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Le philosophe à table

Jean STAROBINSKI

Université de Genève

Les soupers de Voltaire : plaisirs et embarras

Non, Voltaire ne fut pas un obsédé des plaisirs de la table. Mais il en parle sans cesse, il les évoque à n’en plus finir. Il ne s’agit pas là d’un simple détail de biographie anecdotique, touchant aux nourritures et à leur apprêt. Cela veut dire encore autre chose : la nature des relations humaines qui s’incarnent dans la manière dont on mange en commun. Car on mange toujours en commun chez Voltaire…

Quand il fait son entrée dans le monde, dans la société du Temple ou aux fêtes de la Régence, Voltaire est un jeune et spirituel convive qui paie ses hôtes d’une épigramme hardie, ou d’un gracieux billet de compliment. Il excelle dans l’épître brève, ou dans la lettre en prose mêlée de vers, genre qui correspond à la définition classique de la satire ménippée. Il y prend la relève de Chaulieu. Une part de la première production poétique (certes fugitive et voulue telle) est adressée aux dames ou aux princes qui l’ont accueilli à leur table. Dans les vers qu’il envoie à la maréchale de Villars, il ajoute à la fin ce reproche d’amoureux éconduit, qui est aussi un remerciement :

Cet auteur, dira-t-on, qui peignit tant d’attraits

N’eut jamais pour son partage

Que de petits soupers où l’on buvait très frais ;

Mais il mérita davantage1.

Il écrit à la baronne de Fontaine-Martel (qui était notoirement impie et qui l’hébergea en 1732) :

C’est sur vos soupers que je fonde

Mon plaisir, le seul bien réel

Qu’un honnête homme ait en ce monde. […]

Vous avez, au lieu de vigiles,

Des soupers longs, gais, et tranquilles2.

On n’en finirait pas de citer. Mais il faut au moins rappeler le petit poème qui escorte l’envoi d’une recette à une visiteuse. Les soupers sont conjugués au futur :

Je vous envoie un manuscrit,

Qui d’un écrivain bel esprit

N’est point assurément l’ouvrage,

Mais qui vous plaira davantage

Que le livre le mieux écrit :

C’est la recette d’un potage. […]

Vous êtes connaisseuse en vers ;

Mais vous n’êtes pas moins gourmande.

Vous ne pouvez donc trop payer

Cette appétissante recette

Que je viens de vous envoyer. […]

O des soupers charmante reine,

[…] pensez à moi quelquefois,

Quand vous mangerez sur la Seine

Des potages à la Brunois3.

Il faut bien qu’une relation galante se réclame de quelque prétexte, et voici que l’échange verbal passe par la recette de cuisine : elle est le parfait entremetteur.

Quand, beaucoup plus tard, Voltaire est l’hôte de Frédéric de Prusse, il persiste à écrire une poésie de compliments. Il y est parfois moins question de la manière d’apprêter un repas, que de celle d’en supporter les conséquences fâcheuses. Le thème de l’embarras digestif – mauvais estomac, colique – est pour le poète convive l’occasion d’établir une relation de sympathie philosophique avec son hôte royal. Ce qui passe du poète à son destinataire établit la mise en commun d’une dyspepsie, non sans excès de familiarité :

Les Rois sont hommes comme nous.

L’homme machine est bien fragile.

Grand roi, l’estomac est pour vous

Ce qu’est le talon pour Achille4.

J’ai donc vu Potsdam, et je ne vous vois pas ;

On dit qu’ainsi que moi vous prenez médecine.

Que de conformités m’attachent à vos pas ! […]

Au corps comme à l’esprit donner peu de repos ;

Mettre l’ennui toujours en fuite ;

Manger trop quelquefois, me purger ensuite ;

Savourer les plaisirs, et me moquer des maux :

Sentir et réprimer ma vive impatience :

Voilà quel est mon lot, voilà ma ressemblance

Avec mon aimable héros5.

Devenu fort riche, installé aux Délices, à Tournay, à Montriond, à Ferney, Voltaire entre à son tour dans le rôle de l’hôte. Dans chacune de ses demeures, il offre des dîners et des soupers. Il a ses jardins, ses vins, sa riche vaisselle, ses cuisiniers, – et une pharmacie personnelle fort bien fournie. Il n’est pas rare qu’il accueille des dizaines de convives, après les représentations de son théâtre privé, où il s’est plu à jouer lui-même. Le voici devenu « l’aubergiste de l’Europe ». Il mangeait sans doute moins qu’il n’offrait à ses visiteurs6. Non pour les seuls motifs de la courtoisie. « Dans ce monde-ci l’âme est un peu machine. »7 Voltaire sut ménager sa machine. Il n’eut rien d’un goinfre. On sait qu’il prit assez tôt un rôle de moribond, pour se protéger.

A en croire ses lettres, ses stances et ses épîtres aux mètres souvent capricants, il a une nette préférence pour les mets légers, pour les nourritures plus aériennes que terrestres : les perdreaux, les faisans, la volaille, les vins mousseux. Il atteste d’autre manière encore son goût et ses appétits imaginés. En passant par le détour des contes et romans, on composerait une concordance de menus. Ils comprendraient les oiseaux de l’Eldorado8, les mets végétariens des Gangari-des9, ou le repas sans viande de bœuf servi par Mambrès10. Rien d’épais, rien de trop substantiel.

Mais les plaisirs de bouche ont pour Voltaire des limites. Il ne cache pas que « les désagréments de la vieillesse » commencent par l’absence d’appétit11. Il ne suffit pas de manger exquisement. Il faut digérer. Or selon la bonne ou la mauvaise digestion, l’image du monde sera sombre ou gaie. C’est ce que raconte plaisamment le poème intitulé « Jean qui pleure et qui rit »12. Le caprice d’un corps à la fois infatigable et malingre détermine la couleur de la pensée. Cet homme si constant dans les principes fondamentaux de son déisme, de son scepticisme rationnel, est prêt à relativiser sa propre pensée philosophique et à reconnaître (conformément à la tradition galénique) qu’elle est le jouet d’un déterminisme organique et humoral. D’un jour à l’autre, il sera tantôt le dénonciateur du mal et de ses ravages dans le monde, tantôt le chantre des plaisirs. Il met ses pensées sous la dépendance de son estomac et des compagnies dont il est entouré à souper :

Quelquefois le matin, quand j’ai mal digéré,

Mon esprit abattu, tristement éclairé,

Contemple avec effroi la funeste peinture

Des maux dont gémit la nature ;

Aux erreurs, aux tourments le genre humain livré,

Les crimes, les fléaux de cette race impure,

Dont le diable s’est emparé.

Je dis au mont Etna, Pourquoi tant de ravages,

Et ces sources de feu qui sortent de tes flancs ?

Je redemande aux mers tous ces tristes rivages

Disparus autrefois sous leurs flots écumans ;

Et je dis aux tyrans,

Vous avez troublé le monde

Plus que les fureurs de l’onde

Et les flammes des volcans.

Enfin, lorsque j’envisage

Dans ce malheureux séjour

Quel est l’horrible partage

De tout ce qui voit le jour,

Et que la loi suprême est qu’on souffre et qu’on meure,

Je pleure.

Mais lorsque sur le soir, avec des libertins,

Et plus d’une femme agréable,

Je mange mes perdreaux, et je bois les bons vins

Dont monsieur d’Aranda vient de garnir ma table ;

Quand loin des fripons et des sots,

La gaieté, les chansons, les grâces, les bons mots,

Ornent les entremets d’un souper délectable […]

Je ris13. […]

Le poème que nous venons de lire n’a plus rien d’une confidence privée. Proclamant un lien très étroit entre son esprit et son corps livré à d’imprévisibles variations, il excuse certes ses inconséquences, mais c’est surtout un élément de sa propre philosophie qu’il met en évidence. Dans le monde fictif qui est celui des récits de Voltaire, les scènes de repas jouent un rôle considérable. Il devient aussitôt évident qu’il ne cherche pas seulement à amuser son lecteur. C’est une leçon qu’il lui donne. Les scènes à table, paraboles et allégories, sont une partie de l’action narrative. Les soupers sont mouvementés, et très souvent ils tournent mal : il auraient dû être des moments de halte et de bonheur (et parfois ils le sont), mais leurs suites peuvent aussi être catastrophiques.

Quand un repas tourne mal, l’écart est d’autant plus manifeste entre le bonheur et le désagrément. Car, telle est la leçon, il n’est ni plaisir ni bonheur durables. Le monde de Voltaire est le théâtre d’un jeu de bascule incessant entre le moment heureux et le coup du malheur. Tout va cahin-caha, sans que rien ne soit jamais assuré pour longtemps.

Pensons à l’expulsion du paradis terrestre qui constitue la scène initiale de Candide. Après un dîner, Candide et Cunégonde tentent de s’embrasser derrière un paravent. Ils sont surpris. Candide est chassé « à grands coups de pied dans le derrière ». Après avoir traversé beaucoup d’horreurs, le voici qui arrive dans Lisbonne dévastée. Pour un seul soir, il retrouve Cunégonde, devenue femme entretenue et partagée entre deux amants inimaginablement dissymétriques. A la suite du dîner, quand il se retrouve, sur le canapé, en tête-à-tête avec Cunégonde, Candide est incontinent surpris par les entreteneurs, qu’il tue l’un après l’autre. Il lui faut fuir à nouveau. Au retour de l’Eldorado, les poches pleines de cailloux, c’est-à-dire de diamants, Candide passe par Paris. Il est mené chez une marquise de Parolignac (ou se disant telle) qui tient tripot et qui lui offre à souper. Quand ils sortent de table, elle entreprend de le séduire et de l’escroquer. Je ne propose pas, tant s’en faut, une liste exhaustive des repas qui, au propre et au figuré, s’étranglent. Au reste, les renversements sont toujours possibles chez Voltaire. Son goût, son amusement consistent à offrir des pis-aller consolants, des arrangements boiteux qui atténuent le malheur. A la fin de Candide, le petit groupe de rescapés établis sur les bords du Bosphore n’en mène pas large. Pangloss est défiguré, Candide n’a plus le sou, Cunégonde est devenue très laide et très acariâtre, mais elle est une excellente pâtissière. De la visite au bon vieillard qui lui a offert des sorbets, « du kaïmak piqué d’écorces de cédrat confit, des oranges, des citrons, des limons, des ananas, des pistaches, du café de Moka », Candide a retenu la leçon fameuse : « Il faut cultiver notre jardin. » Un repas léger et délicieux a été la révélation d’une sagesse. Le mot de la fin est la conséquence d’une collation et en annonce d’autres.

Une relecture de l’Ingénu serait aussi très révélatrice. Lorsque l’Ingénu est baptisé, Voltaire amène sa compagnie à table. « Comme il n’y eut jamais de cérémonie qui ne fût suivie d’un grand dîner, on se mit à table au sortir du baptême. »14 Sur la route de Versailles, les propos que l’Ingénu échange dans une hôtellerie avec des huguenots lui porteront malheur : un espion l’a écouté lors du souper. Il sera jeté à la Bastille. Reportons-nous au triste dénouement. Mlle de Saint-Yves, en sacrifiant sa vertu à un « sous-ministre », a réussi à faire libérer le Huron de la Bastille. Toute la compagnie des parents bretons se trouve rassemblée dans un souper qui aurait dû être joyeux. L’on y parle sérieusement, « avec cette liberté de table regardée en France comme la plus précieuse liberté qu’on puisse goûter sur la terre »15. Mlle de Saint-Yves, incapable de surmonter sa douleur, n’y participe pas. Malade de honte, elle a été « obligée de se mettre au lit ». […] « Pendant qu’on était à table, la maladie de cette fille malheureuse prenait un caractère funeste ». Mais elle ne se plaint pas, « attentive à ne pas troubler la joie des convives »16. Voltaire ainsi construit son récit de manière à faire coïncider, dans un contraste grimaçant, le début de la maladie mortelle de l’héroïne et le souper qui fête la libération du héros.

Le luxe, la tolérance

L’importance du repas, et en particulier du souper nocturne, vient de ce qu’il constitue le lieu géométrique, le centre commun des deux thèmes essentiels de la philosophie de Voltaire : les avantages de la civilisation moderne et du luxe qu’elle développe, les bienfaits de la tolérance religieuse.

Sur les avantages de la civilisation moderne, le texte capital, rappelons-le, est Le Mondain (1734)17. Voltaire y exprime sa morale à travers l’image de la vie du parisien fortuné. Il dit sans ambage sa préférence pour le bonheur terrestre. C’est une franche apologie du luxe, hors de tout souci religieux et de toute dévotion. Quel contraste avec la misérable chère du premier couple au paradis ! Quelle illusion d’imaginer un âge d’or primitif ! « D’un bon vin frais ou la mousse ou la sève / Ne gratta point le triste gosier d’Eve. […] Dessous un chêne ils soupent galamment / Avec de l’eau, du millet et du gland. » Après la profession de foi initiale (« J’aime le luxe, et même la mollesse »), le poème répond à la question : « Quel est train des jours d’un honnête homme ? » Voltaire, en graciles décasyllabes, raconte les occupations d’une journée : il énumère une série de plaisirs disposés au fil des heures. D’où vient la richesse qui se dépense de la sorte ? Voltaire ne se soucie pas de nous le dire. L’heureux mondain se lève tard, et ne travaille à rien ! L’après-midi, début de cette série de jouissances, commence par un bain, auquel succède un rendez-vous galant avec une actrice. L’on se transporte ensuite à l’opéra pour y voir une œuvre nouvelle ; puis l’on soupe. C’est le morceau final, le point culminant :

Allons souper. Que ces brillants services,

Que ces ragoûts ont pour moi de délices !

Qu’un cuisinier est pour moi un mortel divin !

Cloris, Eglé me versent de leur main

D’un vin d’Aï dont la mousse pressée,

De la bouteille avec force élancée,

Comme un éclair fait voler le bouchon ;

Il part, on rit ; il frappe le plafond.

De ce vin frais l’écume pétillante

De nos Français est l’image brillante.

Le lendemain donne d’autres désirs,

D’autres soupers, d’autres plaisirs.[…]

Du paradis terrestre on recherche la place :

Le paradis terrestre est où je suis18.

Nous sommes ici, soit dit en passant, à la source du lieu commun qui assimile l’esprit français au pétillement du champagne, et la mousse du champagne à Voltaire19. La moquerie à l’égard du paradis terrestre donne à la pièce l’accent d’un pamphlet antireligieux. L’Eglise ne s’y est pas trompée. Voltaire et son apologie du luxe ont été vivement pris à partie par les prédicateurs et par les défenseurs de la morale chrétienne. Pour les réfuter, Voltaire est revenu à la charge dans la Défense du Mondain (1737). A son tour, le poème se déroule à la table d’un souper, où Voltaire engage le débat avec un ecclésiastique. Il le désigne comme un « maître cafard », auprès duquel un « triste hasard » l’a placé. Le cafard vante la Bible, tout en buvant sec. Voltaire lui fait reconnaître que le vin vient de Canarie, et le café d’Arabie. « Dieu me l’a destiné », répond l’ecclésiastique. Réplique de Voltaire : il a bien fallu en passer par les échanges commerciaux et par les entreprises marchandes :

Bon : mais avant que Dieu vous l’ait donné,

Ne faut-il pas que l’humaine industrie

L’aille ravir aux champs de l’Arabie ? […]

Tout l’univers a travaillé pour vous,

Enfin qu’en paix, dans votre heureux courroux,

Vous insultiez, pieux atrabilaire,

Au monde entier, épuisé pour vous plaire.

A la fin du débat, Voltaire fonde astucieusement ses arguments sur l’Ecriture Sainte. Quelle objection son adversaire peut-il opposer aux splendeurs et aux plaisirs de Salomon ? N’était-ce pas déjà du luxe ? Tout le monde acquiesce :

Parlant ainsi, je vis que les convives

Aimaient assez mes peintures naïves :

Mon doux béat très peu me répondait,

Riait beaucoup, et beaucoup plus buvait. […]

Voltaire s’attribue la victoire, sur un champ de bataille qui est une salle à manger où l’on converse librement. Un dîner exquis met tout le monde d’accord. La ruse de Voltaire est évidente, puisqu’il commence par amener son contradicteur, un abbé mondain, sur son propre terrain. D’entrée de jeu, ce convive est son otage. Il se plaira à répéter l’opération à de multiples reprises. Dans le Dîner du comte de Boulainvilliers, l’abbé Couet, au dessert, se rallie aux idées qu’il avait commencé par détester. A la condition que la conversation soit vivement menée par les propagandistes des plaisirs terrestres, les calomniateurs du luxe sont aisément convertis. L’invitation à dîner, souvenons-nous, est la pointe symbolique du discours libertin : la plus illustre est celle que Don Juan adresse à la Statue du Commandeur. Voltaire ne désespère pas de faire de la statue un interlocuteur de bonne compagnie.

Voltaire, tout au long de sa carrière d’écrivain, s’est donné un adversaire plus relevé : Pascal. Le grand homme du jansénisme, élevé au rang d’ennemi intime, a fait l’objet d’une constante guerilla. Ainsi, dans un billet rimé à une dame, on le voit faire flèche de tout bois contre l’auteur des Pensées. Il se peint, à trente-sept ans, comme l’émule du Mondain, mais aussi comme le disciple de Newton. Une fois encore, le poème culmine par l’évocation de la fête gastronomique. Le dîner n’est plus seulement la scène du débat, c’est l’argument moral conclusif, l’ultima ratio antipascalienne :

[…] Je combats ses rigueurs extrêmes.

Il enseigne aux hommes à se haïr eux-mêmes ;

Je voudrais, malgré lui, leur apprendre à s’aimer.

Ainsi mes jours égaux, que les muses remplissent,

Sans soins, sans passions, sans préjugés fâcheux,

Commencent avec joie et vivement finissent

Par des soupers délicieux20. […]

Voltaire n’hésite pas à tourner de mille façons une même idée, un même argument. Quand il veut faire avancer sa cause, Voltaire se répète. Il ne craint pas de lasser. Et il lasse très souvent. Mais il s’efforce de pratiquer la variation et la transposition. Ainsi en va-t-il du paradigme du souper vainqueur de l’austérité religieuse. C’est sa preuve physique, diamétralement opposée aux preuves « métaphysiques » alléguées par les Pensées. Il sait varier indéfiniment le dialogue symposiaque, jusqu’à accaparer en sa faveur le paradigme de la Sainte Cène.

Le genre du conte, où l’invraisemblable a libre cours, permet des extravagances. Dans Le Taureau blanc, Voltaire se moque de la Bible en situant son récit dans les temps bibliques eux-mêmes. Au lieu de s’en prendre à Pascal, pourquoi ne pas s’en prendre directement aux prophètes qu’il cite si souvent ? Cependant que Nabuchodonosor a été transformé en taureau, qu’une vieille pythonisse le tient en laisse et qu’il broute l’herbe des prés, le sage Mambrès voit arriver les trois prophètes Daniel, Ezéchiel et Jérémie. « Il les releva, fit dresser des tentes et fit apprêter un dîner dont il jugea que les trois prophètes avaient grand besoin. » Voltaire s’amuse à réciter le menu de ce dîner bouffon, qui paraît un produit de la fantaisie féerique, mais où chacun des plats correspond à une recette particulière de la grande cuisine française de l’époque :

On servit deux potages, l’un de bisque, l’autre à la reine ; les entrées furent une tourte de langues de carpes, des foies de lotte et de brochets, des poulets aux pistaches, des innocents aux truffes et aux olives, deux dindonneaux au coulis d’écrevisse, de mousserons et de morilles, et un chipolata. Le rôti fut composé de faisandeaux, de perdreaux, de gelinottes, de cailles et d’ortolans, avec quatre salades. Au milieu était un surtout dans le dernier goût. Rien ne fut plus délicat que l’entremets ; rien de plus magnifique, de plus brillant, de plus ingénieux que le dessert21.

Pour que le contraste soit tout à l’avantage du somptueux dîner à la parisienne, Voltaire n’a pas de peine à caricaturer les termes opposés, c’est-à-dire le régime des prophètes. Le contraire de ce dîner fin, c’est d’être mangé, comme Daniel a risqué de l’être dans la fosse aux lions, ou de « mourir de faim » comme Jérémie avoue qu’il a passé toute sa vie, ou pis encore de suivre la diète répugnante d’Ezéchiel : « Il me fut ordonné une fois de dormir trois cent quatre-vingt-dix jours sur le côté gauche, et de manger pendant tout ce temps-là du pain d’orge, de millet, de vesces, de fèves et de froment, couvert de22… je n’ose pas dire. Tout ce que je pus obtenir, ce fut de ne le couvrir que de bouse de vache. J’avoue que la cuisine du seigneur Mambrès est plus délicate. » Voici donc un personnage de plus converti par une évidence gustative.

Voltaire ne fait dans la Bible aucune distinction entre littéral et figuré, entre l’indicatif de la narration et le conditionnel de l’exhortation prophétique. Voltaire n’a rien d’un précurseur de l’herméneutique biblique ! La « langue des signes », à laquelle certains lecteurs (Fleury, Lowth, Rousseau) commencent à prêter attention, Voltaire ne la prend pas en considération. Lisant la Bible, il ne regarde pas du côté d’Hésiode ni d’Homère, où il eût trouvé les mêmes violences23. D’ailleurs, quand il traite de la Bible, comme lorsqu’il attaque d’autres adversaires, Voltaire découpe les textes à sa discrétion, et les résume souvent à gros traits.

L’important, dans cette page fantasque, c’est que s’y dessine la très importante opposition du plaisir de bouche et de la scatologie. Quel écart entre ces deux pôles de l’existence charnelle ! Voltaire rejette la Bible et ses figures saintes du côté de l’ordure. Au répertoire des saveurs exquises fait contraste un registre anal et excrémentiel. On serait tenté d’évoquer Rabelais, mais Rabelais est plus simplement un hygiéniste qui connaît toutes les étapes de la digestion, et qui en rit. La scatologie de Voltaire comporte, jusque dans les noms des personnages, des éléments plus obsessifs, plus agressifs et pervers. Pour ne faire ici qu’effleurer le sujet, voyez le déroulement de ce registre dans Candide : les coups de pied au derrière qui chassent Candide, les multiples fessées, la fesse coupée de la vieille, les fesses mordues des deux filles sauvages poursuivies par des singes, l’entrée en scène du précieux domestique Cacambo, etc. Dans son dernier conte, Histoire de Jenni, Voltaire en fait écrire un détail scabreux par une dona Las Nalgas. La fesse est un motif favori, une apparition presque aussi insistante que celle des repas que j’évoquais tout à l’heure.

Qu’en est-il de la tolérance religieuse ? C’est l’une des idées maîtresses de Voltaire. Elle peut s’illustrer, nous l’avons déjà entrevu, par la non-belligérance finale de quelques scènes de conversation à table. Mais il ne s’en tient pas là. Il faut y regarder de plus près, en confrontant quatre textes, qui sont quatre codages différents de la même idée. Un élément reparaît chaque fois : la coexistence des singularités, conciliées par un élément qui n’efface pas la singularité, mais la rend non-conflictuelle. Un dernier terme – Dieu, dont on s’approche le mieux dans le plaisir d’une conversation animée – résorbe la diversité dans l’unité. Il est le surtout de la table universelle.

De fait, Voltaire a plaidé pour la tolérance dans, les différents genres littéraires dont il respectait parfaitement le code et les licences : épopée, poème héroï-comique, tragédie, satire, épître ou discours en vers, traité philosophique, dialogue, conte, etc.

Premier exemple. Voltaire couple l’éloge de la tolérance religieuse avec celui de la transaction capitaliste. Je pense à l’une des Lettres philosophiques où Voltaire rapporte ce qu’il a découvert en Angleterre. C’est du grand reportage, et en même temps une leçon donnée aux lecteurs français. Le code employé est celui de la prose descriptive, comme il convient aux récits de voyage. La netteté du propos laisse au lecteur le soin de tirer les conclusions qui s’imposent. Rappelons la fameuse évocation de la bourse de Londres :

Entrez dans la bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des cours, vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l’utilité des hommes. Là le juif, le mahométan, et le chrétien traitent l’un avec l’autre comme s’ils étaient de la même religion, et ne donnent le nom d’infidèles qu’à ceux qui font banqueroute ; là le presbytérien se fie à l’anabaptiste, et l’anglican reçoit la promesse du quaker. Au sortir de ces pacifiques et libres assemblées, les uns vont à la synagogue, les autres vont boire ; celui-là va se faire baptiser dans une grande cuve au nom du Père, par le Fils, au Saint Esprit, [etc.]

S’il n’y avait en Angleterre qu’une religion, son despotisme serait à craindre ; s’il n’y en avait que deux, elles se couperaient la gorge ; mais il y en a trente, et elles vivent en paix et heureuses24.

Second exemple : l’idéal de la coexistence pacifique d’une pluralité de croyances trouve sa plus mémorable expression dans la « Prière à Dieu » (ch. XXIII) du Traité sur la tolérance ; le Voltaire qui apparaît là est celui qui occasionnellement rivalise avec l’éloquence religieuse. Son code est alors, expressément, celui de la prédication, et il est mis en œuvre pour défendre un déisme universaliste et conciliateur. Le procédé énumératif employé pour décrire les divers individus qui se rencontrent à la bourse de Londres est repris dans l’envolée d’une grande période oratoire :

[…] Tu ne nous a point donné un cœur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger ; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d’une vie pénible et passagère ; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi ; que toutes ces petites nuances qui distinguent ces atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution ; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supportent ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil ; que ceux qui se couvrent le corps d’une toile blanche pour dire qu’il faut t’aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire ; qu’il soit égal de t’adorer dans un jargon formé d’une ancienne langue, ou dans un jargon plus nouveau ; que ceux dont l’habit est teint en rouge ou en violet, qui dominent sur une petite parcelle d’un petit tas de boue de ce monde, et qui possèdent quelques fragments arrondis d’un certain métal, jouissent sans orgueil de ce qu’ils appellent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie : car tu sais qu’il n’y a dans ces vanités ni de quoi envier ni de quoi s’enorgueillir25.

Voltaire réduit les différentes croyances à la diversité arbitraire de leurs signes extérieurs. Cette diversité, purement contingente, peut être énumérée dans une infinie juxtaposition. Tout s’égalise sous le regard de la divinité (et de l’écrivain qui la prend à témoin). « Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères. » Par le jeu de la nuance – de la transition nuancée – les différences ne sont jamais de réelles incompatibilités. Elles appartiennent au même tissu du réel, dans lequel le langage découpe des dénominations précaires, variables au gré du temps : des mots comme hommes, grandeur, richesse, en italiques dans le texte, sont aussitôt dénoncés comme conventionnels. Les querelles humaines sont des méprises presque comiques. C’est ainsi que l’envolée éloquente de la « Prière à Dieu » prend simultanément, par la surabondance des disparates juxtaposés, le ton de la dérision apitoyée.

Toisième exemple : la diversité des croyances peut être réduite à un petit nombre d’échantillons, dans un groupe de quelques individus disparates rassemblés autour d’une table. Relisons la scène du « bon souper chez M. André », par quoi se termine L’Homme aux quarante écus :

Nous soupâmes hier ensemble avec un docteur de Sorbonne, M. Pinto, célèbre juif, le chapelain de la chapelle réformée de l’ambassadeur batave, le secrétaire de M. le prince Galitzin, du rite grec, un capitaine suisse, calviniste, deux philosophes et trois dames d’esprit.

Le souper fut fort long, et cependant on ne disputa pas plus sur la religion que si aucun des convives n’en avait jamais eu ; tant il faut avouer que nous sommes devenus polis ; tant on craint à souper de contrister ses frères26.

Les convictions religieuses ont été laissées dans l’antichambre. Un même souper, une même conversation les désarme. Entre les dogmes, l’armistice a été conclu.

Quatrième exemple : réduire les convictions à leurs signes extérieurs donne à Voltaire l’idée de les réduire encore davantage et d’en faire une question purement gustative. Voltaire adopte le code de la fiction facétieuse, dans le dialogue à la manière de Lucien. Tous les travestis y sont permis. Le Français devient un Indien, l’Anglais un Japonais. Cela donne un petit texte intitulé d’abord le Catéchisme du Japonais, puis l’Indien et le Japonais (1764)27. Voyons-y la version alimentaire du Traité sur la tolérance. Toute l’histoire religieuse de l’Angleterre s’y trouve traduite en termes culinaires, et les noms des théologiens sont exotisés par des interversions de lettres ou de syllabes, selon le principe anagrammatique qui produit l’argot du verlan (tel qu’il fut déjà pratiqué par Villon). L’espièglerie de Voltaire joue sur les mots dans un style pré-oulipien. Il ne s’agit pas cette fois d’un repas qui rassemble des convives de diverses croyances. C’est la diversité des croyances qui est traduite elle-même dans la variété des régimes alimentaires. Le système de la transposition généralisée est appliqué de manière voyante, et le lecteur devine tout de suite que la cuisine, en l’occurrence, prend valeur allégorique. Le jeu est destiné à bien faire sentir la futilité et l’arbitraire des différences confessionnelles. Les religions n’ont pas plus d’importance que les diverses préférences culinaires. La religion calviniste devient « le régime de Vincal », les luthériens « ceux qui mangent à la Terluh », les Breuxeh (comprenez les Hébreux) « ne vous donneront jamais de boudin ni de lard », etc… L’éloge des diestes (comprenons déistes) les présente comme ceux qui offrent la carte des mets la plus complète : « […] Ceux-là donnent à dîner à tout le monde indifféremment, et vous êtes libre chez eux de manger tout ce qui vous plaît, lardé, bardé, sans lard, sans barde, aux œufs, à l’huile, perdrix, saumon, vin gris, vin rouge ; tout cela leur est indifférent ; pourvu que vous fassiez quelque prière à Dieu avant ou après dîner, et même simplement avant le déjeuner. » L’Indien pose une question bien française : « Mais enfin, il faut qu’il y ait une cuisine dominante, la cuisine du roi. » Le Japonais (c’est-à-dire l’Anglais) répond calmement : « […] le roi ne doit pas empêcher ses bons sujets de digérer ». Il est interrogé derechef : « Mais si des entêtés veulent manger au nez du roi des saucisses pour lesquelles le roi aura de l’aversion, s’ils s’assemblent quatre ou cinq mille armés de grils pour faire cuire leurs saucisses, s’ils insultent ceux qui n’en mangent point ? » En ce cas, lui répond-t-on, « il faut les punir comme des ivrognes qui troublent le repos des citoyens […] ». Ce n’est là qu’une plaisanterie, l’un de ces petits « rogatons » (encore un terme culinaire !) que Voltaire s’amusait à disséminer à la ronde. Son intérêt n’en est pas moins grand, car on y voit s’appliquer un principe d’homologie structurale. La catégorie socio-alimentaire du répertoire des plats fournit les signifiants multipliables à l’envi, qui permettent de véhiculer, de façon simple et drôle, le signifié unificateur de la tolérance religieuse. Le principe de la parataxe, de la juxtaposition du divers est activement employé, sans courir le risque de la dispersion. Un ultime rassemblement est toujours réalisable, si les hommes le veulent bien, sous le signe de la simplicité et de l’unité garanties par la loi de la gravitation universelle. Pour le dire symboliquement : les adeptes de plusieurs menus peuvent se réunir autour d’une seule table. A chacun son goût, à tous la conversation commune.

A cette table, Voltaire prêche le nouvel évangile du plaisir et administre le sacrement de la tolérance. Et quand Rousseau, quand Diderot critiqueront la pensée de Voltaire, ils ne le diront pas seulement en termes philosophiques : ils le démontreront par d’autres manières de table28. Tant est grand, en cet âge, le sentiment que les différentes figures de la commensalité sont aptes à représenter – par voie d’analogie – le système entier de la société.

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1 Je cite d’après la vieille édition Sautelet […], en caractères minuscules, des Œuvres complètes, 3 vol., Paris, 1822, t. I, p. 914. Sur cette époque de la vie de Voltaire, et sur les compagnies qu’il fréquentait, voir le livre admirablement documenté de René Pomeau, D’Arouet à Voltaire, 1694-1734, Oxford, Voltaire Foundation, 1985.

2 O.C., I, p. 919. Ces « soupers longs » font penser aux « dîners longs et silencieux » d’un poète qui détestait Voltaire : Baudelaire. Voir « Je n’ai pas oublié », Œuvres complètes, 2 vol, Pléiade, 1975, t. I, p. 99. Ce pourrait être une rencontre de hasard.

3 Potage à la julienne dans la composition duquel entrent des carottes, des navets et des céleris ; O.C., I, p. 912.

4 O.C., I, p. 905.

5 O.C., I, p. 930.

6 Sur le train de maison de Voltaire à Genève et à Ferney, voir l’étude de Corinne Walker, « Des Délices à Ferney : la pratique d’un art de vivre », in : Voltaire chez lui, sous la direction d’Erica Deuber-Pauli et de J.-D. Candaux, Genève, Skira, 1994, pp. 167-182.

7 O.C., I, p. 868.

8 Candide, chap. XVII.

9 La Princesse de Babylone, chap. IV.

10 Le Taureau blanc, chap. VI.

11 O.C., I, p. 907.

12 O.C., I, p. 868.

13 O.C., I, p. 868.

14 Voltaire, Romans et contes, Paris, Pléiade, 1979, p. 298.

15 Op. cit., p. 340.

16 Op. cit., p. 341.

17 O.C., t. I, pp. 971-972.

18 O.C., I, pp. 971-972. Chemin faisant, Voltaire s’en est pris à la leçon de morale donnée par Fénelon dans son Télémaque. Leçon que Rousseau, lui, ne désavoue aucunement.

19 Voltaire et le champagne : à l’étranger, ce seront les emblèmes de l’esprit français. Goethe, par exemple, voit en Voltaire une quintessence de la France. On sait combien Baudelaire s’acharne contre Voltaire : « Je m’ennuie en France, surtout parce que tout le monde y ressemble à Voltaire. » Car Voltaire, c’est « l’anti-poète, le roi des badauds, le prince des superficiels, l’anti-artiste, le prédicateur des concierges […] » ; Mon cœur mis à nu, in : Œuvres complètes, Pléiade, t. I, p. 687.

20 O.C., I, p. 919.

21 Romans et contes, éd. citée, p. 548.

22 Ezéchiel, chap. IV. Voltaire, au fil des ans, a lourdement réitéré ses sarcasmes sur ce passage d’Ezéchiel. Son antisémitisme se nourrit, si j’ose dire, d’imputations scatologiques et obscènes.

23 L’épisode étrange du Lévite d’Ephraïm (Juges, 19), qui suscite l’ironie féroce de Voltaire, est le matériau, chez Rousseau, d’une longue paraphrase en prose à la manière de Gessner.

24 Lettres sur les anglais, VI, O.C., II, p. 233.

25 Traité sur la tolérance, XXIII, O.C., II, pp. 551-552.

26 Romans et contes, éd. citée, p. 470.

27 Voltaire, O.C., II, pp. 1161-1162.

28 Dans un travail non encore publié, j’analyse les textes où Rousseau sur ce sujet prend le contrepied de Voltaire, notamment lorsqu’il dénonce la présence de l’excrément sur la table même des riches (Emile, livres III et IV).