant articulé – dans l’ordre de la Morale collective (nous avons vu en effet que l’opposition éthique du philosophe tombait dans le domaine de l’opinion privée et de la conviction intime).

Le conflit de l’éthique et de l’esthétique

Mais, si l’on n’est pas en état d’objecter philosophiquement à la logique de la Morale sociale et que celle-ci ne cesse de susciter pourtant une inquiétude vivace, il reste peut-être la ressource – dans une intention tout à la fois de dévoilement et d’exorcisme – d’en représenter les dangers grâce à la mimesis poétique. Mais cela suffit-il ? Certes, la pantomime du Neveu permet le dévoilement de la logique cachée de la Morale sociale ; mais est-il suffisant de re-présenter le maître ès pantomime sociale pour parer au danger ? En d’autres termes, suffit-il d’imiter esthétiquement la « pantomime des gueux » du Neveu, dans une sorte de redoublement et de déplacement de la mimesis (du terrain de l’éthique, les actes, à celui de l’esthétique, leur représentation) pour que le conflit soit résolu et la perversion à la fois démontée et dénoncée ? Eh bien, tout suggère que non. A la suite de la pantomime dans laquelle le Neveu « fait » le rôle du proxénète auprès d’une fille de bonne famille, la réaction du philosophe-spectateur est la suivante : « Je l’écoutais ; et à mesure qu’il faisait la scène du proxénète et de la jeune fille qu’il séduisait, l’âme agitée de deux mouvements opposés, je ne savais si je m’abandonnerais à l’envie de rire ou au transport de l’indignation. Je souffrais. Vingt fois un éclat de rire empêcha ma colère d’éclater ; vingt fois la colère qui s’élevait au fond de mon cœur se termina par un éclat de rire. »28

Il se trouve que le rire et l’indignation sont les deux affects que la Satire est censée provoquer, comme l’expose en détail Jean Staro-binski dans son étude intitulée « Le dîner chez Bertin »29 ; dans cette perspective, on peut considérer que le rire est en l’occurence un affect qui relève de l’esthétique, tandis que l’indignation ressortit à l’éthique : c’est le nouage de ces deux affects – éthique / esthétique – que la satire traditionnelle se charge de réaliser avec succès. Or, ici, ces deux affects sont disjoints, ils ne parviennent pas à fusionner : l’âme est déchirée, écartelée selon deux mouvements opposés, et le philosophe-auditeur-spectateur souffre. Autrement dit, le spectacle de la perversion divise douloureusement celui qui y assiste, il l’écartèle entre une réaction éthique et une réaction esthétique – les affects ne fusionnent plus dans la production d’une catharsis apaisante, et le spectateur est laissé non réconcilié.

Cette scène douloureuse se répète deux fois, chargée d’une intensité croissante ; à la suite du récit abject concernant le renégat d’Avignon, le philosophe réagit comme suit : « Je ne sais lequel des deux me fait le plus d’horreur, ou de la scélératesse de votre renégat, ou du ton dont vous en parlez. » Et un peu plus loin : « Je ne savais, moi, si je devais rester ou fuir, rire ou m’indigner. Je restai dans le dessein de tourner la conversation sur quelque sujet qui chassât de mon âme l’horreur dont elle était remplie. Je commençais à supporter avec peine la présence d’un homme qui discutait une action horrible, un exécrable forfait, comme un connaisseur en peinture ou en poésie examine les beautés d’un ouvrage de goût, ou comme un moraliste ou un historien relève et fait éclater les circonstances d’une action héroïque. Je devins sombre malgré moi. »30

On ne peut pas imaginer termes plus forts : il s’agit de savoir si l’on reste ou si l’on fuit, et, comme auparavant, c’est l’horreur qui saisit l’âme du philosophe destinataire de la pantomime narrative du Neveu. On aura remarqué que l’inversion ou la perversion des valeurs est soulignée ici par la référence à l’historien qui relève « les circonstances d’une action héroïque » (puisqu’en l’occurrence, l’action était abjecte), et que la connexion de la perversion des valeurs avec une attitude de type esthétique est clairement soulignée par la référence au connaisseur examinant les beautés d’un ouvrage de goût. En clair, le monde et les actes que les hommes y accomplissent se transforment en pur spectacle dans la perspective du Neveu : le monde n’est plus qu’une représentation, dans laquelle on joue son rôle (c’est la grande « pantomime des gueux »), et que l’on représente ou se divertit à regarder ; en d’autres termes, l’éthique se résorbe entièrement en esthétique – l’homme de la perversion éthique, qui pense et agit en conformité avec la Morale sociale, est aussi, indissociablement, l’homme de l’esthétique.

Par ses puissances propres, la mimesis poétique seule ne peut donc pas traiter adéquatement la menace que représente le Neveu, puisqu’elle n’est elle-même qu’esthétique ; mais, comme on l’a vu, le logos philosophique échoue lui aussi face à l’adversaire. Il échoue d’ailleurs, me semble-t-il, pour la même raison qu’une satire simple, traditionnelle, échouerait face au Neveu : pour la raison que ni le philosophe ni le satiriste ne disposent d’une doctrine morale – d’une position éthique reçue collectivement – à partir de laquelle mettre les rieurs de leur côté et constituer le Neveu en cible pure et simple, livrée au rire et à l’indignation (fusion réussie de la condamnation éthique et de la vengeance esthétique). C’est pourquoi il faut ici une « satire ménippée », autrement dit la conjonction des forces du littéraire et du philosophique, pour cerner l’adversaire et espérer le neutraliser. Seulement, et je concluerai là-dessus, cette solution n’est pas pacifiée : elle est bancale et surtout conflictuelle. Car le caractère irréconcilié de l’éthique et de l’esthétique se redouble en abyme dans le texte que signe Diderot, dans le conflit entre le philosophe (de l’) éthique, qui tient la plume d’une main et le poète mimétique qui la tient de l’autre pour produire ce texte nécessairement et délibérément bâtard : Le Neveu de Rameau. Autrement dit, la fiction philosophique (la satire ménippée) répète en son sein, mais cette fois à ciel ouvert et en le mettant au travail, le conflit irrésolu entre éthique et esthétique, qui, sur un autre plan, recoupe le conflit, aussi vieux que Platon, entre le philosophe et le poète.

Au terme du dialogue, l’anti-philosophe n’est pas neutralisé ; le Neveu n’a certes pas gagné la partie, mais le philosophe non plus. Le texte de Diderot est aporétique et nous confronte à un conflit irrésolu qu’il nous demande de prendre en charge à notre tour, dont il nous demande de répondre ; il nous transmet une inquiétude et un déchirement durables, car il faut rappeler, pour finir, la formule célèbre par laquelle le Neveu prend congé du philosophe dans le texte et du lecteur hors du texte, formule qui résonne jusqu’à nous comme une menace et un défi actuels pour longtemps : « Rira bien qui rira le dernier. »

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1 Par fidélité aux circonstances de la communication vivante, nous avons choisi de ne pas modifier le texte proféré et de lui conserver son style oral.

2 « Le Parasite », in : Œuvres Complètes de Lucien de Samosate, Paris, Hachette, 1857, trad. E. Talbot, vol. 2.

3 « Nous avons osé rapprocher deux genres tout à fait éloignés et accorder des choses tellement discordantes qu’elles ne semblaient susceptibles d’aucun lien commun », lit-on dans l’une des préfaces où Lucien explique les raisons de l’invention de ce nouveau genre (op. cit., tome 2, p. 160.). Je n’ai pas le loisir de m’étendre ici sur cette question, mais j’aurai l’occasion d’y revenir à la fin de ma communication.

4 Cette opposition du philosophe et de l’antiphilosophe relève de la satire ménippée comme genre littéraire, et non du contexte historique. Aussi n’avons-nous pas en vue ici la querelle entre le « parti philosophique » et le « clan antiphilosophique » au XVIIIe siècle, querelle qui, comme on sait, fait également partie du sens du Neveu de Rameau (la réponse de Diderot à la comédie de Palissot).

5 On trouvera dans l’article de H.R. Jauss – « Le Neveu de Rameau, Dialogique et Dialectique » (in : Revue de Métaphysique et de Morale, n° 2, 1984) – une bibliographie exhaustive des grandes études critiques consacrées à ce texte de Diderot.

6 Le Neveu de Rameau, in : Œuvres de Denis Diderot, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1951, p. 461.

7 Op. cit., p. 461.

8 Ibid., p. 411.

9 Ibid., p. 422.

10 Il importe d’autant plus de souligner ce point que toute une part de la tradition herméneutique considère le Neveu comme un « monstre moral ».

11 Op. cit., p. 471.

12 Ibid.

13 Ibid., p. 462.

14 « Quand je dis vicieux, c’est pour parler votre langue ; car si nous venions à nous expliquer, il pourrait arriver que vous appelassiez vice ce que j’appelle vertu, et vertu ce que j’appelle vice ». Op. cit., p. 438.

15 Ibid., p. 434.

16 Ibid., p. 424.

17 Ibid., p. 420.

18 Ibid., p. 462.

19 Ibid., p. 459.

20 Ibid., p. 463.

21 Ibid., p. 479.

22 Ibid., p. 463. Je souligne.

23 Ibid., p. 463.

24 Nous employons ici le terme de perversion dans son contexte textuel, tel qu’il apparaît çà et là sous la plume de Diderot, sans allusion particulière à l’acception que ce terme a reçu dans la tradition psychanalytique.

25 Op. cit., p. 411.

26 Ibid., p. 461.

27 Le terme figure à plusieurs reprises pour qualifier la position du Neveu (op. cit., p. 450 et passim) ; on est donc parfaitement en droit de l’élever à la dignité d’un concept opposé et corrélé à celui de Richesse.

28 Ibid., pp. 410-411.

29 Jean Starobinski, « Le dîner chez Bertin », in : W. Preisendanz / R. Warning éds., Das Komische (Poetik und Hermeneutik), Münich, 1976, pp. 191-204. Cette étude est à mes yeux l’une des plus importantes parues sur Le Neveu de Rameau ; elle appelerait une discussion de fond, tant de l’interprétation générale proposée que de la notion de métacomique dont use Starobinski pour rendre compte de la fonction textuelle du Neveu. La discussion de l’ensemble des grandes interprétations du Neveu de Rameau, de Hegel à nos jours, à laquelle se livre H.R. Jauss (art. cité) est, quant à elle, nécessaire et passionnante ; cependant, l’interprétation qu’il propose lui-même du Neveu de Rameau, ainsi que les critiques qu’il adresse à l’étude de Starobinski, sont hautement contestables et même en plus d’un endroits, quant à la lettre du texte de Diderot, réellement fautives. Nous nous proposons de revenir sur ce débat ailleurs, dans le cadre d’une enquête que nous conduisons actuellement sur le roman philosophique et ses enjeux.

30 Op. cit., pp. 449-450. Je souligne.