Les pratiques de la richesse. Riches Genevois au XVIIIe siècle
Objets de la richesse et image d’une république
Lors de son séjour aux Délices au printemps 1756, Madame de Fontainé, nièce de Voltaire, s’étonna de l’absence de bidets dans la maison récemment rénovée. C’est qu’« elle n’est pas encore accoutumée aux mœurs sévères et malpropres de la ville de Calvin », explique le philosophe à son banquier lyonnais Jean-Robert Tronchin. Et il ajoute : « Mme Denis, en qualité de bourgeoise du territoire, avait jusqu’à présent négligé cette immodestie, mais le luxe enfin l’emporte à l’arrivée d’une Parisienne délicate. »1 Les travaux entrepris depuis une année dans son domaine des Délices avaient fourni à Voltaire l’occasion de souligner à plusieurs reprises les ignorances d’une société qui, pour être respectable et cultivée, n’en manquait pas moins de raffinement2. L’image d’une Genève aux mœurs simples, voire sévères, est une représentation dont Voltaire use volontiers dans les premiers temps de son installation. Il s’agit là sans doute plus d’un stéréotype que d’une véritable connaissance du milieu genevois3. D’ailleurs, par la suite, lorsqu’il s’en sera éloigné en s’établissant à Ferney, et surtout lorsqu’il sera entré en conflit ouvert avec la République, c’est l’image inverse qu’il diffusera. Dans son Mémoire sur Genève et sur le pays de Gex de 1767 il décrit une ville opulente peuplée d’affairistes enrichis : « Il n’y avait pas avant l’époque de 1720 deux pères de famille dans Genève qui eussent des laquais, pas un seul qui eût de la vaisselle d’argent, ni qui se chauffât ailleurs que dans sa cuisine. Aujourd’hui, malgré les lois somptuaires, le luxe de la table, des ameublements et des équipages égale au moins celui de Lyon. »4 Au-delà des arguments de circonstance avancés par Voltaire, il est intéressant de souligner cette double image de la cité qui, cristallisée autour de la question des mœurs, coexista pendant tout le XVIIIe siècle : celle d’une ville riche dont le train de vie se rapprochait de celui des villes françaises et celle d’une cité qui, par la simplicité de ses mœurs, s’en distinguait. Cependant l’originalité des propos de Voltaire tient surtout à l’attention qu’il porte à la jouissance ou à la restriction, en tout cas à l’usage tout matériel que les riches font de leurs biens. Plus que d’évoquer une image générale de la prospérité et de ses effets sur les esprits, il s’attache à des usages de la richesse fondés sur des objets particuliers.
Pour notre part, c’est dans cette perspective d’histoire matérielle que nous chercherons à comprendre comment on a été riche à Genève au XVIIIe siècle, comment dans la république protestante les riches ont joui de leurs biens. Une petite phrase inscrite dans le contrat de mariage qui scellait, au printemps 1744, l’union entre deux des familles les plus opulentes de la cité – les Lullin et les Boissier – laisse entrevoir les enjeux de cette question. Il y est en effet stipulé que les époux s’engagent à « conserver dans la jouissance des biens considérables que la Providence leur a accordés, la modestie, la simplicité et l’esprit de charité convenables à des chrétiens et à des membres de cette République »5. Au-delà de la simple affirmation doctrinale, cette exhortation à la simplicité et à l’esprit de charité reflète sans doute une préoccupation plus intime et individuelle, le souci de soumettre à un idéal de vie la gestion quotidienne des richesses. Le riche Genevois devrait donc concilier la pratique de la vie chrétienne avec la possession de grands biens. Ce but est d’autant plus difficile à atteindre que toute la société du XVIIIe siècle, et celle des riches en particulier, se trouve comme l’a montré Daniel Roche à propos du vêtement, confrontée à deux logiques, celle d’une économie chrétienne fondée sur la modestie et la simplicité et celle d’une nouvelle économie de consommation6.
Rechercher les traces de la richesse
Si l’enrichissement et la gestion des fortunes des marchands banquiers genevois est connue depuis les travaux d’André-E. Sayous7, d’Herbert Luthy8 et d’Anne-Marie Piuz9, l’usage que ces hommes firent de leurs biens dans leur vie quotidienne est encore largement ignoré10. Bien sûr Genève n’est pas Paris, et il serait absurde de comparer le train de vie mené par les plus riches Genevois au faste de certains fermiers généraux parisiens, mais comparé à celui des élites bourgeoises et de la noblesse des Etats voisins, la différence est bien mince. Voltaire évoquait l’impuissance des lois somptuaires qui, comme dans la plupart des villes européennes sous l’ancien régime, sont régulièrement publiées à Genève. Il convient seulement d’en rappeler l’existence et le poids dans le contexte genevois jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, ne serait-ce que pour esquisser les attitudes de soumission ou d’accommodation qu’elles induisirent chez les plus riches. Enfin il faut souligner que si les biens matériels sont loin de refléter toute la réalité de la puissance que la fortune a pu leur procurer, ils n’en sont pas moins un aspect significatif du jeu complexe de l’être et du paraître par lequel s’affirma leur supériorité.
Parmi les documents qui permettent d’approcher la matérialité des richesses, les inventaires après décès apparaissent comme une source de premier ordre. En effet, au-delà des difficultés inhérentes à leur nature11, ces énumérations d’objets, mais aussi de propriétés, de titres et de droits, laissent entrevoir d’une part comment les riches ont géré leur fortune et d’autre part comment ils en ont joui dans leur environnement quotidien. Notre étude se centrera sur ce dernier aspect, considéré de manière qualitative12. Anne-Marie Piuz a montré, pour la fin du XVIIe siècle, que les 47 plus riches Genevois formaient un groupe homogène – « mêmes activités économiques, même mode d’existence, identité des idéologies (politique et religieuse) »13. Partant de cette constatation, qui certes pourrait être nuancée pour le XVIIIe siècle, nous avons dépouillé les inventaires de douze patriciens appartenant au groupe des plus riches Genevois, répartis sur tout le siècle14. Tous ces personnages sont liés au monde des affaires, qu’ils soient eux-mêmes marchands-banquiers ou qu’ils soient, comme Ami Lullin ou son gendre Boissier, héritiers de fortunes faites dans le commerce et la banque. Leur nom et leur richesse leur assurent par ailleurs des relations étroites avec le pouvoir politique de la cité : plusieurs d’entre eux siègent dans les conseils, et tous comptent des magistrats dans leur proche parenté.
Parmi les inventaires considérés, trois d’entre eux, celui du marchand-banquier Jean-Antoine Lullin, celui de son fils le pasteur et professeur Ami Lullin, et celui du beau-fils de ce dernier, Jean-Jaques-André Boissier-Lullin, ont pris une importance particulière15. Nous avions là en effet une continuité familiale qui présentait le double intérêt de mettre en évidence l’évolution des habitudes au cours du siècle chez des hommes issus du même milieu, celui d’une des plus riches familles de la République, tout en faisant apparaître des attitudes différentes selon l’histoire individuelle et la personnalité de chacun. Comment ces trois hommes, le banquier d’envergure internationale, le pasteur et son gendre Boissier, petit magistrat rentier, ont-ils vécu leur richesse ? Cette question servira de fil rouge à notre étude des pratiques matérielles de la fortune. On ajoutera à ces inventaires celui qu’Anne-Madeleine Camp-Thellusson, épouse de Jean-Antoine Lullin, rédigea de sa main vers 1720 en vue de distinguer ses propres biens de ceux de l’hoirie héritière du banquier16. Dressé avec minutie, cet inventaire donne de nombreux renseignements sur les dates auxquelles certains objets ont été soit achetés, soit reçus, constituant ainsi une source précieuse pour approcher le mode d’acquisition des biens.
Une première typologie de la richesse peut être esquissée à partir d’objets qui ont toujours exprimé le plus clairement la fortune : les constructions, les domestiques, les équipages et la vaisselle d’argent. Les contemporains ne se sont pas trompés sur l’importance de ces signes de richesse puisqu’à partir de 1783, un nouvel impôt taxera les chefs de famille sur le nombre de leurs domestiques, la valeur de leur argenterie et le nombre de leurs chevaux. La richesse permettant la pratique d’un art de vivre dans lequel esthétique et confort s’allient naturellement, c’est dans les intérieurs qu’il faudra pénétrer pour approcher les manières de vivre au quotidien. Il faudrait pouvoir recenser les tapisseries qui ornent les murs, les tissus de soie qui recouvrent chaises, fauteuils et lits de repos ; il faudrait relever la présence de meubles de prix, bureaux, encoignures, commodes marquetées, etc. Notre propos n’étant pas de dresser un inventaire à posteriori des intérieurs considérés, mais de poser la question des attitudes face à la richesse, nous avons centré notre étude autour de quelques objets ou pratiques qui nous semblaient particulièrement révélateurs des comportements. Nous nous attacherons ainsi à des objets qui, comme les tableaux, les miroirs ou la porcelaine, ont donné lieu à des restrictions somptuaires et qui relèvent autant d’un désir d’ostentation que d’un raffinement des gestes et des manières.
Vivre dans l’espace
« Un des plus cruels abus du luxe qui nous a longtemps dévoré, était la manie des riches de promener leur inutilité dans de vastes appartemens », proclamèrent les révolutionnaires genevois en août 179417. Au-delà de leur caractère outré, caractéristique du régime de « Terreur » qui régnait alors sur la ville, ces mots sont particulièrement significatifs du privilège que représente le fait de disposer d’un large espace. C’est bien un des premiers signes de richesse, un luxe d’autant plus manifeste dans une cité étroitement enserrée dans ses remparts. Pourtant jusqu’à la fin du XVIIIe siècle aucune restriction n’est mise à l’appropriation de l’espace. Quant au luxe architectural des demeures privées, il ne fit l’objet de restrictions concernant la hauteur des plafonds, les matériaux des planchers et les décorations sculpturales, que dans les ordonnances de 1710, 1717 et 1722. En ville, les riches patriciens possèdent souvent plusieurs immeubles de rapport. Eux-mêmes vivent dans des demeures qui comptent en moyenne dix pièces habitables18, un espace comparable à celui dont dispose la plus haute bourgeoisie parisienne19 ou la noblesse savoyarde20. Parmi les douze cas considérés, deux se distinguent par la taille de leur appartement : le banquier Isaac Thellusson dont la maison de la Grand-Rue compte seize pièces, et le pasteur Ami Lullin qui dispose de quinze pièces, dans l’hôtel particulier bâti par son père au haut de la Tertasse. Notons qu’à la mort de Jean-Antoine Lullin, en 1709, l’inventaire n’en mentionnait que huit ; une différence qui s’explique sans doute par l’évolution de l’aménagement intérieur. En effet le remaniement de l’espace est habituel au XVIIIe siècle. On voit alors se multiplier les pièces plus petites, aux fonctions plus distinctes et plus intimes21. Madame Lullin-Camp mentionnait déjà vers 1720 plusieurs cabinets, indissociables des chambres. A la mort d’Ami Lullin, trois entresols sont mentionnés dans la maison, conséquence de la « nécessité de corriger la hauteur des planchers dans les petites pièces qui se trouvent contigües aux grands appartements », théorisée par l’architecte Jaques-François Blondel22. Ainsi, et dans tous les inventaires, il faut ajouter au nombre de pièces habitables, les espaces de rangement, les « chambres à resserrer », les nombreux dégagements – paliers, vestibules et entresols –, les dépendances – caves, greniers, fruitiers, etc. – et les comptoirs ou magasins. Enfin, nombre de demeures patriciennes construites en front de ville s’ouvrent sur des terrasses, éléments de distinction par rapport aux autres habitations. La maison Lullin avec sa grande terrasse doublée de son jardin dominant les remparts affiche un luxe particulier, relevé par de nombreux voyageurs. A l’espace possédé dans la ville, correspond celui de la campagne. Tous les riches citoyens ont en effet une propriété dans la région qui comprend une maison de maître et ses dépendances dévolues à l’exploitation de domaines agricoles souvent importants. Les quelques inventaires dont nous disposons23 laissent entrevoir des demeures de taille comparable à celles de la ville, comptant seulement une ou deux pièces de plus. L’exemple de la maison du banquier Jean Begon, à Cologny, qui dispose de quinze pièces, soit le double de sa maison de ville, semble bien être un cas particulier.
Outre l’étendue de l’espace, la fonction des pièces est significative de l’aisance dans laquelle vivent les patriciens. Sans entrer dans une description détaillée des appartements, bornons-nous à relever quelques traits caractéristiques de la richesse. Tous les riches Genevois disposent de salles à manger. Or, bien que cet usage se diffuse peu à peu au cours du siècle, il reste un signe de luxe jusqu’à la fin de l’ancien régime24. Notons à ce propos une évolution intéressante : chez Jean-Antoine Lullin, l’ameublement de la salle à manger – tables, guéridons mais aussi chaises de commodité et miroir de toilette – reflète un mode d’habiter encore largement inspiré de pratiques où la différenciation fonctionnelle des pièces est très relative. Près d’un demi-siècle plus tard par contre, l’appartement d’Ami Lullin compte deux salles à manger, une grande et une petite. La première est une pièce de réception qui, avec sa douzaine de chaises « à la Reine », son grand miroir doré et à couronnement, sa grande table à pieds sculptés et à dessus de marbre, ses nombreux rideaux, lustres et girandoles, son lave-mains et sa cuvette de cuivre verni doré, et son poêle de faïence, allie apparat et confort. C’est là qu’est conservée la collection de porcelaine du Japon. La seconde n’est pas moins décorée, mais elle est sans doute destinée à un usage plus familial et quotidien si on en croit le nombre plus restreint de sièges à disposition. A côté des salles à manger, l’existence de pièces telles que bibliothèques ou salles de billard témoigne avec plus de certitude encore d’un environnement luxueux. A Genève comme ailleurs, les bibliothèques sont rares. Parmi les douze riches étudiés ici, seuls Ami Lullin, Isaac Thellusson et sans doute Horace-Bénédict De la Rive – le commis se rend dans le « cabinet de la bibliothèque » –, disposent d’une chambre exclusivement réservée au rangement des livres et aux activités intellectuelles. Les bibliothèques sont des lieux où confort et raffinement du décor se mêlent étroitement, contribuant à donner à la pièce son caractère intime et rassurant. Chez Ami Lullin en 1756, comme dans les autres pièces de la maison, les sièges sont nombreux : un fauteuil de noyer recouvert de maroquin rouge, deux chaises à balustres recouvertes de tissu « vert de mer », quatre chaises de canne et six fauteuils de jonc. Principal meuble de la pièce, le bureau. Un grand bureau de noyer recouvert de maroquin noir dont la valeur est estimée à 210 florins. A côté se trouvent une table et un cabaret de bois noir. Les « commodités », poêle de faïence, bougeoirs et chandeliers d’argent, mais aussi la pendule, les nombreux tableaux et vingt statues de plâtre, donnent à la pièce un caractère d’aisance et de tranquillité sereine. Plus rare encore, la présence d’une pièce disposant d’une table de billard n’est mentionnée qu’une fois, dans la maison de campagne de Jean Begon. Signalons que cette demeure présente également la particularité de posséder une pièce inventoriée comme « lieux », c’est-à-dire comme lieux d’aisance, où deux rideaux sont recensés.
Maîtres et valets
Théorisant la place des domestiques dans l’espace bourgeois, Thorstein Veblen a montré que leur rôle ne se limite pas aux tâches effectuées, mais qu’ils remplissent d’abord des fonctions symboliques en représentant à l’extérieur de la maison la richesse de leur maître. Dans l’espace privé, leur rôle dépasse aussi largement leur travail : « Ce que l’on exige d’un bon serviteur, c’est qu’il sache le respect qu’il doit. Il ne suffit pas de mettre son habileté à donner machinalement satisfaction ; ce qui importe, c’est qu’il le fasse dans les formes voulues. Plutôt qu’une fonction mécanique, on pourrait dire que le service domestique est une fonction spirituelle. »25
Si l’affirmation d’une maison réside certes dans l’importance de sa domesticité, elle se définit aussi par la qualité de ses services. Au XVIIIe siècle, les riches Genevois emploient de nombreux domestiques. Dans notre échantillon, onze inventaires mentionnent avec suffisamment de détails ceux qui sont en service au moment de la mort du maître de la maison. Dans sept cas, le défunt avait dans sa demeure urbaine plus de six domestiques à son service : Jean-Antoine Lullin en a sept en 1709, J.-F. Fatio six en 1729, Jean Begon huit en 1740, Isaac Thellusson neuf en 1755, Ami Lullin sept une année plus tard, son beau-fils Boissier en a six, J.-J. Pallard en emploie neuf en 1776. Ces chiffres sont importants et extrêmement révélateurs du train de vie mené par ces patriciens. Il est en effet rare de trouver une telle domesticité à Genève au XVIIIe siècle. Les résultats de l’étude d’Alfred Perrenoud sur la population genevoise a montré qu’en 1720, seuls six ménages de la Haute-Ville employaient entre six et huit domestiques26 ; en 1790, ils ne sont plus que cinq à avoir au maximum six domestiques27. Ces chiffres sont d’autant plus remarquables qu’à la domesticité urbaine s’ajoute celle de la campagne, souvent importante. Ainsi Jean Begon emploie dans son domaine de Cologny neuf personnes, aux tâches dûment spécifiées dans l’inventaire : un vigneron et sa femme, deux « valets de vigne », un cocher, un palefrenier, un jardinier, une laitière et un autre vigneron. Les indications fournies par les inventaires montrent que les domestiques ont souvent une qualification particulière. Nombre de riches patriciens ont en effet à leur service des secrétaires ou « teneurs de livres », des valets de chambre, des cuisinières, voire comme chez Pallard une gouvernante, ou comme chez Thellusson un précepteur. La domesticité des riches Genevois se caractérise donc par sa qualité et par son importance numérique, certes sans commune mesure avec le train de vie des grands seigneurs français ou de Voltaire à Ferney28, mais équivalente à celle des nobles en Savoie29, de l’élite lyonnaise30 ou de la haute bourgeoisie parisienne31. Elle est par ailleurs marquée par une proportion importante de domestiques masculins qui, par la fonction ostentatoire qu’ils remplissent entre autres, constituent un signe de luxe particulièrement manifeste32. A sa mort, Jean-Antoine Lullin a cinq hommes et deux femmes à son service, Jaques-François Fatio quatre hommes et deux femmes, Jean Begon quatre hommes et quatre femmes ; la proportion s’inverse chez Isaac Thellusson qui emploie six femmes et deux hommes, et chez Ami Lullin qui a cinq femmes et deux hommes à son service. Son gendre n’emploie également que deux hommes pour quatre femmes. En 1776, la domesticité de Jean-Jaques Pallard se compose de cinq hommes et de quatre femmes.
Outre le nombre et la qualification des domestiques, les inventaires donnent de précieux indices sur leurs conditions de vie. Dans les riches demeures, les domestiques les plus qualifiés disposent parfois d’un espace qui, bien que sommairement meublé, leur est propre. Ainsi chez Jean-Antoine Lullin, en 1709, trois chambres leur sont destinées : une pour le valet de maison, une autre pour le valet d’écurie, la troisième pour « les domestiques ». Il est cependant rare de trouver, en ville, plusieurs pièces réservées aux domestiques. Ceux-ci étaient logés soit selon leur sexe, dans une chambre commune, soit en fonction de leurs tâches. Ainsi les palefreniers et les cochers dormaient dans les écuries, et les cuisinières dans les cuisines, comme l’attestent la présence de lits inventoriés à ces endroits. Remarquons que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle un changement semble s’opérer : les lits disparaissent des cuisines et sont déplacés, comme chez Ami Lullin dans un entresol ou comme chez H.-B. De la Rive, dans une chambre voisine. Au jeu de proximité et de distance avec les lieux de travail et la chambre des maîtres, s’ajoute celui qui distingue de façon décisive les maîtres et les domestiques par l’usage des objets les plus quotidiens, draps « de domestiques » et provisions (farine, vin, blé) de moindre qualité.
Révélateur de gestes quotidiens, l’inventaire rédigé vers 1720 par la veuve de Jean-Antoine Lullin mentionne dans deux chambres la présence de cordons de soie placés près des cheminées et des lits, ainsi qu’une petite sonnette en argent servant à appeler les domestiques. Le fait mérite d’être relevé car il témoigne d’un mouvement de mise à distance des domestiques qui s’amorce au début du XVIIIe siècle dans les plus grandes maisons et qui caractérisera les attitudes de la bourgeoisie du siècle suivant. Si l’on en croit Louis Sébastien Mercier, qui écrit dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’habitude de sonner ses domestiques est nouvelle33 ; la présence de tels objets chez la veuve du banquier Lullin, au début du siècle, apparaît dès lors comme un indice de la façon dont les plus riches Genevois se sont identifiés aux usages des plus grandes maisons. Chez Ami Lullin par contre, aucun cordon de sonnette n’est inventorié. Omission ? ou habitudes différentes ? Elles ne seront en tout cas pas oubliées dans l’inventaire de son gendre, d’autant que ce sont désormais de véritables pièces ornementales : des cordons garnis de rubans verts et de poignées de cristal qui sont élégamment placés dans les deux salons.
Elément essentiel de la distinction de la maison des privilégiés, la domesticité n’a que peu préoccupé le législateur. Jusqu’à l’impôt de 1783, aucune taxe n’est imposée sur le nombre de domestiques. Quant aux réglementations somptuaires, elles se bornèrent à défendre, à partir de 1698 – et jusqu’aux dernières ordonnances de 1785 –, le port de galons de livrée aux valets. Cette insistance est-elle le signe de la difficulté à imposer ces mesures ? Les informations dont nous disposons ne permettent pas de répondre de façon catégorique. Disons seulement que quelques indices laissent supposer la liberté que prirent certains patriciens à cet égard. Ainsi par exemple, on peut se demander si la vingtaine de paires de bas de drap ou de laine rouge retrouvés chez Jean Begon en dehors de sa garde-robe qui, elle, ne comptait que des bas de fil, de laine ou de soie noirs, gris ou blancs, n’est pas une trace d’un attribut vestimentaire destiné aux valets de la maison. De même, on aimerait avoir plus de détails sur l’habillement – habit complet, bas, souliers et chapeau – qu’Ami Lullin s’engageait à fournir à ses cochers tous les deux ans. On sait seulement que le chapeau était « de poil », et que des boutons d’or étaient régulièrement achetés par le pasteur ; à quel usage ?
Il est un moment particulier où les domestiques sont appelés à témoigner de leur appartenance à une maison, c’est celui de la mort de leur maître. Depuis 1710 en effet, les ordonnances somptuaires autorisent, si le maître était de première qualité, les « valets et servantes du défunt servant en ville » à porter un habit de deuil comme les autres membres de la famille34. Cette prescription ne disparaît que dans les dernières ordonnances publiées en 1785. Signe que les funérailles sont devenues au XVIIIe siècle un moment privilégié où s’affiche le prestige et la distinction de l’élite ? Sans doute. Signe de l’affirmation du rôle des domestiques à l’intérieur du cercle familial ? Peut-être.
Voitures et chevaux
Les équipages tenant à la fois de la nécessité des déplacements et de la manifestation des richesses, de la « société du spectacle » comme l’écrit Georges Livet à propos du cheval35, il n’est pas étonnant de constater leur présence chez les privilégiés. Posséder un équipage est un indicateur particulièrement révélateur du statut social d’une famille. Dans une petite ville comme Genève, le passage d’un carrosse tiré par deux, trois, voire quatre chevaux représente un signe d’ostentation incontestable. Les carrosses se sont probablement répandus lorsque les riches citadins commencèrent, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, à acheter des domaines ruraux de plus en plus éloignés de la cité. Ainsi l’utilisation d’équipages se voyait-elle justifiée par la nécessité d’effectuer de longs trajets. L’arrêt rendu par le conseil des Deux-Cents en mars 1648, qui stipule que l’usage de carrosses n’est autorisé que lorsqu’il s’agit de partir pour la campagne, mais qu’il est interdit d’atteler pour quelque promenade en ville ou à Plainpalais, illustre bien la double nature des équipages, véhicules indispensables mais aussi signe ostentatoire de la richesse. Leur interdiction, à laquelle on ajoute celle des chaises à porteurs, est sans cesse répétée jusqu’en 1785. Non seulement il semble qu’elle ne fut guère appliquée, mais le fait qu’à partir de 1710 on ait jugé bon de préciser qu’il était défendu en outre d’avoir des carrosses « dorés ou peints de plusieurs couleurs, ou, qui soient doublez de soye, et ayant plus de trois glaces »36, témoigne bien d’un usage qui non seulement se diffuse, mais qui impose des marques toujours plus visibles de la richesse et du luxe.
Repérer la possession d’équipages est une chose, pouvoir la détailler en est une autre. En effet si la présence et l’importance des voitures sont attestées par le recours au moment de l’inventaire à des maîtres selliers et à des maîtres maréchaux, les rapports de ces derniers n’ont généralement pas été conservés. Par ailleurs, les équipages sont le plus souvent inventoriés avec la propriété rurale, ce qui limite encore le nombre de documents complets. Nous nous bornerons donc à faire quelques observations à partir de sept cas pour lesquels nous avons des données. Ainsi Jean-Antoine Lullin possédait dans son écurie en ville trois chevaux et plusieurs voitures : un carrosse à deux places – un coupé37 – un carrosse neuf à quatre places, une chaise de poste et plusieurs voitures de campagne – charrette, tombereau, barrot, etc. Si l’inventaire de son fils, Ami Lullin, ne mentionne aucun équipage, les factures conservées dans ses papiers permettent de savoir qu’il possédait lui aussi trois chevaux et plusieurs voitures38. Quant à Jean-Jaques-André Boissier, l’écurie est mentionnée dans l’inventaire mais seul le lit du cocher est décrit. On peut cependant faire l’hypothèse que les équipages et les chevaux devaient être en nombre important puisque l’on a fait appel à un maître sellier pour estimer les « carrosses et trains » et à deux maîtres maréchaux pour examiner les chevaux.
Tous les riches Genevois considérés ici possèdent plusieurs équipages. Les inventaires donnent malheureusement peu d’indication quant au type des voitures recensées. On évoque le plus souvent des « carrosses » ou des « voitures » sans autre précision que leur taille. Ainsi Isaac Thellusson en possède-t-il plusieurs, inventoriés au domaine de Champel : un « grand carrosse à quatre places » estimé à 600 livres, « un carrosse et un petit carrosse » valant ensemble 225 livres. Pour les tirer, quatre chevaux, estimés avec les harnais à 315 livres. Apparemment plus modeste, Antoine Bertrand n’a, en 1740, qu’un carrosse et deux chevaux en plus de divers chars et chariots de campagne. Par contre il possède une « chaise roulante », c’est-à-dire une chaise à porteurs, dont l’usage est pourtant interdit par les ordonnances somptuaires depuis 1698. La présence de voitures plus spécifiques est mentionnée dans quelques cas. Ainsi chez Jean Begon qui, en 1740, possède une berline39 qui, avec ses quatre roues de rechange, vaut 1050 florins. Ici encore, quatre chevaux sont inventoriés. L’évolution des véhicules et l’anglomanie qui se répand dans les dernières décennies du siècle trouvent leur expression chez les riches Genevois qui possèdent alors cabriolets40, berlines ou coupés anglais.
Argenterie et porcelaine
Les pièces d’argenterie et de porcelaine sont présentes dans tous les inventaires des riches Genevois, mais dans des proportions variables qui attestent autant l’évolution des usages au cours du siècle qu’une différence de goût et de mentalité individuelle. Le cas de la famille Lullin est ici particulièrement évocateur. L’inventaire de Jean-Antoine Lullin recense 56 onces d’argent – un peu plus d’un kilo et demi – de couverts de table, cuillers et fourchettes, encore un « luxe » au début du siècle des Lumières, et un peu plus de 55 marcs – environ treize kilos et demi – de « vaisselle d’argent »41. Seuls douze couteaux à manche d’argent et, autre signe de sa fortune, six cuillers à café sont détaillés. En outre sa femme possède en propre de nombreuses pièces de vaisselle (56 marcs 3 onces) qui offrent la particularité d’être frappées de sa marque. Un tel signe de distinction, véritable emblème de caste, fut sans doute rare à Genève puisque parmi les douze cas envisagés ici, celui de Madame Lullin-Camp est unique. Son goût pour l’argenterie se confirmera dans les années qui suivirent le décès de son mari par l’achat de chandeliers, premiers instruments d’éclairage en argent à être placés dans la grande maison de la Tertasse. Son fils Ami Lullin poursuivra et agrémentera ses appartements de plusieurs girandoles et chandeliers en argent. Chez lui, l’art de la table se raffine si on en croit la multiplication des pièces de vaisselle : couverts bien sûr, toujours plus différenciés – cuillers à soupe, cuillers à thé ou à café, ou encore à olives –, mais surtout plats, saladiers, assiettes, soucoupes, cafetières, théières, pots à lait, sucriers, poivriers, huilier, etc. Le tout pour une valeur totale de 23 591 florins, soit environ 6553 livres. En regard de la collection de son gendre, ou mieux encore de celle de son contemporain Isaac Thellusson, la valeur de l’argenterie d’Ami Lullin est relativement modeste. La première est en effet estimée à 16198 livres ; la seconde à un peu plus de 27010 livres ! Dans les deux cas les objets d’éclairage, chandeliers, bougeoirs, girandoles ou flambeaux de toutes tailles sont nombreux. La vaisselle est, elle, aussi abondante que raffinée. La quantité va de pair avec une différenciation toujours plus précise de la fonction de chaque pièce de vaisselle : grands et petits plats, « plat ovale pour le rôti », « plats ronds d’entrée », plats à poisson, plats d’entremets, de soupe, de collation, soucoupes, terrines, aiguières, réchauds, cafetières, théières et, chez Thellusson, chocolatière… Bref, une pléthore d’objets qui affirment la distinction et témoignent de la puissance financière de leur propriétaire. Mais quel usage faisait-on de ces signes de richesse ? La possession de ce « luxe sécurisant »42 qu’est l’argenterie était-elle suffisante en soi, ou en usait-on de façon régulière ? En d’autres mots, les riches mangeaient-ils, à Genève, dans des assiettes d’argent ? La législation somptuaire laisse entrevoir quelques éléments de réponse, mais de façon bien floue. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, l’argenterie a donné lieu à quelques prescriptions visant le caractère ostentatoire de certaines pratiques. Ainsi on défend, en 1710, 1717 et 1722, à la fois de faire étalage de sa vaisselle et de se servir à table de plats et d’assiettes d’argent. Par la suite, on se borne à interdire les ciselures et autres ornementations dispendieuses sur les pièces. Est-ce là le signe que l’usage de manger dans de la vaisselle d’argent a disparu ou qu’il s’est imposé ? Le nombre des assiettes pourrait être un indicateur de pratiques de table ostentatoires. Si les six assiettes d’argent que possède Ami Lullin laissent supposer un usage limité de ce luxe, les soixante assiettes de son gendre, ou les nonante-six qui sont répertoriées chez Thellusson font penser qu’ici au contraire, la possession s’accompagne sans doute d’un usage plus affirmé.
Daniel Roche a montré que l’argenterie représente un aspect traditionnel de l’investissement des richesses et du luxe de la table qui est concurrencé au cours du XVIIIe siècle par la porcelaine, symbole d’un style nouveau : « C’est la richesse débarrassée de ses prudences et de ses timidités, le luxe affranchi de la tyrannie de l’utile et sans arrière-pensées »43 comme l’a écrit un historien de la diffusion de la porcelaine. Pour Roche, l’opposition entre argenterie et porcelaine est plus qu’une simple évolution des usages : deux manières de vivre ses richesses s’y trouvent confrontées, deux manières de chercher à signifier sa position dans la hiérarchie sociale. Pour les uns, les familles bien établies et éclairées, la porcelaine représente l’affirmation d’un goût pour l’exotisme, le signe de leur curiosité et de leur intérêt pour l’esthétique des objets les plus quotidiens. Pour les autres, pour les nouveaux riches et les bourgeois, l’argenterie continue à représenter le symbole par excellence de leur réussite.
Il faudrait une étude plus large pour vérifier comment, à Genève, de telles attitudes se dessinent. Ce qui est sûr, c’est que la porcelaine s’est ici comme ailleurs imposée au cours du XVIIIe siècle et que ceux qui possédaient de l’argenterie en quantité, avaient également de riches collections de porcelaine. C’est que Genève est avec Nantes, Lorient, Montpellier, Lyon et Paris, un des grands centres vers lesquels sont acheminés les produits de Chine ou des Indes44. L’attrait pour les pièces de porcelaine remonte sans doute aux dernières décennies du XVIIe siècle. En effet, les ordonnances somptuaires les évoquent pour la première fois en 1698, interdisant « d’exposer en parade sur les cheminées et buffets, de même que dans les cabinets et tous autres endroits, aucune pièce de porcelaine, terre de Hollande ou d’ailleurs (…) »45. Il faut attendre 1710 pour que soit tolérée l’exposition de « quelques tasses pour l’usage ordinaire »46. Il n’était jusqu’ici question que l’usage ostentatoire que l’on pouvait faire de la porcelaine. En 1725 et jusqu’en 1747, signe sans doute d’une plus large diffusion dans la société, on y ajoute l’interdiction de se servir de « toute vaisselle de porcelaine, à la réserve des assiettes, tasses et jattes, qui ne seront pas d’un prix excessif »47.
Les inventaires de la famille Lullin attestent bien l’importance qu’acquiert au XVIIIe siècle la porcelaine, objet de distinction que, malgré les ordonnances, on expose et dont on constitue de véritables collections. Les pièces de porcelaine sont encore rares, en 1709, chez Jean-Antoine Lullin qui ne possède que 12 saladiers, 4 assiettes, 6 gobelets, 12 tasses et soucoupes et 2 jattes. Le petit nombre et sans doute la valeur de distinction que ces objets comportent ont amené le commis à préciser les lieux où ils ont été retrouvés. Trois pots sont explicitement décrits comme étant destinés à être mis « sur une cheminée » ; par ailleurs si les grandes pièces (assiettes et saladiers) sont rangées à la cuisine, les gobelets, tasses et soucoupes se trouvent dans la grande chambre à gauche du salon, celle qui devait servir de principale pièce de réception, tandis que 2 jattes sont placées dans la chambre qui lui fait face. L’habitude de placer bien en vue certaines belles pièces perdura pendant tout le siècle comme l’atteste l’inventaire de Jean-Jaques-André Boissier, qui précise que sept vases de porcelaine sont placés sur une bibliothèque. Mais lorsque son usage se sera répandu, la vaisselle de porcelaine sera conservée dans des buffets, soit directement dans la salle à manger comme chez Ami Lullin ou chez H.-B. De la Rive, soit dans une chambre voisine réservée au rangement comme chez J.-F. Fatio ou chez Thellusson.
Dans les années qui suivirent la mort de Jean-Antoine Lullin, sa femme accrut considérablement le nombre de pièces de porcelaine de la maison, achetant 44 tasses et soucoupes, 42 assiettes, 5 saladiers, 5 jattes, 4 chandeliers et une cuvette. Par ailleurs elle reçut de sa sœur en 1721, 6 assiettes et un bassin de porcelaine du Japon. Bien sûr toutes les pièces n’ont pas la même valeur, certaines sont de faïence, d’autres de simple porcelaine bleue et blanche, d’autres encore de porcelaine japonaise. Une trentaine d’années plus tard, c’est une véritable collection qui est estimée par le commis aux inventaires chez Ami Lullin : 39 plats ou saladiers, 23 jattes, grandes et petites, 140 assiettes, 73 tasses et soucoupes, 23 « gobeaux » et soucoupes, 11 « triangles de Delft », un vase, 4 théières, 26 compotiers, un pot à lait, 12 manches de couteaux et « un hasard de petites tasses à liqueur » et soucoupes. A cela il faut ajouter plusieurs pièces de faïence dont l’usage plus quotidien est attesté par leur mauvais état. Chez Jean-Jaques-André Boissier, la collection est moins importante, mais comme dans le cas de l’argenterie, on y trouve des pièces d’usage plus spécifique comme cette « grande jatte pour le ponch », ainsi que 15 vases à fleurs, signe d’un goût nouveau pour la décoration florale.
Dans les plus belles collections, celles de Jean Begon et d’Isaac Thellusson au milieu du siècle et celle de Jean-Jaques Boissier-Turrettini dans les années 1790, le luxe s’affiche par la possession de services complets, en même temps que par un goût toujours plus marqué pour les motifs et la variété des couleurs. On retrouve ainsi dans la maison de ville de Jean Begon des pièces de porcelaine qui présentent un subtil jeu de couleurs dans lequel l’or domine : des assiettes bleues, rouge et or, des tasses blanches ou bleues en dedans, café en dehors, d’autres sont violettes et or, des saladiers sont garnis de petites fleurs, un pot à thé est bleu et or. De belles pièces sont par ailleurs conservées à la campagne : services de porcelaine du Japon ou de Delft, et surtout un service à thé complet « en or, vert, rouge et jaune », estimé à 84 florins. La collection d’Isaac Thellusson est imposante d’abord par sa taille : 216 assiettes, 19 plats – mais il en a 42 en argent ! –, nombreuses jattes, pots à thé, tasses de toutes sortes et même « gobeaux à chocolat ». Essentiellement constituée de porcelaine du Japon, elle présente quelques pièces qui sont agrémentées de bords godronnés ou de ciselures d’argent. Parmi les pièces maîtresses de la collection, deux seaux à rafraîchir de porcelaine de Saint-Cloud, la célèbre fabrique qui faisait l’admiration des voyageurs à la fin du XVIIe siècle déjà48 et un service de dessert de cristal agrémenté de fleurs, estimé comme les deux seaux à 157,6 florins. A la fin du siècle, les motifs de couleurs se sont imposés, aussi trouve-t-on dans la belle collection de Jean-Jaques Boissier-Turrettini des services entiers ornés de bouquets et bordés d’or, ou de couleur rouge, bleu, blanc et or, etc. Boissier serait-il un exemple de la transformation des attitudes mise en évidence par Daniel Roche ? On serait tenté de le penser lorsqu’on sait qu’il ne possédait que quatre assiettes d’argent, mais qu’il en avait 338 de porcelaine !
Notons que l’argenterie et la porcelaine ne sont pas seulement utilisées pour la table, mais qu’elles apparaissent dans les inventaires dès les premières années du siècle, sous forme d’instruments d’éclairage (girandoles de porcelaine chez Anne-Madeleine Camp, lustre à 4 girandoles monté « sur du Japon » chez Ami Lullin) et surtout d’hygiène (cuvettes, bassins, pots à pommade et pots de chambre).
Décoration intérieure : tableaux et miroirs
Avec le mobilier, la décoration murale répond à des fonctions multiples qui relèvent autant de la commodité et de l’art de vivre que du spectacle et de la mise en scène de la distinction. Multiplier les miroirs c’est répandre la lumière dans les appartements, leur donner un caractère luxueux d’autant plus marqué que les cadres sont dorés, mais c’est aussi disposer d’un instrument du paraître et de la contemplation de soi-même qui joua un rôle fondamental dans l’émergence de la conscience individuelle au siècle des Lumières49. De même, accrocher des tableaux aux murs, c’est affirmer son goût pour l’esthétique et sa connaissance des arts, mais c’est aussi mettre en place tout un système de références et de marques identitaires qui contribuent à affirmer la place du maître de la maison.
Quelle place a tenu la décoration murale dans les intérieurs des riches Genevois ? Le problème donna lieu à la constitution d’un des plus solides stéréotypes sur les manières d’être dans la République. En effet, la place de l’art dans la société genevoise fut longtemps considérée comme mineure, voire négligeable, en raison disait-on du poids des ordonnances somptuaires50. Si cette idée est actuellement remise en question51, il reste à montrer quelle place occupaient les arts, et en particulier la peinture, dans la réalité des pratiques quotidiennes de la richesse. La réponse à cette question dépassant largement le cadre de cette étude, nous nous bornerons à apporter quelques informations tirées de notre examen de la dizaine d’intérieurs de riches Genevois au XVIIIe siècle.
Se faisant sans doute l’écho de l’image traditionnelle de l’austérité calviniste et républicaine, et voulant surtout illustrer la véritable schizophrénie qui caractérise selon lui l’attitude des riches banquiers genevois lorsqu’après de longs séjours à l’étranger ils reviennent s’établir à Genève, l’historien d’art Mauro Natale évoque en ces termes les tableaux inventoriés chez Isaac Thellusson : il « ne possédait dans sa demeure attenante à l’Hôtel de Ville qu’une quarantaine de tableaux modestes dont la moitié étaient des portraits de famille ; les seules œuvres de quelque mérite : ‘un grand tableau de Wouwermans’ et le portrait du propriétaire et celui de sa femme, peints à Paris par Hyacinthe Rigaud en 1722 »52. Pour appuyer cette idée, on aurait même pu relever que le tableau du peintre hollandais, inventorié dans un des salons, venait en réalité d’être ramené du grenier ! 53 Mais d’où vient cette estimation d’une « quarantaine » de tableaux et cette prédominance accordée aux portraits de famille54 ? L’inventaire des biens de Thellusson laisse en fait apparaître que le banquier possède au moins 81 œuvres dans sa maison en ville55, et plus de cent dans celle de Champel parmi lesquelles, il est vrai, il faut compter de nombreuses estampes de moindre valeur. Si vingt tableaux retrouvés dans la bibliothèque sont en effet répertoriés comme étant des « portraits de famille », aucune indication n’est donnée, ni à propos des dix autres tableaux de toutes tailles qui les côtoient, ni des « 15 tableaux et têtes peintes en huile » retrouvés dans le cabinet adjacent, ni des « 12 tableaux tant petits que grands peints en huile » que le banquier avait accrochés dans sa chambre, ou encore de la douzaine de toiles rangées dans une « chambre à resserrer ». Par contre, le sujet de plusieurs tableaux est identifié par le commis aux inventaires : à la salle à manger un paysage et une « Tête peinte en huile représentant Silène », dans un des salons deux paysages et « Trois amis à table », dans un cabinet un grand tableau représentant David et Goliath, dans le vestibule un paysage, dans une chambre-débarras un grand dessus-de-porte représentant un paysage, un tableau sur cuivre illustrant l’histoire de David et de Bethsabé et un autre représentant « Deux vendeuses d’herbes ». Dans son domaine de Champel, Isaac Thellusson possède une collection de tableaux plus importante encore. On y trouve des tableaux à l’huile, des estampes, des dessus-de-porte, de nombreux portraits et des cartes de géographie.
Si la collection de Thellusson est importante, elle est quelque peu inférieure à celle de son contemporain Ami Lullin qui possède, en ville uniquement, 126 tableaux. Chez son père, les tableaux étaient encore rares. En 1709, on en comptait dix-neuf en tout : trois dans le salon et douze portraits rangés dans la chambre des domestiques ! Il ne semble en effet pas que les tableaux aient été significatifs de l’aisance pour le banquier qui paraît avoir préféré les tapisseries. Les tableaux font leur entrée dans la maison par les soins de sa femme qui, en 1720, en dresse la liste détaillée. Si dans chaque pièce de l’appartement un tableau est mentionné, les plus nombreux se trouvent dans des espaces intimes et non de réception. Un seul genre est alors représenté : le portrait. Beaucoup représentent de proches parents, certains comme son fils ou son mari plusieurs fois portraiturés, d’autres figurent des syndics de Genève et surtout de nombreux princes de l’Europe protestante. Chez Ami Lullin, les tableaux, jamais placés dans les espaces de réception, sont plus nombreux et de genres plus variés. A l’exception de six tableaux « de la Chine » qui sont placés dans la petite salle à manger, tous sont accrochés dans diverses chambres et cabinets, voire entreposés dans quelque chambre de valet, dans un entresol ou dans une « chambre à resserrer ». Des 126 tableaux inventoriés, seuls 28 sont des portraits. Ils représentent, à l’exception de « 4 petits portraits de savants », des parents souvent proches ou des amis. Il y a bien ici un déplacement des valeurs, des figures héroïques de la Réforme vers des personnalités moins célèbres mais plus proches du maître des lieux. A côté des portraits, l’essentiel de la collection d’Ami Lullin est faite de représentations de paysages – dont deux vues de Genève. Un seul tableau ressort de l’ensemble, celui qui représente le Christ sortant du tombeau. A la mort du pasteur, il est alors remisé dans la « chambre à resserrer » de la terrasse.
Si le nombre de tableaux recensés chez le pasteur Lullin et le banquier Thellusson est comparable, les genres représentés et les lieux où ils étaient accrochés laissent entrevoir l’usage différent que la peinture eut pour eux. Pour le premier ce sont des images réservées à l’espace intime, qui illustrent un système de référence fondé sur la beauté de la nature et sur la force des relations de parenté ou d’amitié. Pour le second, chez qui des tableaux sont accrochés autant dans les pièces d’apparat et de réception que dans les chambres réservées à un usage plus intime, ce sont des signes d’affirmation du goût pour les beaux-arts en même temps que l’illustration des valeurs du maître de la maison. Ainsi la présence de plusieurs portraits de Louis XIV, l’un peint à l’huile placé dans la salle à manger de la maison de Champel, l’autre, une estampe représentant une statue équestre du Roi Soleil, accrochée dans un cabinet, témoigne bien de l’admiration que la monarchie française suscitait chez le banquier qui fut près de quinze ans le représentant de la République à Versailles. Souvenir de sa vie parisienne, un plan de la capitale est accroché en bonne place à la salle à manger. Enfin, les nombreuses cartes représentant les diverses parties de l’Europe et du monde, mais aussi la Suisse et Genève, attestent une curiosité pour la géographie alors très répandue. Ainsi pourrait-on, à partir des tableaux que les patriciens genevois possédaient, esquisser les univers mentaux de chacun d’entre eux. Ajoutons seulement ici aux exemples cités, celui de Jean-Jaques Pallard, banquier et homme d’affaires qui vécut de nombreuses années à Vienne. On trouve chez lui des références bien différentes de celles du « Parisien » Thellusson. Il vit en effet entouré des portraits de l’Empereur et de l’Impératrice, de l’Impératrice douairière, du Roi et de la Reine de Pologne, il apprécie les scènes de chasse, les portraits de chasseurs, et ceux de personnages anonymes, figures populaires ou groupes familiaux, etc.
Plus encore que le genre des tableaux, la manière de les accrocher a retenu l’attention des contemporains. A l’exception de quelques estampes encadrées de bois noir, la plupart des tableaux sont présentés dans un cadre doré. Ainsi se joue un subtil jeu de conformité et de transgression des ordonnances somptuaires qui, depuis 1698, interdisent en général les dorures dans l’ameublement ou les éléments de décoration murale. Sont toutefois tolérés les cadres dorés chez les personnes de première qualité pour les miroirs et les portraits de famille56. Cette exception est de taille car en acceptant une telle mise en scène de la distinction, la législation a contribué à l’affirmation des dynasties familiales dans l’histoire de la République57. Le ménage de Jean-Antoine Lullin s’est sans doute relativement bien plié à ces limitations puisque sur les 27 tableaux possédés par Anne-Madeleine Camp, sept, qui ne représentaient pas la famille directe, sont encadrés de bois noir. Chez Ami Lullin par contre la défense des cadres dorés est loin d’être respectée puisqu’un seul tableau, deux cartes de géographie et quelques estampes sont encadrés de bois noir, tous les autres le sont de cadres dorés. Chez Isaac Thellusson, lorsque le commis aux inventaires détaille les cadres des tableaux, il s’agit toujours de cadres dorés ; une seule allusion est faite aux cadres noirs de huit petites estampes présentées sous verre.
L’article réglementant l’usage des cadres dorés dans les intérieurs, interdisait aussi de posséder plus d’un miroir par pièce. Cette limitation sera sans cesse répétée jusqu’en 1747. En 1710, le législateur y ajoute une prescription concernant la taille des glaces en fonction des qualités : les gens de première condition pourront avoir au maximum deux miroirs de trente-deux pouces (environ 87 cm), ceux de seconde condition un de vingt-quatre pouces (environ 65 cm). Ces prescriptions ont-elles été suivies ? Si les inventaires mentionnent toujours la présence d’un ou de plusieurs miroirs dans une pièce, ils sont plus lacunaires en ce qui concerne leur taille. Dans bien des cas, les commis se contentèrent soit de qualifier les miroirs de « grands » ou de « petits », soit de relever qu’ils étaient faits de deux, de trois ou de quatre glaces, ce qui laisse entendre des dimension importantes. Seuls les inventaires de Jean Begon et d’Isaac Thellusson donnent des indications plus détaillées. A l’exception d’un grand miroir de 35 pouces, estimé 168 florins, retrouvé en ville dans la chambre de la fille du banquier Begon, aucun ne semble dépasser les normes autorisées. Mais que doit-on penser de tous ceux qui sont qualifiés de « grands » et dont l’estimation est parfois très élevée ? Ainsi chez Jean Begon le grand miroir de sa chambre est taxé 262.6 florins, celui du salon 420 florins, ou encore chez Ami Lullin les deux trumeaux du salon sont prisés 252 florins, quant au grand trumeau à cadre et couronnement doré qui orne sa chambre, il vaut 630 florins ; enfin c’est encore chez Isaac Thellusson que se trouve le miroir estimé au plus haut prix : au salon de la maison en ville, un grand miroir à cadre doré taxé 1750 florins ! Bien sûr ce sont souvent les cadres qui font la valeur d’une glace, mais ces chiffres laissent supposer que leurs dimensions durent être souvent plus imposantes que ne l’autorisait la législation.
Il est par contre un domaine où la transgression des ordonnances est patente, c’est celui du nombre de miroirs disposés dans chaque pièce. Tous les patriciens considérés ici ont au moins une pièce, généralement le salon, où plusieurs miroirs sont accrochés aux murs. Là se distinguent les glaces mobiles des trumeaux qui se diffusent dans la seconde moitié du siècle, placés soit entre deux fenêtres, soit surtout au-dessus des cheminées depuis que les formes de celles-ci ont évolué et que l’abaissement de leur manteau permet de disposer d’un nouvel espace décoratif et lumineux. Au chapitre de l’emplacement des miroirs, il faut signaler le cas unique d’un miroir accroché dans une cuisine, dans la maison de ville d’Isaac Thellusson.
Être riche
Qu’ils aient passé la plus grande partie de leur vie à l’étranger ou qu’ils aient toujours vécu à Genève, le cadre de vie des patriciens genevois les plus fortunés se distingue peu de la plus haute société parisienne pour qui la richesse est recherche de raffinement en même temps que de distinction, quête de confort personnel et manifestation d’une supériorité sociale. Peut-on pour autant affirmer que les privilégiés ont joui de leur fortune à Genève comme ils auraient pu le faire ailleurs ? A ne considérer que leur cadre de vie, on pourrait le supposer. Une chose est sûre, la législation somptuaire ne paraît pas avoir été un frein déterminant dans leur comportement en matière de pratiques matérielles de la fortune. Ici comme ailleurs, le luxe se manifeste par des objets et par des usages qui affirment la supériorité et la distinction des plus grandes maisons. Et finalement si certains éprouvent quelque incertitude quant au bon usage de la fortune, il ne s’agit jamais de renoncer aux privilèges et au bonheur de jouir de la richesse, mais seulement de lui donner une justification par une vie où l’activité personnelle tende vers l’harmonie et l’utilité. Ami Lullin ne dit pas autre chose lorsqu’il rappelle à ses enfants les principes de modestie et de charité qui doivent dicter la conduite des plus riches. Cette idée, le pasteur la développa maintes fois dans les conseils et reproches qu’il prodigua à son orgueilleux beau-fils, peu enclin à l’étude et préférant la compagnie de ses amis à celle de sa famille. Ainsi, une crise de mélancolie que ce dernier traverse en 1746, donne l’occasion au pasteur d’insister sur les devoirs qui incombent à l’homme riche : « Votre situation est si heureuse, que ce n’est point assez que des mœurs réglées et d’être homme poli pour la soutenir. Dieu et les hommes exigent beaucoup plus de vous. Si un esprit cultivé n’assortis pas votre fortune, si l’emploi utile de votre temps ne rend pas entre vos mains vos richesses bien placées et honorables ; si content de n’avoir point de passions mauvaises, votre goût se borne au seul commerce ordinaire et aux parties de gens de vôtre age, si vos jours se passent sans progrès et dans l’indolence, n’espérez, mon cher ami, d’obtenir qu’une considération médiocre dans sa réalité et dont l’éclat ne sera qu’en apparence ; la main céleste qui s’est plut à entamer tant d’avantages dans un plat de sa balance en votre faveur a chargé l’autre d’un poids égal de devoirs divers et nombreux qu’elle vous assigne. Le monde quoique voluptueux et dissimulé admet dans le fond ce principe, il vous ménagera, il vous flattera pour profiter de votre aisance, mais il ne vous estimera qu’autant que votre mérite intrinsèque égalera votre fortune (…). »58
Ainsi, les principes moraux doivent constamment guider les pratiques de la fortune. Au-delà, aucune restriction n’est mise à la jouissance d’une richesse qui ne cherche jamais à être dissimulée. Le point de vue d’Ami Lullin est remarquable. Chez lui, qui vit dans une maison où agréments et commodités s’allient de façon naturelle et où le luxe apparaît comme un élément essentiel, aucune attaque n’est jamais portée contre les conduites ostentatoires alors même que le luxe est régulièrement condamné par la voix des pasteurs ou du législateur. C’est sans doute que le luxe et la richesse ont des sens différents selon qu’on est fortuné ou qu’on ne l’est pas…
____________
1 Voltaire, Correspondance, Best. D 6899, Lettre à Jean-Robert Tronchin, 19 juin 1756.
2 Voir Corinne Walker, « Des Délices à Ferney : la pratique d’un art de vivre » in : Genève-Ferney, Voltaire chez lui, sous la direction de Jean-Daniel Candaux, Genève, 1994, p. 173.
3 Ainsi le bidet n’est-il pas inconnu des plus riches Genevois ; nous en avons trouvé mention dans l’inventaire après décès d’Isaac Thellusson en 1755, et chez Jean-Jaques-André Boissier en 1766. L’usage de cet objet s’amorce dans les milieux parisiens les plus distingués dans les années 1730, cf. Georges Vigarello, Le propre et le sale. Hygiène du corps depuis le Moyen Age, Paris, 1985, p. 118.
4 Mémoire sur Genève et sur le pays de Gex, cité dans Fernand Caussy, Voltaire seigneur de village, Paris, 1912, p. 221.
5 AEG, Notaire J.-L. Delorme, vol. 7, f. 41, 16 mars 1744.
6 Daniel Roche, La culture des apparences, Paris, 1989.
7 André-E. Sayous a rédigé plusieurs études consacrées à la haute bourgeoisie genevoise. Voir pour notre propos, en particulier : « Les placements de fortunes à Genève depuis le XVe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe siècle » in : Revue économique internationale, 1935, 2, 27e année, pp. 257-288 et « La fortune de J.-J. Naville d’Anduze, marchand-banquier à Gênes, puis à Genève, d’après l’inventaire de sa succession ouverte à Genève en 1743 », in : Revue d’histoire suisse, 1935, 1, pp. 41-76.
8 Herbert Luthy, La banque protestante en France, 2 vol., Paris, 1959-1961.
9 Anne-Marie Piuz, Recherches sur le commerce de Genève au XVIIe siècle, M.D.G. XLII, Genève, 1964 ; Genève et autour de Genève aux XVIIe et XVIIIe siècles, Lausanne, 1985. On consultera aussi L’économie genevoise de la Réforme à la fin de l’Ancien Régime, XVIe-XVIIIe siècles, sous la direction d’Anne-Marie Piuz et de Liliane Mottu-Weber, Genève, 1990.
10 Seuls des travaux non publiés donnent quelques indications sur le mode de vie des plus riches genevois. Cf. David Jucker, Approches de la haute bourgeoisie genevoise à la fin du 17e siècle, mémoire de licence, Faculté des sciences économiques et sociales, 1981 et Alfredo Mallet, Structure et évolution des fortunes à Genève au 18e siècle (d’après les inventaires après décès), mémoire de licence, Faculté des sciences économiques et sociales, 1981.
11 L’analyse des inventaires après décès se heurte à plusieurs difficultés liées à la nature même de la source : lacunes, âge au moment de la mort, difficultés lexicales, etc. D’intéressantes réflexions méthodologiques et pistes de recherches sont données dans Inventaires après-décès et ventes de meubles. Apports à une histoire de la vie économique et quotidienne (XIVe-XIXe siècle), Actes du séminaire tenu dans le cadre du 9e Congrès International d’Histoire Economique de Berne (1986), éd. par M. Baulant, A.J. Schuurman, P. Servais, Louvain, 1988.
12 Les études basées sur les inventaires après décès sont encore le plus souvent qualitatives ; les entreprises collectives nécessaires au dépouillement quantitatif restent rares. Daniel Roche a ouvert la voie avec son livre Le Peuple de Paris. Essai sur la culture populaire au XVIIIe siècle, Paris, 1981. Grâce au dépouillement de 400 inventaires après décès parisiens effectué avec ses étudiants, il met en lumière de façon exemplaire l’évolution des pratiques de la vie matérielle au cours du XVIIIe siècle. Les grandes lignes méthodologiques étant tracées, d’autres études ont suivi. Ainsi l’ouvrage d’Annick Pardaillhé-Galabrun, La Naissance de l’intime, Paris, 1988 réalisé par une équipe d’une cinquantaine d’étudiants sur près de 3000 inventaires parisiens.
13 Anne-Marie Piuz, « A la fin du XVIIe siècle : les plus riches des Genevois » in : Genève…, p. 216.
14 En partant d’une liste des plus riches Genevois constituée à partir des registres de l’impôt dit des « Grandes gardes », nous avons choisi les hommes pour lesquels un inventaire après décès était conservé. Entre 1700 et 1730 : Jean-Antoine Lullin (1666-1709) : AEG, Jur. Civ. F 251 ; Abraham Gallatin (1650-1721) : ibid., F 345 ; Guillaume-François Franconis (1646-1722) : ibid., F 305 ; Jaques-François Fatio (1656-1729) : ibid., F 303. Entre 1731 et 1760 : Jean Begon (1666-1740) : ibid., F 76 ; Antoine Bertrand (1682-1740) : ibid., F 76 ; Isaac Thellusson (1690-1755) : ibid., F 632 ; Ami Lullin (1695-1756) : AEG, Jur. Civ. F 433. Entre 1761 et 1790 : Jean-Jaques-André Boissier-Lullin (1717-1756) : ibid., F 95 ; Horace-Bénédict De la Rive (1687-1773) : ibid., F 723 ; Jean-Jaques Pallard (1701-1776) : ibid., F 555 ; Jean-Jaques Boissier-Turrettini (1729-1790) : ibid., Civ. F 820.
15 Les trois générations de Lullin qui nous intéressent ici ne représentent qu’une branche d’une famille patricienne très ancienne qui, avant la Réforme déjà, avait compté plusieurs syndics et qui resta une des plus puissantes familles gouvernementales jusqu’à la fin de l’ancien régime. Proches du pouvoir, les Lullin étaient également hommes d’affaires. Alliés aux plus grands noms du commerce et de la banque, ils constituèrent au XVIIe siècle des fortunes considérables.
16 B PU, Mss Lullin 9 Gl.
17 Placard de la Commission révolutionnaire, 12 août 1794.
18 Nous n’avons retenu dans notre estimation que les pièces habitables, c’est-à-dire les « salles », les « chambres à manger », les chambres – quels que soient leurs occupants, Monsieur, Madame, les enfants ou les domestiques – les cabinets, la cuisine, et les pièces d’usage plus spécifique (bibliothèque ou billard).
19 A Paris, les logements de plus de sept pièces sont rares, réservés aux catégories supérieures de la société, cf. A. Pardaillhé-Galabrun, La naissance…, p. 240.
20 A Chambéry, les appartements de la noblesse comptent généralement entre cinq et dix pièces principales, cf. Jean Nicolas, La Savoie au 18e siècle. Noblesse et bourgeoisie, Paris, 1978, t. I, p. 300.
21 Sur l’histoire des manières d’habiter, voir l’ouvrage de Monique Eleb-Vidal et Anne Debarre-Blanchard, Architectures de la vie privée, XVIIe-XIXe siècles, Bruxelles, 1989.
22 Jaques-François Blondel, De la distribution des maisons de plaisance et de la décoration des édifices en général, Paris, 1737, t. I, p. 28.
23 Les inventaires des domaines et des maisons de campagne ne sont pas faits – ou conservés ? – de façon systématique. Sur les douze cas étudiés ici, nous ne disposons que de six inventaires détaillés des propriétés rurales.
24 A. Pardaillhé-Galabrun, La naissance…, p. 261.
25 Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, 1970, p. 42.
26 A. Perrenoud, La population de Genève, XVIe-XIXe siècles, M.D.G., XLVII, Genève, 1979, p. 124.
27 AEG, Fin. RR, 1790.
28 A Ferney, en 1768, Voltaire emploie dix-huit domestiques directement attachés au château. Cf. Corinne Walker, Des Délices…, p. 180.
29 Jean Nicolas, La Savoie…, t. I, p. 342 : « Si les bonnes maisons nobles disposaient souvent de quatre ou cinq serviteurs, jamais les notables, même les plus riches, n’employaient plus de trois domestiques » ; l’auteur a par ailleurs calculé que dans l’ensemble de la Savoie seules quarante-huit familles emploient plus de cinq domestiques, cf. t. I, p. 305.
30 Jean-Pierre Gutton, Domestiques et serviteurs dans la France de l’ancien régime, Paris, 1981, montre que dans la haute société lyonnaise le nombre moyen de domestiques par maître tend d’une part à diminuer dans la première moitié du XVIIIe siècle, passant de 4,40 en 1706 à 2,20 en 1759, et que d’autre part les maisons de plus de cinq domestiques se font de plus en plus rares au cours du siècle (pp. 47-48).
31 A. Pardaillhé-Galabrun, La naissance…, pp. 178 ss.
32 Jean-Pierre Gutton, Domestiques…, p. 45 et 49.
33 Ibid., p. 52.
34 Ordonnances somptuaires de la Republique de Genève, 1710, article XXIV.
35 Georges Livet, « Le cheval dans la ville. Problèmes de circulation, d’hébergement, de transport en Alsace à l’époque de la monarchie absolue », in : Mélanges d’histoire économique offerts au Professeur Anne-Marie Piuz, Genève, 1989, p. 189.
36 Ordonnances somptuaires de la Republique de Geneve, 1710, article VI.
37 Vers 1650, de l’expression « carrosse coupé » naît le mot « coupé » qui désigne une voiture à quatre roues, généralement à deux places.
38 BPU, Mss Lullin 10.
39 Ce type de voiture à quatre roues, quatre glaces et à capote, était en usage à partir de 1670.
40 « Cabriolet », de cabrioler, désigne à partir de 1755 une voiture légère à deux roues.
41 Jusque dans les années 1740 les commis aux inventaires se bornaient à noter le poids total des pièces en argent destinées à la table. Cette pratique semble bien indiquer que les objets étaient encore peu différenciées et que seuls quelques-uns, plus rares, méritaient une attention particulière.
42 L’expression est de Daniel Roche, cf. La France des Lumières, Paris, 1993, p. 574.
43 L. Dermigny, Le Commerce à Canton au XVIIIe siècle, 1719-1833, Paris, 1964, 3 vol., cité par Daniel Roche, ibid.
44 Daniel Roche, ibid., p. 573.
45 Ordonnances somptuaires de la Republique de Genève, 1698, article IV.
46 Ordonnances somptuaires de la Republique de Genève, 1710, article V.
47 Ordonnances somptuaires de la Republique de Genève, 1725, article II.
48 A propos de la fabrique de Saint-Cloud, le voyageur anglais Martin Lister avait dit, en 1698, qu’il n’avait « pas pu faire de différence entre ce qui s’y fabrique et la plus belle porcelaine de Chine », ajoutant cependant qu’elle « se vend à des prix excessifs », cf. Voyage de Lister à Paris en 1698, trad, franç. Paris, 1873, p. 128, cité par A. Pardaillhé-Galabrun, La naissance…, p. 307.
49 Sur le miroir, voir l’analyse que propose Daniel Roche dans Le Peuple…, pp. 155-156.
50 Les chercheurs qui se sont intéressé à la place de l’art dans la société genevoise ont été profondément marqués par la tradition historiographique issue du XIXe siècle, en particulier par les thèses que Jean-Jaques Rigaud développa dans son ouvrage Recueil de renseignements relatifs à la culture des beaux-arts à Genève, M.D.G., t. IV, 1845.
51 Voir les travaux de Danielle Buyssens, et en particulier « La peinture et la vie artistique à Genève de la Réforme au début du XIXe siècle » in : Encyclopédie de Genève, t. 10, 1994, pp. 226-246.
52 Mauro Natale, Le goût et les collections d’art italien à Genève, Genève, 1980, p. 12.
53 Le commis signale, dans la « salle », « Un grand tableau de Wowermans qui était au grenier… »
54 L’auteur s’appuie sans doute sur l’ouvrage de G. Girod De L’Ain, Les Thellusson. Histoire d’une famille, Neuilly, 1977. Soucieux avant tout de généalogie, l’auteur reste extrêmement vague lorsqu’il évoque (pp. 56-57) les tableaux d’Isaac de Thellusson à Genève, se bornant à citer quelques œuvres repérées sans doute dans son inventaire après décès…
55 De nombreux tableaux avaient été, comme les miroirs et les meubles, acquis avec la maison, achetée en 1728 à Jean-Robert Tronchin. Voir H. Luthy, La Banque…, t. I, p. 410.
56 Les ordonnances de 1772 et de 1785, entérinant sans doute un usage courant, autoriseront sans distinction de qualités la dorure pour les cadres des tableaux et pour les consoles adossées aux murs.
57 Sur le rôle du portrait, voir l’article de Gérard Labrot, « Hantise généalogique, jeux d’alliances, souci esthétique. Le portrait dans les collections de l’aristocratie napolitaine (XVIe-XVIIIe siècles) » in : Revue historique, 576, 1990, pp. 281-304.
58 BPU, Mss Lullin 2, B7, f. 228 v.