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La stèle de l’Hélicon

André HURST

Université de Genève

Découverte en 1889 au Val des Muses, publiée pour la première fois en 1890 par Paul Jamot, la stèle de l’Hélicon, actuellement déposée au Musée épigraphique d’Athènes, comporte une représentation figurée (un personnage chevelu et barbu, un triangle au milieu du front, se dresse par-dessus deux sommets de montagne) et trois textes en hexamètres dactyliques dont le troisième sert d’ornement à une couronne1. Témoignage d’importance primordiale pour le statut de la montagne des Muses, ce monument nous confronte avec des questions d’histoire, d’histoire de l’art et des religions, ainsi que d’histoire de la littérature. On commencera par ce dernier aspect, cependant qu’Alina Veneri considérera le document sous un autre angle. Voici le texte des trois poèmes :

I. — Texte et traduction2

A)

Ẹὐ̣θ̣υ̣ [ϰλ]ῆς παῖς Ἀμφιϰρίτọυ̣ Μούσαις ἀνέθηϰε

ϰοσμήσ̣[ας] ἔπεσιν, τῶν ἁ χάρις εἴη ἀείνως

ϰαὶ γένεος τò τέλος ϰείνου ϰαὶ τοὔνομα σώιζοι

Euthyclès, le fils d’Amphicritos, a dédié (cette stèle) aux Muses, avec la grâce des vers : puisse leur charme subsister à jamais et sauvegarder le succès des siens et la pérennité de son nom.

Remarque :

— on ne prend pas ici les mots γένεος τò τέλος dans le sens préconisé par Wilhelm Dittenberger (1892), 729, qui rapproche le tour d’expressions comme γάμου τέλος ou παίδων τέλος (cf. également LSJ, s.v. III. 1.) : le sens serait alors que le dédicant souhaite obtenir une descendance. Pour Peek (1977, p. 174), cette prière serait déplacée si on l’adresse à l’Hélicon (« an den Helikon gerichtet wäre solche Bitte kaum am Platz »). Le contexte suggère bien plutôt que la prière s’adresse aux Muses ; mais il n’est pas d’usage de leur demander la fertilité, alors qu’il est banal de leur demander la renommée. Ainsi, du point de vue grammatical, le sujet de σώιζοι est manifestement ἁ χάρις, le même que celui de εἴη, à savoir le « charme » des Muses, leur pouvoir.

B)

οὕτ̣ω̣ς ἀ̣υ̣τω̣π̣οῖς ἀριγηρα[λ]έος βροτῶι ἷσα

οὐϰ ἀδ[α]ῂς Ἑλιϰὼν Μου[σ]άων χρησμòν ἰαχέω

« πειθομένοισι βροτοῖς ὑποθήϰαις Ἡσιόδοιο

εὐνομία χ[ώρ]α τ˙ ἔσται ϰαρποῖσι βρύουσα ».

Voici que, face à face, vieillard chargé d’ans tout comme un mortel moi l’Hélicon, versé dans l’art des Muses, je profère cet oracle : « Pour les mortels qui suivent les maximes d’Hésiode il y aura concorde civile et terre chargée de fruits. »

Remarque :

— les « maximes » d’Hésiode peuvent être identifiées, semble-t-il, avec une relative précision, puisque le texte lui-même nous offre une clef en annonçant les effets escomptés : concorde civile et terre chargée de fruits, or, la bonne gestion des rapports sociaux et la fécondité du sol constituent des thèmes fondamentaux dans Les Travaux et les Jours.

C)

Ἡσίοδος Δίου Μούσας Ἑλιϰῶνά τε θεῖον

ϰαλλίστοις ὕμνοις [ϰύδηυ˙, ὁ δ˙ ἄρ˙ Ἀμφιϰρίτοιο]

[υἱòς τιμᾶι ϰεῖνον ἀοίδιμο]ν α̣[ἴσ]ιον ἄνδ̣ρ̣α̣

(2 ϰαλλίστοις : ϰαλιστοισ tit. 3 Peek suggère : [παῖς ϰεῖνον τιμάει ἐύστομο]ν̣ α̣[ἴσ]ιον ἄνδ̣ρ̣α̣, métriquement difficile, et qui ne propose pas avec ἐύστομον un qualificatif très adapté à la figure d’un poète ; toutefois, ma suggestion n’est guère moins sujette à caution que la sienne.

Hésiode, fils de Dios, dans ses hymnes les plus beaux (a célébré) les Muses et l’Hélicon divin (Quant au fils d’Amphicritos, il rend hommage à cet homme illustre), présence bienvenue.

Remarques :

— Sur la graphie du texte, il faut observer ceci : les lettres Σ.ΜΟϒ ΣΑΣΕΛΙ qu’on peut lire sous l’arc constitué par le premier vers sont, selon Peek, ce qui reste d’une première tentative de gravure du texte ; le lapicide s’est aperçu qu’il arriverait trop bas sur la droite de la pierre s’il persistait dans ce tracé. Il a donc repris la copie du texte plus haut, mais n’a effacé que le début de cette première copie interrompue. Par ailleurs, le texte est gravé de telle sorte que le lecteur n’ait pas à pencher excessivement la tête à droite pour lire le début du second vers et reprendre ensuite, sur la gauche de la stèle, la fin du second vers ainsi que l’ensemble du troisième gravés en parallèle avec le bord de la surface inscrite (Peek, 1977, p. 174).

— Δίου ne peut guère s’interpréter que comme le nom du père d’Hésiode, et non point comme une forme du génitif du nom de Zeus (ce que voudrait J.N. Svoronos, 1911, 459 : « … Wie einst Hesiod, als er die Musen des Zeus und den göttlichen Helikon in den schönsten Hymnen besang »). Le nom du père d’Hésiode constitue un problème que M.L. West aborde dans son commentaire des Travaux (ad vv. 299, 232) sans tenir compte de notre inscription. Cette dernière ne confirme, en fait, rien de plus qu’une tradition relative au nom du père du poète, tradition que l’on peut faire remonter au Ve siècle avant notre ère (cf. Pape-Benseler, s.v. Δῖος 7) : on voulait voir dans l’expression δῖον γένος appliquée par Hésiode à son frère Persès (Op. 299) une allusion au fait que leur père se serait appelé Δῖος.

— Le mot « hymnes » est à prendre dans le sens général de « poèmes » et non dans un sens technique (même position chez Peek, 1977, p. 175).

II. — Aspects des textes

Du point de vue l’histoire littéraire, les questions que soulèvent ces trois brefs textes sont principalement de deux ordres : tout d’abord le témoignage qu’ils nous offrent sur l’œuvre d’Hésiode, et en second lieu la manière dont ce témoignage est exprimé. Un troisième aspect serait le choix de personnifier, voire de « démoniser » ou de « diviniser »3 une montagne.

Datée du IIIe siècle avant notre ère par son premier éditeur4, la stèle de l’Hélicon témoigne tout d’abord de la popularité d’Hésiode en pleine période hellénistique et hors des cercles cultivés d’Alexandrie, où c’est volontiers qu’on le prônait comme modèle. Il est intéressant cependant de noter que l’usage que l’on fait ici de son œuvre se trouve assez loin des préoccupations d’un Callimaque et de ses disciples. En effet, le deuxième petit poème fait appel à la sagesse d’Hésiode, le troisième évoque sa piété envers les Muses et envers PHélicon : seuls les mots ϰαλλίστοις ὕμνοις se réfèrent à son art, mais la perspective n’est pas celle de la définition d’un art poétique.

Le lieu de la découverte n’est pas indifférent : lorsqu’on parle d’Hésiode au Val des Muses, un contexte très défini nous apparaît, commandé principalement par Hésiode lui-même. En effet, deux textes au moins s’imposent : d’une part celui dans lequel Hésiode rapporte sa rencontre avec les Muses (Theog. 22-34), d’autre part, et dans le sillage du premier, le célèbre témoignage de Pausanias (9. 31. 4) selon lequel les habitants de la région préservaient une tradition (παρειλημμένα δόξηι) toute particulière ; en effet, Hésiode n’aurait été l’auteur que des seuls Travaux ; plus encore, une seule version de ce texte aurait été la bonne, à savoir celle qui se trouvait conservée à la fontaine Hippocrène sur des lamelles de plomb. Cette copie fut montrée à Pausanias : elle ne comportait pas les dix premiers vers de nos éditions, à savoir le prélude aux Muses5.

Il y a un paradoxe, pour nous, dans cette tradition locale : sur les lieux mêmes du culte des Muses héliconiennes, alors qu’Hésiode est tenu pour leur chantre par excellence, au point que l’on conserve une copie des Travaux sur des lamelles de plomb, les textes qui rattachent Hésiode aux Muses seraient tenus pour inauthentiques6. C’est ici que la stèle de l’Hélicon apporte un précieux témoignage. En effet, le troisième poème présente Hésiode comme le chantre des Muses et de l’« Hélicon divin ». Si l’on s’en tient à la tradition locale telle que Pausanias la reflète, le titre de « chantre des Muses » est à la rigueur mérité, en l’absence du prélude des Travaux, par des passages comme v. 658 et v. 662 ; mais le titre de « chantre de l’Hélicon divin », lui, ne correspondrait à rien de sérieux si l’on ne tient pour authentiquement hésiodique que le texte des Travaux amputé de son prélude. On est donc conduit à penser que les mots ϰαλλίστοις ὕμνοις de notre troisième poème ne peuvent que difficilement se référer aux seuls Travaux, et que la stèle de l’Hélicon vient opportunément nous montrer que la tradition locale rapportée par Pausanias n’était sans doute ni seule ni même dominante : le fils d’Amphicritos, qui dédie le monument, fait inscrire autour de la couronne des vers qui évoquent justement d’autres œuvres explicitement attribuées à Hésiode7.

La stèle apporte ainsi une double contribution : à l’histoire du texte d’Hésiode d’une part, à celle de sa popularité comme « maître de sagesse » durant l’époque hellénistique d’autre part. En effet, pour ce qui touche le texte, on constate que la tradition du Val des Muses n’est pas entièrement contenue dans le rapport de Pausanias : sur les lieux, ou près des lieux où Hésiode déclare avoir rencontré les Muses, un dédicant vient attester que le texte des Travaux n’est pas le seul qui lui soit attribué. Pour la popularité, on s’aperçoit que le prisme alexandrin, tout en nous transmettant notre texte d’Hésiode, risque de nous faire percevoir de manière partielle les raisons de sa survie. Certes, l’admiration d’un poète comme Aratos, puis, à travers Aratos, celle du chef de file qu’est Callimaque nous fournissent des témoignages qui ne sont pas négligeables. Toutefois, à privilégier le rôle qu’on fait jouer à Hésiode (ainsi qu’à l’Hélicon comme paysage de l’inspiration)8 dans les procédés de composition littéraire — il favorise le poème bref et érudit, il préfigure la poétique nouvelle de Callimaque — on risque de négliger ce qui devait caractériser la figure d’Hésiode dans la culture et notamment dans le système éducatif : le fait qu’il avait, en compagnie d’Homère, donné leurs dieux aux Grecs (Hdt. 2. 53), ce qui signifie, par exemple dans les Travaux, qu’il situe les activités du quotidien dans une perspective théologique : or, le deuxième petit poème contient, dans l’« oracle » prononcé par l’Hélicon, une référence à une telle sagesse. On sait, en tous cas, qu’il existait à Thespies une confrérie de « ceux qui sacrifient aux Muses hésiodiques » (συνθύται τᾶμ Μωσάων Εἰσιοδείων)9 dont les objectifs n’étaient pas, selon toute vraisemblance, d’ordre littéraire. Le dédicant de notre stèle, selon A. Schachter, 1986, p. 161, pourrait être l’un d’entre eux.

Passant au volet de la manière dont nos textes s’expriment, on pourrait d’abord chercher à mettre en évidence la structure de notre stèle. Un parallèle nous vient ici en aide, celui de la grande inscription d’Isyllos d’Epidaure : on peut en effet la considérer comme un précédent particulièrement développé10.

On observe dans la stèle de l’Hélicon une sorte de reproduction à petite échelle d’un plan qui semble bien le même que celui de l’inscription d’Isyllos. Les deux textes présentent d’abord l’identité du dédicant, la désignation des dédicataires ainsi qu’une sorte de « signature » des textes qui vont suivre. Le fait est particulièrement évident chez Isyllos, mais il est au moins implicite dans les mots ϰοσμήσας ἔπεσιν de A, 2 sur la stèle de l’Hélicon, mots qu’il est difficile d’interpréter autrement que comme une déclaration du fils d’Amphicritos selon laquelle il est l’auteur des vers qu’on lit. Cette première partie englobe des vœux de prospérité. Suit une partie qui prend appui sur l’autorité d’un oracle et qui entend communiquer une forme de sagesse dont l’application doit garantir la prospérité souhaitée. Enfin, le texte se conclut par un nouveau segment à caractère personnel, l’auteur signalant une relation qu’il entretient avec le ou les dédicataires de l’ensemble. Schématiquement, on pourrait représenter cette mise en parallèle de la manière suivante :

Epidaure : Isyllos (cf. Powell, 1925, pp.132-36)Val des Muses : Euthyclès
1-31A, 1-3
dédicace, annonce de principes moraux, « signature », le rite institué par Isyllos et ses effets bénéfiques, éloge de la divinité locale (rapport d’Asclépios avec Apollon)dédicace, éloge des Muses « signature », vœux.
31-61B, 1-2
Référence à l’oracle de Delphes. Péan dont cet oracle a recommandé la conservation (naissance d’Asclépios)L’Hélicon s’exprime sous forme d’oracle : B, 3-4 Conseils de sagesse fondés sur un texte poétique (Hésiode).
62-84C, 1-3
Rapport personnel d’Isyllos et d’Asclépios, le dieu célébré dans le segment précédent.rapport personnel d’Euthyclès avec les Muses et l’Hélicon à travers Hésiode (segment précédent).

Outre un argument en faveur de la perspective dans laquelle on restitue le texte de la partie C, cette mise en parallèle permet d’affirmer que les trois petits textes de la stèle de l’Hélicon correspondent bien à une intention rédactionnelle présente à l’origine, et non pas à l’addition fortuite de morceaux composites. On notera d’ailleurs, sur le plan purement formel, la symétrie obtenue par l’encadrement de tercets autour du quatrain central.

Le procédé littéraire le plus voyant est ici celui qui consiste à faire parler la montagne. On peut le subdiviser en deux de ses aspects saillants : le locuteur d’abord, et ensuite la prise de parole elle-même.

Corinne a illustré dans la poésie béotienne la rivalité du Cithéron et de l’Hélicon : les deux montagnes se livrent à une joute dont un papyrus nous a conservé des fragments bien connus (D.L. Page, 1962, fr. 654) ; c’est un premier indice, s’il en était besoin, que le fils d’Amphicritos n’a pas inventé le procédé qui consiste à personnifier une montagne et à la concevoir comme douée de parole11. Avant Corinne déjà, les poèmes homériques donnent l’exemple d’éléments du paysage personnifiés et s’exprimant comme des humains : c’est ainsi que le Scamandre, fleuve troyen, prend forme humaine et s’adresse à Achille (Il. 21, 212-221) ainsi qu’à Apollon (Il. 21, 228-232) — un procédé qui sera largement représenté dans les arts figurés. Une certaine perméabilité s’observe même entre le monde des humains et celui des éléments du paysage, laquelle permet non seulement à une princesse comme Tyrô de tomber amoureuse d’un fleuve (Od. 11, 235), mais également à Achille d’affirmer que tel rocher du mont Sipyle n’est autre que Niobé pétrifiée de chagrin après la perte de ses enfants (Il. 24, 602-617). Dans un récit particulièrement exalté des Bacchantes, Euripide fait dire à son messager qu’en même temps que les bacchantes, c’est « toute la montagne », avec ses bêtes sauvages, qui prend part à la danse bacchique (Ba. 726, πᾶν δὲ συνεβάϰχευ˙ ὄρος, il s’agit en l’occurrence du Cithéron) : on ne voit pas clairement si le tragique, qui pouvait admirer des sculptures comportant des éléments personnifiés de paysage, veut évoquer ici une telle personnification ou s’il entend donner l’impression que la montagne en tant que telle se lance dans la bacchanale12. On pourrait en dire autant lorsque Virgile, dans la cinquième Bucolique fait pousser des cris de joie aux montagnes à l’occasion de l’apothéose de Daphnis :… ad sidera jactant / intonsi montes… (Ecl. 5, 62 sqq) : l’aspect « hirsute » des ces montagnes doit-il évoquer une figure comme celle de notre stèle, ou se référer à de véritables forêts ? C’est l’un des prestiges de la poésie que de pouvoir se cantonner à l’occasion dans l’indéterminé, mais c’est justement l’un des prestiges auxquels le poète de l’Iliade renonce lorsque le Scamandre s’adresse à Achille (ἀνέρι εἰσάμενος, 21, 213), et le fils d’Amphicritos, sur notre stèle, fait de même puisque le locuteur de l’« oracle » (B, 3-4) n’est pas seulement désigné en paroles (B, 1-2), mais représenté sous la forme d’un vieillard.

On en arrive par conséquent à la modalité de la prise de parole de l’Hélicon. Le contenu des trois textes, solidaires les uns des autres comme le parallèle d’Isyllos nous le montre, met en évidence le quatrain central, inséré, comme on l’a souligné, entre deux tercets. Ce quatrain mérite d’autant plus notre attention qu’il comporte l’oracle prononcé par l’Hélicon, et qu’il est donc la seule partie du texte qui entretienne une relation de complémentarité avec la figure représentée au sommet de la stèle. En même temps, le contenu de la phrase oraculaire, avec sa référence au grand poète du lieu, livre la signification fondamentale du monument, véritable conseil de sagesse que la montagne profère sur le mode hésiodique, et avec la mention explicite du poète. Les deux tercets, pour leur part, constituent en quelque sorte l’espace de parole du dédicant.

Dès les origines, on trouve des épigrammes se donnant pour des allocutions adressées à quiconque prend la peine de les lire. Sans vouloir entrer ici dans la controverse qui s’est développée autour de la lecture à haute voix — ou de l’absence de lecture silencieuse — dans l’antiquité, on dira que ce « comportement » de l’écrit particulier qu’est un poème gravé dans la pierre ou sur un objet se trouve favorisé par l’idée d’une réception qui se déroule à haute voix : le lecteur prête sa voix au texte ou, si l’on veut, à son instance d’énonciation (en l’occurrence un « scripteur »). La situation est comparable à celle d’un exécutant qui prête son savoir et son instrument pour donner vie à une partition13, rapprochement qui s’impose d’autant plus qu’il existe justement des inscriptions comportant leur propre notation musicale14. Le texte adresse la parole au lecteur et compte sur la faculté de parole de ce lecteur pour véritablement exister, comme objet sonore, au moment de l’acte de communication. Les exemples de ce type abondent, surtout dans le cas des épigrammes funéraires, où l’on implique que c’est le défunt qui parle, voire les défunts, comme dans la célèbre épigramme de Simonide pour les morts des Thermopyles (Hdt. 7, 228). On peut classer dans la même catégorie des inscriptions déclarant à la première personne ce qu’est leur support, qu’il s’agisse d’un objet désignant son propriétaire15 ou d’une borne rappelant la nature du terrain qu’elle marque16. Les variations sur le thème de l’inscription qui parle sont observables très tôt. Simonide recourt au dialogue (A. Plan. 23) : quelqu’un pose une question au mort dans le premier vers d’un distique élégiaque ; le mort, Kasmylos de Rhodes, donne des réponses laconiques au second vers du distique.

A l’époque où se situe notre stèle, les procédés se sont affinés ; on a vu Asclépiade introduire la lecture d’un texte dans une épigramme amoureuse (AP. 5, 158), Callimaque interposer un lecteur entre l’épigramme et son destinataire17, sans renoncer par ailleurs aux procédés plus simples du dialogue ou de l’adresse au passant. Une certaine virtuosité du rapport entre le lecteur et l’épigramme n’a donc pas de quoi surprendre. Dans le cas du quatrain central de la stèle de l’Hélicon, le lecteur se trouve apparemment devant le cas simple d’une inscription qui l’interpelle, mais la situation vient se compliquer du fait qu’on ne peut échapper à la relation qui s’instaure entre le texte et la figure qui domine le monument. Manifestement, une première forme de ce rapport réside dans la détermination : là où l’image aurait pu s’interpréter de manières diverses (et l’histoire récente de son interprétation donne à penser que cette hypothèse ne repose pas sur le vide), le texte vient fixer la perspective qu’il convient d’adopter ; ce personnage hirsute n’est autre que la montagne prononçant le dit oraculaire. De même que, selon P. Pucci18, dans les premières inscriptions figurant sur les statues des dieux « … l’écriture depuis le VIIIe siècle devient un facteur qui augmente le pouvoir de représentation du signe statuaire représentant les dieux » (p. 496), de même notre épigramme confère à la représentation d’un vieillard barbu un surplus de pouvoir qui réside dans l’énoncé d’une identité et dans la présence d’un sens conféré à l’apparition elle-même.

Peut-on s’en tenir là ? Ne peut-on dire, inversément, que cette représentation rejaillit à son tour sur le texte du quatrain central ? A la réflexion, un personnage de taille gigantesque, désigné comme tel par l’image des montagnes qu’il surplombe, et qui recommande la sagesse hésiodique, ne peut que rappeler l’existence de la Théogonie de ce même poète. En effet, dans ce poème, on voit (v. 219) comment Gaia enfante les « hautes montagnes » (οὔρεα μαϰρά) après avoir mis au monde « Ciel étoilé » qui la recouvre entièrement. C’est par conséquent dans un contexte qui est celui des origines du monde que la représentation de la stèle nous commande de nous situer pour entendre son oracle. Désignant sur le mode oraculaire un poème d’Hésiode qui porte sur l’économie et la société humaines dans leur rapport à l’ordre du monde instauré par les dieux, le personnage représenté vient par son aspect lui-même conférer aux paroles qu’il prononce (ou fait prononcer à son lecteur) le poids et l’autorité des plus anciens dieux. Le conseil de sagesse se voit de la sorte éclairé subitement d’un rayon du pouvoir qui le connecte aux origines mêmes du monde.

Ainsi, la relation de complémentarité qui s’instaure entre l’image et le quatrain contenant l’oracle fonctionne dans les deux sens : garantir la détermination de l’image dans l’un des deux sens, garantir l’autorité de l’oracle dans l’autre. Notons au passage que, sur le plan de l’histoire littéraire, on se trouve devant une lecture d’Hésiode qui voit un peu les Travaux à la recherche de leur légitimité théologique telle qu’on peut la trouver dans la Théogonie19.

Il y a donc complémentarité du texte et de l’image pour Hésiode et l’Hélicon, mais, il faut le remarquer pour terminer, il y a, également, complémentarité des deux tercets qui encadrent le quatrain et forment explicitement l’espace de parole du dédicant.

De part et d’autre des paroles de l’Hélicon, on a d’abord un tercet dans lequel le dédicant souhaite la prospérité et s’en remet pour cela aux Muses, puis, l’oracle entendu, (et en quelque sorte provoqué par les Muses qu’invoque Euthyclès et qu’évoque Hélicon), on lit un second tercet dans lequel Hésiode vient donner la garantie de cette action des Muses : en effet, l’oracle et le dernier tercet se recoupent sur le nom d’Hésiode ; donc, l’homme dont l’Hélicon déclare qu’il faut suivre les leçons est justement celui qui a célébré de la plus belle manière les Muses dédicataires de la stèle et l’Hélicon. En se reconnaissant un lien avec lui, le dédicant établit une sorte de chaîne entre le lieu sacré, l’Hélicon, ses divinités particulières, les Muses, et lui-même, émule et admirateur d’Hésiode (ϰαλλίστοις est un jugement qu’on peut mettre à son compte), désigné comme tel par le recours à la forme poétique qu’Hésiode avait autrefois illustrée.

Il reste un dernier aspect qu’il serait sans doute grave de négliger : on a vu que la lecture à haute voix est implicite dans ce qu’on pourrait nommer le « fonctionnement » de la stèle. Or, la lecture à haute voix des textes de notre monument a sans doute eu pendant des siècles une conséquence très importante du point de vue du ϰλέος, de l’« image » au sens sonore que l’on peut laisser derrière soi comme une traînée de gloire. En effet, outre les noms de divinités du lieu que les visiteurs du sanctuaire, peut-être le premier « musée »20, étaient amenés à prononcer, c’est le nom d’Hésiode lui-même, et le renom de sa sagesse qui ont ainsi survécu grâce à la répétition des textes de la stèle dans les lieux mêmes où il dit avoir rencontré les Muses.

Bibliographie

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1 Paul Jamot, Stèle votive trouvée dans l’hiéron des Muses, BCH 14, 1890, 546-551 et planches IX et X. Les dimensions du monument sont indiquées comme suit p. 547 (en mètres) : hauteur : hauteur totale 1.2, hauteur de la corniche 0.09, hauteur de la partie comprise entre la corniche et et le bas-relief 0.205, hauteur du bas-relief 0.33, saillie du bas-relief 0.025 ; largeur : largeur de la stèle au-dessous de la corniche 0.48, largeur en bas 0.5 ; épaisseur 0.24.

2 Texte, sauf indication contraire, d’après Werner Peek, Hesiod und der Helikon, Philologus 121, 1977, 173-175 (avec une planche photographique). Auparavant, le texte était accessible dans les éditions de W. Dittenberger, I.G. VII (Berlin, 1892) n° 4240 et J.N. Svoronos, Das Athener Nationalmuseum, II, Athènes, 1911, 458-460.

3 Pour ces distinctions, cf. Victor Pöschl (1988) ; rapide survol théorique chez Karl Reinhardt (1960), 7-12. Sur la personnification des montagnes dans la poésie grecque, cf. Arnold Gerber, (1884), 300-315, lequel distingue entre la personnification d’une montagne et la présence d’un dieu représentant la montagne (« Berggott »). Il est piquant de noter que sa conclusion selon laquelle il est impossible pour les Grecs d’avoir des personnifications de montagnes ou des dieux représentant des montagnes (305) s’est trouvée renversée quelques années plus tard par la découverte de notre stèle. Son étude demeure cependant comme une bonne collection de matériel.

4 P. Jamot (1890), 550-551 ; ce jugement est confirmé par J.N. Svoronos (1911), 458 et par W. Peek (1977), 173, qui propose de situer l’inscription vers la fin du IIIe siècle avant notre ère.

5 Il faut se garder de considérer ces lamelles comme l’« autographe » d’Hésiode. M.L. West (1978), 137, suggère qu’il s’agissait d’une offrande de rhapsode victorieux. Cette suggestion est intéressante : elle permet de faire l’hypothèse que l’aède n’a consacré que la partie purement hésiodique de sa récitation (primée aux Mouseia ?) : l’invocation pouvait sans doute être remplacée ad libitum par un texte mieux adapté à la circonstance de la fête et l’aède victorieux n’a voulu ni le conserver, ni le remplacer par la version hésiodique qu’il n’avait pas exécutée.

6 Muses « de Piérie » dans le prélude des Travaux ; sans doute faut-il comprendre qu’elles sont « venues de Piérie », ce qui s’accorde avec l’histoire de leur naissance telle qu’elle est présentée dans la Théogonie v. 53 ; Muses de l’Hélicon, tout à fait explicitement, dans le prélude de la Théogonie.

7 Svoronos (1911), 459, tente de contourner cette difficulté en considérant que notre texte fait allusion aux vers 654-659 des Travaux (la victoire d’Hésiode à Chalcis serait mise en parallèle avec celle du dédicant de la stèle, — ce qui n’est pas pris en compte dans la restitution de Peek) ; cependant, Hésiode dit qu’il a vaincu ὕμνωι (657) et l’on attendrait également un singulier dans un texte qui se référerait à cet épisode. En outre, l’Hélicon n’est pas mentionné pour lui-même ; il y a donc deux différences avec notre texte.

8 Call., Aitia, fr 2, Pfeiffer et Schol. Flor. ad loc (p. 11) : Callimaque rencontre en songe les Muses sur l’Hélicon et reçoit d’elles l’inspiration des Αἴτια (le sens du texte du papyrus étant confirmé par une épigramme comme AP 7. 42 (adesp.). Il semble qu’on attribuait également à l’effet d’un songe le récit de la rencontre d’Hésiode lui-même avec les Muses (cf. la note ad loc. de Pfeiffer, p. 11)

9 Sur cette inscription, cf. P. Roesch (1982), pp. 164-166. Selon lui, cette confrérie n’est pas unique, et il convient de la distinguer de celle des συνθύτη τοὶ Φιλετηρεῖες.

10 On peut renvoyer ici à l’étude fouillée de U. von Wilamowitz-Moellendorff (1886) qui voit dans cette inscription les prémices de certains courants de la poésie alexandrine (et notamment la confirmation de ce qu’il avait pensé de la langue de Théocrite).

11 Il n’est pas mauvais de rappeler que l’interprétation selon laquelle le personnage de la stèle doit être identifié comme étant l’Hélicon n’a pas été immédiatement reçue. On consultera à cet égard Olga Palagia (1988) : outre PHélicon, on a songé notamment à Pan ou à Borée. On notera qu’Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff a donné son appui prestigieux à l’identification avec PHélicon : « … der wüste Haupt des Helikon ist auf dem Relief [… ] unverkennbar » (1955, t. I, 92).

12 Un indice intéressant vient justement du monde de la représentation tragique, mais il est un peu tardif pour qu’on puisse lui donner trop de poids : l’Onomasticon de Pollux cite parmi les masques spéciaux de tragédie (les ἔϰσϰευα πρόσωπα. 4, 142), le masque de la « montagne » à côté de celui du « fleuve » (dans la même série que les Muses, d’ailleurs).

13 On rejoint ici, partiellement et sans en approuver certains excès, la position de J. Svenbro (1988), e.g. pp. 22-24 (voir l’élégante formule p. 22 : « la pierre déclenche la voix » développée à partir d’Il. 7, 89-91).

14 C’est le cas notamment du célèbre ὅσον ζῆις, cf. M.L. West (1992), 280 et 301-302.

15 A quoi il peut ajouter la mention de son pouvoir, comme Stephanie West (1993) l’a montré pour la coupe d’ischia.

16 Voir à ce sujet M. Burzachechi (1962) et J. Svenbro (1988).

17 Cf. André Hurst (1994).

18 Pietro Pucci (1992).

19 Sur la complémentarité de ces deux poèmes d’une manière générale, cf. Jean Rudhardt (1981), 245-281.

20 Cf. A. Schachter (1986), 152.