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Le goût et l’argent chez Voltaire

Danielle BUYSSENS

Musée d’Art et d’Histoire, Genève

« Il faut, pour qu’un peintre ait une juste réputation, que ses ouvrages aient un prix chez les étrangers. Ce n’est pas assez d’avoir un petit parti, et d’être loué dans de petits livres : il faut être acheté. »1 Lapidaire comme les aimait Voltaire, cette formule qui figure en tête de la rubrique Peintres du Catalogue des artistes célèbres (1756) claque toujours comme une impertinence. Encore faut-il s’entendre sur le sens du qualificatif : dans sa manière abrupte de poser les rapports de l’art et de l’argent, elle ne manque justement pas de pertinence… mais ce sont là choses qui ne se disent pas, sauf à trahir les conventions sociales2. Tandis que dans nos galeries d’art, les listes de prix se consultent dans la discrétion d’une lecture rapprochée et que l’affichage des prix reste le propre des brocanteurs, il suffit à un quidam de demander naïvement dans un musée combien a coûté l’œuvre qu’il hésite à admirer pour être aussitôt « déclassé ».

Nul paradoxe donc, à ce qu’à l’heure où le marché joue un rôle de premier plan dans la carrière des artistes, et alors que le système des cotes donne si bien raison à Voltaire, l’historien de l’art Jean Seznec, dans un article publié en 1956, lui assène : « Et que dire d’ailleurs d’un critique qui voit dans le prix d’un tableau la mesure de sa qualité ? »3 Même motif de disqualification pour Roland Desné, qui veut bien concéder à ce « grand acheteur » un intérêt légitime pour le prix des œuvres, mais qui privilégie sans appel les appréciations que lui opposa un « artiste tel que Falconet »4.

Pour ce qu’elle révélerait d’incompétence et, disons-le, de vulgarité, la formule voltairienne semble faite pour entériner les jugements négatifs portés sur sa compréhension des arts plastiques par ses contemporains5. On verra que ce n’est, évidemment, pas aussi simple… Reste que certains propos du grand écrivain pourraient faire abonder dans ce sens :

Votre idée, ma chère nièce, de faire peindre de belles nudités d’après Natoire et Boucher pour ragaillardir ma vieillesse est d’une âme compatissante, et je vous suis reconnaissant de cette belle invention. On peut aisément en effet faire copier à peu de frais ; on peut aussi faire copier au palais royal ce qu’on trouvera de plus beau et de plus immodeste. […] Si par hasard quelque brocanteur de vos amis avait deux tableaux, je vous prierais de les prendre, ce serait autant d’assuré. Quand ces tableaux feraient 5 pieds, il ne m’importe. Deux d’une dimension, et deux d’une autre feront encore mon affaire. Des tableaux de 3 pieds à 3 pieds 1 / 2, sur 4 à 4 pieds 1 / 2 de haut, sont ce qu’il me faut. Je ne vous gêne en rien. Vous avez du temps, et je vous serai très obligé. Je m’en rapporte absolument à vos bontés6.

Le mot vulgarité ne trouve-t-il pas sa pleine justification dans cette lettre à Marie-Elisabeth de Dompierre de Fontaine ? Peut-on imaginer pire réunion d’inconvenances, qu’il s’agisse de faire jouer à l’art le rôle d’un aphrodisiaque, de passer commande de copies à bon marché ou d’acheter des tableaux « au mètre » ? Certes, Voltaire ne brille pas ici de distinction, pas plus que lorsqu’il souhaite équiper Cirey d’une « jolie chaise percée » en même temps que d’une « estampe coloriée » de Van Dyck7, ou bien se préoccupe dans la même lettre d’obtenir un « bidet » pour le confort moderne de ses Délices et d’y voir arriver une « caisse de tableaux »8.

Mais il y a précisément chez Voltaire une manière de fréquenter l’art au quotidien, de le pratiquer pourrait-on dire malgré l’ambiguïté de l’expression, qui mérite à notre avis mieux que du mépris. Plus encore qu’impudique, il est ici comme ailleurs désacralisant.

Alors qu’autour de lui l’époque se plaît à échafauder de vastes théories, ce pragmatique déclare : « Le monde est rassasié de dissertations sur le monarchique, le démocratique, l’état physique, le poétique et le narcotique. »9 On n’attendra donc pas de lui de subtiles discussions esthétiques, mais on appréciera à sa juste valeur la familiarité d’un praticien à l’égard d’autres praticiens, capable d’écrire avec une émotion réelle : « Le tableau des sottises du genre humain depuis Charlemagne jusqu’à nos jours est ce qui m’occupe, et je trempe mon pinceau dans la palette du Caravage quand je suis mélancolique. »10

La jouissance et le dégoût

S’il faut « être acheté », c’est donc qu’il faut des acheteurs. Regardons Voltaire à l’œuvre, à travers l’effervescence d’une lettre de 1733, avec ses acquisitions de tableaux prises dans le tourbillon d’une activité insatiable :

Mon cher ami je suis enfin vis-à-vis ce beau portail, dans le plus vilain quartier de Paris, dans la plus vilaine maison, plus étourdi du bruit des cloches qu’un sacristain, mais je ferai tant de bruit avec ma lyre que le bruit des cloches ne sera plus rien pour moi. Je suis malade, je me mets en ménage, je souffre comme un damné, je brocante, j’achète des magots [des tableaux flamands ou hollandais] et des Titien, je fais mon opéra, je fais transcrire Eriphile et Adélaide, je les corrige, j’efface, j’ajoute, je barbouille. La tête me tourne.11

L’historiographie ancienne n’a pas manqué de porter au compte des aspects négatifs du personnage ses entreprises de spéculation sur l’art12, comme invite à le penser ici l’utilisation du verbe « brocanter ». Sa correspondance conserve la trace de plusieurs autres opérations13, et l’on sait bien aujourd’hui qu’il ne fut pas le seul à s’entremettre de la sorte, même si son activité pourrait être assez précoce par rapport à une tendance qui paraît s’être développée surtout à partir du milieu du siècle14.

Mais Voltaire prit aussi soin de garnir d’œuvres d’art ses différents domiciles, et principalement Cirey puis ses résidences de la région genevoise. Les précisions manquent malheureusement pour évaluer la qualité de ses choix15, loués avec lyrisme par Madame de Graffigny et raillés avec non moins d’entrain par Madame de Genlis16… Peu enclin aux épanchements, il nous laisse dans l’incertitude s’il goûtait son environnement ou s’il obéissait seulement à la règle sociale qui faisait de la possession d’œuvres d’art un signe extérieur de distinction obligé. Et sans doute cet « énergumène »17 n’eut-il jamais le calme suffisant pour être vraiment le Mondain qu’il décrivit en vers gourmands et provocants :

Regrettera qui veut le bon vieux Tems,

Et l’Age d’Or et le Régne d’Astrée,

Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,

Et le Jardin de nos premiers Parens ;

Moi, je rends grace à la Nature sage,

Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge

Tant décrié par nos pauvres Docteurs :

Ce tems profane est tout fait pour mes mœurs.

J’aime le luxe, et même la mollesse,

Tous les plaisirs, les Arts de toute espèce,

La propreté, le goût, les ornemens :

Tout honnête homme a de tels sentimens.

Il est bien doux pour mon cœur très immonde,

De voir ici l’abondance à la ronde,

Mère des Arts et des heureux travaux,

Nous apporter de sa source féconde,

Et des besoins et des plaisirs nouveaux18.

Avec Candide, la vision se fait nettement moins enchanteresse. A l’invitation de Voltaire19, il faut en effet reconnaître une part de lui-même dans le dégoût exprimé par le riche sénateur Pococuranté à l’encontre de ses tableaux :

Ils sont de Raphaël, dit le sénateur ; je les achetai fort cher par vanité il y a quelques années ; on dit que c’est ce qu’il y plus beau en Italie, mais ils ne me plaisent point du tout : la couleur en est très rembrunie ; les figures ne sont pas assez arrondies, et ne sortent point assez ; les draperies ne ressemblent en rien à une étoffe ; en un mot, quoi qu’on en dise, je ne trouve point là une imitation vraie de la nature. Je n’aimerai un tableau que quand je croirai voir la nature elle-même : il n’y en a point de cette espèce. J’ai beaucoup de tableaux mais je ne les regarde plus.20

Sombre constat auquel on ne manquera cependant pas de joindre une réplique de Candide à la fin du même chapitre pour retrouver une conception exposée ailleurs21 par Voltaire : « Mais, dit Candide, n’y a-t-il pas du plaisir à tout critiquer, à sentir des défauts où les autres hommes croient voir des beautés ? »

Vices et vertus des métiers d’argent

Entre l’amateur d’art distingué et le parvenu au discernement par définition fautif, l’époque voulait – déjà – que l’on fît la différence. Ces hommes d’argent pouvaient certes être bien conseillés, leur « crasse primitive » restait patente aux yeux d’un Duclos :

Il avait aussi du goût dans ses meubles, et il s’en trouve nécessairement dans toutes les maisons opulentes de Paris, par la facilité que les gens riches, quelques grossiers qu’ils soient, ont d’avoir à leur service ou à leurs ordres ceux dont la profession s’occupe des choses de goût. Mais comme ce goût n’est que d’emprunter, il ne sert souvent qu’à faire mieux sentir la crasse primitive du maître de maison qu’on ne peut façonner comme un meuble22.

Voltaire quant à lui, dans son Temple du goût incendiaire, présenta le riche négociant comme la proie facile de la « canaille », piètres artistes trouvant là l’occasion d’exercer leurs conceptions corrompues de l’art :

D’un air content l’orgueil se reposait,

Se pavanait sur son large visage ;

Et mon Crassus [ou Crésus] tout en ronflant disait :

« J’ai beaucoup d’or, de l’esprit davantage ;

Du goût, Messieurs, j’en suis pourvu sur tout ;

Je n’appris rien, je me connais à tout ;

Je suis un aigle en conseil, en affaires ;

Malgré les vents, les rocs & les corsaires,

J’ai dans le port fait aborder ma nef :

Partant il faut qu’on me bâtisse en bref

Un beau palais fait pour moi, c’est tout dire ;

Où tous les arts soient en foule entassés ;

Où tout le jour je prétends qu’on m’admire.

L’argent est prêt, je parle, obéissez. »

Il dit, et dort. Aussitôt la canaille

Autour de lui s’évertue et travaille.

[…]

« Réveillez-vous, Monseigneur, je vous prie,

Criait un peintre ; admirez l’industrie

De mes talens ; Raphaël n’a jamais

Entendu l’art d’embellir un palais.

C’est moi qui sais ennoblir la nature :

Je couvrirai plafonds, voûte, voussure,

Par cent magots travaillés avec soin,

D’un pouce ou deux, pour être vus de loin23.

La réflexion de Voltaire sur les conditions sociales du goût ne se résume cependant pas à cette caricature assez convenue, qui tendit d’ailleurs à passer de mode à partir de 1750. Après tout, n’était-il pas lui-même non seulement d’extraction bourgeoise mais aussi homme d’affaires à ses heures ? Ecrivain et non des moindres, puisqu’il fut longtemps essentiellement dramaturge et poète épique, c’est-à-dire au sommet de la hiérarchie des genres littéraires, il fit à satiété l’expérience de ce que sa dignité d’homme de lettres ne suffisait pas à réduire l’écart qui le séparait de l’aristocratie. Il eut aussi tout loisir de constater, au cours de sa longue et tumultueuse carrière, l’importance grandissante de ce que l’on commençait à appeler le « public », réduit à la sphère des lisants mais bien plus étendu que l’élite en place, et il apprit à compter sur lui avec le talent que l’on sait24. Le modèle anglais, mieux disposé à l’égard du commerce et des carrières basées sur le mérite, lui fournit des arguments pour prôner une révision des hiérarchies figées, et la dédicace de sa pièce Zaïre au marchand Fawkener (1733), véritable manifeste, affirma que le goût n’était pas l’apanage des « grands ».

Sans être jamais ce précurseur dont la Révolution française voulut se réclamer, restant toujours tiraillé entre deux univers de pensée, il sapa comme malgré lui un système dans lequel il rêvait de prendre rang, le soumettant à cette préoccupation sociologique avant la lettre qui informait son regard sur le monde25. Ainsi, lorsqu’il traita de la « Rareté des gens de goût » dans ses Questions sur l’Encyclopédie, son énumération des classes inaptes le conduisit à mettre en évidence des habitudes de comportement plutôt que des talents innés, et à se révolter soudain de ce que le goût fût le privilège de ceux qui disposaient de loisirs confortables :

Il faut la capitale d’un grand royaume pour y établir la demeure du goût ; encore n’est-il le partage que du très-petit nombre ; toute la populace en est exclue. Il est inconnu aux familles bourgeoises où l’on est continuellement occupé du soin de sa fortune, des détails domestiques, & d’une grossière oisiveté, amusée par une partie de jeu. Toutes les places qui tiennent à la judicature, à la finance, au commerce, ferment la porte aux beaux-arts. C’est la honte de l’esprit humain que le goût, pour l’ordinaire, ne s’introduise que chez l’oisiveté opulente. J’ai connu un commis des bureaux de Versailles, né avec beaucoup d’esprit, qui disait : Je suis bien malheureux, je n’ai pas le temps d’avoir du goût26.

A titre de comparaison, il vaut la peine de relire un extrait de la section « Arts libéraux » rédigée par Marmontel pour le supplément de l’Encyclopédie :

Par un renversement assez singulier, on voit que les plus honorés des arts, & ceux qui méritent le plus de l’être, […] sont presque tous des arts de luxe, des arts sans lesquels une société pourrait être heureuse, & qui ne lui ont apporté que des plaisirs de fantaisie, d’habitude & d’opinion, ou d’une nécessité très-éloignée de l’état naturel de l’homme. Mais ce qui nous paroît un caprice, une erreur, un désordre de la nature, paroît néanmoins assez raisonnable : car ce qui est vraiment nécessaire à l’homme a dû être facile à tous, & ce qui n’est possible qu’au plus petit nombre, a dû être inutile au plus grand27.

La gloire et le gain

Il est temps d’en revenir au Catalogue des artistes et aux deux petites phrases citées au début de notre article. Il n’y avait à vrai dire rien de bien nouveau à s’intéresser au prix attribué aux œuvres, et Voltaire avait pu s’inspirer, cette fois comme en d’autres occasions, de Roger de Piles déclarant à propos de Titien : « … le prix dont les curieux payent les ouvrages de ce Peintre favorise tout à fait mon sentiment. »28 Mais comment ce discours économique pouvait-il s’articuler avec l’évolution amorcée par la fondation de l’Académie royale de peinture et de sculpture, évolution qui faisait du désintéressement cela même qui fondait la rencontre des peintres avec les amateurs ? Le tableau, comme le résume joliment Annie Becq, « d’objet coûteux devient objet précieux »29. Se séparant des artisans rétribués pour satisfaire des besoins, ceux que l’on commençait à appeler des « artistes » entendaient faire librement usage du « secret de plaire » que la nature leur avait donné, et être payés « avec de la reconnaissance »30.

Le nouveau positionnement dans l’échelle sociale que supposaient ces modifications sémantiques pouvait se réclamer de l’Antiquité, ainsi que le rappelait Jaucourt dans l’Encyclopédie :

Un peintre en Grece étoit un homme célebre aussi-tôt qu’il méritoit de l’être. Ce genre de mérite faisoit d’un homme du commun un personnage, & il l’égaloit à ce qu’il y avoit de plus grand & de plus important dans l’état […]. Les ouvrages des grands-maîtres n’étoient point alors regardés comme des meubles ordinaires, destinés pour embellir les appartemens d’un particulier ; on les reputoit les joyaux d’un état & un trésor public, dont la jouissance étoit due à tous les citoyens31.

Mais cet appétit de considération était loin d’avoir acquis toute sa légitimité. Il suffit pour s’en convaincre de lire ce qu’écrivait encore en 1786 J.A. Perreau :

[Ceux qui pratiquent les arts] veulent porter de beaux habits sous le faux prétexte de la nécessité de paraître décemment chez les gens qui les emploient, ils prennent peu à peu les défauts des hommes d’un ordre supérieur qu’ils fréquentent, se croient bientôt leurs égaux, deviennent souvent orgueilleux et insolents au point de n’être plus supportables, exigent des attentions, des égards que les gens qui les emploient n’ont pour eux que tant qu’ils ont besoin d’eux32.

Attaché à la reconnaissance que devait – ou qu’aurait dû – lui valoir son statut d’homme de lettres, Voltaire était loin de refuser semblable aiguillon aux plasticiens : « … si ceux qui se distinguent un peu n’étaient soutenus par quelque récompense honorable, et par l’attrait plus flatteur de la considération, tous les beaux-arts pourraient bien dépérir au milieu des abris élevés pour eux […]. »33 On voit par là qu’il serait hasardeux de conclure que l’introduction du Catalogue des artistes, avec son péremptoire « il faut être acheté », révélerait chez lui une certaine condescendance à l’égard des peintres, comme c’était le cas pour bien des écrivains peu soucieux de solidarité entre créateurs. Certes, la hiérarchisation – encore active aujourd’hui – entre les travaux nobles de l’esprit et ceux qui font intervenir la main surgit parfois sous sa plume. Ainsi par exemple dans ce fragment souvent cité du « Chapitre des arts », où la notion de profession a bien entendu valeur péjorative :

Il y eut beaucoup plus de grands peintres et de bons sculpteurs que d’excellents poètes. La raison en est peut-être que l’art de la poésie est beaucoup plus étendu, plus difficile, plus dépendant du génie, moins fondé sur des règles certaines, et qu’enfin ce n’est point un art où le travail des mains ait part et qui puisse être jamais regardé comme une profession34.

Mais il est significatif d’observer que Voltaire a lui-même barré ce passage d’un texte laissé à l’état de manuscrit. Repentir certainement non négligeable, témoin d’un combat intérieur contre la tentation d’un discours solidemment ancré, alors même que, comme l’indique Pierre Lepape, « la réflexion et l’indignation politiques naissent chez Voltaire de la réflexion sur la condition des artistes »35, toutes spécialités confondues. Et suivant son habitude, c’est par la dérision qu’il parvint finalement à résoudre ce conflit, avec le savoureux début de la section « Arts, beaux-arts » des Questions sur l’Encyclopédie (1772), trop long pour être cité ici.

Sans prétendre être à même de dresser un bilan statistique mais en rejoignant le sentiment de Théodore Besterman, nous retiendrons surtout de la fréquentation des propos voltairiens sur les arts l’affirmation récurrente de leur fraternité, comme dans ces vers adressés à Belloy :

Les neuf muses sont sœurs, et les beaux-arts sont frères.

Quelque peu de malignité,

A dérangé parfois cette fraternité :

La famille en souffrit, et des mains étrangères

De ces débats ont profité.

C’est dans son union qu’est son grand avantage ;

Alors elle en impose aux pédants, aux bigots,

Elle devient l’effroi des sots,

La lumière du siècle et le soutien du sage36.

Et d’ailleurs, en décrétant par exemple dans son Catalogue : « Boullongne (Bon), excellent peintre ; la preuve en est que ses tableaux sont vendus fort cher », Voltaire n’indiquait pas que l’appât du gain dût être un mobile de l’art, mais seulement que le prix payé par les amateurs était un bon critère d’évaluation. Encore la détermination qu’un artiste pouvait avoir opposée à l’incompréhension de son génie ne lui était-elle pas indifférente : « Le Poussin retourna à Rome, où il vécut pauvre, mais content. Sa philosophie le mit au-dessus de la fortune. »

La propre philosophie de Voltaire n’eut pas les mêmes effets. L’argent joua un grand rôle dans la vie de cet homme épris de confort, et il trouva dans son enrichissement personnel un heureux palliatif de ces pensions qui lui furent accordées chichement et qui n’eussent pas manqué de museler une liberté d’expression déjà très menacée par la censure. Facile à prendre en flagrant délit de contradiction, Voltaire se montra conséquent avec la conception désintéressée du travail du créateur : son bien ne fut guère alimenté par la littérature. En revanche, la contradiction existe bel et bien, écrit Pierre Lepape, entre « militer pour une organisation sociale fondée sur la généralisation des rapports marchands et refuser d’inscrire l’activité littéraire […] dans ces mêmes rapports marchands »37.

Forme intermédiaire entre le mécénat et le commerce, la souscription organisée pour une édition dédiée à la reine d’Angleterre de sa pièce La Henriade peut néanmoins suggérer une tentative de dépasser cette dualité. Et il est à cet égard intéressant d’esquisser un parallèle avec cette « exhibition » payante du tableau des Sabines, conçue quelque soixante-dix ans plus tard par un David en quête de solutions nouvelles et regardant lui aussi du côté de la scène artistique insulaire38.

Petit parti et grand public

En réalité, dans le contexte de ce milieu du siècle marqué pour les beaux-arts par « l’invention » de la critique d’art par La Font de Saint-Yenne en 1747, le propos de Voltaire pouvait n’être pas si choquant qu’il y paraît, et moins encore démodé. Diderot ne vit pas d’objection, et peut-être même l’y encouragea-t-il, à ce que le chevalier de Jaucourt le citât presque textuellement dans l’Encyclopédie :

… un peintre s’est fait une juste réputation, quand ses ouvrages ont un prix chez les étrangers ; ce n’est point assez d’avoir un petit parti qui les vante, il faut qu’ils soient achetés & bien payés ; voilà la pierre de touche de leur valeur39.

Comparons avec le texte de Voltaire :

Il faut, pour qu’un peintre ait une juste réputation, que ses ouvrages aient un prix chez les étrangers. Ce n’est pas assez d’avoir un petit parti, et d’être loué dans de petits livres : il faut être acheté.

Pour minimes soient-elles, les différences n’en sont pas moins intéressantes : supprimant le coup de patte aux « petits livres », c’est-à-dire précisément à cette critique d’art dans laquelle Diderot, est-il nécessaire de le rappeler, s’illustra si bien, Jaucourt appuyait au contraire lourdement sur l’aspect économique. Or, comme l’a démontré Annie Becq, ces deux phénomènes, celui des commentaires publiés sur les œuvres exposées au Salon et celui du retour explicite de considérations économiques, entretenaient un lien ambivalent dans cette période charnière où le système marchand prenait le pas sur celui de la commande privée du mécénat. La Font de Saint-Yenne s’était proposé d’« aider à la réputation » des artistes, de « les publier partout » et, par là, d’« exciter chez les amateurs les plus éloignés le désir d’en embellir leur cabinet dans les provinces et les pays étrangers »40. Mais qui disait commentaire disait jugement, et tandis que les uns s’irritaient de voir une nouvelle autorité de tutelle s’ériger, d’autres pouvaient craindre à bon droit de voir les débouchés de leurs œuvres être compromis en même temps que leur réputation.

Bien entendu, vendre devait rester un bénéfice secondaire, une concession obligée à la réalité. Et l’on rappelait à ceux qui auraient été tentés de suivre l’évolution d’une société où les « faiseurs d’argent » bénéficiaient d’une estime croissante, que la cupidité menait tout droit à la décadence de l’art. Jaucourt, dont les compilations étaient parfois acrobatiques, laissa bien percevoir les difficultés de ces articulations :

Que ceux qui se trouvent dans une fortune étroite ne désesperent point de l’améliorer par l’application ; l’opulence détourne du travail & de l’exercice de la main : la fortune est plus nuisible aux talens qu’elle ne leur est utile ; mais d’un autre côté les distinctions, les honneurs & les recompenses sont nécessaires dans un état pour y encourager la culture des beaux arts, & y former des artistes supérieurs41.

Avant même d’avoir entièrement rempli son objectif, le discours du désintéressement était en crise. Il était néanmoins appelé à un grand avenir et perdure aujourd’hui de manière quasi identique, providentiellement soutenu par une mythologie de la bohème efficace tant pour les artistes que pour les intellectuels… Quant à Voltaire, franchissant les frontières et les cercles étroits pour aller sans intermédiaire au devant d’un public toujours plus large, ne fut-il pas énormément « acheté » même s’il n’en toucha pas les redevances ?

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1 Catalogue des artistes célèbres, ajouté à partir de 1756 au Siècle de Louis XIV, édition Moland, t. XIV, p. 147.

2 Pierre Bourdieu montre bien que même le marché des œuvres d’art fonctionne sur la dénégation de leur valeur économique, voir par exemple : « La production de la croyance, contribution à une économie des biens symboliques », dans Actes de la recherche en sciences sociales, n° 13, février 1977, pp. 4-43.

3 Jean Seznec, « Falconet, Voltaire et Diderot », dans Studies on Voltaire and the eighteenth century, t. II, 1956, p. 46.

4 Roland Desné, « Voltaire et les beaux-arts », dans Europe, n° 361-362, mai-juin 1959, p. 123. Desné et Seznec commentent ici les critiques formulées par le sculpteur Etienne Falconet à l’encontre du Catalogue des artistes de Voltaire, voir Diderot et Falconet, Le pour et le contre, correspondance polémique sur le respect de la postérité…, publié par Yves Benot, Paris, 1958, pp. 124 sqq. L’irritation de Falconet au sujet de l’appréciation de Cazes, quoi qu’en aient pensé Seznec et Desné encouragés par leur propre gêne, n’est manifestement pas motivée par la notion de prix mais par la surévaluation du peintre, critique qui repose d’ailleurs sur une lecture fautive du texte de Voltaire !

5 Ces jugements ont été fréquemment cités, voir par exemple R. Desné, op. cit., ou Raymond Naves, Le goût de Voltaire, Paris, 1938, pp. 369-370, qui fait état des réserves de Diderot à l’égard de ces condamnations. Pour une réhabilitation clairvoyante, voir surtout Théodore Besterman, Voltaire on the arts : unity and paradox, The Zaharoff Lecture for 1973, Oxford, 1974.

6 A Marie-Elisabeth de Dompierre de Fontaine, [juin 1757], Best. D7290.

7 A Bonaventure Moussinot, 18 [décembre 1738], Best. D1695, mentionné par R. Desné, op. cit., p. 119 note 1.

8 A Jean-Robert Tronchin, aux Délices 19 juin [1756], Best. D6899.

9 A Elie Bertrand, à Ferney 3 décembre 1770, Best. D16801, cité par R. Naves, op. cit., p. 103.

10 A Nicolas Claude Thieriot, à Montriond 29 février [1756], Best. D6755. Il y aurait beaucoup à dire sur l’intérêt que Voltaire portait aux aspects stylistiques des autres arts, les associant très souvent à la littérature dans les articles qu’il rédigea pour l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné…, ainsi que l’indique brièvement R. Naves, op. cit., p. 370 note 7.

11 A Pierre Robert Le Cornier de Cideville, [15 mai 1733], Best. D610.

12 Voir surtout l’assez malveillant Louis Nicolardot, Ménage et finances de Voltaire, Paris, 1887, pp. 72-73. Même s’il fut le plus souvent conseillé par son commisionnaire l’abbé Moussinot, Voltaire témoigne à cette occasion d’une capacité à distinguer les copies des originaux et d’une assez bonne maîtrise du « jargon » en usage.

13 Ajoutons au dossier trois lettres qui nous ont été signalées par Jacques Berchtold, où Voltaire s’efforce de placer six tableaux de Van der Meulen et un de Van Dyck, Correspondance, édition Gallimard, t. V, 5188, 5190 et 5198.

14 Voir Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux, Paris, 1987, p. 187.

15 Pour une tentative de reconstitution, voir en dernier lieu Lucien Choudin, « La collection voltairienne du château de Ferney », dans Voltaire chez lui. Genève et Ferney, (éd. Jean-Daniel Candaux), Genève, 1994, pp. 183-206.

16 Voir la lettre de Mme de Graffigny du 5 décembre 1738, Best. D1677, et celles de Mme de Genlis en août 1776, Moland, t. I, 397 et 399.

17 Pour reprendre le titre de l’article d’Olivier Pot, « Portrait du philosophe en énergumène », dans Furor, numéro spécial Voltaire, 1994, pp. 41-50.

18 Le Mondain (1736), édition Morize, 1909, p. 133.

19 A Thieriot, 10 mars 1759, Best. D8168, cité par René Pomeau dans son édition de Candide, The Voltaire Found., t. 48, 1980, p. 231 note 1.

20 Voltaire, Candide ou l’optimisme (1759), chap. XXV, édition citée, pp. 231-232.

21 Dans l’article « Goût » de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné… (1757), et dans celui des Questions sur l’Encyclopédie (1771), subdivision « Du goût des connaisseurs », où Voltaire expose sa conception du connaisseur-gourmet jouissant de la découverte des défauts comme des beautés, et se dit « choqué des draperies mesquines de Raphaël » tout en admirant « la noble correction de son dessein ».

22 Cité par Yves Durand, Finances et mécénat. Les fermiers généraux au XVIIIe siècle Paris, 1976, p. 228.

23 Le Temple du Goût (1733-1756), Moland, t. VIII, p. 558.

24 Voir notamment Pierre Lepape, Voltaire le conquérant. Naissance des intellectuels au siècle des Lumières, Paris, 1994.

25 Th. Besterman, op. cit., p. 24, invite très justement à lire l’argumentation sur la tasse de café de la Défense du mondain comme « a little treatise on the sociology and the aeconomics of art ».

26 Article « Goût » des Questions sur l’Encycopédie (1771).

27 Section « Arts libéraux » de l’article « Art » dans le supplément de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné… (1776).

28 Roger de Piles, Cours de peinture par principes (1708), Paris, Galimard, 1989, p. 157.

29 Annie Becq, « Expositions, peintres et critiques : vers l’image moderne de l’artiste », Dix-huitième siècle, 14, 1982, p. 133.

30 Carmontelle, Le Coup de patte sur le Salon de 1779 (Paris, 1779), cité par A. Becq, op. cit., p. 142.

31 Article « Peintre » de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné… (1765).

32 J.A. Perreau, Instruction du Peuple, Paris, 1786, cité par Jean Chatelus, Peindre à Paris au XVIIIe siècle, Nîmes, 1991, p. 247.

33 « Epître dédicatoire à M. Falkener, marchand anglais » (1733), Moland, t. II, p. 542. Qu’il s’agisse aussi des arts plastiques ne fait pas de doute puisque Voltaire prend ensuite un sculpteur et un peintre pour exemples. L’idée est par ailleurs récurrente dans ses travaux historiques.

34 Manuscrit publié en appendice à l’Essai sur les mœurs, éd. Classiques Garnier, t. II, p. 832 note 1.

35 Op. cit., p. 66.

36 A Pierre Laurent Buirette de Belloy, à Ferney 21 mai [1767], Best. Dl, op. cit., p. 13.

37 Op. cit., p. 96.

38 Voir A. Becq, op. cit., pp. 144 sqq.

39 Article « Peintre », loc. cit.

40 La Font de Saint-Yenne, Réflexions sur quelques causes de l’état de présent de la peinture en France avec un examen des principaux ouvrages exposés au Louvre (1747), cité par A. Becq, op. cit., p. 140.

41 Article « Peintre », loc. cit.