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Les richesses de l’Eldorado

Bronislaw BACZKO

Université de Genève

Pour Jacques Proust

En Eldorado, on le sait, la boue est d’or et les gamins jouent avec des palets qui sont des émeraudes et des rubis dont « le moindre aurait été le plus grand ornement du trône du Mogol »1. Ces richesses, ne les prenons pas trop au sérieux ; ce ne sont que des trésors de conte. Ne les négligeons pas pourtant ; elles peuvent nous instruire sur le pays d’où elles proviennent, sur le conte lui-même et, par ce biais, sur le monde qui est le nôtre, où les cailloux ne sont que simples pierres et où l’on patauge dans la boue.

Retenons d’abord que ce pays d’Eldorado que découvrent Candide et Cacambo avait été déjà visité par d’autres voyageurs. L’Eldorado participe, en quelque sorte, à la transformation que connaît le paradigme utopique au XVIIIe siècle, notamment en raison de l’essor du genre romanesque. Les auteurs de romans ont appris à jouer avec l’utopie, à en faire un épisode de l’intrigue romanesque : la description d’une société idéale se trouve insérée dans des structures narratives plus vastes. Ainsi l’abbé Prévost, dans Cleveland, fait découvrir à son héros une colonie imaginaire, fondée par des protestants qui ont fui La Rochelle en 1628, où règnent la tolérance, la paix et l’égalité sociale basée sur la communauté des biens. Sade, dans Aline et Valcour, fait intervenir, dans un seul et même texte, trois société imaginaires fondées sur des principes contraires et dont les représentations, par conséquent, s’annulent mutuellement. Pour les héros de l’intrigue romanesque, la visite d’un pays imaginaire marque souvent un temps de repos et de réflexion.

Voltaire, lui aussi, joue librement avec le paradigme du voyage imaginaire afin de faire parvenir son héros dans un pays idéal. Lui-même en a d’ailleurs fréquenté plusieurs. Dans la description de l’Eldorado, Voltaire reprend et pastiche des éléments puisés dans le livre de Denis Veiras dont le titre est tout un programme : Histoire des Sévarambes, peuples qui habitent une partie du troisième continent appelé la terre Australe, contenant la relation du gouvernement, de la religion et du langage de cette nation inconnue jusqu’à présent (1677-1679). Au XVIIIe siècle, ce livre était un classique : Leibniz et Rousseau utilisent le terme Sévarambes comme synonyme d’utopiens, habitants d’une société idéale imaginaire. D’autres matériaux, et en particulier l’évocation d’un pays mythique, l’Eldorado, aux richesses fabuleuses, Voltaire les a trouvées dans les récits de voyage. « On dirait que la famille des Incas s’était retirée dans ce vaste pays dont les limites touchent à celles du Pérou. (…) Qu’ils habitaient au milieu des terres, près d’un certain lac Parima dont le sable était d’or ; qu’il y avait une ville dont les toits étaient couverts de ce métal : les Espagnols appelaient cette ville Eldorado ; ils la cherchèrent longtemps. »2 L’or dégradé aux plus vils usages est une image qu’il pouvait trouver en visitant avec Thomas More l’île d’Utopie : ses habitants en fabriquaient des pots de chambre. Certes, dans aucun pays utopique et dans aucun récit de voyage on ne trouve autant d’or et de pierreries que dans ce pays d’Eldorado, mais cela tient aux particularités de cette contrée unique. Décrire toutes ces merveilles serait trop long. Dans la structure du conte c’est un épisode important, aux fonctions multiples, que nous n’évoquons que très succinctement.

Dans les pérégrinations de nos héros, l’Eldorado succède à deux autres pays : au Paraguay, la Cité rationnelle des Jésuites et au pays des sauvages, des Oreillons, qui vivent dans l’état de nature. Or, Candide et Cacambo ont fui ces deux autres modèles d’utopie qui captivaient pourtant l’imagination du « siècle philosophique ». Ils n’ont fait qu’une brève halte chez les Jésuites, dans ce pays au gouvernement admirable, où « los padres ont tout et les peuples rien » (p. 149) ; après leur échauffourée avec le frère de Mademoiselle Cunégonde, ils y risquaient leur vie. Les Oreillons étaient, certes, des sauvages « tout nuds, armés de flèches, de massues et de haches de caillou » (p. 157). Leur bonté pourtant était aussi singulière que problématique : elle aurait coûté à nos voyageurs d’être rôtis à la broche. Ce n’est qu’en Eldorado que Candide, enfin, s’arrête. Le rythme du récit change : il n’est plus haletant et le héros ne se déplace plus fébrilement. Depuis que le coup de pied dans son derrière l’avait propulsé dans le monde, c’est la première fois qu’il n’est plus obligé de déguerpir. Aucune mauvaise surprise ne lui arrive ; il admire et il apprend.

Dans le parcours de Candide, l’Eldorado, ce pays idéal, représente le point le plus éloigné du château de Thunder-ten-tronckh, vrai « paradis terrestre » (p. 105). A partir de l’Eldorado, Candide amorce son retour ; il ne subit plus son destin et ne fuit plus. De son propre gré, il entreprend une longue quête, afin, certes, de retrouver la belle Mademoiselle Cunégonde, mais aussi pour trouver aux problèmes légués par le docteur Pangloss une réponse différente de celle que lui offrait l’Eldorado, pourtant le seul pays où tout est bien. Car, retenons-le, cette réponse-ci ne le satisfait pas. En effet, les mœurs de l’Eldorado offraient une leçon morale limpide : elles apprenaient à mépriser l’or et les diamants, ces cailloux qui ne constituent pas de vraies richesses. Or, Candide n’a pas suivi l’exemple de cette vie merveilleuse où l’or ne compte pour rien ; bien au contraire, il fait son choix en fonction de l’or ; et c’est celui-ci, ainsi que les autres diamants, qui vont transformer sa vie.

En effet, si Candide ne fait pas sienne la leçon morale enseignée par l’Eldorado, c’est, évidemment, parce qu’il se languit de Mademoiselle Cunégonde. Mais aussi, voire peut-être surtout, parce qu’il s’ennuie. Après avoir séjourné plus d’un mois dans ce pays modèle, après avoir admiré son gouvernement, ses mœurs et son architecture – autant de merveilles –, Candide dit à son fidèle compagnon : « Si nous restons ici, nous n’y serons que comme les autres, au lieu que si nous retournons dans notre monde, seulement avec douze moutons chargés de cailloux d’Eldorado, nous serons plus riches que tous les rois ensemble, nous n’aurons plus d’inquisiteurs à craindre, et nous pourrions vraiment reprendre Mademoiselle Cunégonde » (p. 170). Certes, l’Eldorado est un pays heureux qui vaut mieux que le château natal de Candide. Mais sans amour propre et sans risques, sans vanité et sans pouvoir, et, bien entendu, sans Mademoiselle Cunégonde, même un paradis terrestre saurait-il être parfait ?

Discuter l’idée de bonheur parfait aurait certainement intéressé le docteur Pangloss. Quoi qu’il en soit, l’Eldorado offre à Candide une chance extraordinaire : devenir riche et rentrer chez les siens. Etre plus riche que tous les rois ensemble, être assez riche pour se payer un royaume, ce rêve qu’il fait au milieu d’un peuple dont les mœurs excluent précisément de tels désirs, Candide ne peut le réaliser que grâce à une supercherie. Le roi lui ayant promis tout cadeau qu’il désirerait, Candide se contente de demander « quelques moutons chargés de vivres, de cailloux et de la boue du pays » (p. 171). Le bon roi ne comprend pas, évidemment, le « goût des gens de l’Europe pour notre boue jaune » (ibid.) et Candide ne trouve guère utile de l’éclairer sur ce point délicat.

Remarquons d’ailleurs que cette supercherie n’est possible que parce que l’heureux pays d’Eldorado, abandonnant l’or et les diamants aux enfants, connaît, quand même, une monnaie et, de ce fait, sa propre échelle de richesse. En effet, dans la première auberge qu’ils avaient rencontrée, Candide et Cacambo ont été nourris gratuitement et leur repas fut merveilleux. Par la suite, cependant, il fallait payer, semble-t-il. De même il fallait payer la machine construite pour « guider (Candide et Cacambo) hors du Royaume ». Trois mille physiciens y travaillèrent et elle coûta « plus de vingt millions de livres sterling, monnaie du pays » (p. 171). Qui a payé ce montant ? quelle était la valeur de cette monnaie ? Surtout, à quoi bon pouvait servir l’argent dans ce pays d’abondance et d’hospitalité généreuse ? Nous ne trouvons pas de réponse à ces questions et nous ne saurons donc jamais comment on est riche en Eldorado. Les péripéties de Candide nous apprendront au moins quel usage on peut faire de la richesse dans notre monde à nous.

Nos voyageurs sont donc partis munis de « deux grands moutons rouges sellés et bridés pour leur servir de monture quand ils auraient franchi les montagnes ; vingt moutons de bât chargés de vivres, trente qui portaient des présents de ce que le pays a de plus curieux, et cinquante chargés d’or, de pierreries et de diamants » (pp. 171-172). Largement assez pour racheter Mademoiselle Cunégonde au gouverneur de Buenos Aires (« si elle peut être mise à prix » !) et de se payer n’importe quel royaume. Ces immenses richesses apportées d’Eldorado, que sont-elles devenues ? Quel usage a fait Candide de ces trésors dépassant ceux que « l’Asie, l’Europe et l’Afrique n’en pouvaient rassembler » (p. 173) ?

Remarquons d’emblée que seule une infime partie de ces fabuleuses richesses fut convertie en argent et entra en circulation. La plupart n’ont pas échappé aux mésaventures et catastrophes à rebondissements qui arrivèrent à Candide sur son chemin de retour. Ainsi, à la seconde journée de voyage, deux moutons rouges s’enfoncèrent dans le marais ; deux autres moururent de fatigue et il fallut abandonner leur charge. « Sept ou huit périrent ensuite de faim dans un désert ; d’autres tombèrent au bout de quelques jours dans des précipices », et ainsi de suite. Bref, « après cent jours de marche il ne leur resta que deux moutons ». De cette triste histoire, Candide, philosophe qu’il était, tira la seule morale qui s’imposait : « Vous voyez comme les richesses de ce monde sont périssables ; il n’y a rien de solide que la vertu et le bonheur de revoir Mademoiselle Cunégonde » (p. 173). Certes, cette sage leçon était d’autant plus facile à dégager qu’avec les deux moutons il restait quand même « plus de trésors que n’en n’aura jamais le Roi d’Espagne » (p. 173). Mais ces deux derniers moutons rouges, avec leur charge, disparurent – les pauvres ! – au fond de la mer, après avoir été volés par Vandendur, marchand et navigateur hollandais et escroc sans scrupules.

On pourrait se demander à quoi bon avoir imaginé ces cinquante moutons, chargés d’immenses richesses, pour les faire disparaître, à peine quelques pages plus loin, et cela sans faire progresser vraiment le récit ? D’autant plus que ces trésors, perdus dans les déserts, engloutis par la mer, etc., n’entrèrent pas en circulation et restèrent donc stériles (contrairement, par exemple, aux richesses de l’Amérique dont Voltaire, dans l’Essai sur les mœurs, a analysé les conséquences multiples tant pour l’économie que pour la civilisation du Vieux continent). L’économie du récit assigne pourtant à ces richesses une fonction précise : c’est la fin projetée du parcours de Candide qui détermine les modalités de son départ d’Eldorado. L’importance de ces richesses était à la mesure du rêve qu’elles ont engendré : Candide se décide à rentrer chez les siens disposant d’une fortune suffisante pour se payer un royaume ; à la fin du récit il ne lui reste qu’une pauvre métairie. On pourrait, certes, imaginer que, grâce à ses moutons et à leur charge, Candide termine ses aventures comme calife à Constantinople, la belle Cunégonde régnant sur le harem de son palais ; il deviendrait toutefois héros d’un autre conte. Par contre, pour nous apprendre qu’il faut cultiver notre jardin, il devait ne rien rester, ou presque, ni du rêve ni du trésor emportés de l’Eldorado. Les pauvres moutons devaient donc être sacrifiés ; ce sont des victimes de la logique de la fable et de la structure du texte.

Cela dit, de tous ces désastres, Candide sauva pourtant le contenu de ses poches. Soit fort peu, certes, par rapport au trésor initial, mais quel pactole dans ce monde où les cailloux ne sont que des cailloux, tandis que les diamants, même petits, représentent une vraie fortune. Assez également pour faire ressortir les usages multiples de la richesse et, partant, le pouvoir de l’argent. Remarquons, en effet, que Candide n’est pas seulement riche, mais que sa fortune est constituée de pierres précieuses, donc de biens facilement monnayables. Au long de ses pérégrinations, Candide écoule les petits cailloux d’Eldorado à plusieurs pistoles la pièce, preuve s’il en fallait que les diamants étaient authentiques.

Etre riche, c’est aussi une condition périlleuse. La richesse affichée par Candide suscite inévitablement des convoitises. L’argent attire des escrocs et Candide en fut victime à plusieurs reprises. Il est certes « joli garçon », mais ce sont les « deux énormes diamants sur ses doigts » qui ont fait redoubler les ardeurs de la marquise de Parolignac a uxquelles il n’a pas su résister, en faisant ainsi « une petite infidélité à Mademoiselle Cunégonde » (p. 194). Cela dit, la richesse assure à Candide une autorité et un pouvoir qu’il n’a jamais connus : ses péripéties peuvent désormais prendre un autre tour, car, grâce aux diamants, les rapports de puissance sont inversés. L’argent sert de planche de salut dans les situations les plus dangereuses : ainsi, à Paris, « trois diamants d’environ trois mille pistoles chacun » donnés à l’exempt lui ont largement suffi pour acheter sa liberté (p. 196). Les fonctions de l’argent sont aussi extraordinaires que patentes, car, dans le meilleur des mondes possibles, tout est achetable : les faveurs des belles dames et la justice, les prières et le luxe (à Venise, Candide offre à Paquette et au frère Giroffle un somptueux repas : « des maccaronis, des perdrix de Lombardie, des œufs d’esturgeon et, à boire, du vin Montepulciano, du Lacryma Christi, du Chypre et du Samos », p. 207). La vraie amitié, certes, ne s’achète pas, mais comment aurait tourné la rencontre entre Candide et Martin, si l’un n’avait pas été pauvre et si l’autre n’avait pas eu de diamants dans sa poche ? (« On dit que Venise n’est bonne que pour les Nobles Vénitiens, mais que cependant on y reçoit bien les étrangers quand ils ont beaucoup d’argent ; je n’en ai point, vous en avez, je vous suivrai partout », déclara Martin, p. 185). Grâce à ses richesses, Candide n’est pas condamné à se résigner aux adversités de la fortune ; il les affronte et fait fléchir le destin, le sien et celui de ses amis. Ainsi a-t-il réussi à racheter Mademoiselle Cunégonde, la Vieille, Cacambo (« très cher » !, p. 220), Pangloss et le baron. Certes, il ne l’aurait pas fait s’il n’était pas constant dans son amour et fidèle à ses amis ; il n’a pas ménagé ses efforts pour les tirer de leur mauvais sort et libérer Mademoiselle Cunégonde. Ainsi nous offre-t-il l’exemple du bon usage de la richesse, à condition, évidemment, d’en avoir une. Si Candide a réussi, c’est qu’il en avait assez et parce que personne n’a résisté à la force de l’argent, qu’elles que fussent le pays ou la religion : ni le gouverneur de Buenos-Aires, ni le maître de Cacambo, ni l’ancien roi Achmet III, ni le Levanti Patron, ni le prince de Transilvanie. C’est aux cailloux emportés de l’Eldorado que la « petite compagnie » est redevable de sa liberté et de sa réunion, ainsi que de la petite métairie qui lui servit de demeure et où elle apprit l’art de cultiver le jardin.

Cette métairie, nous ne savons pas combien Candide l’a payée. Il l’a achetée sur les conseils de la Vieille, comme logis provisoire, « en attendant que toute la troupe eût une meilleure destinée » (p. 226). C’était le premier investissement de Candide dans un bien durable ; ce fut également le dernier. Ce qui lui en resta en diamants, il ne les a ni convertis en rentes viagères ni investis dans le commerce avec les colonies, ce que Voltaire, en connaissance de cause, pouvait bien lui recommander. Il se lança, semble-t-il, dans des spéculations imprudentes et il fut « friponné par les Juifs » (p. 228 ; on se demande s’il n’a pas eu affaire au même « juif Schinkel » auquel Voltaire n’a jamais pardonné d’avoir été, à Potsdam, un spéculateur plus rusé que lui-même). Quoi qu’il en soit, après avoir regorgé de « millions de piastres », il ne reste à Candide presque rien. La métairie est à l’opposé du pays d’Eldorado : on n’y trouve ni or ni diamants. Ses occupants ne rappellent en rien les heureux habitants de la contrée où tout est bien. Ils ont tous souffert et ils ont tous changé : Cunégonde « devenant tous les jours plus laide, devint acariâtre et insupportable » ; la Vieille était infirme et fut « encore de plus mauvaise humeur que Cunégonde » (p. 230) ; Pangloss continuait à philosopher, mais n’a retrouvé ni le bout de son nez, ni son œil, ni son oreille.

Cependant, la petite métairie demeure la dernière trace repérable des richesses de l’Eldorado ; c’est aussi le dernier don offert par ce pays à Candide et à sa compagnie. On dirait même que la métairie porte la marque de ses origines : comme en Eldorado, on s’y ennuie. « Quand on ne se disputait pas, l’ennui était si excessif, que la Vieille osa un jour leur dire : ‘Je voudrais savoir lequel est le pire, ou d’être violée cent fois par des Pirates Nègres, d’avoir une fesse coupée, de passer par les baguettes chez les Bulgares, d’être fouetté et pendu dans un Auto-da-fé, d’être dissequé, de ramer aux galères, d’éprouver enfin toutes les misères par lesqueles nous avons tous passé, ou bien de rester ici à ne rien faire ?’ » (p. 230). Mais cette fois-ci, pour fuir l’ennui, Candide ne se lança pas à la recherche de nouvelles aventures et ne songea même pas à retourner en Eldorado pour refaire de nouvelles provisions de cailloux. Comme on le sait, il trouva une parade qui consistait à cultiver son jardin, la seule réponse convenable au dilemme dans lequel l’homme semble être enfermé : « vivre dans les convulsions de l’inquiétude ou dans la léthargie de l’ennui » (pp. 230-231). Ainsi la vie est devenue sinon heureuse du moins supportable, d’autant plus que la « petite terre apporta beaucoup » (ibid.). Retenons ainsi que, pour la première fois, Candide et ses amis vivent de l’argent qui ne vient pas d’Eldorado mais qu’ils ont gagné par leur travail (à une exception près, celle de Paquette qui avait gagné sa vie en pratiquant son métier, le plus ancien du monde). Nous ne savons pas combien ce jardin leur a rapporté ni quel usage ils ont fait de cet argent. Ce n’est pourtant pas très important : dès l’instant où il donne un sens à leur existence, le travail à la métairie n’est plus seulement un moyen mais aussi, voire surtout, une fin en soi. A l’abri des événements et des inquiétudes de ce monde, la métairie devient ainsi un refuge où règne une honnête abondance, où chacun se découvre des talents et les exerce, et où le travail chasse l’ennui.

On pourrait s’arrêter ici, si la conclusion narrative de Candide ne se voulait pas ambiguë sur le plan philosophique. En effet, fallait-il vraiment envoyer Candide en Eldorado, faire tant souffrir Pangloss, faire perdre une fesse à la Vieille, sacrifier la vertu et la beauté de Mademoiselle Cunégonde, démolir tant d’innocents moutons rouges, gaspiller tant de diamants, et tout cela pour arriver à une conclusion d’une affligeante banalité : la richesse n’est que vanité ; l’argent ne fait pas le bonheur ; sachons ne nous occuper que de nos oignons, gardons nos pénates et recherchons dans le travail notre bien-être ?

Si la conclusion de Candide reste notoirement ambiguë et se prête à plusieurs lectures, c’est que le texte qu’elle clôt ne cesse de nous interpeller et que nous n’arrêtons pas de l’interroger. Le dialogue avec Candide n’est pas achevé aussi longtemps que le mal demeure pour nous un problème déroutant. De ce fait, et avec les temps qui courent, il est promis à un bel avenir, ce conte sur le meilleur des mondes possibles. Le sens de sa conclusion n’est donc donné que dans les lectures multiples auxquelles le texte se prête depuis deux siècles.

Une de ces lectures nous est suggérée par la correspondance de Voltaire, dans laquelle revient souvent la métaphore du jardin à cultiver, auquel sont assimilés les Délices et Ferney. Certes, Voltaire ne songe même pas à vivre de l’argent que ces « jardins » pourraient lui rapporter : contrairement à la métairie de la fiction, il fallut investir beaucoup dans ces demeures. Ainsi prend-il soin de faire fructifier sa fortune par des placements intéressants, en la convertissant en rentes viagères ou en l’employant dans le commerce maritime avec les colonies (tel ce bateau qu’il a fait appeler Pascal…). Cela dit, l’argent reste pour lui un moyen : il lui assure un refuge très confortable, lui donne le sentiment de sécurité, le met à l’abri des méfaits de la fortune et des caprices des grands, lui permet d’exercer ses talents, de faire du théâtre, de recevoir ses amis, etc. L’argent est surtout une condition essentielle pour sauvegarder sa liberté qu’il chérit tellement.

Il est donc d’autant plus remarquable que Voltaire mette son indépendance en péril et fasse courir de graves risques à sa liberté. De son propre « jardin » il lance, l’un après l’autre, des dizaines de textes qui attaquent les iniquités de ce monde. C’est dans ce « jardin » qu’il écrit Candide qui – ne l’oublions pas – était un brûlot, qui fut saisi et condamné comme contraire à la religion et aux bonnes mœurs, et qui fut diffusé clandestinement. Contrairement à la petite compagnie de la métairie, il ne se contente pas d’écouter les bruits qui lui parviennent du monde extérieur, mais il se mêle des affaires de celui-ci. Non seulement est-il conscient des dangers qu’il court, mais il en a peur. Parfois ces peurs deviennent obsessionnelles, comme, par exemple, après l’exécution du chevalier de La Barre, quand son Dictionnaire philosophique fut brûlé. Il s’apprête même alors à quitter Ferney, son « jardin », et à chercher refuge chez Frédéric II (il n’a pourtant pas oublié la fâcheuse aventure qui lui était arrivée autrefois à Francfort). Et pourtant il n’arrête pas de « cultiver son jardin » à sa manière : exercer la parole libre contre « l’infâme » et faire progresser les Lumières. Avec son verbe il fabrique lui-même des textes qui scintillent comme des diamants et avec lesquels il s’amuse et joue, comme les gamins en Eldorado.

Ainsi donc, en nous faisant visiter l’Eldorado, Voltaire ne nous a pas beaucoup appris sur les manières d’être riche et de faire fructifier l’argent ; sur ce point, il vaut mieux consulter ses livres de comptes. Par contre, pour lui, payer avec quelques cailloux ramassés en Eldorado la conclusion de ce conte – et quelle conclusion ! – était une excellente affaire. Car la visite de ce pays où tout est bien était un détour obligé pour mener à bonne fin son conte sur le mal.

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1 Ici, et dans la suite, les références à Candide renvoient à Voltaire, Candide ou l’optimisme, éd. critique par Christopher Thacker, Genève, 1968.

2 Voltaire, Essai sur les mœurs, éd. critique par René Pomeau, Paris, 1963, t. II, p. 368.