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De la richesse à la valeur : les métamorphoses d’une notion au XVIIIe siècle

Jean-Yves GRENIER

CRH-CNRS

La richesse semble de prime abord une de ces notions simples auxquelles l’intuition de sens commun suffit pour leur donner un sens. Cette apparence est trompeuse si l’on se réfère au XVIIIe siècle. Derrière le mot se cache à la fois une polysémie et des niveaux de conceptualisation multiples et difficiles à cerner. A partir d’une interrogation fiscale – réfléchir sur ce que doit être la base de l’imposition oblige à s’interroger sur ce qu’est la richesse – le questionnaire s’est allongé pour intégrer une réflexion générale sur la richesse, privée et publique. Mais au-delà de cet usage généralisé, le vocable désigne-t-il un projet intellectuel ou camoufle-t-il une sémantique défaillante ? Cette question sémantique est d’autant plus pertinente que l’économie politique du XVIIIe siècle est à la recherche d’une langue. Ce n’est pas un hasard si Turgot et Condillac – les deux auteurs les plus soucieux de définir les termes de la nouvelle discipline – cherchent à donner à plusieurs reprises un contenu au mot richesse, en particulier pendant les années d’intenses polémiques autour de 1770.

Richesse est en effet un mot incontestablement central dans la pensée économique des Lumières, comme dans la doctrine mercantiliste antérieure même si son usage raisonné au XVIIIe siècle enrichit singulièrement son contenu. En témoigne sa présence fréquente dans les titres d’ouvrages d’économie politique, dont les plus importants d’entre eux. Citons Boisguilbert : Dissertation sur la nature des richesses (1707), Graslin : Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt (1767), Turgot : Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1767), Isnard : Traité des richesses (1781), Sénac de Meilhan : Considérations sur les richesses et le luxe (1787), et bien sûr, côté anglais, Adam Smith : Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Pourtant l’expression, sans disparaître, connaît un emploi de plus en plus métaphorique au XIXe siècle ; J.-B. Say parlait déjà d’un « terme mal défini de nos jours ». Dès lors, la question de la richesse au XVIIIe siècle devient celle du passage d’un lieu commun initial, que l’on rencontre fréquemment dans les écrits mercantilistes, à un concept exigé par la constitution d’un discours à vocation scientifique. Cette métamorphose, on le verra, ne fut jamais complète, cause de l’évacuation progressive du mot à la fin du XVIIIe siècle. Ce cheminement ne peut être dévoilé et rendu compréhensible qu’à travers la dialectique qui associe la richesse à la valeur, notion dont la postérité intellectuelle est au contraire triomphante dès le dernier tiers du XVIIIe siècle et sur laquelle s’est construit le raisonnement économique, tant classique que néoclassique.

I. – l’Épanouissement de la richesse. L’usage dominant d’une notion large

Plaçons-nous dans les années 1750-1760, décennie importante pour l’économie politique en voie de constitution qui connaît un démarrage spectaculaire en terme de publications1. C’est bien sûr la décennie d’émergence de la théorie physiocratique (Quesnay, Tableau économique, 1758), doctrine la plus novatrice et la plus puissante du siècle, mais aussi à bien des égards celle de l’aboutissement de la pensée dite préclassique. Cette doctrine peut être brièvement définie comme une réflexion critique à partir, d’un côté, des éléments épars inclus dans les écrits mercantilistes, et d’un autre côté, des linéaments de libéralisme apparus à la fin du XVIIe siècle. Il en résulte un concept essentiel, celui de circulation économique, qui permet une représentation globale et efficace de l’activité en termes de flux réels et monétaires. Parfois qualifiée de néo-mercantiliste, cette doctrine est dominée par les travaux de Forbonnais qui écrit en 1754 ses Eléments du commerce (1754), et plus encore par l’Essai sur la nature du commerce en général (1755) de Cantillon.

Comment perçoit-on la richesse chez un économiste vers 1755 ? Il faut distinguer deux usages très différents. Le premier désigne tout ce qui produit un revenu. Cela exclut, par exemple, les biens et marchandises car leur utilité est limitée à la seule sphère de la consommation. Cette définition est ancienne, déjà fréquente au XVIIe siècle – c’est celle de la capitation de 1695 –, et son contenu est plus fiscal qu’économique. L’objectif est en effet clair : il s’agit de recenser les richesses fiscales, c’est-à-dire les bases possibles du prélèvement qui ne peuvent être que l’ensemble des revenus monétaires effectifs. Cette compréhension traverse le XVIIIe siècle, on la retrouve sous des formes diverses associée à d’autres approches jusqu’à la fin du siècle. Elle perd de sa pertinence – de même que le sens du mot richesse – quand se précise le lien entre l’investissement et les revenus. Quesnay en est l’initiateur avec son Tableau économique. Les notions de production, de dépenses productives et stériles puis de revenus ont un contenu analytique précis ouvrant sur le concept de capital qui reçoit le nom d’avances (primitives et annuelles). La richesse est bien présente dans l’Explication du tableau économique, mais dans un sens très large, et donc assez vague, qui recouvre les biens matériels en général (productifs et de consommation). Elle n’a donc pas le statut de catégorie analytique, mais seulement celui d’aide à la description. La même substitution s’opère chez Turgot, lecteur critique des physiocrates, qui de son côté baptise les avances du nom de capital, attribuant une signification à la fois générale et plutôt floue aux richesses mobilières. Tout se passe donc comme si l’« économisation » du discours, c’est-à-dire l’élaboration de termes nouveaux et de concepts spécifiques à l’usage précis et restreint, vidait les mots du sens commun de leur capacité heuristique. L’emploi contrasté de capital et de richesse par Turgot en est une illustration.

Plus complexe, le second usage joue un rôle plus constructif dans l’analyse préclassique. C’est cette signification qui nous retiendra désormais. Empruntons à Cantillon la définition qu’il place au début de son chapitre premier « De la richesse » : « La richesse en elle-même n’est autre chose que la nourriture, les commodités et les agréments de la vie. » Définition importante car non seulement elle ouvre le traité, mais surtout elle en constitue sa ligne de force. Soulignons d’abord qu’elle se différencie clairement d’une approche par les métaux précieux. Il s’agit là de la confirmation d’une idée bien partagée au XVIIIe siècle : l’or et l’argent ne sont pas la richesse. Avant Cantillon déjà, Melon dans son Essai politique sur le commerce (1736) et surtout Boisguilbert avaient affirmé que celle-ci est dans la production et les échanges : « Il s’en faut beaucoup qu’il suffise, pour être riche, de posséder un grand domaine et une très grande quantité de métaux précieux qui ne peuvent que laisser périr misérablement leur possesseur quand l’un n’est point cultivé et l’autre ne se peut échanger contre les besoins immédiats de la vie comme la nourriture et les vêtements desquels personne ne saurait se passer. Ce sont donc eux-seuls qu’il faut appeler richesses. »2 Même si certains lecteurs et quelques économistes, comme Dupré de Saint Maur, restent encore attachés à une compréhension mercantiliste simplifiée, pour l’essentiel la pensée du XVIIIe siècle rejette le chrysohédonisme3. A l’inverse, elle développe une analyse subtile du lien entre circuit monétaire et activation de la production de richesses, introduite par Law et affinée par Cantillon et Forbonnais.

Cette définition liminaire n’est pas que négative. Elle affirme également que la richesse est dans les biens consommés, ces biens s’étageant selon la trilogie suivante : nécessaire, commodité, luxe. Si elle est annoncée d’emblée par Cantillon, Forbonnais l’explicite plus largement. « La nourriture et le vêtement sont nos seuls besoins réels. L’idée de la commodité n’est dans les hommes qu’une suite de ce premier sentiment ; comme le luxe à son tour est une suite de la comparaison des commodités superflues dont jouissent quelques particuliers. Le commerce doit son origine à ces trois sortes de besoins ou de nécessités que les hommes se sont imposés. »4 Fondatrice de la richesse, cette trilogie des besoins devient un lieu commun que l’on retrouve souvent, même quand le contexte théorique qui définit cette dernière a changé. On la rencontre notamment chez Graslin (1767) ainsi que chez Smith : « Tout homme est riche ou pauvre dans la mesure où il a le moyen de jouir des nécessités, des commodités et des agréments de la vie humaine. »5 Il est significatif de la généralité de cette trilogie, mais aussi de la dissociation par rapport à la richesse, que Smith ne l’énonce pas dans les chapitres concernant cette dernière, mais dans celui portant sur le prix réel et le prix nominal des marchandises.

Que recouvre ce lieu commun ? D’abord, remarquons ce qu’il ne désigne pas : il exclut implicitement les biens de production ou les capitaux. Cette mise à l’écart n’est pas formelle ; Forbonnais, dans ses Principes et observations économiques (1767), modifie ainsi sa définition de 1754 en distinguant : les biens qui ne sont pas la richesse, et la richesse qui est un fonds produisant un revenu et des biens. Cette nouvelle définition date cependant de 1767, quand les approches ont évolué sous l’influence en particulier de Quesnay et Turgot et de leurs réflexions sur la notion de capital. En 1755, par contre, le mot richesse renvoie pour les préclassiques à un ensemble de biens consommés et hiérarchisés. En d’autres termes, elle se présente comme une somme de valeurs d’usage socialement définies et ordonnées. L’univers des biens n’est pas appréhendé comme indistinct. Au contraire, cette différenciation contient implicitement l’idée de jugement sur les biens quant à leur usage tant privé que collectif. Il faut donc la considérer comme fondatrice d’une compréhension originale de la richesse, puisque ni les prédécesseurs mercantilistes, ni les doctrines ultérieures n’opèrent une telle différenciation.

Deux séries d’arguments interviennent pour rendre compte d’une telle approche : une anthropologie sociale des besoins en filigrane qui motive la différenciation hiérarchisée ; un postulat économique qui a pour conséquence le primat accordé à la consommation.

Premièrement : L’idée même de hiérarchisation est d’abord à situer dans une société qui connaît une différenciation très forte des modèles de consommation. Du paysan pauvre, qui satisfait mal ses besoins essentiels et reste menacé jusqu’à la fin du siècle par les crises de subsistance, à la grande aristocratie fascinée par les normes ostentatoires aussi raffinées que dispendieuses de la vie de cour (la leur comme celle du roi) : le spectre des possibles est étendu. A cette diversité ancienne s’ajoute l’émergence d’une société de consommation qui offre, surtout après 1730, un éventail de biens sans commune mesure avec les époques antérieures, et donc la possibilité de diversifier de façon beaucoup plus nuancée les manières de consommer. Jamais peut-être les différences entre modèles de consommation – expression qui acquiert seulement une signification générale – n’ont été aussi marquées.

A cette caractéristique sociale s’ajoute un principe plus général de classification hiérarchisée des personnes et des biens. Le souci du XVIIIe siècle de distinguer les ordres et d’identifier les rangs est en effet remarquable. Cette recherche de signes et de discriminations est en fait d’autant plus intense que la mobilité humaine commence à brouiller les anciennes classifications sociales ; ce qui était pensé comme naturel dans l’ordonnancement de la société ne va plus tout à fait de soi. Ce désir permanent d’une différenciation explicite, visible et non dissimulée, inscrit les biens dans une sémiologie forte : non seulement leur consommation doit distinguer les individus, mais pour renforcer cette distinction efficace, les objets eux-mêmes doivent être classés. Tout un dispositif de textes (législatifs, réglementaires, corporatifs) est là pour permettre un classement technique très précis, fondé sur l’apparence et les procédés de fabrication. Dès lors, un ordre des marchandises se trouve établi avec des critères précis de différenciation et des mises à jour régulières qui le font évoluer. Le monde du dernier siècle de l’Ancien Régime est celui de la recherche d’une sur-identification des biens en vue de leur usage social codifié. Difficile, dans ce contexte, de concevoir la richesse comme une somme de biens indifférenciés, de l’appréhender autrement que comme un ensemble de valeurs dont l’usage est social. Cette indifférenciation impossible a pour corollaire que, même pour un économiste, elle n’est pas réductible à une analyse seulement économique, qu’elle en déborde les contours puisque les biens sont porteurs de significations multiples.

En témoigne l’incertitude des auteurs dans leur analyse de la notion de besoins, étroitement liée à celle de richesse. Après 1740 / 1750, dubitatifs ou critiques, les discours sont nombreux contre l’enrichissement qui s’accélère, contre la vanité de l’accumulation. Rousseau n’est pas seul, et indépendamment du courant moralisateur d’inspiration fénelonienne qui prône la frugalité et le renoncement aux richesses, nombreux sont les philosophes et les économistes (au sens précis du terme) qui avancent des propositions réductrices, largement contraires à l’idée de besoins indifférenciés et extensibles à l’infini. Ainsi Graslin, dans l’Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt (1767), estime que le volume global de jouissance propre à chaque individu est limité. L’adjonction de nouveaux besoins (voire de nouveaux biens) ne fait que diminuer la jouissance assurée par chacun. Pour l’économiste nantais, les besoins inconnus ne sont pas des besoins, ce dont il déduit que « l’homme qui posséderait les objets de tous les besoins qu’il connaît, dans une quantité proportionnée à ses consommations, serait aussi riche qu’il lui fut possible de l’être ; et conséquemment aussi riche que quelque homme que ce fut qui, connaissant plus de besoins, posséderait de même les objets de tous ses besoins. Il résulte de là que (…) la masse des richesses n’est pas plus grande dans la dernière époque que dans la première »6. De même, Sénac de Meilhan montre comment les hommes peuvent être blasés par la multiplication du luxe et des jouissances7. Helvétius également, dans son poème Le bonheur (1772), renverse l’ordre intuitif (ou économique) des choses : la difficulté n’est pas de se procurer des richesses pour satisfaire des goûts ou des désirs innés, mais de se trouver des goûts pour utiliser les richesses disponibles. Cela suppose un art de vivre qui dérive d’un long apprentissage8. Naturellement réservés aux riches, ces dilemmes désignent plus généralement un rapport remarquablement différencié de l’individu aux biens et aux jouissances. Rien n’est plus éloigné de la théorie psychologique de la valeur, qui confère aux individus des conduites identiques face à des biens eux-mêmes indifférenciés, que ces réflexions sur le bon usage personnel des choses.

Ces doutes proposés aux économistes ont eu des effets très différents. D’un côté, on observe l’essor (en réaction), surtout après 1760, d’une réflexion plus autonome qui élabore des concepts de plus en plus « économistes » (capital, monnaie, salaire, etc.) dont le contenu positif et analytique exclut toute dimension critique. Par ailleurs, l’affranchissement est parfois moins sensible. Ainsi, l’article « richesse » de l’Encyclopédie propose d’abord une définition économique, puis une rupture brutale conduit à des considérations relevant de la philosophie morale. De même, Necker dans son œuvre n’a jamais considéré que l’augmentation de la consommation soit un objectif indiscutable. Auxiron, de son côté, n’envisage pas la richesse comme une catégorie économique pertinente. Seul lui importe le plein usage des facteurs productifs, pensé à partir des notions d’équilibre et d’harmonie. Dès l’introduction de son maître ouvrage, il affirme : « Lorsque toutes les classes d’un Etat se trouvent formées et que l’usage des monnaies y est déjà généralement introduit, il se trouve établi que les lois de la nature tendent en toutes circonstances à ramener les choses à un juste équilibre, affaiblissant constamment et arrêtant à la fin tous les mouvements destructeurs, ce qui le fait conséquemment revenir à la meilleure situation où il puisse être. »9 Le concept central est celui d’optimum naturel économique et social, dont la richesse ne fait que résulter. L’ambition du XVIIIe siècle est plus dans cette recherche d’harmonie, que dans celle d’un accroissement quantitatif des richesses.

Deuxièmement : Centrale dans la pensée préclassique, la notion de circuit économique traverse tout le siècle. On la trouve clairement exprimée d’abord chez Boisguilbert, puis chez tous les néomercantilistes (Cantillon, Forbonnais, etc.), chez les physiocrates (Quesnay, Boesnier de l’Orme) et leurs adversaires (Morellet, Isnard). Risquons ici une définition cavalière : les biens ne peuvent être produits que progressivement, selon l’ordre de leur utilité immédiate. Produisant assez de biens de subsistance, l’agriculture pourra ainsi libérer des emplois destinés à des commodités de premier ordre. Même opération pour la production des commodités de second ordre, de troisième ordre (etc.). Ce lien entre circuit économique et hiérarchie des biens s’affirme d’emblée comme une évidence. Or, le circuit est d’abord celui de la consommation ; les économistes n’évoquent que rarement la production. La raison en est simple : les mécanismes de la reproduction ne peuvent être compris que dans l’échange et c’est l’équilibre des flux de biens demandés qui fixe le niveau de l’activité dans la période à venir. L’échange est donc le paradigme central de l’économie politique du XVIIIe siècle jusqu’à Adam Smith inclus (il se différencie de Ricardo et des classiques sur ce point).

La richesse est donc dans la jouissance et la consommation, non dans le processus et les facteurs de production. « La richesse ici-bas n’est autre chose que la jouissance des fruits de la terre », écrit Mirabeau en 176010 ; cette jouissance stimule le besoin qui, à son tour, entraîne l’innovation. C’est ce que démontre Condillac au début de ses Principes : « Comment les besoins en se multipliant donnent naissance aux arts et comment les arts augmentent la masse des richesses »11. La richesse procède d’une interaction généralisée, d’un commerce permanent entre les hommes : « Rien ne peut être richesse qu’autant qu’on en jouit réellement ou qu’elles se commercent entre les hommes », écrit encore Mirabeau dans la Philosophie rurale12. Conséquence sémantique non négligeable : le mot richesse, quoique omniprésent, n’a pas la force analytique – la précision englobante pourrait-on dire – du mot commerce, entendu au sens d’échange généralisé. Forbonnais le définit ainsi : « Par le mot de commerce, on entend dans le sens général une communication réciproque. Il s’applique plus particulièrement à la communication que les hommes se font entre eux des productions de leurs terres et de leur industrie. »13. Cette reprise du mot cher aux mercantilistes se fait avec une amplification, voire un déplacement conceptuel, de large portée. D’abord, les préclassiques désignent souvent par cette expression le seul commerce intérieur, seul cadre au sein duquel elle trouve toute sa pertinence, puisque seul il permet, grâce à sa relative fermeture, un échange entre contreparties. Ensuite, la « communication réciproque », évoquée par Forbonnais, ouvre sur un lien social et des formes multiples de dépendance, qui font de la science du commerce une véritable économie politique. Ainsi, le commerce / circuit explique et suppose l’inégale distribution des richesses, puisque la différenciation des consommations en est le moteur. Mais en exposant de cette manière la dépendance des parties entre elles, elle fait de cette inégalité un ciment pour la collectivité. C’est explicitement ce que démontre Plumard de Dangeul14. Par ce biais se trouvent résolues beaucoup des questions anciennes de l’économie politique. Ainsi, le problème posé par les mercantilistes – en particulier dans le célèbre Compendieux ou bref examen de 1549 – de l’affrontement des revendications contradictoires du fermier, du gentilhomme, du marchand et de l’artisan n’a plus lieu d’être. De même, la main invisible de Smith n’apparaît guère utile puisqu’elle n’a de sens que si l’on considère des actions individuelles et leur coordination : en somme, le déplacement de la problématique du partage économique des richesses vers la répartition des revenus introduit une difficulté jusqu’alors résolue. Dans un registre différent, le souci de Petty de distinguer les travaux qui produisent de la richesse sociale de ceux qui n’en produisent pas – ce qui l’incite à élaborer des critères peu satisfaisants quant à la durabilité des biens qui permettent ou non leur accumulation – perd de son intérêt eu égard à la nouvelle définition de la richesse sociale élaborée au XVIIIe siècle par le courant préclassique.

La richesse est donc un phénomène collectif. Cette idée autorise un emploi acceptable, tolérable à tous ceux qui, nombreux au siècle des Lumières, veulent concilier argent et moralité. Ainsi Diderot distingue deux attitudes. La première est de montrer sa richesse et donc d’écraser les indigents par un effet de consommation ostentatoire ; elle est d’essence individualiste et condamnable. « C’est là que tous les états ou se confondent ou se précipitent dans les plus effroyables et les plus extravagantes dépenses pour se distinguer. » La seconde est un usage modéré, simple moyen de puissance et non plus instrument pour parvenir : « La nation entière aura toute l’aisance que chaque condition comporte (…) ; il n’y aura d’inégalité entre les fortunes que celles que l’industrie et le bonheur doivent y mettre. »15 Ce dernier usage, collectif, est acceptable puisqu’il assure à chacun l’aisance auquel il peut prétendre. Sénac de Meilhan exprime la même idée quand il estime que la richesse générale ne peut être jugée par le nombre de riches et la multiplication de leurs jouissances, mais par l’aisance qui règne dans les campagnes, là où se trouve la classe productrice la plus basse. « Tout le reste est vanité et illusion. La plupart des objets que nous regardons comme des richesses ne peuvent rien (…) pour la richesse d’un siècle ; ils ne sont souvent que le produit de la conjuration des riches contre le peuple. »16 Economie et morale ne sont donc pas antagonistes si l’on conçoit la richesse non pas comme un paramètre quantitatif à maximiser, mais comme le fruit d’une harmonie économique et sociale. Les conditions d’obtention de cette dernière sont définies par l’équilibre des flux d’échange de biens – avec en particulier une répartition optimale entre les trois types de consommation définis plus haut et que Forbonnais analyse en détail dans ses Eléments du commerce – et de services, lequel permet de valoriser au mieux les capacités productives existantes, donc le travail de chacun. La richesse ne reçoit ainsi une connotation positive que si elle correspond à un optimum social. Elle est alors absoute, valorisée par une jouissance mesurée et non ostentatoire. Au lieu d’être l’expression de la licence et des débordements, elle exprime un ordre économique et social rationnel. Cette approche n’est pas sans rappeler les principes de la justice distributive de la pensée économique scolastique. Les individus y sont en effet considérés selon la place qu’ils occupent au sein d’une hiérarchie fondée sur les différences sociales entre les hommes. La communauté traite alors ses membres avec justice lorsqu’elle établit des proportions entre les biens donnés ou demandés et les personnes qui les reçoivent, compte tenu de la position assignée à chacun, position qui définit ses besoins socialement reconnus17. La conception préclassique de la richesse appartient à cet univers intellectuel, il faut y voir l’un des legs tardifs de la pensée scolastique.

C’est ici que s’insère le débat sur le luxe qui ouvre le siècle avec les polémiques autour de Mandeville et qui se poursuit jusqu’à la Révolution de 1789. Les termes du débat ne sont guère différents : la discussion à propos du luxe est un affrontement sur la nature et les effets sociaux de la richesse. Puisqu’elle est bien connue, nous ne l’étudierons pas18. Soulignons seulement les deux principales similitudes. En premier lieu, les biens luxueux relèvent d’une catégorisation hiérarchique – donc collective – et relative. Déjà Mandeville expliquait que tout est luxe et en même temps rien ne l’est. Voltaire reprend la même idée que l’on retrouve sous des formes variées tout au long du siècle. Le luxe est une construction sociale qui n’a de sens qu’en référence à une hiérarchie des individus et de leurs besoins. En second lieu, la problématique du luxe, comme celle de la richesse, devient centrale après 1750 quant à l’analyse de la reproduction du circuit économique et l’affranchissement de ces spéculations par rapport aux questions de morale. De même, l’inégalité apparaît comme essentielle à la reproduction sociale, le lien entre les individus est conditionné par l’existence du luxe. « Le riche est né pour beaucoup dépenser / Le pauvre est fait pour beaucoup amasser », écrit Voltaire dans la Défense du mondain (vers 57-58). Un peu plus tard, Forbonnais explique que « le plus grand de tous les abus serait que les riches ne dépensassent point ; tout serait sans chaleur et sans vie »19. Plus tard encore, Isnard procède à une longue critique de Rousseau et à une défense du luxe, conditions de la satisfaction de besoins différenciés, eux-mêmes nécessaires à l’épanouissement des flux de dépenses au sein du circuit et donc à la création de richesses20. L’argumentation se retourne si les consommations superflues sont trop fortes et ne respectent pas l’ordre des dépenses imposé par le circuit : la reproduction s’amoindrit, l’ostentation est néfaste aux bonnes mœurs, des emplois disparaissent. L’essor du luxe s’accompagne alors d’une destruction de richesses. C’est ce que souligne également nombre d’économistes, en insistant sur la dimension morale, comme Dominique-Joseph Garat, ou sur l’aspect économique, comme Jean Auffray21.

II. – Valeur et puissance

La dimension d’emblée collective conférée à la richesse – ensemble de valeurs d’usage socialisées qui n’est susceptible d’un jugement d’ordre économique ou éthique qu’à l’issue d’une appréciation de ses effets sur la seule collectivité – a pour conséquence que la notion de valeur n’a qu’un intérêt théorique et heuristique secondaire. La richesse forme un ensemble hétérogène composé d’unités disparates et à ce titre non mesurable. La question de la mesure, en dehors même de sa faisabilité, est d’ailleurs sans fondement puisque la richesse ne peut être approchée qu’en termes de dynamique des flux du circuit et d’harmonie dans la répartition entre les classes.

Deux corollaires en résultent. D’abord, la valeur en tant que concept autonome reçoit un contenu dont la cohérence est moins économique qu’idéologique. Ensuite, la fonction de mesure est remplie par le prix de circuit (souvent confondu dans l’usage ancien avec le mot « valeur »).

Valeur et ordre social

Tournons-nous ici encore vers Cantillon et sa définition liminaire : « Le prix et valeur intrinsèque d’une chose en général est la mesure de la terre et du travail qui entrent dans sa production. »22 Il serait sans doute erroné d’y voir l’ébauche d’une théorie de la valeur-travail comme plusieurs historiens l’ont fait. L’objectif de Cantillon n’est pas de mesurer, alors que c’est bien ce souci qui incite Smith à introduire cet étalon censé être invariable. On peut en effet chercher à mesurer la richesse (de Petty à Lavoisier) sans s’interroger sur son origine, ou chercher une origine à la valeur (Cantillon) sans vouloir la mesurer. Par ailleurs, si dans la définition de Cantillon l’un des facteurs devait être réduit à l’autre, c’est le travail qui serait rapporté à la terre, non l’inverse. L’économiste s’efforce en effet d’estimer le rapport de la valeur de la terre à celle du travail : grâce à ce pair « la valeur intrinsèque d’une chose peut être mesurée par la quantité de terre qui est employée par sa production »23. Cette démarche trouve à sa manière un achèvement avec les physiocrates – largement influencés par Cantillon par l’intermédiaire de Mirabeau – et leur doctrine de la productivité exclusive de la terre.

Il faut donc voir dans la valeur des néo-mercantilistes non pas un instrument de mesure de la richesse mais une réflexion sur son origine, une manière de désigner sans ambiguïté le concept agissant au cœur de la richesse : la propriété foncière.

L’association de la terre et du travail fait donc la synthèse de deux idéologies sociales. D’un côté, c’est l’inspiration mercantiliste qui, dans la tradition ouverte à la Renaissance, installe l’homme et son travail productif au cœur de la légitimité économique – Laffemas et Montchrétien sont, parmi les écrivains du XVIIe siècle, ceux qui usent le plus fréquemment du mot travail. D’un autre côté, la propriété foncière est considérée comme le fondement de la société et la source de la vraie légitimité sociale. La forte démonstration de Cantillon, selon laquelle toutes les classes vivent aux dépens des propriétaires fonciers24 ou l’affirmation des physiocrates qui fait du Prince le copropriétaire du produit net, voilà deux éléments de doctrine qui articulent une représentation idéologique de l’ordre social à une analyse économique de la valeur et de la richesse.

La confusion entre le prix et la valeur

La définition de la richesse fait donc que sa mesure n’est ni nécessaire, ni possible. La valeur n’est donc pas chargée d’une telle fonction empirique qui est dévolue au prix de circuit. La confusion est cependant très fréquente entre les deux expressions chez les préclassiques, presque permanente : il faut attendre Adam Smith pour que les usages soient précisément séparés. Son origine est dans la dualité sémantique du mot valeur qui renferme la double idée d’évaluer et de valoir. Turgot est le premier en 1769, dans Valeurs et monnaies, à tenter une clarification du vocabulaire ce qui le conduit, on le verra, à sortir du paradigme préclassique. Ce n’est pas que ce dernier considère les deux expressions comme identiques, ou qu’il ne sache les distinguer, puisqu’il dissocie une approche idéologique qui décide pourquoi un objet vaut et une détermination de son évaluation, notion technique qui correspond au seul prix de marché. Mais il y a confusion – au sens étymologique – car il s’agit de deux points de vue sur une même réalité, de deux descriptions pour une même chose, mais dans des registres compréhensifs différents, alors que prix et valeur recouvriront plus tard, chez les classiques, deux contenus différents saisis au sein du même registre économique, c’est-à-dire qu’il existe des règles qui permettent de décrire les liens qui les unissent.

Si, ainsi, Cantillon distingue bien la valeur intrinsèque et le prix de marché – c’est une tradition anglaise allant de Petty à Smith –, leur contenu est tel qu’aucun mécanisme de liaison n’est envisageable. Le prix de marché est un prix de circuit. Ce qui le fait mouvoir (offre et demande, orientation de la consommation des propriétaires) relève du circuit, non de la valeur. La perspective est la même chez Turgot, même si les modalités diffèrent. Dans ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1767), il n’aborde jamais la question de la valeur « idéologique » (pourquoi un objet vaut) pour ne s’intéresser qu’à celle de la mesure, autrement dit au prix de circuit. Dès lors, dans ce texte important pour l’histoire de la pensée économique, valeur et prix sont synonymes et parfaitement interchangeables. Ainsi, aux paragraphes XXXII et XXXIII qui analysent la formation des taux d’échange sur des marchés simples et complexes, la valeur / prix est construite comme une mesure extrinsèque qui autorise la confrontation et l’ajustement des flux selon une pure logique de circuit.

Avec les physiocrates, une troisième modalité du même raisonnement est à l’œuvre. Ce sont eux, en effet, qui ont poussé le plus loin la distinction entre une définition « essentielle » (et fortement idéologique) de la valeur (toute richesse vient de la terre) – affirmation de principe de laquelle se déduit toute l’analyse économique et politique physiocratique – et une conception instrumentale du prix. Une difficulté marginale mais significative fait que Quesnay et ses disciples n’ont pas forgé d’expression particulière pour leur première définition et qu’ils ont réservé le mot valeur pour être, comme chez Turgot, un parfait synonyme de prix. « C’est ce prix qu’on appelle valeur, écrit Mirabeau, cette valeur qui constitue la richesse. »25 La principale raison de cette distinction marquée entre le postulat idéologique d’un côté, et l’outil de mesure à vocation instrumentale de l’autre, c’est que plus que tout autre courant, la physiocratie a réfléchi sur la notion de circuit duquel le tableau économique constitue une représentation achevée. Le lien entre valeur / prix et richesse est étroit grâce à la rigidité du circuit. C’est la problématique des « bons prix » agricoles, au cœur de la doctrine de la secte : plus le prix relatif du blé est élevé, plus les investissements des fermiers et donc le produit net sont importants. Comme le revenu disponible des propriétaires constitue la contrepartie globale qui finance directement ou indirectement toutes les autres activités (manufactures, services, commerce extérieur, etc.), ce produit net est richesse et la structure des prix devient le meilleur indicateur pour la mesurer. « C’est ce prix commun qui constitue réellement et relativement à vos voisins la valeur vénale de vos denrées et c’est cette valeur vénale (…) qui forme réellement vos richesses », conclut Quesnay26.

Des questions d’optimum, analogues à celles débattues plus haut, interviennent si l’on veut préciser la définition et le contenu de la richesse collective, mais cette fois les variables qui interviennent de façon décisive sont moins sociales (répartition harmonieuse des emplois, différenciation efficiente des besoins) qu’économiques (structure des prix relatifs). Trois éléments ont donc été établis : la richesse n’a pas à être mesurée ; la valeur idéologique est nettement distinguée du prix mais la valeur d’échange en tant qu’étalon de mesure n’existe que sous une forme empirique qui se confond avec le prix ; ce dernier peut être un indicateur du degré de réalisation de la richesse maximale (ou potentielle, celle produite quand le fonctionnement du circuit est le plus harmonieux qu’il soit possible).

Puissance et richesse

Puisque la richesse est d’emblée liée à l’harmonie générale (qu’elle soit économique, politique ou sociale), elle reflète la force d’un pays et constitue un indicateur de puissance. « La science de l’économie politique, la plus importante de toutes puisqu’elle a pour objet la puissance et le bonheur des nations », écrit Graslin en ouverture de son Essai27. Associer richesse et puissance est une évidence au XVIIIe siècle. Il faut voir là un legs de la pensée mercantiliste qui s’interdit de dissocier l’économique du politique. Jacob Viner souligne, à juste titre, que le mercantilisme n’a pas seulement des objectifs de puissance auxquels toute autre considération serait subordonnée28. Cependant, si l’accumulation de richesses, en particulier monétaires, est effectivement une préoccupation essentielle, c’est parce qu’elles sont par elles-mêmes un moyen de puissance. Dans l’optique préclassique, par contre, la création de richesses est un signe d’harmonie et donc de puissance. « L’inégalité de la circulation dans les différents Etats en constitue l’inégalité de puissance comparativement, toutes choses étant égales », affirme Cantillon sans ambiguïté29.

Cette différence n’est pas sans importance. Ainsi, si l’argent occupe dans les deux cas une place importante, son statut n’est pas le même. Pour les mercantilistes, tout argent s’il n’est pas richesse est gage de puissance. « Je crois que l’on demeurera facilement d’accord de ce principe qu’il n’y a que l’abondance d’argent dans un Etat qui fasse la différence de sa grandeur et de sa puissance », écrit Colbert en 166430. La certitude alors largement partagée que la quantité d’argent qui roule en Europe est fixe fait que les métaux précieux accumulés dans la nation font autant de moins à la disposition des autres Etats. Le rapport international des puissances en dérive directement. Les auteurs préclassiques ont une position plus subtile. L’argent reste « le vrai moteur de la puissance », selon l’expression de Forbonnais31 mais dans la seule mesure où il est créateur de richesses, autrem provenir soit de la dé-thésaurisation (c’est le thème de l’« argent mort » cher à Boisguilbert et souvent repris par la suite), soit comme contrepartie de l’exportation de marchandises qui constitue ce que Forbonnais appelle des richesses relatives. Cette partie du commerce est un véritable instrument de puissance « si étroitement liée avec les intérêts politiques qu’elle contracte de leur nature »32. Forbonnais rappelle que le commerce intérieur s’applique particulièrement à entretenir la richesse réelle d’un Etat mais il établit également les conditions qui permettent à ces richesses relatives d’accroître l’activité, conditions liées à l’usage qui en est fait et aux types de consommation et d’investissement qui en résultent. Cette démonstration date de 1754 ; elle se trouve également dans l’Essai de Cantillon publié en 1755 mais rédigé vingt ans auparavant. Il s’agit là d’un épisode important dans les analyses sur la richesse car elles achèvent un cycle de réflexions ouvert par les mercantilistes dès le XVIe siècle et poursuivi jusqu’au XVIIIe siècle sur le lien entre la richesse et les métaux précieux.

La représentation de l’activité par le circuit explique donc que la création de richesses soit signe d’harmonie et donc de puissance. A côté de l’argent, il en est d’autres indices ; prenons l’exemple du nombre des hommes et de l’emploi.

Etablir un lien entre la population, la richesse et la puissance d’un Etat n’est pas nouveau. « Il ne faut jamais craindre qu’il n’y ait trop de sujets, trop de citoyens vu qu’il n’y a ny richesses ny forces que d’hommes », écrit Jean Bodin dans Les six livres de la République33. Cette relation population-richesse-puissance traverse la plupart des écrits mercantilistes du XVIIe siècle, de Montchrétien (1615) à Hay du Chastelet (1669)34. L’idée d’une relation causale n’est pas absente qui fait du nombre des hommes le premier principe de l’opulence et de la puissance. L’aspect militaire est ici en première ligne qui fait d’un pays populeux une puissance internationale d’où procède pour une part, dans l’esprit mercantiliste volontiers belliciste, les moyens de l’enrichissement national. Une rupture se produit à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, période de crises économiques et démographiques et de remise en cause des postulats anciens. Bois-guilbert et Vauban montrent en effet que la richesse d’un royaume consiste en son terroir et en son commerce : le nombre des hommes apparaît seulement comme une mesure de la richesse, un signe de prospérité, une conséquence plus qu’une cause35. Le XVIIIe siècle reprend à son compte cette logique du raisonnement, en explicitant sa raison d’être : le mécanisme du circuit. « L’effet du commerce est de revêtir un corps politique de toute la force qu’il est capable de recevoir. Cette force consiste dans la population que lui assurent ses richesses politiques, c’est-à-dire réelles et relatives tout à la fois », écrit Forbonnais dans ses Eléments du commerce36. De manière encore plus explicite, Cantillon raccourcit la chaîne des dépendances. La puissance est fonction du nombre d’hommes et « la multiplication et le décroissement des peuples dans un Etat dépendent principalement de la volonté, des modes et des façons de vivre des propriétaires de terres »37, autrement dit des paramètres qui conditionnent le circuit économique. Dès lors, la stimulation de la démographie par l’économie suppose un intermédiaire, l’emploi, qui est introduit comme une variable de première importance. Le couple emploi / inactivité n’est plus arbitré comme au XVIIe siècle – chez Montchrétien par exemple – par la corruption de l’homme et son inclination à l’oisiveté mais par l’efficacité du circuit et sa capacité à susciter une demande de travail. Ce dernier aspect devient logiquement primordial, ce que constate Steuart. « Procurer un emploi convenable à tous les membres d’une société, c’est régler et conduire tous les objets qui peuvent les intéresser. Il me semble que de cette idée on peut faire la base la plus étendue de la recherche des principes de l’économie politique. »38 Ce souci est partagé, Rousseau l’expose également dans le Contrat social (chap. IX, livre 3), mais il résulte ici d’un raisonnement qui privilégie les nécessités de l’économie collective.

III. – De la richesse à la valeur

L’économie politique du XVIIIe siècle connaît une mutation intellectuelle majeure quand elle change de concept structurant : la richesse (collective) laisse la place à la valeur (individuelle et à fondement psychologique). La nature même de la pensée économique se modifie puisque de réflexion sur l’art de gouverner – de Boisguilbert et de Forbonnais à Auxiron et Steuart, tous les penseurs attribuent une large place à la politique de l’Etat en l’absence de régulation autonome des flux du circuit – elle devient une discipline indépendante qui tend à objectiver des mécanismes économiques qu’il s’agit de décrire et expliquer. Cette mutation est progressive et les chevauchements chronologiques nombreux. Elle peut être assez précisément située aux années 1767-1770 quant à ses débuts – avec les textes fondateurs de Graslin, Turgot et Morellet, qui font suite au Della moneta de l’abbé Galiani (1750) –, ce qui n’empêche pas le maintien d’une pensée préclassique inspirée par le circuit jusqu’après la fin de l’Ancien Régime.

La nouvelle approche de la valeur prend en compte le comportement de chacun des échangistes sur le marché et les dote d’un revenu et d’une préférence variable pour les différents besoins qu’ils veulent assouvir. L’agrégation de l’ensemble de ces arbitrages particuliers qui correspond à autant de valeurs différentes conduit à déterminer le prix courant des objets échangés. L’analyse est donc par essence individualiste et elle fait abstraction des conditions et caractéristiques particulières de chaque consommateur et de chaque marchandise quant au processus qui décide de la valeur et du prix.

Pourquoi ce changement ? Il est toujours difficile (ou trop facile) d’expliquer l’irruption du nouveau dans une science tant les mécanismes de la réflexion intellectuelle et de la découverte sont obscurs. La difficulté s’accroît quand la discipline considérée relève autant du raisonnement et de la résolution de questions théoriques que des considérations de nature plus idéologique sur la société. Deux aspects semblent cependant pertinents pour une mise en contexte.

Le premier est la réflexion critique qui est alors menée, à l’exemple des batailles sur le libéralisme qui font rage dans les années 1760, contre le holisme politique qui influence les pratiques et idéologies antérieures. Les discussions autour du pouvoir absolutiste et des limites nécessaires qu’il faut lui imposer conduisent à faire douter les économistes de la validité du primat accordé au point de vue collectif monarchique ou étatique en matière de réflexion économique. Or la doctrine préclassique met en opposition les intérêts individuel et collectif. L’exigence d’harmonie du circuit suppose en effet des comportements précis, que les pouvoirs publics doivent suggérer ou imposer, pour permettre un développement harmonieux des flux. La confrontation spontanée des intérêts et des comportements n’y conduit pas : la main se doit d’être visible. Forbonnais distingue ainsi entre deux commerces, l’un utile, l’autre inutile. « Pour s’en convaincre, il faut distinguer le gain du marchand du gain de l’Etat »39 car ils ne convergent pas. Selon le type de marchandise dont il fait commerce et sa place dans l’ordre de la production (rappelons que chaque bien intervient comme contrepartie pour la production des biens situés en aval du circuit), le marchand peut gagner et faire perdre à l’Etat ; à l’inverse et pour les mêmes raisons, le négociant peut faire des pertes qui induisent un surcroît de richesses pour la collectivité. L’abbé Morellet, avant sa conversion à la valeur-utilité, développe le même argument au cours de la querelle sur la libre fabrication des toiles peintes dans les années 1755. Ses positions sont favorables au libéralisme, mais il reprend également l’argument de la divergence entre l’intérêt d’une catégorie (ici encore les marchands) et celui de la collectivité40. La même divergence s’observe dans la doctrine physio-cratique. Les relations définies par le Tableau économique supposent une conduite des agents, quant à leurs investissements, leurs productions et surtout leurs dépenses, conforme à l’ordre naturel. Or ces comportements optimaux n’ont rien de naturel et doivent être enseignés voire imposés par le « despotisme légal » du monarque. L’utilité d’une activité économique ne se réfère pas au revenu de l’individu mais à la richesse de la nation dans son ensemble. C’est cette réduction de l’individuel au communautaire qui est en cause. Ces réactions sont à situer au sein des critiques qui s’élèvent contre le « système collectif » constitué par les règlements, les corporations et les multiples normes pratiques de la vie économique imposées au nom du bien commun et qui sont nécessaires – on l’a dit – au repérage social et à l’usage collectif des biens, fondement de la compréhension désormais traditionnelle de la richesse. En ce sens, l’usage nouveau du concept de valeur contient en germe celui de la vieille notion de richesse. Turgot n’est-il pas en même temps le critique le plus brillant et le plus efficace de l’ancien système réglementaire et le promoteur le plus cohérent de la pensée nouvelle sur la valeur des biens ?

Le second élément de contextualisation de ce changement est l’aspiration manifeste du discours économique à la rigueur du raisonnement scientifique. Ce souci est déjà très présent dans l’ambition physiocratique mais cette prétention est satisfaite grâce au postulat de l’ordre naturel qui rend homologues les différentes sphères physique, morale ou économique. Ces dernières participent toutes à l’ordre essentiel défini par la loi naturelle dont la révélation produit la science. La sémantique nouvelle est de ce fait d’abord axiomatique. Désormais, l’ambition est toute autre. La démarche est constructive car la science n’est pas à dévoiler mais à élaborer logiquement, ce qui oblige à (re) définir les termes de l’économie politique. C’est une préoccupation pour Turgot, c’est aussi l’objectif de Morellet avec son Prospectus d’économie politique (1769). La valeur acquiert dans ce contexte une dimension centrale car elle contribue à clôturer les analyses au sein de la seule sphère économique, condition pour rendre plus scientifiques (et techniques) les raisonnements comme le démontre amplement le XIXe siècle.

En effet, la notion préclassique de la richesse est fort imprécise ; elle est insuffisante du point de vue empirique et théorique par rapport à la question de la mesure qui devient primordiale pour une économie politique qui se veut scientifique. Deux voies sont dès lors possibles pour satisfaire cette exigence, empruntées l’une et l’autre :

— opter pour l’élaboration d’un concept abstrait mais susceptible d’une mesure théorique : la valeur. Le coût méthodologique est qu’il n’y a plus de passage possible – autre que tautologique – vers l’idée de richesse. Le nouveau concept est consistant sur le plan théorique et autonome quant à sa fondation ; il ne renvoie donc plus ni à une représentation de l’ordre social, ni à des critères de reproduction de l’économie nationale (a).

— procéder à une mesure empirique et effective de la richesse qui doit, à cet effet, recevoir un contenu susceptible d’être mesuré. C’est renoncer aux objectifs de l’économie politique naissante au profit d’une arithmétique politique et d’une statistique nationale (b).

(a) La valeur est donc individualiste ; elle prend sa source dans la relation univoque de l’homme aux choses. « J’ai suivi (…) le fil qui seul pouvait me guider avec sûreté : ce fil est le rapport de l’homme aux choses et aux choses entre elles. »41 Turgot, Morellet, Graslin ou Isnard abordent la valeur à partir de l’utilité, ce qui a le mérite de fonder solidement le concept mais le rend non mesurable en l’absence des outils théoriques forgés ultérieurement par les néoclassiques. Ils privilégient donc une définition pratique avec l’idée de rapport de mesures. « Le mot de valeur exprime le rapport de deux choses que l’on compare pour les échanger », explique Isnard dans le Traité des richesses42. La généralisation à l’ensemble des échangistes et des biens permet dès lors une mesure, certes théorique mais intellectuellement envisageable. Elle autorise également une mise en relation entre la valeur et le prix, la première antérieure au second et le déterminant.

Turgot reste un bon exemple pour comprendre ce changement de paradigme. L’intendant de Limoges est en effet un auteur profond, sensible aux questions théoriques que pose l’économie politique et aux problèmes qu’elle ne sait pas résoudre. Il écrit en novembre 1766 ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, ouvrage structuré par l’idée de circuit. Ce texte bref, organisé en paragraphes à la progression logique, est l’aboutissement le plus achevé après Cantillon de l’économie préclassique, celle de la richesse collective et de la contrepartie. Turgot a pourtant compris que ce concept de richesse n’est pas susceptible de mesure. « Au reste, il n’est pas besoin de dire que, quoiqu’on puisse très bien définir, comme on vient de le faire, en quoi consiste la totalité des richesses d’une nation, il est vraisemblablement impossible de découvrir à combien elles se montent, à moins que l’on ne trouve quelque règle pour fixer la proportion du commerce total d’une nation avec le revenu de ses terres. »43 Cette constatation le conduit peu de temps après à une recherche sur la valeur ; elle est consignée dans Valeurs et monnaies, texte écrit en 1768 mais publié seulement en 1811 par Dupont de Nemours. L’évolution du titre est chargée de sens : de la richesse, on passe à la valeur. Valeurs et monnaies est un article court, resté inachevé, dont l’introduction centrée sur la double question de la mesure et du langage définit sans ambiguïté la problématique d’une science en construction. La recherche de Turgot est bien celle d’une langue économique abstraite capable d’exprimer l’homogénéité du monde des biens grâce à un étalon de mesure universel. L’introduction de la monnaie en est un aspect, le développement d’un concept de valeur en est un autre. Déjà, dans sa critique du livre de Graslin, Turgot fait logiquement dépendre la richesse de la valeur quand il définit la première comme « tout bien commerçable, tout objet de jouissance qui a une valeur »44. Cette définition est déjà en rupture avec celle des préclassiques et leur univers hiérarchisé des biens. Surtout, la question de la richesse perd de son intérêt puisqu’elle est toute entière résolue quand l’est celle de la valeur. C’est donc à celle-ci que s’attache le contrôleur général de Louis XVI qui développe la valeur estimative relative à l’homme dont il déduit la valeur appréciative, définie comme la valeur estimative moyenne entre l’ensemble des coéchangistes, et le prix qui procède de la valeur.

Graslin est un autre exemple important de ce changement de paradigme consécutif au primat accordé à la psychologie des besoins pour fonder la science économique. A l’instar de Turgot qui le suit chronologiquement, il place le besoin à l’origine de la richesse : « C’est le besoin seul qui donne aux choses leur valeur, autrement dit leur qualité de richesse. »45 En d’autres termes, l’enjeu théorique se porte sur la détermination de la valeur dont l’élucidation inclut celle de la richesse. Deux conséquences paradoxales en résultent dans l’analyse de Graslin, paradoxale sur bien des aspects.

D’abord, le principe de l’invariabilité de la masse des richesses – évoqué plus haut – fait que seule la variation dans la répartition des besoins individuels et ses effets sur la valeur offre un intérêt théorique. La richesse s’en trouve d’autant plus exclue. Le chapitre 2 de l’Essai analytique, intitulé « Ce que c’est que la richesse », n’est en fait qu’une étude subtile des effets économiques d’une détermination psychologique de la valeur. Par contre, initier l’analyse de la richesse par le besoin conduit à des détours originaux puisque Graslin englobe tous les besoins, matériels et immatériels. Se trouvent ainsi pris en compte, par exemple, dans la richesse absolue d’un homme la gloire et l’honneur, objet d’une quête effrénée et d’un calcul individuel dans l’Ancien Régime46. Le paradoxe est ainsi que, d’un côté, la notion est vidée de son ancienne puissance heuristique, mais que d’un autre elle acquiert, grâce au lien établi avec la psychologie économique, un contenu large et fondateur à terme avec J.-B. Say d’une nouvelle approche du revenu national incluant aussi bien les productions, les services que les revenus monétaires.

Ces innovations théoriques restent cependant programmatiques. Leur complet développement ainsi que leur généralisation à l’ensemble des marchés soulèvent des difficultés redoutables. Sur un marché à deux échangistes, la valeur apparaît facilement ce qui n’est plus le cas si les intervenants sont nombreux. Turgot en est conscient mais son texte brutalement interrompu ne permet guère de conclure. La position de Morellet est plus explicite. L’abbé économiste reprend très largement les idées défendues dans Valeurs et monnaies – texte d’ailleurs écrit par Turgot pour le Dictionnaire universel du commerce auquel Morellet a longuement travaillé sans jamais le publier47 – mais devant les difficultés soulevées par la référence à la valeur-utilité, il renvoie aux développements ultérieurs de la discipline. S’il défend donc le principe d’une économie politique construite sur la « valeur d’utilité », il constate également qu’elle est « abstraite, métaphysique (…), si difficile à connaître ». Il préfère donc revenir à « la valeur de la langue du commerce », c’est-à-dire en pratique le prix de circuit des néo-mercantilistes et des préclassiques48. La substitution de la valeur à la richesse est encore au XVIIIe siècle à l’état d’une intuition qui énonce simplement en termes abstraits les conditions de l’échange.

La même ambiguïté est perceptible quelques années plus tard dans le Traité des richesses de Isnard. Cet ingénieur des ponts et chaussées propose une nouvelle définition de la richesse : « Lorsque l’on conçoit les choses utiles pour les comparer, on les nomme richesses de même que lorsque l’on conçoit les choses en général pour les comparer, on les nomme grandeurs »49, et le principe abstrait de comparaison, explique-t-il peu après, est l’utilité. Sur cette base, Isnard élabore une approche de la valeur qui est sans doute la plus élaborée de la pensée économique ancienne grâce à une utilisation nouvelle et originale de l’algèbre. Au livre II de la partie I – intitulé « De la circulation des richesses » – il abandonne ces développements pour revenir à une analyse classique de circuit avec une tripartition de l’activité en classes et des flux de demande qui doivent s’ajuster selon la théorie de la contrepartie. La richesse est réintroduite sous une forme traditionnelle – « La consommation, le débit et les dépenses ont un grand rapport avec les richesses et la reproduction »50 – et les problématiques qui lui sont liées, comme celles du luxe et de l’inégalité, sont exposées. La juxtaposition de deux approches très différentes, l’une alors encore nouvelle, l’autre désormais ancienne, est le signe de cette difficile tentative de changement de paradigme.

(b) Les calculs de la richesse collective ou nationale ne sont pas une nouveauté du XVIIIe siècle. C’est une tradition qui remonte à l’arithmétique politique anglaise. Petty à la fin du XVIIe siècle s’intéresse à la « richesse effective » de la nation et cherche à la mesurer. En France, la Dîme royale (1707) de Vauban procède à la même tentative à propos de l’élection de Vézelay51. Les travaux de ce type ne sont pas très nombreux par la suite – même si les physiocrates élaborent les outils analytiques nécessaires à la comptabilité d’agrégats – mais ils se multiplient à partir des années 1770-177552. Les raisons que l’on peut invoquer sont nombreuses : l’objectif fiscal est évident en ces temps de discussion sur la meilleure fiscalité possible puisqu’il s’agit d’estimer quantitativement la richesse nationale pour mieux connaître l’assiette fiscale. Des interrogations sur la puissance comparée de la France et de l’Angleterre, en particulier quant au retard agricole français en ces temps d’agromanie, motivent également ces calculs. Il est cependant d’autres incitations, plus intellectuelles : c’est le souci de mesurer le concept de richesse en lui donnant un contenu fortement empirique. Lavoisier dans son avertissement à la Richesse territoriale du royaume de France est explicite : « Qu’il me soit permis d’observer ici que le genre de combinaisons et de calculs dont j’ai cherché à donner ici quelques exemples est la base de toute l’économie politique. Cette science, comme presque toutes les autres, a commencé par des discussions et des raisonnements métaphysiques : la théorie en est avancée mais la science pratique est dans l’enfance, et l’homme d’Etat manque à tout instant de faits sur lesquels il puisse reposer ses spéculations. »53 C’est donc précisément au cours de cette décennie 1770, quand l’appréhension de la richesse se fait à la fois plus complexe et plus floue, que les projets de mesure empirique et concrète apparaissent plus nécessaires. Chacun renvoie, plus ou moins explicitement, à un courant théorique particulier et donc à une conception particulière de la richesse même si ces enjeux théoriques sont secondaires derrière le souci d’obtenir des informations chiffrées. Une classification de ces projets peut ainsi être opérée ; illustrons-la par quelques exemples.

Un premier exemple est fourni par Bonvallet des Brosses, ancien trésorier de la marine et des colonies, qui opère en fait une description empirique et géographique dans ses Richesses et ressources de la France (1789). Le classement est géographique (il passe en revue les différentes provinces) et ce sont autant les ressources démographiques et sociales (fortunes et revenus du clergé et de la noblesse) qu’économiques qui sont décrites. Cette manière de procéder a un objectif clairement fiscal et le mot ressource associé à celui de richesse est significatif : il s’agit d’inventorier et d’estimer l’ensemble des capacités fiscales pour améliorer la perception et l’assiette des impôts. La pertinence de ce calcul des richesses qui relève largement du sens commun se veut donc clairement financière.

Avec les recherches de Hocquart de Coubron, c’est l’idée de circuit qui est le fondement théorique du calcul. Ce n’est donc pas la masse des richesses qu’il s’agit de mesurer mais certains paramètres et indicateurs clefs du circuit, comme le volume de la masse monétaire et la quantité d’avances monétaires disponibles sous forme de capitaux ou l’effet des variations du taux d’intérêt sur certains agrégats. Les préoccupations fiscales de Hocquart ne sont guère originales quand il veut estimer l’impact des prélèvements sur la reproduction et la richesse nationale. Quesnay et les physiocrates ont fait de même une génération plus tôt. Par contre, son souci de démonstration quantitative – « la marche de la circulation étant arithmétiquement démontrée » – appuyée sur une pure représentation du circuit est emblématique de ce souci de mesure pour répondre à une question théorique54.

Les recherches de Tolosan définissent une troisième catégorie55. On peut la dire d’inspiration smithienne, terme entendu au sens faible, dans la mesure où la fiscalité n’est pas une préoccupation importante et qu’aucun primat analytique n’est accordé à la richesse foncière. Par contre, Tolosan cherche à établir une comptabilité de l’ensemble des productions (agriculture, industrie, colonies) et des revenus mobiliers ce qui lui donne une estimation du revenu national annuel. Les divergences, notons-le, sont cependant importantes avec Smith puisque au-delà de cette parenté dans l’intention de mesurer un ensemble élargi de revenus pour approcher la production annuelle de richesses, l’auteur de ce Mémoire émet de sérieuses réserves sur les vertus du libéralisme et la convergence spontanée des multiples intérêts privés avec ceux de la nation dans son ensemble.

Le dernier exemple est proposé par le travail de Lavoisier sur la richesse territoriale de la France. Par sa précision, sa remarquable information et sa rigueur dans l’usage des catégories comptables, cette recherche inachevée est la plus cohérente de ces différentes tentatives pour mesurer la richesse nationale. Son objectif, là encore, est d’abord fiscal car il s’agit d’estimer, à la demande de l’Assemblée nationale, la quantité de revenus en numéraire qui peut servir de base à l’imposition. Son inspiration est physiocratique puisque Lavoisier s’efforce de connaître le revenu foncier net du royaume, le seul qui soit susceptible d’être imposé en bonne logique physiocratique. Mais son ambition ultime dépasse cette intention initiale. Le chimiste-économiste veut forger un outil de comptabilité publique, mis à la disposition de l’administrateur pour juger de l’efficacité de ses politiques. « Ces comptes généraux qu’on pourrait étendre à la population et à la balance du commerce formeraient un véritable thermomètre de la prospérité publique ; et chaque législature verrait d’un coup d’œil, dans des états sommaires, le bien comme le mal qui auraient résulté des opérations faites par les législatures précédentes. »56 Cette ambition étonnamment moderne souligne cette évolution qui a fait perdre à la richesse son utilité comme concept économique et lui en a donné – sous le terme qui deviendra de plus en plus fréquent de revenu national – comme objectif comptable.

Dans une étude centrée sur les auteurs de langue française, est-il mal venu de conclure avec Adam Smith ? L’économiste écossais a pourtant sa place pour deux raisons : son œuvre est une formidable synthèse des réflexions – en particulier françaises – et des incohérences antérieures qu’elle ne résout qu’en partie ; A. Smith opère un renversement de l’analyse économique par sa volonté, souvent non aboutie, de systématisation ce qui fait de lui un témoin dans les mutations de l’usage du couple richesses / valeurs.

Le paradoxe de la Richesse des nations est que le mot « richesse » – auquel le penseur écossais ne donne jamais de sens précis – est placé au centre de l’investigation mais qu’il est ensuite évacué de multiples manières comme concept analytique. Son contenu, éclaté en significations contradictoires ou situées à des niveaux si variés qu’elles perdent toute pertinence, fait qu’il ne structure plus le discours économique. Sous des formes différentes, le constat est analogue bien que moins marqué une décennie plus tôt avec Graslin (1767) ou quelques années plus tard avec Isnard (1781).

On peut en effet distinguer trois emplois principaux du mot richesse chez Smith. Premièrement, un usage très général et presque métaphorique pour désigner un objet d’analyse, comme dans le titre de l’ouvrage. Le mot renvoie ici à une rhétorique économique commune à tout le XVIIIe siècle. Deuxièmement, une acception plus théorique qui renvoie au « produit annuel de la terre et du travail », définition qui désigne en fait les sources de la richesse mais pas ce qu’elle est. Troisièmement, un emploi mal défini mais fréquent qui vide le mot de tout contenu spécifique (dans des expressions du sens commun comme « richesse des villes », ou « richesse des habitants » par exemple). A l’inverse, dans les passages analytiques importants ou ceux au contenu programmatique fort, le mot disparaît. Ainsi, pas une fois dans l’introduction n’apparaît la richesse, hormis sur la fin, comme par effraction, et avec un contenu faible.

Pourtant, il n’est pas rare que Smith reprenne à son compte des analyses préclassiques. La notion de circuit est ainsi au cœur du livre 3 : « De la marche différente des progrès de l’opulence chez différentes nations », qui expose des conceptions assez traditionnelles pour le XVIIIe siècle sur le développement économique. Le mot « richesse » est alors utilisé dans le sens non spécifique que l’on vient d’évoquer alors que celui d’« opulence » est investi du contenu de l’ancienne notion de richesse.

Le revenu devient par contre un outil d’analyse de première importance à la sémantique forte. Le revenu de l’Etat, qui fait l’objet du livre 5, et surtout le « Revenu de la masse du peuple » que Smith pense avoir défini grâce à l’ensemble des quatre premiers livres. Ce dernier revenu, qui s’apparente à la richesse nationale, reçoit désormais un contenu précis et calculable puisqu’il s’agit de la somme des revenus individuels. La valeur s’impose donc comme le concept théorique primordial puisque ces derniers dépendent de la répartition, elle-même compréhensible grâce à la théorie de la valeur. Ce n’est donc pas de façon fortuite que celle-ci occupe tout le livre 1 – le plus important – et si elle apparaît comme porteuse des attributs anciennement attribués à la richesse. Ainsi la puissance était jusqu’alors collective et liée à la richesse ; elle est désormais associée à la valeur et à la quantité de travail qu’elle peut commander. « La valeur échangeable d’une chose quelconque doit nécessairement toujours être précisément égale à la quantité de cette sorte de pouvoir qu’elle transmet à celui qui la possède. »57

L’ouvrage de Smith en appelle donc par son titre à la richesse, mais par sa construction il est tout entier tourné vers la valeur. Le renversement du projet préclassique d’un Cantillon est complet. Ainsi, ce texte, si souvent considéré comme l’acte de naissance de l’économie politique, procède dans le même mouvement à l’exclusion de la richesse.

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1 C. Théré, Etude sociale des auteurs économiques 1556-1789, Paris, Université de Paris I, 1990, thèse de doctorat.

2 P. le Pesant de Boisguilbert, Dissertation sur la nature des richesses, de l’argent et des tributs (1707), édition de l’INED, Paris, 1966, p. 974.

3 Voir sur ce sujet C. Perrotta, Produzione e lavoro produttivo nel mercantilismo e nell illuminismo, Galatina, Congedo, 1988.

4 F. Véron de Forbonnais, Eléments du commerce (1754), IIe éd., 1755, tome 1, p. 3.

5 A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), Gallimard (coll. Idées), Paris, 1976, p. 61.

6 J.J.L. Graslin, Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, 1767, p. 32.

7 G. Sénac de Meilhan, Considérations sur l’esprit et les mœurs, 1787.

8 Sur le lien entre bonheur et richesse, voir R. Mauzi, L’idée de bonheur dans la littérature et la pensée française, Paris, 1979, pp. 157 sq.

9 C.F.J. d’Auxiron, Principe de tout gouvernement, 1776, p. XXIX.

10 Mirabeau, Théorie de l’impôt (1760), éd. de 1761, p. 351.

11 Abbé Etienne Bonnot de Condillac, Le commerce et le gouvernement, 1776, chap. 1, section 7.

12 Mirabeau, Philosophie rurale, 1763, p. 390.

13 F.V. de Forbonnais, op. cit., p. 1.

14 Plumard de Dangeul, Remarques sur les avantages et les désavantages de la France et de la Grande-Bretagne par rapport au commerce et autres sources de puissance des Etats, 1754, pp. 59 sq.

15 D. Diderot, Mélanges philosophiques, historiques, etc., année 1773, in : M. Tourneux, Diderot et Catherine II, Paris, 1899, p. 226 et p. 238.

16 Voir pour une présentation générale de la pensée économique des scolastiques, R. de Roover, La pensée économique des scolastiques. Doctrines et méthodes, Paris-Montréal, 1971.

17 G. Sénac de Meilhan, Considérations sur les richesses et sur le luxe, 1789, p. 48.

18 Voir la chronologie des principaux livres et auteurs dans A. Morize, L’apologie du luxe au XVIIIe siècle et « Le mondain » de Voltaire, Paris, 1909.

19 F.V. de Forbonnais, op. cit., t. 2, p. 144.

20 A.N. Isnard, Traité des richesses, 1787, pp. 53 sq.

21 J. Auffray, Le luxe considéré relativement à la population et à l’économie, 1762.

22 R. Cantillon, Essai sur la nature du commerce en général (1755), Edition de l’INED, Paris, 1952, p. 15.

23 Ibid., p. 24.

24 Idem, voir partie 1, chap. 2, « Tous les ordres et les hommes d’un Etat subsistent ou s’enrichissent aux dépens des propriétaires des terres. »

25 Mirabeau, Théorie de l’impôt, op. cit., p. 58.

26 François Quesnay et la physiocratie, Ed. de l’INED, Paris, 1958, art. « Hommes ».

27 J.J.L. Graslin, op. cit., p. 2.

28 J. Viner, « Power versus Plenty as Objectives of Foreign Policy in the Seventeenth and Eighteenth Centuries », World Politics, 1, 1948.

29 R. Cantillon, op. cit., p. 88.

30 P. Clément, Lettres et instructions de Colbert, 1861-1882, t. 2, p. CCLIX.

31 F.V. de Forbonnais, Principes et observations économiques, 1767, p. 218.

32 F.V. de Forbonnais, Eléments du commerce, op. cit., p. 36.

33 J. Bodin, Les six livres de la République, 1576, livre V, chap. 7.

34 A. de Montchrétien, Traité de l’économie politique, 1615 ; Hay du Chastelet, Traité de la politique de France, 1669.

35 Sur ces différentes questions et leur chronologie, voir la remarquable synthèse de J.-C. Perrot : « Les économistes, les philosophes et la population », dans J. Dupâquier (éd.), Histoire de la population française, t. 2, Paris, 1988, pp. 499-551, repris dans Une histoire intellectuelle de l’économie politique, Paris, 1992, pp. 143-192.

36 F.V. de Forbonnais, Eléments du commerce, op. cit., t. 1, p. 28.

37 R. Cantillon, op. cit., chap. 15, part. I.

38 J. Steuart, Principes d’économie politique (1767), éd. française, 1790, t. 1, p. 28.

39 F.V. de Forbonnais, Eléments du commerce, op. cit., t. 2, p. 29.

40 Abbé A. Morellet, Réflexions sur les avantages de la libre fabrication et de l’usage des toiles peintes en France, 1758, pp. 7-12, 89. Sur l’abbé économiste, voir E. Di Rienzo, Alle origini della Francia contemporanea. Economia, politica e società nel pensiero di André Morellet : 1756-1819, Naples, 1994.

41 J.J.L. Graslin, op. cit., pp. 2-3.

42 A.N. Isnard, Traité des richesses, 1781, p. 17.

43 Turgot, Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1766), § XCI.

44 Turgot, L’Impôt indirect. Observations sur les mémoires récompensés par la Société d’agriculture de Limoges. I. Sur le mémoire de Graslin (1767), in : Ecrits économiques, Paris, 1970, Calmann-Lévy, p. 196.

45 J.J L. Graslin, op. cit., p. 24.

46 Idem, p. 47, note a.

47 Voir les analyses détaillées de J.-C. Perrot, « Les dictionnaires de commerce au XVIIIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1981, pp. 36-67, repris dans Une histoire intellectuelle, op. cit., pp. 97-125.

48 A. Morellet, Prospectus d’un nouveau dictionnaire du commerce, 1769, pp. 102-106.

49 A.N. Isnard, op. cit., p. 16.

50 Idem, p. 53.

51 Vauban, Projet d’une dixme royale (1707), éd. de E. Coornaert, Paris, 1933.

52 Voir la liste de quelques-unes de ces études dans J. Molinier, « Les calculs d’agrégats en France antérieurement à 1850 », Revue d’économie politique, nov.-déc. 1957, pp. 875-897.

53 A.L. Lavoisier, De la richesse territoriale du royaume de France (1791), textes et documents présentés par J.-C. Perrot, Paris, 1988, pp. 113-114.

54 G.M. Hocquart de Coubron, Calculs sur la circulation relativement aux impôts, à l’augmentation du prix des denrées et à la diminution du taux d’intérêt de l’argent, 1787.

55 J.-F. de Tolosan (et Bechet), Mémoire sur le commerce de la France et de ses colonies, 1789.

56 A.L. Lavoisier, De la richesse territoriale du royaume de France, op. cit., p. 125.

57 A. Smith, op. cit., p. 62.