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La bonne fortune de M. André

Une lecture de L’Homme aux quarante écus

Albert FARCHADI

Genève

Le parent pauvre

L’Homme aux quarante écus paraît en février 1768, en réaction à la publication de L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1767), de Le Mercier de La Rivière, membre réputé de l’Ecole physiocratique. Le conte jouit immédiatement d’un succès considérable : treize éditions la première année, sans parler des nombreuses traductions. Un tel accueil fait singulièrement contraste avec le désintérêt relatif que suscite cette œuvre de nos jours. L’Homme aux quarante écus fait même figure de parent pauvre à côté d’autres textes de Voltaire, célébrés et commentés à l’envi par nos contemporains.

Cette obscurité tient sans doute en partie à l’origine circonstancielle du pamphlet antiphysiocratique, et à l’oubli où est tombé le courant économique qui le suscita. Mais elle peut également s’expliquer par la facture même du conte, qui le distingue d’autres récits plus réputés de Voltaire. A la narration nerveuse et enlevée d’un Candide ou d’un Ingénu, L’Homme aux quarante écus substitue une intrigue relativement lâche, faite essentiellement de longs dialogues portant sur des sujets aussi variés que la démographie, les techniques agraires, la vérole, le droit pénal ou les bienfaits de la lecture. Cette organisation du texte paraît si proche du pot-pourri que certains critiques en sont venus à limiter leur analyse aux premières pages du conte, dédiées exclusivement à la satire antiphysiocratique, et à ne considérer les deux tiers restants que comme un supplément au conte proprement dit : « une sorte de vade-mecum de la pensée voltairienne » proche du « rabâchage »1.

Si l’on prenait ces observations pour argent comptant, on serait tenté de conclure que L’Homme aux quarante écus n’a rien d’autre à nous offrir qu’une satire datée et ponctuelle de l’Ecole physiocratique, et qu’on ne peut donc en attendre qu’un faible éclairage sur les conceptions plus générales de Voltaire à propos de la richesse ou de l’argent.

Conclusion tentante, certes, mais qu’il faut se résoudre à écarter. Car si l’on interroge ce conte à nouveaux frais, il apparaît que la satire liminaire ne saurait être dissociée de la structure d’ensemble où elle se trouve insérée. Le texte fonctionnant comme un véritable roman de formation, il semble même judicieux d’interpréter la satire initiale comme la première étape d’un parcours initiatique conduisant le héros de l’histoire (une sorte de « bon Sauvage » de province, victime des inepties physiocratiques) vers un état de Civilisation idéal, défini par une succession de hérauts voltairiens. En adoptant cette perspective, nous pouvons escompter quelques gains interprétatifs. Nous constaterons d’abord que la logique narrative de L’Homme aux quarante écus entre en résonance avec celle qui anime d’autres romans de formation plus connus. Nous pourrons surtout observer que si les préoccupations économiques de Voltaire ne sont pas dissociables des aspects philosophiques, sociaux ou éthiques disséminés au fil du texte, c’est parce que la critique adressée à l’Ecole physiocratique recouvre des enjeux plus complexes que la désinvolture du satiriste ne le laisserait supposer.

La voix du maître

Pour prendre la mesure de ces enjeux, il faut se demander d’abord en quoi consiste la théorie physiocratique et pourquoi Voltaire attend l’ouvrage d’un disciple de Quesnay, publié en 1767, pour s’attaquer à une pensée dont les principaux fondements sont posés depuis plus de dix ans2.

Dès le milieu du siècle, en effet, le docteur François Quesnay, médecin ordinaire du Roi et auteur de nombreux écrits médicaux inspirés du système circulatoire de Boerhaave3, s’est porté au chevet d’une malade très particulière : l’économie du royaume, en proie à une grave crise. Son diagnostic rejoint celui du « courant agrarien », en vogue en ces temps de pénurie4 : la crise économique et financière que traverse la France est due à des orientations mercantilistes, qui ont développé les manufactures de luxe au détriment de l’agriculture ; l’assainissement de l’économie ne se fera que par le « rétablissement de l’agriculture », seule source véritable des richesses.

En réponse à ce diagnostic, Quesnay élabore une thérapie, dont le curieux mélange d’innovation et d’archaïsme a laissé perplexe plus d’un historien de la pensée économique. Quesnay innove indiscutablement en envisageant pour la première fois le domaine économique comme un tout cohérent et constitué de parties reliées entre elles. Cette élaboration s’accomplit en deux temps. Quesnay invente tout d’abord un compte d’exploitation rationnel de la ferme, qui permet aux propriétaires de calculer précisément les diverses dépenses de leur domaine et de maximiser leur revenu5 ; puis il généralise ce paradigme de la ferme à l’ensemble du pays, désormais « peuplé de riches cultivateurs ». La terre étant la source unique des richesses (réelles), seule la classe des agriculteurs est « productive », tandis que les autres agents économiques (industrie et commerce, qualifiés de « stériles ») se contentent de transformer le produit agricole sans y ajouter de valeur propre6. C’est de cette généralisation que va résulter le fameux Tableau économique (1758), représentation synoptique de la circulation (idéale) des richesses à travers tout le corps social, comme le sang circule dans un organisme. L’activité économique se donne ainsi comme un circuit où se produisent, distribuent et reproduisent indéfiniment les richesses inépuisables de la terre.

Si la théorie économique de Quesnay est indéniablement novatrice par l’approche systémique qu’elle propose, elle ne revendique pas moins, dans le même geste, ses attaches avec une pensée beaucoup plus traditionnelle, aisément décelable dans sa conception de la richesse. Le primat accordé à l’agriculture découle en effet d’une ontologie finaliste de Nature : Dieu a créé un Ordre naturel, « jeu régulier des lois physiques et morales établies pour assurer la conservation, la multiplication, le bonheur et le perfectionnement de notre espèce »7. C’est en nous conformant à ces lois naturelles8, que Dieu a rendues évidentes à notre entendement9, que nous pouvons transformer par notre art la fertilité naturelle du sol en opulence. Déroger à ces règles, ce serait au contraire se priver des bienfaits prévus par la Nature, et encourir tous les risques de pénurie. On peut ainsi constater que si Quesnay envisage bien l’activité économique dans sa globalité (figurée par le Tableau), c’est en lui déniant dans le même geste toute autonomie, et en la soumettant à un Ordre préétabli.

En réalité, aucun domaine de la société n’échappe à l’emprise de la Loi naturelle, qui « s’étend à tous les états dans lesquels les hommes peuvent se trouver respectivement les uns aux autres »10. Car si la Nature prescrit les lois physiques et morales11 qui autorisent chacun à jouir librement de ses bienfaits, elle ne constitue pas moins la base légale sur laquelle toute organisation sociale doit se fonder :

Quelle que soit la forme extérieure de l’autorité [monarchique, aristocratique ou démocratique], sans la liberté des citoyens et la sûreté de leurs propriétés, il ne peut y avoir de gouvernement et de société profitables, ni stables12.

Les lois positives sont donc conçues par Quesnay comme les gardiennes de l’Ordre naturel, à telle enseigne que la première d’entre elle,

loi fondamentale de toutes les autres lois positives, est l’institution de l’instruction publique et privée des lois de l’ordre naturel, qui est la règle souveraine de toute législation humaine et de toute conduite civile, politique, économique et sociale13.

C’est ainsi que le Docteur dévoile une dimension caractéristique de son ambitieuse entreprise réformatrice : sa visée pédagogique. Car il ne suffit pas d’articuler doctement la réflexion économique sur une métaphysique de l’Ordre et du Droit naturels pour assurer le bien-être de la société. Encore faut-il « instruire » tous les hommes de cette Loi, pour qu’ils se rendent à l’évidence. D’où le souci de Quesnay de s’entourer de disciples capables de propager ses idées et de gagner l’opinion publique à sa doctrine.

Les grandes manœuvres

L’année 1767 marque une étape charnière dans cette conquête de l’opinion publique14. Car si Quesnay a toujours su s’entourer de publicistes zélés (Mirabeau, Dupont de Nemours, Baudeau, etc.), il se donne désormais les instruments d’une propagande systématique, que certains ont pu assimiler au prosélytisme d’une « secte ».

C’est ainsi que l’Ecole crée un périodique indépendant (les Ephémérides du Citoyen), organise régulièrement des réunions et dîners de réflexion, sans oublier l’institution d’un cours public de théorie économique, destiné aux esprits éclairés. Une telle institutionnalisation ne saurait cependant s’accomplir sans une identité marquée et un corps de doctrine canonique. D’une part, Dupont de Nemours recueille les textes essentiels du Maître, et publie ce bréviaire de la « Nouvelle Science » sous un titre promis à une grande fortune : Physiocratie15, ou la Constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain. De l’autre, Le Mercier de La Rivière publie son Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques16, le premier exposé complet et systématique de la doctrine proprement physiocratique, qui servira bientôt de cible privilégiée à la verve de Voltaire.

Pour mieux comprendre la réaction du conteur à cette publication particulière, il faut dire ici quelques mots du texte et de son auteur. Le Mercier de La Rivière fut sans doute l’un des plus brillants disciples de Quesnay. Ancien conseiller au Parlement de Paris, puis intendant réputé de la Martinique, son adhésion apporte à l’Ecole, si préoccupée de son rayonnement, un prestige et un crédit des plus utiles. Mais c’est avant tout de son livre, « qui vous fait irrésistiblement entrer l’évidence dans la tête »17, que l’on attend des merveilles. Qui pourrait, en effet, résister à ces « vérités dont la chaîne, découverte par le docteur Quesnay, est si supérieurement et si clairement développée dans ce livre sublime »18 ?

De fait, l’ouvrage articule et développe didactiquement toutes les thèses que nous avons déjà rencontrées, éparpillées dans l’œuvre du Maître : l’existence d’un Ordre naturel, qui prescrit à l’homme des lois physiques et morales évidentes ; la productivité exclusive de la terre, qui appelle le « rétablissement » de l’agriculture, seule source d’opulence générale, selon un modèle de gestion nécessaire ; la « stérilité » des autres domaines économiques, qui se voient par là même exonérés de toute contribution (fiscale) au fonctionnement de l’Etat ; etc. Mais le « fidèle interprète » ne se contente pas de rassembler ces propositions dans une glose profuse. Il renforce cet édifice d’une thèse proprement politique : celle du « despotisme personnel et légal ». Là où le Maître, on s’en souvient, admettait encore la diversité des « formes extérieures de gouvernement », à condition qu’elles ne dérogent pas aux principes de la Loi naturelle, Le Mercier de La Rivière introduit une apologie du pouvoir absolu, en le fondant sur l’évidence de l’Ordre naturel19.

C’est ainsi que l’ouvrage de Le Mercier fournit à la nouvelle « secte » un système complet de gouvernement, à la mesure des ses ambitions réformatrices. Et l’opinion publique ne s’y trompe pas. Le livre suscite bien entendu l’intérêt de la Cour et de la classe dominante, soucieuses de résoudre des problèmes commerciaux et fiscaux endémiques ; mais il n’en suscite pas moins chez les Encyclopédistes. Car si Grimm ne cesse de railler cette « clique » physiocratique au « langage apocalyptique et dévot », Diderot ne tarit pas d’éloge à l’égard de cet Ordre essentiel, éblouissant par « la force de sa logique » et bien « supérieur à Montesquieu ». Tout porte même à croire que c’est par son entremise que Le Mercier sera bientôt invité à la Cour de Catherine II, comme conseiller économique20.

Or, c’est justement à l’occasion de cette prestigieuse invitation que Voltaire donne les premiers signes de son agacement à l’égard du porte-parole de la Physiocratie. Car si le Patriarche de Ferney est le grand absent de la scène parisienne, il n’en est pas moins installé aux premières loges, grâce à son réseau serré de correspondants. Il a ainsi pu suivre les grandes manœuvres de cette « secte » qui aspire à la conduite de la société ; il a appris l’existence de ce fameux ouvrage, qui serait « fort au-dessus de Montesquieu », mais dont le titre déjà lui « déplaît fort »21 ; il a enfin eu connaissance du geste généreux « d’une souveraine qui favorise tous les talents étrangers »22. Son agacement, déjà très perceptible, tourne bientôt en franche « mauvaise humeur », lorsqu’il prend connaissance des thèses de Le Mercier : « qu’un seul homme soit le propriétaire de toutes les terres », ou que ces « terres soient seules chargées d’impôts », ce sont là des « idées monstrueuses » que ne saurait admettre un homme qui « cultive [lui-même] quelques arpents »23.

A l’évidence, ces diverses réactions épistolaires trahissent autant le Philosophe, jaloux de son influence sur l’opinion publique et les Grands de ce monde, que le Propriétaire foncier, inquiet des conséquences néfastes que pourrait bien entraîner l’application du « système » économique en vogue. Mais c’est avec L’homme aux quarante écus que Voltaire entend répondre à « ceux qui par passe-temps se sont mis à gouverner l’Etat depuis quelques années »24. En empruntant la logique du roman de formation, le conteur pourra successivement railler les prétentions physiocratiques à « gouverner » la société, et réaffirmer magistralement ses propres valeurs, qu’elles soient d’ordre moral, social ou économique.

Retraçons cette logique à deux temps, en rappelant à grands traits l’argument du conte.

De l’Homme aux quarante écus à M. André

La première séquence narrative s’ouvre sur l’évocation d’un malheur survenu au héros de notre conte : c’est le « Désastre de l’homme au quarante écus »25. L’Homme nous apprend en effet que les Physiocrates sont arrivés au pouvoir, et qu’ils ont mis en œuvre des mesures dont les considérants ne nous sont pas inconnus26 :

Il parut plusieurs édits de quelques personnes qui, se trouvant de loisir, gouvernent l’Etat au coin de leur feu. Le préambule de ces édits était que la puissance législatrice et exécutrice est née de droit divin copropriétaire de ma terre, et que je lui dois au moins la moitié de ce que je mange. L’énormité de la puissance législatrice et exécutrice me fit faire un grand signe de croix. Que serait-ce si cette puissance, qui préside à l’ordre essentiel des sociétés, avait ma terre en entier ? (p. 417).

Modeste agriculteur, notre Homme aux quarante écus27 est ruiné par l’impôt unique sur la terre, et jeté en prison pour faillite. A sa sortie de cachot, « n’ayant que la peau sur les os », notre héros rencontre divers personnages, avec lesquels il entre en dialogue. Des échanges qui portent essentiellement sur la politique fiscale de ceux « qui gouvernent l’Etat au coin de leur feu ». C’est d’abord un « homme joufflu et vermeil », prodigieusement enrichi par le commerce, qui développe une apologie cynique de la fiscalité physiocratique :

— Moi ! dit-il, que je contribue aux besoins de l’Etat ! Vous voulez rire, mon ami : j’ai hérité d’un oncle qui avait gagné huit millions à Cadix et à Surate ; je n’ai pas un pouce de terre ; tout mon bien est en contrats […] ;

Le « discours plausible » du marchand laisse notre pauvre héros « atterré sans pouvoir être convaincu ». Aussi cherche-t-il quelques éclaircissements chez un « citoyen philosophe qui avait daigné quelquefois causer avec [lui] dans [sa] chaumière » (p. 419, je souligne) : le Géomètre. Figure emblématique de la Raison critique, le savant (qui réapparaîtra tout au long du conte), explique patiemment à notre Homme les ressorts de la statistique, et lui démontre aisément l’absurdité des réformes physiocratiques :

L’injustice de cette administration est aussi évidente28 que son calcul est erroné. Il faut que l’industrie soit favorisée, mais il faut que l’industrie opulente secoure l’Etat (p. 427, je souligne).

Notre héros se rend finalement chez le contrôleur général, « qui donnait audience ce jour-là ». Ce sera l’occasion d’un véritable coup de théâtre. Car voici l’arrivée d’

un commis de l’auteur nouveau qui fait la puissance législatrice copropriétaire de toutes nos terres par le droit divin […]. Je reconnus l’homme qui m’avait mis en prison pour n’avoir pas payé mes vingt écus. Je me jetai aux pieds de monsieur le contrôleur général, et je lui demandai justice ; il fit un grand éclat de rire, et me dit que c’était un tour qu’on m’avait joué. Il ordonna à ces mauvais plaisants de me donner cent écus de dédommagement, et m’exempta de taille pour le reste de ma vie. Je lui dis : « Monseigneur, Dieu vous bénisse ! » (p. 436, je souligne).

En somme, beaucoup de bruit pour rien. Tout ce drame n’était en réalité qu’une farce de « mauvais plaisants ». Décidément, suggère le satiriste, ces Physiocrates ne sont pas des gens sérieux, ni bien recommandables, et Dieu fasse que le Pouvoir sache enfin à quoi s’en tenir sur leur compte…

Confortablement dédommagé, notre fermier pourrait s’enterrer dans son modeste domaine et reprendre ses activités « exclusivement productives », comme diraient nos Physiocrates. Mais cette expérience inaugurale lui a donné le goût de se « former l’esprit et le cœur » (p. 464), et les savants interlocuteurs ne manquent pas. Dès lors s’engage la seconde séquence du conte, où nous voyons l’Homme aux quarante écus mener une longue enquête sur toutes les questions qui le préoccupent : la procréation, l’utilité des moines pour la nation, la proportion des peines aux délits, la prévention de la vérole, et autres problèmes relatifs pour l’essentiel au gouvernement de l’Etat. Une quête de Vérité qui s’accomplit par le dialogue, et au gré d’une succession de masques de Voltaire. Car le lecteur familier de l’œuvre du Patriarche de Ferney ne peut manquer de reconnaître, dans les propos tenus par les divers interlocuteurs du protagoniste, la fidèle reprise de thèmes déjà ressassés dans les écrits militants de l’auteur29. Aussi assistons-nous à l’émancipation tant intellectuelle que civique d’un « bon Sauvage » de province, éclairé par une parole voltairienne triomphante.

Mais cet enseignement-là ne consiste pas dans une doctrine systématique, opposable en particulier à l’édifice physiocratique. Chaque dialogue pourrait au contraire se conclure par cette salutaire mise en garde contre les « créateurs de systèmes » : « Mon cher monsieur, encore une fois, gardez-vous des charlatans » (p. 438). Car on ne compte plus ceux « qui se sont mis sans façon à la place de Dieu, et qui ont créé l’univers avec leur plume, comme Dieu le créa autrefois par la parole » (p. 439). Cette arrogance des hommes ne prêterait en réalité qu’à rire, si certains « nouveaux systèmes » n’occasionnaient de « nouvelles douleurs »30 (id.). C’est pourquoi, selon les bons préceptes du Géomètre, la seule parade à ces spéculations débridées réside dans un scepticisme de principe assorti d’une méthode empirique31. Cette attitude devrait permettre à notre Homme de contribuer aux véritables progrès de la société, et de nouer avec ses concitoyens des liens de sociabilité harmonieux.

De fait, le lecteur assiste à une prodigieuse métamorphose du héros. De petit fermier fruste et à peine alphabétisé qu’il était, l’Homme aux quarante écus devient un « excellent citoyen » qui procrée des « sujets utiles à l’Etat » (p. 448) et apaise consciencieusement « les querelles en donnant de bons soupers » (p. 467). Le voici bientôt promu au rang de « nouveau philosophe » (p. 465), et gratifié dans le même geste d’un patronyme passé jusqu’ici sous silence : Monsieur André. Si le nom d’« André » signifie également l’« homme », selon l’étymologie grecque, qui ne voit, dans ce baptême, le passage symbolique d’une donnée statistique abstraite au statut de sujet individuel ? Un citoyen philosophe est né.

De si grands progrès ne sauraient toutefois s’accomplir par la seule volonté de savoir du héros ou la bienveillance de ses savants interlocuteurs. Encore faut-il que la « roue de la fortune » (p. 469) y mette un peu du sien. C’est ainsi que M. André fait coup sur coup deux héritages, qui lui donnent le « loisir » propice à l’étude, et lui permettent de « satisfaire sa grande passion d’avoir une bibliothèque » (p. 465). Les effets de cette acquisition sont spectaculaires32, mais en définitive prévisibles. Le lecteur, sachant déjà que M. André a lu avec grand intérêt Candide (p. 461), n’a en effet pas de peine à imaginer de quoi seront garnis les rayons de cette bibliothèque édifiante. D’autant moins de peine, d’ailleurs, que le rapport didactique qui liait M. André à Voltaire, par le truchement de ses savants interlocuteurs, semble ici s’inverser. Ne voit-on pas en effet M. André proposer au narrateur du chapitre une esquisse de l’Eloge historique de la raison (1774) que Voltaire ne publiera que quelques années plus tard33 ? Le narrateur accuse encore ce jeu troublant avec les identités, lorsqu’il confie malicieusement à son lecteur : « Enfin la conversation de M. André me réjouit beaucoup ; et plus je le vois, plus je l’aime » (p. 470).

Mais c’est surtout dans un « bon souper chez M. André » que le parcours exemplaire de notre héros va culminer. Dans cette scène capitale, où « la conversation fut très gaie, quoiqu’un peu savante » (p. 463), s’affiche un modèle idéal de sociabilité, placé sous le signe de la tolérance, ou, pour mieux dire, de l’indifférence religieuse. Nous apprenons en effet que le souper réunit des hôtes de croyances diverses (un juif, un réformé batave, un orthodoxe russe, un calviniste et deux philosophes) et que

cependant on ne disputa pas plus de religion que si aucun des convives n’en avait jamais eue ; tant il faut avouer que nous sommes devenus polis ; tant on craint à souper de contrister ses frères (p. 470, je souligne).

Une marque de politesse et un souci éthique qui n’embarrassent guère, par définition, les tenants d’une certaine « secte »… Cet inoubliable souper est l’occasion, pour le narrateur, de témoigner une dernière fois de l’accomplissement de son alter ego :

Pour moi, j’avoue que le banquet de Platon ne m’aurait pas fait plus de plaisir. Nos petits-maîtres et nos petites-maîtresses s’y seraient ennuyés sans doute : il prétendent être la bonne compagnie ; mais ni M. André ni moi ne soupons jamais avec cette bonne compagnie-là34 (P. 475).

La bonne fortune de M. André

Comme on vient de le voir, Voltaire articule son pamphlet antiphysiocratique à la façon d’un roman de formation, qui conduit le héros de la détresse au bonheur, en deux séquences de longueurs et de tons hétérogènes. Dans la première, de tonalité résolument satirique, il pose d’abord l’hypothèse d’un gouvernement physiocratique, puis il rend évidentes, par les situations et les dialogues qu’il met en scène, les conséquences désastreuses de leur « système » économique sur un propriétaire moyen (l’Homme aux quarante écus). Au terme du jeu, cette hypothèse par l’absurde se voit définitivement écartée (par la fiction elle-même) comme une farce de « mauvais plaisants ».

Dans la seconde séquence, au contraire, dialogues et récit sont mis au service d’un parcours édifiant, pour ne pas dire grandiloquent : nous assistons à la métamorphose de l’Homme aux quarante écus en M. André, ce citoyen philosophe enrichi qui exerce sa raison critique au contact d’une parole voltairienne triomphante, et qui organise de bons soupers.

A l’évidence, cette irrésistible ascension se fonde sur une conception de la richesse délibérément contraire à celle que proposent les Physiocrates. Pour en saisir les traits caractéristiques, il importe de souligner tout d’abord le déplacement radical que le conte fait subir à la notion même de valeur, présupposée par la doctrine qu’il combat. On se souvient en effet qu’à l’issue de la farce anti-physiocratique, notre fermier sacrifie ses activités agricoles (supposées être la source exclusive de richesse et de « jouissance ») pour se dédier à la culture de son esprit (civique), espérant retirer de cette nouvelle activité une jouissance supérieure à celle qu’il pourrait attendre du seul travail de la terre. Ce déplacement axiologique, qui subordonne la valeur d’usage des biens agricoles, « donnés » généreusement par la Nature, à un ensemble de valeurs morales et intellectuelles, produites par l’activité humaine, confère à la notion de richesse une fonction et un contenu corrélatifs. Envisagée sous forme pécuniaire, la richesse va se donner d’emblée comme un « adjuvant » déterminant du héros en quête de son accomplissement. C’est en effet grâce à son confortable héritage que M. André est en mesure d’atteindre à ses valeurs : « La misère avait affaibli les ressorts de l’âme de M. André, le bien-être leur a rendu leur élasticité » (p. 469). L’argent lui procure non seulement le « loisir » et les moyens (la bibliothèque) nécessaires à l’étude, mais également un commerce fructueux avec ses semblables : « Plus il était simple et naïf quand il était l’homme aux quarante écus, plus [M. André] est devenu avisé quand il a connu les hommes » (p. 468). Le « bon dîner chez M. André » intervient ainsi au terme du parcours pour témoigner de la réussite sociale et intellectuelle à laquelle est parvenu le riche héritier.

Si la richesse se donne ici comme le facteur déterminant des progrès réalisés par M. André, peut-on la considérer comme une garantie du progrès de la civilisation ? En d’autres termes, le parcours exemplaire de M. André est-il généralisable à l’ensemble de la société ? Si tel était le cas, Voltaire réintroduirait, par le biais de l’argent, le finalisme qu’il dénonce avec tant de vigueur dans l’« Ordre naturel » des Physiocrates, et sa position philosophique serait pour le moins intenable. Aussi le conteur prend-il soin de contenir les implications optimistes que pourrait induire le destin de son héros, en déplorant que son parcours exemplaire confine au hapax :

La misère avait affaibli les ressorts de l’âme de M. André, le bien-être leur a rendu leur élasticité. Il y a mille Andrés dans le monde auxquels il n’a manqué qu’un tour de roue de la fortune pour en faire des hommes d’un vrai mérite (p. 469, je souligne).

Ce serait donc au Hasard, à cette loterie qui mène le monde et déjoue tout finalisme, que M. André doit la fortune qui lui a permis de monnayer ses talents naturels en « vrai mérite ». Réactivée malicieusement dans son acception ludique et pécuniaire35, la locution « roue de la fortune » investit l’argent d’une portée existentielle cardinale, mais le crédite également d’une nature aléatoire. L’heureux destin de M. André ne saurait donc préjuger de l’avenir de ses semblables.

On peut néanmoins s’interroger sur le projet du conteur, qui s’érige ici en régisseur du hasard, et nous fait assister au parcours édifiant de son personnage. Quels enseignements sur la richesse entend-il nous prodiguer ? En vérité, nous retrouvons ici un procédé que nous avions déjà rencontré dans la première séquence du conte : la mise à l’épreuve d’une hypothèse. De même qu’auparavant le conteur supposait l’existence d’un gouvernement physiocratique, pour montrer les conséquences désastreuses qui en découleraient, de même il imagine ici un bénéficiaire de la « roue de la fortune », pour nous indiquer à quelles conditions la richesse pourrait contribuer au progrès des hommes. En gratifiant son personnage de 1’« adjuvant » nécessaire à l’accomplissement de sa quête, le conteur peut ainsi exhiber l’efficace du système de valeurs qu’il incarne, et nous proposer en dernier ressort un modèle idéal du rapport entre richesse et civisme. Car si la richesse est présentée comme nécessaire à la réussite du protagoniste, elle n’en constitue pas pour autant une condition suffisante. Encore faut-il qu’il en use de manière adéquate. Le marchand cynique, que nous avons déjà rencontré dans la première séquence narrative, peut servir ici de contre-exemple : héritier (lui aussi !) de la prodigieuse fortune de son oncle, il jouit de son argent sans se préoccuper des « besoins de l’Etat », masquant son intérêt égoïste derrière l’argumentation finaliste des Physiocrates36. A l’évidence, son rapport à l’argent est guidé par la recherche de son avantage particulier, considéré comme incompatible avec celui des autres. M. André pourrait faire le même usage de son propre héritage, dont on nous dit justement qu’il provient du détournement de denrées destinées à alimenter le corps (armé) de l’Etat37. Mais contrairement à l’héritier cynique, notre civique M. André restitue généreusement aux pauvres de son canton la part des richesses qui leur revient38, et s’engage plus avant dans son activité de philosophe épris de sociabilité. Loin donc de s’opposer à celui des autres, son intérêt particulier (moral autant qu’économique) s’articule à celui de ses semblables, et ne trouve même son accomplissement que dans la réciprocité. L’usage que M. André fait de sa richesse apparaît ainsi comme le résultat heureux d’une décision éthique raisonnable, et témoigne du degré de civilisation auquel il est parvenu39.

Mais c’est surtout dans le « bon souper chez M. André », dont on a déjà vu qu’il marque l’apothéose du conte, que transparaît ce lien étroit entre sociabilité et bien-être économique. Revenons-y une dernière fois. On se souvient que ce banquet, généreusement offert par notre héros, se déroulait sous le signe de l’indifférence religieuse. Là, les membres de religions variées se réunissaient pour échanger librement leurs idées, et contribuer ainsi au bien-être moral de leur petite société. Or de manière très significative, ce modèle idéal de sociabilité peut également se lire comme un emblème de l’activité économique proprement dite, envisagée ici sous une forme résolument capitaliste. Nombreux sont en effet les textes de Voltaire qui évoquent le fonctionnement de la Bourse selon un dispositif comparable à celui du souper. Qu’il s’agisse des Lettres philosophiques40 (1733), du Dictionnaire philosophique41 (1764) ou d’un autre conte tel Pot-pourri42 (1765), l’institution de la Bourse fait à chaque fois contrepoint à l’intolérance des sectes, et répète inlassablement cette articulation de l’intérêt individuel à l’« utilité des hommes », dans ce que l’on pourrait appeler une éthique laïque du commerce :

Entrez dans la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des cours, vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l’utilité des hommes. Là le juif, le mahométan et le chrétien traitent l’un avec l’autre comme s’ils étaient de la même religion, et ne donnent le nom d’infidèles qu’à ceux qui font banqueroute […]. Au sortir de ces pacifiques et libres assemblées, les uns vont à la synagogue, les autres vont boire ; […] ; ces autres vont dans leur église attendre l’inspiration de Dieu leur chapeau sur la tête, et tous sont contents43.

L’Homme au quarante écus ne dit finalement pas autre chose aux émules de la Physiocratie : en l’absence d’un « Ordre naturel » évident ou révélé, qui réglerait la marche des sociétés, c’est de la seule participation raisonnable de chacun à l’institution sociale, et du respect des intérêts mutuels, que l’on peut espérer le progrès moral et économique de tous.

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1 Voir la « Notice » du conte dans Voltaire, Romans et contes, Paris, Gallimard, Pléiade, 1979, p. 1065 et notes. F. Deloffre consacre une dizaine de pages, au demeurant bien documentées, à la satire liminaire, mais n’en réserve qu’une aux « dissertations » que « Voltaire joint encore à son conte » (je souligne). Mentionnons encore quelques études utiles, relatives aux sources, thèmes et arguments philosophiques du conte, mais trop peu attentives à la logique narrative d’ensemble : L. Albina, « Les sources du conte antiphysiocratique L’Homme aux quarante écus, d’après les données nouvelles provenant de la bibliothèque personnelle de Voltaire », Studies on Voltaire and the XVIIIth Century, CCXLII, 1986, pp. 159-168 ; R. Ginsberg, « The Arguments of Voltaire’s L’Homme aux quarante écus : a study in philosophie rhetoric », Studies on Voltaire and the XVIIIth Century, LVI, 1967, pp. 611-657 ; A. Jovicevich, « Note sur L’Homme aux quarante écus », RHLF, 1963, pp. 278-281 ; N. Kotta, « L’Homme aux quarante écus ». A study of Voltairian themes, La Haye-Paris, Mouton, 1966 ; A.R. Morris, A new Interpretation of Voltaire’s Tale L’Homme aux 40 écus, Ann Arbor Michigan, University Microfilms International, 1978.

2 Faute de place, je me contenterai de relever ici quelques traits de la pensée physiocratique utiles à mon propos. Pour un exposé plus complet sur l’histoire et la doctrine du mouvement physiocratique, on peut consulter : G. Weulersse, Le Mouvement physiocratique en France (de 1756 à 1770), Paris, Alcan, 1910 ; François Quesnay et la Physiocratie, Paris, Institut national d’études démographiques, 1958, 2 vol. ; L. Dumont, Homo aequalis. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977 ; C. Larrère, L’invention de l’économie au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1992. D’autre part, les principaux textes de l’Ecole ont été recueillis par E. Daire, Physiocrates (1846), Genève, Slatkine reprints, 1971.

3 Voir Dr J. Sutter, « Quesnay et la médecine », in : François Quesnay et la Physiocratie, op. cit., pp. 201-204 et passim. L’auteur montre notamment que Quesnay fut « véritablement hanté par la circulation », et que ses œuvres médicales « sont toutes imprégnées » du « système circulatoire, mécaniste, de Boerhaave ». Nous retrouverons une « imprégnation » semblable dans ses écrits économiques, et notamment dans le Tableau économique.

4 Sur les rapports entre la pensée physiocratique et ce « courant agrarien », opposé au mercantilisme, voir C. Larrère, L’Invention de l’économie au XVIIIe siècle, op. cit., notamment aux pp. 173-180.

5 C’est l’objet des deux articles de l’Encyclopédie, « Fermiers » et « Grains », publiés en 1756-1757.

6 C’est, comme on le verra plus loin, sur cette logique que se fonde la proposition physiocratique d’un impôt unique sur l’agriculture, seule source de richesses.

7 Voir E. Daire, op. cit., p. XI.

8 Voir F. Quesnay, « Droit naturel » (1757), in : E. Daire, op. cit., p. 53 (souligné par l’auteur) : « Les lois naturelles sont ou physiques ou morales. On entend ici, par loi physique, le cours réglé de tout événement physique de l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain. On entend ici, par loi morale, la règle de toute action humaine de l’ordre moral conforme à l’ordre physique évidemment le plus avantageux au genre humain. Ces lois ensemble forment ce qui est appelé la Loi naturelle. Tous les hommes et toutes les puissances humaines doivent être soumis à ces lois souveraines, instituées par l’Etre-suprême. » Notons que ce texte sera repris par Dupont de Nemours en tête du recueil Physiocratie (1767), le « bréviaire » du mouvement que nous rencontrerons plus loin.

9 Le premier article publié (anonymement) par Quesnay dans l’Encyclopédie s’intitulait « Evidence » (1756). C. Larrère rappelle tout ce que cet article doit à Male-branche : « la théorie des causes occasionnelles et même la vision en Dieu, qui sont les garanties objectives d’un savoir d’abord présenté dans la subjectivité de la sensation » (op. cit., p. 202).

10 F. Quesnay, « Droit naturel », op. cit., p. 45.

11 Ces lois morales prescrivent essentiellement le droit à la liberté et à la propriété privée.

12 F. Quesnay, « Le Droit naturel », op. cit., p. 51 (je souligne).

13 Ibidem, p. 53 (souligné par l’auteur).

14 Sur cette année 1767, « année où l’Ecole se constitue en parti, en « secte », comme diront ses adversaires », voir notamment G. Weulersse, op. cit., pp. 126-157.

15 G. Weulersse (op. cit., p. 128) précise que si le terme a probablement été inventé par Quesnay, c’est Baudeau qui l’écrit le premier en 1767 (« … la Physiocratie, c’est-à-dire l’ordre naturel et social fondé sur la nécessité physique et sur la force irrésistible de l’évidence »), et Dupont qui le met officiellement en circulation. Dès lors, le mot devient le nom consacré de l’Ecole.

16 Les principaux chapitres de cet ouvrage profus sont reproduits et commentés par E. Daire, op. cit., pp. 445-641. C’est à cette édition que je me référerai par la suite.

17 Dupont de Nemours, Origine et progrès d’une science nouvelle (1767), in : E. Daire, op. cit., p. 341.

18 Ibidem.

19 Voir Le Mercier de La Rivière, op. cit., chap. I-III. Son argumentation peut être très grossièrement réduite au syllogisme suivant : Si l’on admet que le Souverain est, par le biais de l’impôt, « copropriétaire » du revenu des terres dont il garantit la sécurité, on peut tout d’abord affirmer que plus une nation produit de richesses, conformément à l’Ordre naturel, et plus le Souverain est riche et puissant. Or, si la souveraineté est placée entre les mains d’un seul homme, c’est dans son « intérêt personnel » de « plus grand propriétaire fonci.er du royaume » que l’Ordre naturel à l’origine de l’abondance générale, et donc de sa propre puissance, soit scrupuleusement respecté. D’où la conclusion que le Souverain idéal est un monarque héréditaire, détenteur exclusif de la « puissance législatrice et exécutrice ». Nous retrouverons ce lexique dans la satire de Voltaire.

20 G. Weulersse, op. cit., pp. 140-142. Il convient toutefois de rappeler que Diderot ne tardera pas à revenir de cette admiration immodérée pour Le Mercier, et à se convertir aux thèses adverses de Galiani (voir l’Apologie de l’abbé Galiani, achevée en 1771).

21 Voir Voltaire, Correspondance, IX, Paris, Gallimard, Pléiade, 1976, p. 53 (A Damilaville, août 1767).

22 Idem, p. 63 (A Golitsin, août 1767).

23 Idem, pp. 136 et 226 (A Damilaville, octobre 1767, et Chardon, décembre 1767). Nous verrons le traitement que le satiriste réserve à ces « idées monstrueuses », au début du conte. Pour l’heure, soulignons que Voltaire ne conteste pas l’importance de l’agriculture : « Il est bien certain que la terre paye tout ; quel homme n’est pas convaincu de cette vérité » (id., p. 136). C’est à l’échafaudage métaphysico-politique qu’il en a.

24 Idem, p. 293 (A Chardon, février 1768). Cette lettre accompagne un exemplaire du conte, récemment imprimé. Très significativement, Voltaire demande à son ami s’il lui paraît opportun d’en envoyer également un au duc de Choiseul.

25 Voltaire, Romans et contes, Paris, Gallimard, Pléiade, p. 417. Les références de pages seront désormais indiquées à la suite des citations.

26 Voir plus haut, particulièrement la note 19. La référence implicite à l’ouvrage de Le Mercier (thèse du « despotisme légal ») témoigne de sa notoriété chez ses contemporains.

27 Nous apprendrons plus loin que ces quarante écus correspondent au revenu moyen des Français. Le héros est pour l’instant un être statistique.

28 Le Géomètre oppose ici implicitement l’évidence empirique à l’évidence métaphysique des Physiocrates. C’est l’attitude qu’il recommandera à son valeureux disciple tout au long du conte.

29 C’est d’ailleurs ce que souligne un « vieux solitaire », dont un fragment de « manuscrit » est inséré au milieu de la série de dialogues : « J’ai déjà parlé de tout cela dans une de mes diatribes, pour instruire d’univers très attentif à ces grandes choses. Je suis bien vieux ; j’aime quelquefois à répéter mes contes, afin de les inculquer mieux dans la tête des petits garçons, pour lesquels je travaille depuis si longtemps » (p. 442).

30 La théorie de l’Ordre naturel évident, qui a conduit au « désastre de l’homme au quarante écus », en est bien entendu la plus récente illustration.

31 « Je vous conseille de douter de tout, excepté que […] deux et deux font quatre » (p. 447, je souligne) ; « Il faut en user avec eux [les livres] comme avec les hommes, choisir les plus raisonnables, les examiner, et ne se rendre jamais qu’à l’évidence » (p. 453). Une attitude de principe qui peut avoir, remarquons-le, des conséquences paradoxalement « obscurantistes ». Car cette méfiance systématique à l’égard des « systèmes », et cette confiance exclusive dans le « bon sens », pourront conduire les savants interlocuteurs (comme ce fut le cas de Voltaire) à un misonéisme bien-pensant, particulièrement évident dans la réfutation ironique de certaines hypothèses biologiques ou géologiques du moment, qui se sont avérées par la suite fructueuses.

32 « Comme le bon sens de M. André s’est fortifié depuis qu’il a une bibliothèque ! […]. Il se félicite d’être né dans un temps où la raison humaine commence à se perfectionner » (p. 469).

33 Voir le chapitre intitulé « Le bon sens de M. André », pp. 479-480.

34 Notons au passage que ce dîner « inoubliable » est aussi l’occasion de porter un toast à Catherine II et Frédéric II, pour leur « service rendu au genre humain » (partage de la Pologne). La généreuse hôtesse de Le Mercier appréciera.

35 « Dès le XIIe siècle », nous rappelle le Dictionnaire historique de la langue française, « le mot roue est investi de significations métaphoriques et symboliques, la roue de la fortune (v. 1155) exprimant les vicissitudes, les « révolutions » du sort capricieux. […]. Telle est l’origine de la roue de loterie, d’abord dénommée roue de Fortune (1690) et désignant à l’origine un tambourin où l’on enfermait les numéros pour les tirer au sort, aujourd’hui une roue verticale ». Les téléspectateurs avertis comprendront.

36 On se souvient que c’est au nom de l’impôt unique sur la terre, préconisé par les théoriciens de l’« Ordre naturel », que le marchand refusait toute contribution à l’Etat.

37 « Il eut encore la succession d’un parent fort éloigné […] qui s’était fort engraissé en mettant les soldats à la diète. […]. C’était un homme, comme on voit, fort utile à l’Etat » (p. 464, je souligne).

38 « Il eut la générosité de donner aux pauvres de son canton, qui n’avaient pas leur contingent de quarante écus de rente, une partie des dépouilles du richard » (p. 465, je souligne).

39 Cette éthique, fondée sur la notion de sociabilité, s’inscrit dans le sillage du droit naturel moderne tracé par Grotius et Pufendorf au cours du XVIIe siècle. Soucieux de définir le lien social en dehors de toute théologie morale, mais également de le défendre contre les attaques des sceptiques (tenants du seul « avantage particulier » des individus), ce courant jusnaturaliste érige en effet en norme universelle le « désir exquis de société » (Grotius), et fonde cette sociabilité « sur les lumières de la droite raison » (Pufendorf). Pour Pufendorf, en effet, loin de s’opposer à l’intérêt personnel, « le but de la sociabilité est, au contraire, que par un commerce de secours et de services, chacun puisse mieux pourvoir à ses propres intérêts ». Cette notion de sociabilité permet ainsi de concilier éthique et sécurité (le juste et l’utile) en dehors de la religion, et sous l’égide de la raison naturelle (voir sur ce point les analyses éclairantes de C. Larrère, op. cit., chap. I).

Soulignons encore que Voltaire inscrit cette notion générale de sociabilité dans un cadre résolument civique, en faisant de son héros (à l’instar de ses savants interlocuteurs) un « citoyen philosophe » soucieux des « besoins de l’Etat ». Cette insistance sur les problèmes liés au fonctionnement de l’Etat n’est pas réductible à une simple parade aux prétentions réformatrices des Physiocrates ; elle témoigne du climat intellectuel du moment. Par sa sociabilité empreinte des valeurs d’« humanité », de « bienfaisance » et surtout de « civisme », M. André incarne bien cette conception de la civilisation que J. Starobinski voit se développer dans l’« esprit des élites prérévolutionnaires » (voir « Le mot civilisation », in : Le remède dans le mal, Paris, Gallimard, 1988, p. 32).

40 Voltaire, Mélanges, Paris, Gallimard, Pléiade, pp. 17-18.

41 Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 363 (art. « Tolérance »).

42 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 243.

43 Lettres philosophiques, op. cit., pp. 60-61 (je souligne). Cet éloge de la Bourse a sans doute de quoi nous faire sourire de nos jours. Il participe néanmoins de l’admiration que Voltaire a éprouvée devant le libéralisme anglais, lors de son exil londonien des années 1727-1728. A ses yeux, la Bourse et le Parlement anglais sont des institutions homologues en ce qu’elles garantissent – notamment grâce à la laïcité – la liberté individuelle et le respect des intérêts mutuels. Le lexique socio-politique de ce passage (« cours », « députés », « assemblées ») est très significatif à cet égard. A la lumière de ce passage, mais également de son contexte, on s’aperçoit ainsi que la sociabilité idéale du « bon souper » recèle des enjeux économiques autant que politiques, dont le moindre n’est pas une réfutation de la thèse physiocratique du « despotisme légal ».

Notons enfin que cette assimilation du souper au dispositif de la Bourse entre en résonance avec un autre élément du conte. Il est en effet permis d’établir un lien entre la Bourse et la Roue de la Fortune, dont il était question plus haut. Dans les deux cas, pour le moins, le jeu d’argent n’est garanti par aucun Ordre préétabli, et récuse tout finalisme.