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Les métamorphoses de la petite métairie

La circulation de l’argent dans Candide de Voltaire, Nicolas Doświadczyński de Krasicki et l’Histoire d’Agathon de Wieland

Kaja ANTONOWICZ

Paris

Il n’est pas étonnant que Candide ait engendré à l’étranger des visions sombres du commerce entre les hommes, tel Belphegor de J.C. Wezel (1776), l’un des romans les plus pessimistes dans la littérature allemande du XVIIIe siècle1. L’ironie de Voltaire se transforme dans ce récit en une misanthropie obsessionnelle et l’argent, dont la nature est dans Candide de se disperser, devient chez Wezel une menace perpétuelle, car il suffit d’avoir deux écus de plus que son prochain pour être volé, battu et chassé à coups de pied de n’importe quel refuge. L’asymétrie entre les individus, symbolisée par l’argent dans le conte de Voltaire, n’est pas réductible dans Belphegor – elle se reproduit à chaque reprise avec des signes inversés. Si on a deux écus de trop, on est sûr d’être dévalisé et de se retrouver de deux écus plus pauvre que son voisin. Et si ensuite il reste quelque chose d’immatériel qui distingue l’individu, l’opération se poursuivra par le biais de fausses accusations, jusqu’à ce que les signes soient inversés, créant une nouvelle asymétrie.

Tout comme Candide, Belphegor se termine par un investissement terrestre censé maîtriser ce mouvement constant de l’argent – les héros se retirent dans leur « petit jardin », une utopie modeste reposant sur l’autosuffisance et le travail. Mais contrairement à Candide cet investissement reste vain. Si, au prix d’une certaine dépense, on peut changer le système économique qui organise la circulation des biens, on ne peut pas changer la « nature humaine » qui était au départ. Belphegor, dont la nature est de perdre tout ce qu’il acquiert, s’avère incorrigible – il retombe dans l’idéalisme, quitte le jardin protégé et se fait probablement tuer dans la guerre d’indépendence américaine2. A la différence de Candide il n’a rien appris : ayant accédé après un long parcours à la petite idylle républicaine de son jardin, il l’abandonne – rêveur incurable qu’il est – en préférant une Idée à la jouissance de son bien. En ce qui concerne le fruit des expériences vécues, le petit jardin acheté avec ce qui a pu être sauvé, seuls en bénéficient les « tempéraments froids » qui n’améliorent pas le réel, mais qui savent en profiter3.

La reprise de la structure narrative de Candide cache ainsi dans Belphegor une polémique avec Voltaire. Celle-ci concerne surtout la fonction de l’argent dans le conte et elle est dirigée contre ce dernier reste d’optimisme que Candide pourrait représenter : la conviction que dans ce monde qui n’est pas le meilleur on peut au moins gérer ses affaires de la meilleure manière. Pour arriver à cela il fallait pourtant réinterpréter le récit, car Candide n’est pas un cri de désespoir devant la réalité, mais un bilan des pertes et des profits. Bien que rocambolesque, passant par des faillites quasi-totales, des fluctuations inquiétantes de valeur et une usure effrayante des biens acquis pendant le parcours, ce calcul révèle un tout petit gain du côté de la vie vécue – et c’est avec ce surplus produit par la circulation dans le monde que le petit jardin et la paix qui y règne sont achetés.

Il va de soi que ce bilan a pu susciter des réflexions différentes. La lecture de Wezel met l’accent sur l’inéluctabilité des pertes et sur l’impossibilité de modifier la Nature. Mais Candide lui-même contient aussi des éléments d’une évolution et ce sont les affaires financières du héros qui permettent de la mesurer. La minuscule différence entre les pertes et les profits dont la petite métairie est issue sert ainsi dans le conte à évaluer la valeur de la vie – c’est la prime d’expérience, un gain modeste comparé aux richesses perdues qui permet néanmoins d’établir un équilibre minimal avec la réalité. Ce reste du trésor dispersé ne fait d’ailleurs que représenter le progrès dans les idées du héros qui, par la décision même de ne cultiver que sa propre terre, prouve que le nom de Candide n’est plus complètement approprié.

Ainsi n’est-il pas surprenant que « l’expérience » de Voltaire ait influencé aussi des romans complètement opposés au Belphegor – des romans de formation du XVIIIe siècle, descriptions d’un parcours de vie qui mettent en évidence l’évolution et l’intégration sociale du héros. Les Aventures de Nicolas Doswiadczynski sont un exemple de Candide « positif » : écrit par l’évêque polonais Krasicki en 17764, ce roman de formation d’inspiration catholique reprend en gros le schéma narratif de Voltaire en mettant l’accent sur la valeur de l’expérience et sur la transformation intérieure du héros. Doświadczyński veut d’ailleurs dire « celui qui fait des expériences », « Monsieur Expérience », un peu comme Scarmentado de Voltaire, et c’est la définition la plus brève du héros pour qui le parcours à travers le monde devient une sorte de cours d’économie appliquée qui permet de conserver l’héritage – un petit jardin endetté.

Quant au texte fondateur du roman de formation allemand, L’histoire d’Agathon publiée par Wieland en 1766 / 67, il se réclame plutôt de Fielding et de la littérature grecque5, mais les éléments issus d’un conte philosophique et l’idée directrice d’une théorie (le platonisme) mise à l’épreuve de la réalité6, laissent voir qu’il s’agit aussi d’une réponse au Candide de ce « fou de Voltaire que je méprise – comme le dit Wieland dans une lettre – autant que je l’admire »7. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si l’auteur de cette réfutation traite Voltaire dans une autre lettre de « sophiste impudent »8, ce qui fait penser au sophiste Hippias, l’adversaire d’Agathon dans le roman. Et pourtant, Agathon, dont le but déclaré est de prouver le tort des sophistes, ressemble étrangement à Candide : toutes les expériences du monde se terminent par des échecs et des pertes financières, la déception est presque totale, et si l’on peut sauver le héros, ce n’est qu’en le retirant du circuit pour le mettre dans une « petite république » idéale. Retiré dans « le cercle de la vie privé »9, Agathon ne travaille dorénavant qu’à sa propre perfection et il se console par la réflexion qu’en travaillant sur soi-même, un homme de qualité rend le meilleur service à la collectivité. « Travaillons notre jardin », donc, comme un compromis entre l’optimisme et le « sophisme » issu d’une vision fataliste de la réalité, à la différence près que le manoir où Agathon passe son temps à Tarente n’est pas sa propriété, et que ce sont seulement ses « talents » qui restent à cultiver10.

Ce qui frappe dans ces trois récits publiés dans un laps de temps de dix-sept ans et posant tous les trois la question de savoir comment s’investir dans la réalité, c’est surtout le rôle ambigu de l’argent. Au niveau de l’histoire, on assiste bien entendu au déchaînement de celui-ci : fuite incontrôlée, oscillations de valeur traumatisantes, catastrophes financières imprévisibles, – c’est tout un imaginaire du mouvement chaotique de l’or et de la monnaie qui indique une rupture dans la chaîne d’échanges interhumains. Dans la construction du récit ces richesses instables jouent pourtant un double rôle, car l’argent sert aussi à mesurer la valeur du capital intérieur du héros. Le point critique de « l’expérience économique » devient ainsi la question de savoir comment mettre en relation les circuits extérieur et intérieur – comment placer le surplus de valeur dans une réalité en proie à la déperdition constante des valeurs. La leçon de Candide est de disparaître de la circulation après avoir fait fortune – d’investir le capital dans la terre et de le faire fructifier en coupant tous les autres rapports avec l’extérieur. Un petit jardin privé en marge du commerce général est ce qui permet de conserver le capital et même de se payer un commerce rudimentaire de fruits avec le monde extérieur.

Si cette autosuffisance bouclant la circulation des richesses sur elle-même est, chez Voltaire, la seule façon d’éviter les pertes dues à la fuite incessante de l’argent, le roman de formation, où l’influence de l’Emile est très présente, s’intéresse plutôt au lien entre un petit cercle privé et les autres cercles humains. L’argent, gage d’échange avec le monde extérieur, est ainsi l’une des notions centrales du genre11. Les phénomènes inflationnistes et les krachs financiers poursuivant Nicolas et Agathon mettent en évidence la difficulté d’établir un échange enrichissant dans une situation d’effondrement des valeurs. Le mouvement des deux romans est pourtant celui qui va du petit cercle privé vers la réalité, et l’argent sert à indiquer la capacité du héros à créer des liens avec le monde extérieur. La question du placement optimal de la fortune se transforme ainsi en une question plus générale qui est celle des rapports entre l’intérieur et l’extérieur. S’ils contestent l’idylle économique de Voltaire, Krasicki et Wieland contestent aussi son modèle de l’économie intérieure, et ils cherchent à trouver – non sans modifier les données de l’« expérience économique » – un modèle d’autonomie personnelle fondé moins sur un hasard heureux que sur l’échange et sur le lien social.

Dans le roman de Krasicki qui s’appuie stylistiquement sur des textes autobiographiques sarmates ayant toujours la structure d’un départ suivi d’un retour12, le schéma voltairien est modifié du point de vue spatial : Doświadczyński effectue un parcours au-delà du monde connu pour regagner à la fin son Szumin natal et s’y établir avec Julianne, rencontrée au départ. Entre les deux rencontres avec la bien-aimée dans le cercle initial a lieu un parcours initiatique accompagné de pertes financières, amenant le héros dans une ville administrative polonaise, puis à Paris, dans l’île utopique de Nipou, en Amérique, à Cadix, dans un asile de fous à Séville et finalement sur le chemin du retour. Au centre de ce parcours se situe le séjour à l’île Nipou, pays idéal où règnent des vertus ancestrales conservées grâce au travail et à l’absence d’argent. C’est sur cette île coupée des continents connus, rappelant le pays des Houyhnhnms chez Swift, que Nicolas rencontre son maître, le sage Xaoo qui lui enseigne la sagesse et la vertu. Et pourtant, bien que ce pays soit idéal, Nicolas s’y comporte de la même manière que Candide : plein de reconnaissance, il s’empresse pourtant de le fuir, en emmenant avec lui les trésors d’un bateau échoué sur les côtes de l’île que les insulaires considèrent, dans leur sagesse, comme sans valeur. L’ennui de l’état « idéal » est le point commun entre Krasicki et Voltaire : sans mademoiselle Cunégonde et sans argent – c’est-à-dire sans le commerce dangereux mais enrichissant avec les autres hommes –, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue.

Or voilà qu’apparaissent des différences entre les aventures de Nicolas et de Candide : le petit noble polonais tombe sur un capitaine malhonnête, mais, moins heureux que Candide, il perd dans cette aventure toute sa fortune, et sa liberté en sus. Vendu comme esclave aux mines d’argent de Potosi, il ne conserve que quelques papiers de valeur cachés dans ses vêtements et inutiles dans son état présent. Un « Américain » philanthrope visitant de temps en temps les mines lui donne en revanche une petite aumône, et c’est grâce à ces quelques pièces de monnaie que le lien rompu avec la réalité est rétabli. Bien que le descendant des Indiens ne puisse pas aider Nicolas à profiter de sa fortune, il le présente à un autre philanthrope, le quaker Gwilhelm, qui le rachète au nom de l’humanité en ajoutant une somme d’argent pour assurer son retour au pays13.

Dès le moment où apparaît cette chaîne d’hommes de bonne volonté, le roman prend une autre direction : libre de ses mouvements et pouvant mettre à profit le reste de sa fortune, le héros utilise l’argent de Gwilhelm pour racheter quelques esclaves, ce qui le rend d’autant plus cher à son bienfaiteur. Viennent ensuite la reprise du trésor volé, la punition du capitaine-négrier et la clarification des questions de propriété : le contenu du bateau appartenait en fait à Gwilhelm, ce qui justifie les droits du héros, à qui son ami va le céder. Cela donne à Krasicki l’occasion de développer toute une théorie de l’argent transmis et reçu, formant, d’après le quaker, une chaîne infinie qui reconduit vers le donateur l’argent dépensé pour libérer autrui de ses chaînes. « Ne crois pas que ce don m’appauvrit, grâce au ciel je jouis de tout en abondance et cette même perte, d’autres profits l’ont déjà compensée »14 : voilà comment Gwilhelm explique son idéal de solidarité humaine rationnelle, basée sur des vertus chrétiennes, mais aussi sur une sorte de calcul macroéconomique qui rappelle la vision de la circulation des bienfaits procurés par la liberté dans l’article Propriété des Questions sur l’Encyclopédie15. Dans le discours de l’illuminé des Aventures…, la chaîne par laquelle l’argent libérateur circule joue pourtant un rôle plus important encore : c’est un substitut séculier de la Providence divine, une courroie de transmission entre l’intérêt individuel et général, car s’il est vrai qu’il faut s’occuper surtout de ses propres affaires (Gwilhelm ne les néglige d’ailleurs point), il est vrai aussi qu’on ne fait plus d’affaires dans le chaos, ni dans le désert.

Cette chaîne salutaire qui lie l’individu à la réalité a bien sûr dans le roman son pendant maléfique : l’argent en fuite apparaissant dans la première partie du récit. « Voler et être volé », c’est la règle du jeu du petit monde polonais que le héros parcourt au début du roman : c’est un monde anarchique et instable où chacun est finalement trompé, monde de petites combines amenant des pertes énormes et théâtre d’une corruption généralisée. Des procès ruineux faisant suite à la guerre quotidienne entre les voisins font disparaître l’argent qui était leur objet, et l’illusion d’indépendance qu’offrent les manoirs privés s’effondre vite, car en fait tous ces mondes individuels apparemment autarciques sont liés dans le roman. La ruine des uns entraîne la ruine des autres et le déchaînement provoqué par l’argent risque de faire sombrer l’ensemble dans le chaos et dans une catastrophe financière totale.

Au lieu de dépeindre la méchanceté du monde auquel Candide était confronté dans le récit de Voltaire, Krasicki représente un monde sans véritable mal : on ne peut plus distinguer les coupables, et le mal, impersonnel et omniprésent, prend la forme d’une petite « magouille » enracinée profondément dans les mœurs et les idées reçues de la société. Si l’on fait des profits injustes, c’est parce que tout le monde en fait, pour se préserver de la ruine qui menace tous les petits ménages endettés, mais la perte est générale – il y a une fuite d’argent incessante dans ce monde candide, une hémorragie financière qui ne profite à personne. Apparemment opposée à l’enchaînement ruineux des profits injustes et pourtant l’accompagnant comme son ombre, il y a encore la chaîne de l’argent gaspillé – un flot d’argent créant une chaîne de parasites qui le réduisent peu à peu à zéro. Comme dans beaucoup des romans du XVIIIe siècle, il existe d’ailleurs une relation entre l’instabilité des valeurs monétaires et celle de la parole : d’habitude on échange l’argent contre des mots qui se dévalorisent de plus en plus – des promesses trompeuses, des propos valorisants, des titres sans valeur et des déclarations purement verbales. Ces deux fléaux – le mouvement anarchique de l’argent improductif et l’inflation verbale qui le suit de près – sont la brèche par laquelle les biens accumulés s’échappent peu à peu de la réalité.

Dans la composition des Aventures l’opposition entre le cercle et la chaîne joue un rôle central : le cercle familial de Szumin est le point de départ et d’arrivée, et entre les deux se situe l’île Nipou, cercle parfait entouré d’eau et sans relations avec le monde extérieur. Le voyage, en revanche, est ponctué par l’apparition de chaînes diverses : il y a deux chaînes symétriques de faux et de vrais amis, l’enchaînement désastreux des pertes financières dans la première partie du récit, enfin de véritables chaînes dans la deuxième partie – l’esclavage dans la mine d’argent ou l’emprisonnement dans un asile des fous. Bien que la forme ronde ait dans le roman une connotation de perfection et qu’elle évoque l’imaginaire du paradis perdu, c’est plutôt la chaîne qui est la figure centrale du roman – le statut du cercle, figure de la fermeture, n’étant pas sans ambiguïté. Tandis que chez Voltaire, après l’épisode de l’Eldorado, on remarque tout de même une amélioration dans les affaires du héros, chez Krasicki le séjour sur l’île parfaite semble déchaîner une suite des catastrophes s’abattant sur notre voyageur16. Après avoir été sauvé de l’esclavage en Amérique, muni enfin d’une lettre de change émise par le bon quaker, il se rend à Cadix, où il est traduit devant le tribunal de l’Inquisition pour des récits sur les Nipouans – récits qui sont pourtant, comme on le dit en polonais, « vrais comme de l’or ». Ayant toujours un peu de chance dans ses malheurs, il passe finalement pour un fou et échange sa prison contre un asile – aliénation suprême qui montre encore une fois la relativité des valeurs qu’on ne peut pas échanger avec le monde extérieur.

Le problème éclipsé dans le conte de Voltaire, où le héros souffre surtout de son ignorance des prix en vigueur – comment échanger de l’or contre une terre ? – est chez Krasicki au premier plan, et si Candide paye cher son retour dans la circulation, qui déclenche tout de suite une fuite intarissable d’argent, Nicolas se trouve dans la situation plus fâcheuse encore de ne pas pouvoir réintégrer l’échange et de devenir esclave sans un sou au milieu de la mine d’argent. Tout ce qui est apporté de l’île trop ronde et trop idéale semble être dangereux – l’impossibilité d’introduire dans le circuit le cercle de la perfection, transforme ce symbole de l’âge d’or en un cercle autiste, sorte de monade-prison assiégée par le monde extérieur. D’ailleurs, les affaires se dégradent dans le roman : en échange de biens authentiques on reçoit des chaînes de plus en plus parfaites, et l’espace libre qu’on peut acheter grâce à la vérité ou contre de l’or pur est de plus en plus étroit – dans l’asile de fous à Seville, ses limites sont celles du corps humain lui-même.

Le point central de la polémique avec Voltaire concerne justement cette opposition entre le cercle et la chaîne. Dans Candide la stabilité du petit jardin est assurée par l’interruption des rapports avec le monde extérieur, ce qui permet de couper une fois pour toutes la chaîne fâcheuse des causes et des effets. Trop petit pour être convoité par les voisins, le petit jardin « rapporta beaucoup », mais en biens consommables sur le champ, et toutes les causes qui risquent de remonter le ressort en réintroduisant la possibilité du mouvement et de la fuite d’argent sont exclues de la vie de la « petite société ». Le travail sert tout aussi bien à subvenir aux besoins qu’à éloigner les tentations et à couper court aux discussions. Il n’y a pas de voisins autour de la métairie, il n’y a pas de séduction (Cunégonde est cette fois-ci enlaidie), on dirait qu’il n’y a pas d’impôts ni de taxes sur les fruits vendus, et surtout il n’y a pas d’enfants – comme dans le paradis où on n’a point investi dans l’avenir, mais pour d’autres raisons, semble-t-il. Le mariage de raison avec Cunégonde constitue ainsi une sorte de « divorce de raison » avec le monde, et s’il subsiste encore un commerce rudimentaire avec l’extérieur qui s’effectue à travers l’argent, il est contre-balancé par le produit intérieur (les pistaches qui semblent remplacer des pommes) et il reste en fin de compte marginal. Il n’y a ainsi plus besoin du père pour surveiller un commerce réduit au commerce de la bonne chère, et pour être sûr que l’expulsion du jardin ne se reproduira point, on se débarrasse aussi du frère – avantage indéniable de la propriété, qui sert ici à couper les liens.

Cette idée du retour au paradis d’avant la séduction par les autres hommes et d’inclusion de la fortune éliminant les dépenses dues aux tentations, ne se retrouve plus dans le roman de l’évêque, sans doute tenté par l’idée du retour au jardin, mais en même temps sensible à la critique de la « solution de la métairie » développée dans l’Emile de Rousseau17. La fin de Doświadczyński correspond, dans une certaine mesure, au programme du camp des réformes polonais avec son idéal de propriétaire-citoyen, mais au-delà de ce programme politique, Les Aventures… sont un roman d’initiation au monde, de la libération progressive du narcissisme originaire, et d’une « accommodation » à la réalité dégradée. Le jardin clos de Candide réapparaît chez Krasicki comme un jardin difficile à tenir et qu’il faut « attacher » à la réalité – il n’est regagné que grâce à une dette et doit participer à la circulation des biens au risque d’être détruit par les tremblements causés par le déchaînement du monde extérieur. La deuxième partie du roman, qui contient certaines allusions à l’histoire de l’« ami » quaker, l’enthousiaste George Fox, dont Voltaire parle dans ses Lettres philosophiques18, ne contient plus d’épisodes, mais des étapes d’un parcours quasi-initiatique, dont les points cruciaux sont marqués par la réapparition de la phrase « Le voile tomba de mes yeux ».

Cette deuxième série d’aventures, marquée par les difficultés d’acclimatation au monde des échanges après le retour de l’île et par un mouvement lent vers la lumière cachée, se résume dans différentes tentatives de construire une chaîne humaine liant le petit cercle privé à la multitude d’autres îles. La chaîne d’argent dont parle le quaker Gwilhelm – la chaîne de la circulation matérielle de la bonne nouvelle qui libère – est la première lueur dans les ténèbres de la mine d’argent inutile. Dans Doświadczyński l’illumination est pourtant lente, elle devient un long parcours correctif de la première vérité révélée – c’est une série d’essais suivis de réponses négatives du monde extérieur qui semble ne pas reconnaître la « monnaie » par laquelle le bien lui est rendu. A chaque reprise Nicolas essaie d’établir un échange avec le monde qui l’entoure et à chaque fois il échoue en obtenant pour son don quelque chose qui ressemble fort aux chaînes. Cette dynamique d’enchaînement et de rupture de la chaîne d’échanges sociaux se retrouve bien entendu avant et après l’épisode de l’île, mais les mésaventures financières du héros s’aggravent à mesure que s’accroît le capital en jeu, et les « chaînes » sont ainsi de plus en plus lourdes. La conversion du héros en contact avec Gwilhelm – un accroissement soudain de la valeur intérieure – semble poser le même problème au niveau de l’échange des idées avec le monde extérieur, qui s’avère incapable d’estimer la valeur d’une « marchandise » si précieuse.

L’échange des diamants en monnaie courante – la seule opération financière qui ne pose pas de problèmes dans Candide – devient dans Les Aventures… le problème principal du parcours. Il y a dans le roman différentes formes d’incapacité à former la chaîne par laquelle les biens circulent : les erreurs d’estimation « candides » – causées par une ignorance du prix – mais aussi les erreurs des « illuminés », ces trembleurs qui, ayant « sauté » de la chaîne sociale, sont animés par une fureur de vérité sans mesure19. Au lieu du bon anabaptiste Jacques de Candide, tombé lors du tremblement de terre à travers les maillons de la chaîne de solidarité humaine, on trouve ainsi chez Krasicki un héros enchaîné à cause de sa volonté farouche de transmettre un bien sans valeur établie. Après les fautes d’ignorance ce sont les fautes de « Verbildung » qui viennent troubler le commerce avec la réalité – fautes de la « suréducation » morale qui ne trouve plus de monnaie d’échange avec l’extérieur et qui cause une sorte de paroxysme du bien ne pouvant que se terminer mal pour le donateur. Et si à la fin, après la quarantaine répétée dans la mine d’argent, le prison et l’asile, Nicolas, qui a payé ses dettes et regagné sa capacité d’opérations bancaires, semble trouver la monnaie juste permettant un échange plus ou moins avantageux, cet échange est loin d’un échange idéal. La grande chaîne humaine, celle qui le fit rentrer au pays, la chaîne d’échanges sociaux liant les citoyens pour leur profit commun, n’est pas établie dans le récit. L’activité publique déçoit, le lien social est brisé, il ne conduit qu’à la fuite des capitaux. Au lieu d’examiner une vieille mine d’argent en vue de la réexploiter, Nicolas s’enferme dans son jardin pour en cultiver la terre et en retirer seul les profits. A la différence de la métairie de Candide, son « dworek » est pourtant le point de départ d’une multitude de chaînes secondaires, par lesquelles l’échange entre l’extérieur et l’intérieur s’effectue à travers des circuits plus petits.

L’introduction de l’argent à l’intérieur même du jardin originel – dorénavant, ce sont les profits financiers qui organisent les rapports entre les paysans et le propriétaire de la terre – implique une certaine aliénation du petit jardin qui (et cela fait partie de la polémique avec Voltaire) ne ressemble guère ni au jardin d’enfance, ni à l’utopie de l’île Nipou perdue. Cette aliénation, qui conduit à entreprendre des échanges en éloignant l’individu de l’état de bonheur primitif, est dans Les Aventures… la seule façon d’ancrer un jardin dans la réalité, et de maîtriser d’une manière réaliste bien que locale la chaîne des causes et des effets. Celle-ci se met enfin à transmettre la fortune – grâce à l’argent que Nicolas y introduit – et c’est par le retour des profits calculables en monnaie minimale mais commune qu’on peut à la fin estimer la vraie valeur du capital qui est en jeu : la valeur d’échange qui a augmenté. Un petit bien contre un grand mal : la monnaie en cuivre circulant de main en main remplace, grâce aux « lettres de change » et aux opérations bancaires, l’or fictif de la solitude et les diamants stériles de l’imagination.

Si ce roman de formation catholique constitue une sorte de confrontation entre l’« expérience éducative » de Voltaire et de Rousseau, un essai de réconcilier le petit jardin privé avec la réalité extérieure, Agathon de Wieland est plutôt un anti-Candide. Le voyage n’aboutit pas dans le roman allemand à l’acquisition d’une propriété – au contraire, celle-ci s’avère être une illusion qui s’envole, emportée par les vents changeants de la politique. Pourtant il y a dans Agathon quelque chose qui fait constamment penser à Candide, à savoir le contexte économique des expériences du héros : la construction du roman comme récit du passage par différents « univers économiques », comme « bilan des affaires » mettant en relation l’histoire intérieure de l’individu et celle des aventures de sa fortune20.

Dans Agathon, dont l’action se déroule au IVe siècle avant J.-C. en Grèce, au temps de Platon, Denys de Syracuse, Archytas de Tarente et Aristippe21, ce parallèle est souligné par un détail tout à fait symbolique : l’analogie entre le mot « talent » désignant les qualités intérieures et la mesure de valeur en cours correspondant à 26,2 kg d’argent22. Cette homonymie, mise en valeur à plusieurs reprises par la narration, contient déjà le noyau du roman, car la description des aventures du héros est visiblement subordonnée à cette métaphore centrale. Non seulement on voit Agathon changer de prix sous nos yeux (vendu par des pirates comme esclave à Smyrne pour deux misérables talents, il « vaut » à Syracuse la moitié de l’empire, pour ne rien mériter, si ce n’est la prison, en quittant la cour du tyran), mais encore le vocabulaire servant à décrire son parcours se rapproche constamment de la langue des affaires : être « rémunéré » pour sa vertu ; « valoir » beaucoup ou peu ; « acquérir » ou « acheter » une faculté ; « se croire acquitté [losgezählt] de la reconaissance » ; « prêter [leihen] des défauts » à quelqu’un qui ne les possède pas ; « diminuer la valeur des belles qualités » ou « augmenter la valeur intérieure » des gestes « par les agréments de l’ornement ». « Mériter [verdienen : litt. ‘gagner’] d’être heureux », « développer ses capacités » (litt. Anlagen : « dispositions » mais aussi « fonds d’investissement »), « gaspiller » l’argent ou le temps à disposition, « paraître juste » (billig : litt, « bon marché ») ou au contraire, « coûter cher », et, tout à la fin, « avoir la capacité », « pouvoir », ce qui se dit dans Agathon « das Vermögen haben » donc aussi : « avoir les moyens, le capital »23.

Ces métaphores économiques discrètes qui organisent toute la narration, servent dans le roman à établir une « mesure commune » permettant de mettre en relation le parcours intérieur et social. Mais il faut dire que la comptabilité tourne court dans la plupart des cas : si chaque échec du héros est compensé dans le roman par des gains d’expérience, il semble extrêmement difficile d’établir une correspondance durable entre le développement intérieur et la position sociale. Tandis que la valeur idéale augmente, les valeurs réelles sont dans un mouvement de perpétuelle instabilité, et même s’il arrive qu’elles reviennent, comme les restes de la fortune athénienne du héros, le lecteur se demande souvent si les progrès en expérience ne conduisent pas à une dégradation. Toute action du roman met en évidence la rupture entre la valeur intrinsèque et la valeur courante, rupture due au pouvoir illusionniste de la rhétorique des « sophistes » transformant, tel le roi Midas de la légende, tout ce qu’ils désirent en or24. D’ailleurs, la mesure commune postulée dans le roman n’est, à Athènes, Smyrne et Syracuse, qu’une illusion. En réalité on semble observer dans ces villes riches et « policées » un divorce progressif entre le talent (mesure de valeur abstraite, comptée en poids d’argent) et la monnaie courante, la darique appelée aussi l’« or », qui peut s’user, être altérée et qui est remplacée souvent par l’argent de comptoir (« bloße Rechenpfennige »), sans valeur en soi.

On est avec Agathon dans l’âge des inflations qui tournent toutes les valeurs en dérision : le commerce et le luxe se sont répandus, les talents et les vertus dévalués, on achète tout avec l’or, cette « pierre philosophale » comme l’appelle Hippias « qui nous fait trouver dans chaque tête ingénieuse un Mercure serviable et, grâce à l’éclat irrésistible de la pluie d’or, dans chaque belle une Danaé »25. Il n’y a pourtant que les excitations des sens et les illusions passagères qu’on achète dans le roman avec de l’or qui – et cela joue chez Wieland un grand rôle – n’est plus garanti par une mesure commune, assurant une égalité durable entre les biens, comme le poids inchangeable et vérifiable du talent. L’or éblouissant les sens sans les satisfaire n’apporte qu’une monnaie d’échange éphémère, qui se dévalue en contribuant à l’accélération des échanges et en proliférant dans l’économie. Cet univers économique mi-alchimiste, mi-théâtral, où les sens excités par le luxe produisent d’étranges métamorphoses, ne génère en réalité que des illusions optiques : l’argent afflue et se retire d’une manière tout à fait chaotique, la valeur des talents et des obligations fluctue sous les yeux, la pluie d’or tombe et s’efface pour laisser reconnaître derrière les charmes de l’esprit des ersatz qui envahissent peu à peu la réalité : des Narcisse galants, des courtisanes cultivées, de fausses Junon ou des tyrans devenus platoniciens par ennui.

Cette désorganisation, tout d’abord économique – il s’agit en fait des perturbations de valeur dues aux « républiques riches » qui, pratiquant un commerce effréné, où la facilité des échanges joue un rôle central, ne comptent plus en talents – se reproduit aussi bien au niveau social qu’au niveau de la psychologie individuelle. Les sens, excités par les scintillements omniprésents, voient partout de l’or et s’en lassent tout aussi vite. Plus il y a de miroitements, plus leur valeur diminue, à défaut d’une mesure des choses sûre, indépendante des excitations sensorielles. De temps en temps la fièvre d’échange conduit à un « krach » émotionnel total – c’est dans une telle situation que Denys appelle à sa cour Platon, qu’il fera repartir dès que sa capacité à tirer du plaisir du commerce des femmes sera reconstituée. L’or l’emporte sur l’argent en instaurant le règne de la fantasmagorie : en réalité la prospérité générale ne progresse point, ce sont seulement ses signes extérieurs et des « talents agréables » en tous genres qui se multiplient en créant des besoins artificiels et en accélérant les échanges. En fin de compte il y a une dévaluation progressive qui est en cours : le capital se dégrade tout en augmentant, l’hypertrophie des affects met en danger l’équilibre intérieur, et à la limite – dans la mesure où les intérêts du capital se dévaluent – tout devient plus cher, tandis que l’échange fiévreux maintient l’illusion d’un commerce florissant26

Si cette situation risque à la longue de détruire toute base d’échange, le monde des valeurs immobiles, représenté dans Agathon par le temple delphique où le héros a passé son enfance, est lui aussi en proie à une déperdition constante de valeur. L’accumulation improductive des richesses apportées à Delphes finit par priver celle-ci de tout sens. Sous couvert d’une hiérarchie des valeurs rigide, garantie par l’idéal immuable de la religion, se mettent en place des commerces louches, et tout l’argent de Delphes ne peut empêcher une lente dévaluation : l’inflation du sacré et du rêve produit un besoin désespéré de chair, pour laquelle on finira par payer n’importe quel prix en argent garanti par les dieux27. Pour le héros cette période est une époque d’enthousiasme et d’idéal, temps de l’accumulation des trésors intérieurs qu’on ne peut pas dépenser, ainsi que d’amour idéal avec Psyché, qui va s’avérer sa sœur : encore une illusion, mais cette fois-ci une illusion produite par le cours du change trop élevé qui ne permet que des opérations imaginaires et qui transforme le commerce avec l’extérieur en un jeu de miroirs reflétant une valeur fantôme. On n’obient jamais à Delphes ce qu’on croit payer, la valeur d’argent accumulée dépasse la valeur des biens réels et le gonflement des ressources intérieures les transforme en une rêverie stérile (« Schwärmerei ») qui ne crée qu’un trafic d’illusions.

Entre ces deux inflations : l’inflation cachée et rampante de l’argent immobile et l’inflation ouverte, galopante de l’or, l’investissement des talents dans la réalité n’en finit pas de poser des problèmes. La « disposition » (Anlage) ne veut pas se transformer en « Vermögen » : le pouvoir ou capital réel – soit on est rémunéré par « la vertu qui est à elle-même sa propre récompense »28, soit on acquiert des richesses éphémères qui se dévaluent aussitôt. Il y a un Eldorado d’argent stérile et un Eldorado traversé par la fièvre d’or, tous deux en proie à une fuite des valeurs qui réduit peu à peu le capital placé. La solution de Tarente – une solution utopique, car le narrateur avoue ici commettre une sorte de « saut par la fenêtre » narratif29 – est la solution d’une « république moyenne » habitée par des artisans et des commerçants, où le talent n’est que le signe pour les biens participant aux échanges. Archytas de Tarente, le sage pythagoricien dont le système est tout aussi opposé aux sophismes d’Hippias qu’à la spéculation de Platon, se limite dans ses réflexions aux vérités pratiques qui sont celles des chiffres, des astres, des mesures, des automates imitant le fonctionnement du corps vivant30 et de l’économie intérieure d’une cité. Le critère de valeur suprême est à Tarente l’influence positive sur l’ensemble de l’économie, et toutes les vertus privées et publiques reposent sur « la plus belle et la plus divine d’entre elles, qui n’a pas d’autre fondement que le lien général par lequel la nature met tous les êtres en relation »31.

D’une certaine manière, on vit à Tarente comme dans la métairie de Candide – le caractère des Tarentins se caractérise par une certaine indifférence ; occupés par leur travail, ils s’intéressent moins à autrui que les habitants d’autres républiques, mais en produisant et en vendant des biens, ils entretiennent un commerce constant avec l’extérieur qui leur impose le respect des mesures de valeur en cours. Dans une note de bas de page de Wieland on apprend que cet état d’innocence du capital ne saurait durer – quatre-vingts ans plus tard, les Tarentins seront déjà corrompus par le luxe – mais dans le roman l’économie tarentine correspond encore à celle d’un foyer privé : il y règne une analogie presque parfaite entre la « prospérité du système privé » des sentiments, l’économie des « vertus domestiques » et la belle harmonie du système politique de la cité. Il semble d’ailleurs que ce soit ce jeu de symétries qui les garantit mutuellement et qui constitue la base de l’échange : la cité ne saurait subsister sans ordre domestique et l’ordre domestique ne peut être maintenu sans la paix et la stabilité des cours assurés par la cité. Il y a une dépendence inéluctable entre tous les niveaux de l’organisme social et humain. La condition du bon fonctionnement du système est pourtant le travail qui préserve dans Agathon de trois grands maux que sont « l’inanition », le « gonflement » improductif des valeurs et la « dispersion » liée à la fièvre des échanges32. La maison d’Archytas, qui est le modèle auquel la réalité de Tarente est constamment ajustée, ressemble « au mécanisme intérieur du corps animal, où tout est dans un travail incessant sans qu’on puisse percevoir un mouvement tant que les parties extérieures ne bougent point »33.

Cet échange ininterrompu de fluides et de substances alimentaires, régulé par l’équivalence parfaite des volumes et des proportions d’argent, n’a pour autant rien de naturel : Tarente est un mécanisme artificiel, l’un des automates d’Archytas développés à partir de l’étude du corps animal. Tout doit être ici fluide et mobile pour entrer en contact avec l’extérieur et garantir ainsi la santé de l’organisme social. La république-corps, sorte d’horloge perfectionnée, semble être le seul endroit où les talents du héros rapportent quoi que ce soit – si Agathon est obligé de procéder, à Tarente, à une sorte de déflation privée en renonçant à certaines de ses Idées, celles qui lui restent commencent enfin à valoir leur prix en assurant une prospérité modeste tout au moins à son « système privé »34.

La « république moyenne » travailleuse et la « fortune moyenne » d’Agathon, cette dernière prête à tout moment à entrer en circulation, remplacent ainsi chez Wieland le « domaine d’étendue moyenne » de Candide. Et non sans raison, car tout le roman s’efforce de prouver l’interdépendance intime entre l’économie privée de l’individu et l’économie générale des échanges. On ne peut pas sortir, chez Wieland, de la chaîne des causes et des effets : il n’y a de commerce heureux que dans une économie saine – les lois du marché opèrent aussi bien à l’intérieur de la petite métairie qu’à l’intérieur de l’individu qui est ici un « incurable » du commerce. C’est par conséquent la petite république qui est l’unité de base, même si elle est limitée dans l’espace et dans le temps : seuls les « talents sociables » d’Agathon vont porter des fruits modestes, pourvu qu’il trouve encore sa république, ce qui n’est qu’une hypothèse dans le roman.

Beaucoup plus idéaliste que Candide et très différente par sa forme fragmentaire, remplie de digressions encyclopédiques, l’Histoire d’Agathon se rapproche néanmoins du conte par son caractère de « roman économique », même s’il s’agit d’une réfutation de l’économie voltairienne. Il y a d’ailleurs aussi chez Wieland une confrontation avec le « meilleur des mondes » leibnizien, cette économie parfaite de la réalité que le parcours d’Agathon n’arrive pas à confirmer. Seulement, chez Wieland, qui a passé par l’école de la philosophie allemande et de Rousseau, cette économie qui fait défaut doit être inventée, et c’est Archytas de Tarente, un mécanicien doué, qui se met à réparer l’Horloge folle qu’est le monde chez Voltaire. Désamorcer ou réparer, faire l’affaire ou investir – c’est toute la question, qui permet de mesurer la distance entre Voltaire et les premiers romans de formation.

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1 J.C. Wezel, Belphegor oder die wahrscheinlichste Geschichte unter der Sonne, Francfort, 1965.

2 Le nom du héros de Wezel se réfère au Belphégor de Machiavel, présentant un démon envoyé sur terre pour faire l’expérience des malheurs humains. Ce « pauvre diable », né pour un monde bien meilleur, se trouve très vite dépassé par la réalité et ne demande qu’à la quitter, ce qui va en effet se produire.

3 Chez Wezel c’est un parasite philosophique correspondant au Pangloss de Candide, qui reste dans le jardin et devient son patriarche. Son optimisme programmatique lié à un sens inné des réalités l’emportent sur la candeur et la rêverie stérile de Belphegor, poussant celui-ci littéralement hors de la réalité. Contrairement à Candide, il n’y a aucun développement dans Belphegor, les personnages restent identiques à eux-mêmes et l’acquisition du jardin s’avère pour le héros une dépense inutile, une rêverie économique qui renforce encore ses pulsions enthousiastes.

4 Ignacy Krasicki (1735-1801), appelé par ses contemporains à tort ou à raison « le Voltaire polonais », était evêque de Varmie et en même temps un des personnages centraux des Lumières en Pologne. Sur ses relations avec Frédéric II et certaines analogies avec Voltaire, voir P. Matuszewska, « Voltaire dans l’œuvre de Krasicki », in : Voltaire et Rousseau en France et en Pologne, Varsovie, 1982, pp. 259-272.

5 Voir ch. M. Wieland, « Über das Historische im Agathon » (1773 et 1794), in : Geschichte des Agathon, Hambourg, 1986, p. 573, où il est question de Tom Jones et de la Cyropédie de Xénophon. Je me réfère par la suite à la première version du roman (1766 / 67), qui eut l’influence la plus importante sur le roman allemand.

6 Sur les relations d’Agathon avec la tradition du conte philosophique, voir : W. Erhart, Entzweiung und Selbstaufklärung. Christoph Martin Wielands « Agathon »-Projekt, Tübingen, 1991, p. 174 et 94-98.

7 Wielands Briefwechsel, Berlin, 1963, vol. 1, p. 421. Voir aussi la protestation contre « l’esprit qui règne dans le Candide », in : ibid., p. 419. Il semble que l’aversion de Wieland concerne surtout la philosophie de Voltaire et sa polémique avec Leibniz et d’autres philosophes allemands (ibid., pp. 50-52 et 263 et ss.).

8 Ibid., pp. 336 et ss.

9 Agathon, op. cit., p. 580 (je traduis).

10 Dans les interprétations plus récentes d’Agathon on a tendance à considérer cette fin comme un démontage du programme optimiste déclaré au départ et à distinguer entre les deux narrateurs d’Agathon : l’« auteur grec », un idéaliste juré, et le narrateur contemporain, beaucoup plus pragmatique que celui-ci. Sur les relations entre la fin d’Agathon et celle de Candide, voir W. Erhart, op. cit., pp. 94-98. Sur Wieland comme pendant allemand de Voltaire, voir G. de Staël, De l’Allemagne, Paris, 1968, pp. 173-175.

11 Bien que Rousseau ne fût sûrement pas un ami de l’argent, son idée de la monnaie comme « vrai lien de la societé » et « terme de comparaison pour la valeur des choses de différentes espéces », développée dans le IIIe livre de l’Emile, a influencé aussi bien Doświadczyński qu’Agathon. L’insistance de Rousseau sur la nécessité d’une « mesure commune » fondant « une égalité conventionnelle entre les choses » (Œuvres complètes de Rousseau, t. IV, Paris, 1969, p. 461) joue du reste un rôle central dans les deux romans.

12 Les mémoires sarmates, dont la forme est plus ou moins fixe, ont servi de modèle à Krasicki ; ils décrivent les « pérégrinations » d’un petit noble qui, soldat ou émissaire, visite des contrées éloignées pour regagner à la fin son manoir et s’y établir avec une satisfaction dont témoigne le mémorialiste. Le récit est organisé par l’idée de la providence divine qui reconduit le héros à la maison en le protégeant dans toutes ses aventures ; l’introspection est presque absente, et le centre symbolique du monde représenté constitue le « dworek », la maison traditionnelle du petit noble, à la fois mesure de toutes choses et refuge inattaquable qui assure, une fois regagné, une autonomie illimitée. En imitant dans son récit ce genre d’autobiographie Krasicki y introduit néanmoins des modifications, en soulignant notamment l’impossibilité de conserver le « dworek » d’enfance dans sa forme originale.

13 La description idéalisante du quaker, surprenante sous la plume d’un évêque, remonte aux Lettres philosophiques de Voltaire (1733) d’où sont tirées les descriptions du comportement et des vêtements des quakers. Krasicki a dû lire ces Lettres d’assez près, car plusieurs détails dans l’histoire du héros lui-même y renvoient. Gwilhelm est d’ailleurs une autre orthographe du prénom de Guillaume Penn pour qui Voltaire avait une admiration dont témoigne encore L’histoire de Jenni parue un an avant Doświadczyński.

14 I. Krasicki, Mikotaja Doświadczyńskiego przypadki, Wroclaw, etc., 1975, p. 158 (c’est moi qui traduis).

15 Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, 8e partie, Genève, 1771. Krasicki, lui aussi l’auteur d’un ouvrage encyclopédique, a sûrement lu cet article, car certaines interprétations de la réalité économique polonaise dans le roman évoquent l’hymne voltairien sur la devise « Liberty and property », où la Pologne est d’ailleurs mentionnée comme contre-exemple négatif.

16 Le statut de l’épisode de l’île Nipou est en fait assez compliqué : il est vrai que le héros affirme « devoir » tout ce qu’il est à cette expérience, mais son propre paradis terrestre ne ressemble pas à l’île qui révèle d’ailleurs à la fin certains côtés carcéraux, absents chez Voltaire. Même la phrase-clé du roman, « Le voile tomba de mes yeux », contient une polémique avec l’enseignement de Xaoo, lequel soutenait qu’il ne faut pas regarder derrière le voile abaissé par un verdict éternel. Nipou est bien un modèle, mais un modèle inapplicable et tous les essais du héros de l’appliquer tel quel provoquent une aggravation de son état.

17 Op. cit., pp. 835-860 (chap. V). Voir aussi la note de J.S. Spink qui, tout en rappelant que Rousseau a prétendu ne pas avoir lu Candide, renvoie néanmoins au conte.

18 Cf. les Lettres philosophiques, Paris, 1986, lettre III, pp. 45-48, où Voltaire souligne le côté enthousiaste de la secte : le refus d’échange des signes conventionnels, l’incorruptibilité absolue excluant tout échange avec l’extérieur et les convulsions dans lesquelles se perd le discours de la vérité. Il semble que dans l’épisode de Cadix des Aventures…, Nicolas imite plutôt ce quaker – « trembleur » que Candide ou le bon anabaptiste Jacques. La volonté naïve de transmettre la lumière sans concessions au monde extérieur lui vaut ainsi – comme à Fox – le tribunal, la prison et l’asile de fous, d’où il ne sort que grâce à la chaîne des « amis » liée à Gwilhelm.

19 Sur le terme de quaker qui veut dire « trembleur », voir Voltaire, op. cit., p. 47. Voltaire explique cette dénomination par les contorsions que produisaient les adeptes de George Fox au moment de l’inspiration. Voir aussi la mention d’un autre nom des quakers – « amis » (op. cit., p. 50) – qui joue également un rôle dans la structure de Doświadczyński.

20 Sur les quatres « univers économiques » de Candide, tous détruits par une sorte d’inflation, voir J.M. Apostolides, « Le système d’échanges dans Candide », dans : Poétique 48 / 1981, pp. 449-455.

21 Le héros du roman est le même Agathon qui apparaît dans le Banquet de Platon. Dans le récit il suit les traces de son maître en lui succédant à la cour de Denys et chez Archytas de Tarente.

22 Voir dans ce contexte la fin de Candide : « Toute la petite société entra dans ce louable dessein ; chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup » (Voltaire, Romans et contes, Paris, 1966, p. 259 ; je souligne). Paradoxalement, chez Wieland il n’est jamais question des drachmes, on ne parle que du talent d’argent et de la darique, lesquels semblent être d’ailleurs difficilement compatibles.

23 « Eine traurige Erfahrung konnte mir allein zu dieser Einsicht verhelfen und es ist billig, da ich sie wert halte, da sie mir nicht weniger als mein Vaterland, die Liebe meiner Mitbürger, meine schönsten Hoffnungen und das Vermögen, vielen Gutes zu tun und von niemandem abzuhängen, gekostet hat » (Agathon, op. cit., p. 270 ; je souligne).

24 Bien que Hippias appartienne dans le roman à l’école des sophistes, le mot « sophiste » a un sens plus général et il désigne dans le récit tous ceux qui jouent sur les passions humaines.

25 Op. cit., p. 90. La partenaire d’Agathon à laquelle on fait ici allusion est l’hétairie Danaé, une élève d’Aspasie.

26 Sur la représentation des processus économiques comme processus alchimiques et sur le contexte économique du motif de la pluie d’or néfaste dans la littérature allemande, voir W. Biswanger, « Die moderne Wirtschaft als alchemistischer Prozeß » dans : Goethe und die Natur, éd. par H. Glaser, Frankfurt, etc., 1986, pp. 155-175. Sur les crises de la monnaie en Allemagne, et surtout l’inflation traumatisante des « Kipper und Wipper » (1618-1623) voir : R. Gaettens, Inflationen, München, 1955.

27 Voir les « commerces amoureux » de Delphes où les prêtres, lassés par leur vaine perfection, montent tout un système d’attraits métaphysiques pour acquérir quelque chose de bon marché – la confiance du jeune Agathon, qui ne représente rien dans la hiérarchie delphique.

28 Op. cit., p. 96.

29 Ibid., p. 516.

30 Archytas de Tarente, mathématicien, mécanicien et astronome, était connu aussi pour avoir construit de nombreux automates, entre autre un pigeon volant.

31 Op. cit., p. 525.

32 Ibid., pp. 540, 524 et 495.

33 Ibid., p. 527. Cette description de l’économie idéale comme ensemble organique rappelant le corps animal, description dont la relation avec la pensée rousseauiste est évidente, va jouer un rôle capital dans le roman d’éducation allemand.

34 On n’assiste pas dans Agathon à l’intégration définitive du héros dans ce « meilleur des mondes possibles » – il reste dans une sorte d’attente qui donne un sens à ses talents, mais qui laisse craindre que l’intégration dans cette économie parfaite ne soit pas toute simple.