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Montagne des Muses et Mouséia : la consécration des Travaux et l’héroïsation d’Hésiode

Claude CALAME

Université de Lausanne

Au cours de son exploration de l’Hélicon, Pausanias raconte que ses informateurs dans la région, habitant autour de la montagne sacrée, lui montrèrent une copie des Travaux d’Hésiode. Le texte en était gravé sur une tablette de plomb, mais il était à moitié effacé par l’effet du temps. Pausanias prend le soin de préciser non seulement que la tradition béotienne attachée à ce texte attribue à Hésiode les seuls Travaux, mais aussi qu’en renchérissant sur cette exclusive, certains font commencer le poème avec la confrontation des deux Erides, retranchant du coup les dix premiers vers du poème. A cette tradition proprement héliconienne, le Périégète ne manque pas d’opposer celle qui reconnaît au poète béotien des œuvres beaucoup plus nombreuses, parmi lesquelles les Ehoées, la Théogonie, la Mélampodie, le poème sur la catabase de Thésée et de Pirithoos, et les Préceptes de Chiron.

Pourquoi donc sur l’Hélicon, à quelques kilomètres d’Ascra, la patrie d’Hésiode, cette tradition locale si restrictive autour d’un texte qui apparemment a pris la valeur d’une relique ?

1. — L’itinéraire étiologique de Pausanias

Du point de vue de la simple localisation, on relèvera tout d’abord que cette copie des Travaux ne fut pas montrée à Pausanias dans le bois sacré dédié aux Muses, mais à quelques vingt stades de là, dans un contrefort de l’Hélicon, auprès de la source Hippocrène que le cheval de Bellérophon aurait fait jaillir d’un coup de son sabot1. Ce déplacement sur les pentes de l’Hélicon nous invite donc à suivre les étapes de la description de Pausanias pour en dégager la logique. Celle-ci ne relève pas uniquement du mouvement spatial, mais elle obéit aussi au tracé de la géographie mythique que le visiteur d’un lieu aussi lourd de passé héroïque ne manque pas de projeter sur l’espace réel…

D’abord la fondation sur PHélicon du culte rendu aux Muses par ces fils monstrueux et précoces de Poséidon ou d’Alœus que sont les Aloades (chap. 29, 1-2) ; Ephialtès et Otos sont aussi, avec un autre fils de l’Ebranleur du sol, les fondateurs de la bourgade voisine d’Ascra. Selon un poème épique peut-être fictif, ce toponyme correspondait lui-même à celui d’une nymphe, la mère par Poséidon du troisième héros fondateur de la petite cité2 !

Puis, en restant dans le domaine de l’histoire légendaire et étiologique, on assiste à la substitution aux trois Muses reconnues par les Aloades des neuf Muses introduites par Piéros (chap. 29, 2-4). Ce Macédonien de Piérie en aurait lui-même emprunté la tradition aux Thraces qui passaient pour montrer davantage d’intelligence et de fierté que les gens de Macédoine. Après avoir associé la fondation d’Ascra au culte rendu aux Muses dans PHélicon, l’histoire étiologique se prolonge donc dans l’intervention des Thraces. Elle tente ainsi de concilier dans l’institution du culte la version locale relative aux trois Muses héliconiennes avec la version plus répandue qui fait des Muses neuf jeunes filles originaires de Piérie, au pied de l’Olympe3.

Conformément à la procédure étiologique qui tout en servant de commentaire aux sites visités par Pausanias détermine aussi sa quête, à la légende fait suite l’itinéraire (chap. 29, 5-30, 11). Le chemin qui conduit au sanctuaire des Muses est marqué par deux monuments en relation avec l’art de la poésie : un bas-relief avec le portrait d’Euphémé, la nourrice des Muses ; dans la cavité d’un rocher, un portrait du poète légendaire Linos, le rival en musique d’Apollon, auquel on offre un sacrifice héroïque (enagízousin) avant de sacrifier (thusía) aux Muses elles-mêmes. Probablement à l’intérieur du sanctuaire, les neuf Muses étaient honorées par deux groupes de statues. Ces statues étaient flanquées d’un groupe en bronze représentant la lutte d’Apollon et d’Hermès pour la possession de la lyre ainsi que de deux statues de Dionysos. Dans l’enceinte sacrée, Pausanias voit encore les images de plusieurs poètes et musiciens : Thamyris avec sa lyre brisée par les Muses, Arion de Méthymne sauvé par le dauphin, l’aulète Sacadas d’Argos, Hésiode tenant sur les genoux une cithare en lieu et place du rameau de laurier que ferait attendre la lecture des vers du poète — ajoute le Périégète en faisant allusion au don des Muses dans le proème de la Théogonie (v. 30). La mention finale d’une statue d’Orphée le Thrace enchantant avec Télété différents animaux permet à Pausanias de boucler sa description de figures en relation avec la musique par l’équivalent d’une structure annulaire sur le plan de l’étiologie : en mentionnant la double généalogie du poète légendaire, Pausanias fait remonter son lecteur de l’Hélicon en Piérie, puis de Piérie en Thrace4. Par le recours initial et final à la légende étiologique, la description encadre l’espace consacré sur l’Hélicon aux Muses de Béotie dans ces domaines de légende que sont, quant à la musique, la Piérie et la Thrace.

Ce n’est qu’après une longue digression sur les différentes versions de la mort d’Orphée et sur la localisation de son tombeau qu’une comparaison des hymnes orphiques avec la beauté de ceux attribués à Homère permet le retour sur l’Hélicon (chap. 31, 1-3). A travers la mention résiduelle d’une statue d’Arsinoé, probablement la sœur et l’épouse de Ptolémée II Philadelphe, de celle de Télèphe, le fils d’Héraclès, en nourrisson, et de celle de Priape, le dieu des pâturages, on revient en particulier à Hésiode, avec le célèbre trépied que le poète aurait consacré sur l’Hélicon pour célébrer sa victoire au concours de chant de Chalcis sur l’Euripe. C’est seulement à la suite de cette brève énumération que, par une référence aux hommes du voisinage, Pausanias mentionne la célébration dans le sanctuaire des Muses des Mouséia par les gens de Thespies ; ceux-ci organisaient de plus en l’honneur d’Eros des jeux non seulement musicaux, mais également athlétiques5.

En dépit des développements consacrés à la confrontation entre les différentes versions légendaires relatives aux poètes mentionnés, la description pausanienne de l’Hélicon a sa logique propre. D’une part en effet, après une introduction géographique consacrée à décrire la fertilité de ce lieu protégé des dieux (chap. 28), le parcours sur l’Hélicon est encadré par la mention légendaire du premier sacrifice aux Muses par les fondateurs d’Ascra (chap. 29, 1) et par la contre-partie rituelle que représente la célébration des Mouséia (chap. 31, 3). D’autre part, dans le détail, tout se passe comme si l’évocation des concours légendaires de Chalcis avec l’événement unique de la victoire d’Hésiode engageait directement la mention de l’organisation régulière du festival des Muses. De même que la référence étiologique boucle en structure annulaire le parcours dans le sanctuaire des Muses, la logique traversant l’ensemble de la description du Périégète est aussi d’ordre étiologique. A travers l’exemple d’une série des poètes légendaires, l’aition de la victoire remportée par Hésiode à Chalcis double celui du sacrifice originaire aux Muses par les fils de Poséidon/Alœus. C’est évidemment sous cet éclairage qu’il convient de lire la reconnaissance par les habitants de l’endroit des seuls Travaux, sur leur support de plomb (chap. 31, 4).

2. — Les énoncés « autobiographiques » des travaux

Retour donc à l’étrange sélection dont l’œuvre d’Hésiode semble avoir été la victime sur les lieux mêmes où elle est censée avoir été produite. Pour en rendre compte, on peut se référer en premier lieu et tout simplement au thème spécifique qui constitue le support des conseils donnés dans les Travaux : la dispute du locuteur du poème avec Persès, cet « allocuté » dont il faut attendre le vers 633 pour apprendre qu’il partage avec le locuteur un même père. D’un destinataire qui pourrait fort bien n’avoir que l’existence générique que lui confère la fréquente adresse élargie à un simple pronom tu, la figure de Persès semble prendre dans ce passage une étoffe biographique. Dès lors le différend qu’il s’agit de redresser par des sentences droites, en faisant appel ou non aux rois et surtout en suivant les préceptes du poème, pourrait correspondre à un procès réel, intenté par le poète Hésiode à son frère Persès ; la performance poétique viserait donc à rétablir l’équilibre de la justice rompu par l’abus commis à l’égard d’un partage équitable6. Mais ce conflit local est-il bien suffisant pour justifier l’exclusive ?

Dans la proximité immédiate de l’identification de Persès avec le frère du locuteur se situe le passage célèbre (vv. 650-662) où le poète raconte sa participation au concours musical dans le cadre des jeux héroïques célébrés en l’honneur d’Amphidamas à Chalcis. Le trépied gagné comme prix de la victoire remportée par un chant qu’on a souvent identifié avec la Théogonie, le poète affirme haut et fort l’avoir consacré aux Muses de l’Hélicon ; à ces Muses qui, conformément au récit ouvrant la Théogonie dans une célébration fameuse, « m’apprirent à proférer un chant plus que divin »7. Que cet acte de consécration corresponde ou non à une réalité historique, il a en tout cas été mis en relation avec le trépied vu par Pausanias sur les pentes de l’Hélicon, parmi d’autres ex-voto du même type. Une tradition locale trouvait donc ici une bonne raison de se développer autour du texte même qui donnait en quelque sorte l’aition du monument consacré dans la Vallée des Muses.

Mais c’est aussi dans ce même développement des Travaux que le locuteur, tout en donnant une réalité biographique à son destinataire et à son activité de poète, identifie le lieu d’où il parle : « ici » où son père a émigré (teîde), à Ascra, dans cette « misérable bourgade », située au pied de l’Hélicon (vv. 635-640)8. Dynamisé notamment par une adresse très vive à Persès qui rappelle l’adresse à Zeus dans le prologue du poème (túnē aux vv. 10 et 641), tout ce développement des Travaux consacré à la navigation est habité par la présence du je du narrateur/locuteur. Plusieurs marques énonciatives contribuent à le référer, à l’ancrer dans une situation d’énonciation précise. On peut donc s’imaginer qu’il n’a pas laissé indifférents les biographes du poète et qu’avant même leur intervention, la légende d’Hésiode y a trouvé un appui solide9.

3. — La mort légendaire et l’héroïsation d’Hésiode

En effet, comme c’est le cas pour tout poète grec de renom, l’œuvre d’Hésiode a suscité une biographie. Mais cette biographie, avec ses aspects anecdotiques et légendaires relatifs notamment à la mort du poète, n’est que la trace langagière du culte rendu au poète héroïsé. Ce processus d’héroïsation de figures de poètes est attesté aussi bien pour un poète plus ou moins contemporain d’Hésiode comme Archiloque que pour un poète classique tel Sophocle10.

Remontant probablement au sophiste Alcidamas, le texte biographisant du Certamen reprend les indications des Travaux sur la victoire du poète aux jeux héroïques de Chalcis pour les transformer en un agôn musical entre Hésiode et Homère. Il raconte qu’après avoir dédié le trépied de la victoire aux Muses héliconiennes, le poète d’Ascra se rendit à Delphes pour offrir les prémices de son succès. Dans une déclaration hexamétrique en forme de macarismos, la Pythie tout en assurant le poète d’un kléos largement diffusé l’avertit d’éviter le sanctuaire de Zeus Néméios où le destin le promet à une mort certaine. Sourd à l’habituel double sens de la réponse oraculaire qui par cette désignation se référait non pas au sanctuaire de Zeus à Némée, mais à celui, homonyme, sis dans la région d’Oinoé en Locride, Hésiode séjourne par hasard dans cette seconde localité. Soupçonné d’avoir séduit une jeune fille, le poète trouve alors la mort promise par l’oracle, un oracle que mentionne Thucydide lui-même. Non sans avoir puni les assassins avec l’aide de Zeus, les gens du lieu recueillirent et ensevelirent le corps d’Hésiode, jeté à la mer par ses meurtriers entre la Locride et l’Eubée. Par la suite les Orchoméniens, obéissant à un oracle, auraient transféré la dépouille d’Hésiode auprès de leur cité ; là, ils lui auraient élevé un tombeau avec une épigramme consacrant la naissance du poète à Ascra et son ensevelissement dans la terre des Minyens en même temps que le kléos que confère au poète sa sophía11.

Une autre version de la légende, racontée à l’occasion du Banquet des Sept Sages imaginé par Plutarque, ajoute que le cadavre d’Hésiode aurait été recueilli par des dauphins et déposé auprès de Locriens précisément en train de célébrer une fête civique. L’emplacement du tombeau d’Hésiode auprès du sanctuaire de Zeus Néméios de Locride fut tenu secret pour le préserver des prétentions des Orchoméniens, car ceux-ci, à la suite d’un oracle, prétendaient ensevelir dans leur cité la dépouille du poète. Enfin, rapportée par Aristote dans la Constitution des Orchoméniens, une troisième version rend à l’histoire ses droits : semblant ignorer la mort légendaire du poète en Locride, ce récit explique la présence du tombeau d’Hésiode à Orchomène par la fuite dans cette cité d’habitants d’Ascra à l’occasion de la prise de leur ville par les gens de Thespies ; les réfugiés auraient emmené avec eux les restes d’Hésiode qu’un oracle aurait ordonné aux Orchoméniens d’ensevelir chez eux12. De Locride ou d’Ascra, les honneurs héroïques rendus au poète nous ramènent régulièrement à Orchomène !

Et de fait, de passage à Orchomène, Pausanias constate que dans le trésor de Minyas, le roi héroïque fondateur légendaire d’Orchomène, le tombeau de ce petit-fils de Poséidon ou de Zeus est flanqué de celui d’Hésiode. En référence à une autre version de la mort du poète béotien, il ajoute que victimes d’une épidémie, les Orchoméniens reçurent de l’oracle de Delphes le conseil de chercher dans le pays de Naupacte en Locride les ossements d’Hésiode et de les transférer dans leur cité. La forme même de cette légende étiologique confirme que le tombeau du poète à Orchomène, avec l’inscription dédicatoire dont Pausanias à son tour rapporte le texte, était bien l’objet d’un culte héroïque. L’intervention narrative de l’oracle ne fait qu’apporter la garantie delphique à des honneurs héroïques peut-être associés à ceux rendus sur le même lieu au roi fondateur de la cité ; celui-ci recevait en effet les honneurs d’un concours athlétique appelé Minyéia13. De plus, la forme du trésor vu et décrit par Pausanias rappelle immanquablement celle des tombeaux à coupole de l’époque mycénienne ; on en a retrouvé un fort bel exemplaire à Orchomène même. Or — il convient de le rappeler — l’archéologie montre que les cultes héroïques institués à l’époque archaïque à l’égard de figures que la légende situe dans la période correspondant à la guerre de Troie sont précisément centrés sur des monuments remontant à l’époque mycénienne14.

4. — Les invocations aux muses et le culte musical rendu à Hésiode

Asserté le caractère héroïque du culte rendu à Hésiode à Orchomène, il ne reste plus qu’à retourner dans la Vallée des Muses sur l’Hélicon. En ce qui concerne Hésiode, rappelons que Pausanias voit dans le sanctuaire des Muses une statue du poète à la cithare, le trépied consacré à la suite de la victoire aux jeux pour Amphidamas et près de la source Hippocrène une étrange copie des Travaux. Autant l’attribution aux mêmes figures de légende de la fondation de la cité patrie d’Hésiode et du festival des Mouséia que l’inscription de cette célébration dans la perspective de la victoire agonale décrite dans les Travaux donnent à penser qu’Hésiode était sur l’Hélicon également l’objet d’honneurs héroïques. Mais ce second culte rendu à un Hésiode héroïsé semble être moins centré sur la mort du poète que sur sa consécration musicale à l’occasion de l’agôn de Chalcis.

Autant du point de vue de la légende que sur le plan archéologique et historique, il semble difficile de déterminer si ce sont les actes rituels consacrés aux Muses ou les honneurs rendus à Hésiode qui sont premiers. Un culte des Muses préexistant a-t-il favorisé le développement de la poésie hésiodique ou est-ce la célébrité du poète qui a conduit à l’institution du culte rendu aux Muses ? Les fouilles archéologiques entreprises dans la région permettent seulement de retracer une activité d’ordre cultuel sur le site du sanctuaire dès l’époque archaïque ainsi que l’effacement d’Ascra, à deux kilomètres de là, au profit de Thespies, distante du triple, dès le début du IVe siècle15.

En revanche, dans leurs relations avec les Muses, la Théogonie comme les Travaux montrent un mouvement bien singulier. Dans l’hymne aux Muses qui ouvre la Théogonie, le glissement dans l’invocation des Muses de l’Hélicon à celles de l’Olympe n’a pas manqué d’intriguer les lecteurs du poème ; il a donc suscité commentaires et conjectures. De cette longue scène d’initiation du poète à l’art des Muses, on retiendra essentiellement qu’Héliconiennes, les filles de Zeus dansent et chantent au sommet de la montagne, autour d’une source et d’un autel, non sans s’être au préalable purifiées auprès de différents cours d’eau ; parmi eux celui s’écoulant de la source Hippocrène (w. 1-10). D’autre part, le moment de l’initiation est non seulement marqué par un rappel de sa localisation, au pied de l’Hélicon où Hésiode paît ses brebis, mais aussi par la mention du nom du poète, à la troisième personne (vv. 22-23). Le moment de l’enseignement (edídaxan, v. 22) du chant prend donc la forme d’une sphragís, d’une « signature ». Mais à peine les Muses s’adressent-elles directement au poète pour lui insuffler une voix et un savoir inspirés qu’elles se métamorphosent en Muses de l’Olympe (vv. 24-25). Et tandis que le poète n’apparaîtra plus désormais que sous la forme pronominale je, jusqu’au terme du poème les Muses ne seront plus qu’Olympiennes, nées en Piérie des amours de Zeus et de Mnémosyné (vv. 53-54, cf. vv. 37, 51-52, 62-63, 68, 75, 963-966, 1021-1022) ; ce sont elles qui pour le poète chanteront la Théogonie (v. 114-115)16. Sans aller jusqu’à affirmer que l’apprentissage est réservé à l’Hélicon alors que l’inspiration nous transporte vers le sommet de l’Olympe, il est indéniable que le glissement constaté aux vers 21-25 confère à l’expérience locale et « autobiographique » une dimension olympienne : elle ouvre l’ensemble de la construction théogonique à une possibilité de reconnaissance par tous ceux qui vénèrent les dieux de l’Olympe.

Du même point de vue de la relation avec les Muses, les Travaux connaissent en quelque sorte le mouvement inverse. L’appel du proème s’adresse directement aux Muses de Piérie, et par conséquent aux Muses olympiennes, pour leur demander de chanter « ici » (deûte, v. 2), où le locuteur va s’adresser à Persès, les mérites de leur propre père Zeus17. Ancrées désormais dans le lieu de l’énonciation du poème, elles seront Muses de l’Hélicon (v. 658) dès que ce lieu sera identifié comme tel, en même temps qu’Ascra, au pied de la montagne (vv. 639-640). Et elles le sont peut-être à d’autant plus forte raison que le poème ayant provoqué la consécration du trépied sur la montagne correspond sans doute à la Théogonie et qu’Hésiode répète que c’est là, sur l’Hélicon, que les Muses lui enseignèrent (edídaxan, v. 662) pour la première fois son chant.

Peut-être composés dans le contexte d’un culte local préexistant que le poète transfigure pour en faire l’occasion de son intronisation dans l’art des Muses, Théogonie et Travaux font en tout cas largement état de cet apprentissage. Mais si le premier poème prend appui sur l’Hélicon pour acquérir rapidement une dimension panhellénique, le second y revient. On comprend dès lors qu’à l’exclusion de tout autre poème attribué à Hésiode, les Travaux ont fait l’objet, sur des tablettes de plomb, d’une conservation locale. La tentation a pu être dès lors grande de mettre en doute l’authenticité des dix vers du proème, avec leur appel initial aux Muses de Piérie, et de privilégier ainsi l’Hélicon. C’est ici le lieu de rappeler qu’en Grèce archaïque, notamment les poèmes à caractère narratif étaient introduits par un prélude dont forme, contenu et longueur variaient suivant les circonstances dans lesquelles ces poèmes étaient récités. Le proème constitue donc par définition une partie librement amovible et interchangeable18.

S’il est vrai, comme l’indique Pausanias, que le sacrifice annuel aux Muses était précédé d’une offrande héroïque à Linos, il n’est pas impossible qu’Hésiode quant à lui ait été honoré auprès de la source Hippocrène ; et ceci à travers une tradition locale qui se serait formée autour de la relique constituée par une ancienne copie des Travaux. A la mention même de la fontaine d’Hippocrène dans le proème de la Théogonie, on peut ajouter que, passant du sens propre au sens métaphorique, les Grecs voyaient volontiers dans les fontaines les sources de l’inspiration poétique19. Il convient enfin de ne point oublier que l’ascendance musicale est inscrite dans la généalogie même du poète d’Ascra : si par sa mère Hésiode, dans l’une de ces traditions biographiques, est le petit-fils d’Apollon, par son père, il est le descendant d’Orphée et par-delà Orphée, de Calliope, de Piéros, de Linos et finalement d’Apollon. De Béotie le récit généalogique nous fait à nouveau remonter vers la Piérie et vers la Thrace20.

5. — La consécration héroïsante des travaux

Mais, dernière question après ces réponses hypothétiques, pourquoi avoir conservé auprès de la source Hippocrène le texte des Travaux sur des tablettes de plomb ?

Poser une telle question, c’est en fait s’interroger sur les raisons sans doute complexes du passage à une transmission écrite de textes destinés à une communication orale. Parmi les compositions de la poésie archaïque nous connaissons quelques exemples au moins de transcription par écrit en vue de la consécration du texte dans un temple. S’il n’est pas le plus ancien, le témoignage le plus explicite de ce point de vue est sans aucun doute celui du Certamen. Source de la légende hésiodique, ce texte raconte qu’après sa défaite au profit du poète d’Ascra et après la composition de l’Odyssée, Homère se rendit à Corinthe, à Argos, puis à Délos ; prenant part au festival en l’honneur d’Apollon, il récita devant l’Autel aux Cornes l’hymne dédié au dieu. Les gens de Délos firent alors inscrire le texte de cet Hymne homérique sur des tablettes de bois pour les consacrer dans le temple d’Artémis, qui est inclus dans le sanctuaire dédié à Apollon délien21. Par ailleurs, il semble que dans le trésor du même dieu à Délos était conservée une copie de l’œuvre d’Alcée de Lesbos ; et la biographie d’Héraclite rapporte que le philosophe aurait consacré son ouvrage Sur la nature à Ephèse, dans le temple d’Artémis. En nous rapprochant de la légende d’Hésiode, il faut aussi rappeler que selon Héraclide du Pont, les tablettes (sanídes) thraces « où est inscrite la voix d’Orphée » selon les paroles du chœur de l’Alceste d’Euripide correspondent à des tablettes orphiques effectivement déposées dans le sanctuaire de Dionysos sur le mont Haimos en Thrace22. Enfin, à partir d’une liste de témoignange du même type, on a pu émettre l’hypothèse que la partie authentique de la collection des Théognidéa a été consacrée à Mégare dans le temple d’Apollon Prostatérios. L’hypothèse est d’autant plus intéressante qu’elle s’appuye sur la relation entre d’une part les dieux invoqués dans les préludes réunis au début du corpus et d’autre part Apollon, Artémis et Létô effectivement vénérés dans le sanctuaire mégarien, mais aussi sur la présence d’une sphragís comprise comme marque d’authenticité et de consécration de l’ouvrage concerné23.

En se souvenant que l’Hymne homérique à Apollon est précisément marqué d’un tel sceau (vv. 172-173), on peut estimer que les Travaux d’Hésiode assument par leur aspect autobiographique et par leur consécration sur le flanc de l’Hélicon une position intermédiaire entre les Théognidéa et les tablettes attribuées à Orphée. La consécration de poèmes destinés à la communication orale dans un sanctuaire à l’occasion de l’héroïsation de leur auteur pourrait bien avoir été l’un des moteurs de leur transcription à l’aide de l’alphabet repris aux Phéniciens et de leur tradition jusqu’à nous. Elle est en tout cas suscitée par les relations privilégiées que le poète entretient, dans son œuvre même, avec les Muses et les dieux, et par la seconde vie que lui confère la gloire d’une parole poétique sans cesse reprise. Cette gloire poétique, elle correspond en définitive à celle revendiquée encore au IIIe siècle par Euthyclès dans la dédicace qu’il consacre aux Muses dans la Vallée de l’Hélicon24.

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1 Paus. 9, 31, 3-5. Notamment grâce à la description de la région par Strabon, 9, 2, 25, la plupart de ces lieux ont pu être identifiés : cf. P.W. Wallace, « Hesiod and the Valley of the Muses », Greek, Rom. Byz. Stud. 15, 1974, pp. 5-24 ; V. Aravantinos estime que la source Hippocrène correspond avec la source qui se trouve de nos jours près du sommet de l’Hélicon. Sur l’Hélicon comme espace mythique, voir ici même la contribution de M. Rocchi ; et sur l’image poétique de la montagne à partir de l’époque hellénistique, voir celle de G. Argoud.

2 Comme les héros fondateurs que sont Thésée ou Héraclès, les Aloades disposent d’une double paternité, humaine et divine : cf. Hom. Il. 5, 385 et Od. 11, 305, Apollod. 1, 7, 4, etc. Paus. 9, 29, 1 cite Heges. fr. 1 Bernabé = FGrHist. 331 F 1, extrait d’un poème qui est peut-être une invention de l’historien local Callippos (FGrHist. 385 F 1).

3 Pour nous, cette version de l’origine géographique des Muses remonte à Hésiode lui-même, Theog. 53-5 : cf. M.L. West, Hesiod. Theogony, Oxford (Clarendon Press) 1966, pp. 152 et 174. Le géographe Strabon, 9, 2, 25, mentionne aussi une émigration de Thraces installés en Piérie vers la Vallée des Muses de l’Hélicon. Dès l’époque archaïque on attribue également aux Muses des généalogies différentes : cf. W.F. Otto, Die Musen und der göttliche Ursprung des Singens und Sagens, Düsseldorf/Köln (Diederichs) 1956, pp. 25-26 ; voir encore infra n. 18.

4 Les fouilles du sanctuaire des Muses dans le val de l’Hélicon ont révélé l’absence d’un temple à proprement parler, trait caractéristique d’autres Mouséia : voir la description archéologique donnée par G. Roux, « Le Val des Muses et les Musées chez les auteurs anciens », Bull. Corresp. Hell. 78, 1954, pp. 22-48, avec les compléments donnés par A. Schachter, Cuits of Boiotia II, Bull. Inst. Class. Stud. Suppl. 38. 2, London (University) 1986, pp. 147-153. Les différentes statues présentes dans le sanctuaire des Muses de l’Hélicon sont commentées par H. Hitzig et H. Bluemmer, Pausaniae Graeciae Descriptio III. 1, Leipzig (Reisland) 1907, pp. 478-486. Les multiples versions de la biographie de Linos sont évoquées par J. Platthy, The Mythical Poets of Greece, Washington D. C. (FIPA) 1985, pp. 103-109. Sur la carrière d’Orphée en Piérie et sur ses relations avec la Thrace, cf. Orph. test. 38-41 Kern, avec les études de Platthy, op. cit., pp. 144-188, et de E Graf, « Orpheus : A Poet Among Men », in J. Bremmer (ed.), Interpretations of Greek Mythology, London/Sydney (Groom Helm) 1987, pp. 80-106.

5 Les jeux en l’honneur des Muses sont attestés par les textes et les documents épigraphiques analysés par Schachter, op. cit., n. 4, pp. 147-150 et 163-179.

6 Dès l’Antiquité, la réalité biographique de Persès a été mise en question : cf. Prol. B et sch. vet. Op. 27a (pp. 3 et 17 Pertusi) ; voir à ce propos la mise au point de M.L. West, Hesiod. Works and Days, Oxford (Clarendon Press) 1978, pp. 33-40. On s’est posé la même question à propos d’Hésiode et du conflit qui l’aurait opposé à son frère : cf. G. Nagy, Greek Mythology and Poetics, Ithaca/London (Cornell University Press) 1990, pp. 63-75 et, pour une thèse extrême, R.P. Martin, « Hesiod’s metastanic Poetics », Ramus 21, 1992, pp. 11-29. Sur l’élargissement de l’appel à Persès, on lira l’étude de P. Pucci, « Auteur et destinataire dans les Erga d’Hésiode », in Hésiode, Lille (Presses Universitaires), à paraître.

7 Cf. Hes. Theog. 1-22 ; sur la vraisemblance historique de cette victoire d’Hésiode aux Jeux d’Amphidamas et sur le rapport de son récit avec le poème de la Théogonie, je me permets de renvoyer aux références que j’ai données dans Le récit en Grèce ancienne, Paris (Méridiens Klincksieck) 1986, pp. 63-64.

8 Dans ce sens, on préférera la correction teîde à tuíde, selon la proposition de West, op. cit., n. 3, pp. 86-87, qui revient d’ailleurs sur son choix dans l’op. cit., n. 6, p. 316. Le climat rude qu’Hésiode attribue à Ascra (voir aussi Plut. fr. 82 Sandbach = Aristot. fr. 580 Gigon) semble être en contraste avec la situation réelle de l’ancienne bourgade : cf. Wallace, art. cit. n. 1, pp. 8-9. Mais Nagy, op. cit. n. 6, pp. 72-75, a montré qu’aussi bien l’émigration du père d’Hésiode de Cymé à Ascra que la rudesse du climat attribué à la ville béotienne s’inscrivent dans la logique d’un récit de fondation en relation avec l’espoir de voir naître un cité dominée par la justice.

9 Voir notamment la notice de la Suda, s.v. Hésíodos (Ē 583 Adler), et encore West lui-même, op. cit., n. 6, pp. 30-33.

10 Pour Archiloque, voir G. Nagy, The Best of the Achaeans, Baltimore/London (The Johns Hopkins University Press) 1979, pp. 301-308, ainsi que C.W. Müller, « Die Archilochoslegende », Rhein. Mus. 128, 1985, pp. 99-151, et pour Sophocle, M.R. Lefkowitz, The Lives of the Greek Poets, Baltimore (The Johns Hopkins University Press) 1981, pp. 85-87.

11 Cert. 14 (215-254 Allen) = Alcidam. fr. 6 Avezzù = Aristot. fr. 581, 2 Gigon citant Eratosth. fr. 19 Powell et Anth. Pal. 7, 54 : sur l’origine du Certamen, voir en dernier lieu G. Arrighetti, Poeti, eruditi e biografi, Pisa (Giardini) 1987, pp. 167-170. Thuc. 3, 96, 1.

12 Plut. Sept. Sap. Conv. 162 be = Aristot. fr. 581, 1 Gigon. Aristot. fr. 580 Gigon = Plut. fr. 82 Sandbach, tous deux cités par sch. vet. Hes. Op. 633-640 (p. 202 Pertusi). Rappelons que ce même groupe de légendes attribue à Hésiode une double jeunesse, la seconde correspondant probablement avec celle connue après la mort par sa réputation poétique ; cf. R. Scodel, « Hesiod Redivivus », Greek, Rom. Byz. Stud. 21, 1980, pp. 301-320. En général, voir A. Brelich, Gli eroi greci, Roma (Ateneo) 1958, pp. 321-322.

13 Paus. 9, 38, 2-4 ; sur l’agôn athlétique probablement célébré autour du tombeau du héros fondateur d’Orchomène, voir sch. Pind. Isthm. 1, 11c (III, p. 199 Drachmann) et Schachter, op. cit., n. 4, pp. 143-144. Une épigramme d’Alcée de Messene (Anth. Pal. 7, 55) met les honneurs rendus au tombeau d’Hésiode en Locride en relation avec une seconde initiation par les Muses. Sur d’autres détails de la biographie d’Hésiode susceptibles de faire du poète une figure de héros, voir Lefkowitz, op. cit., n. 10, pp. 3-8.

14 L’institution de cultes héroïques sur des sites « mycéniens » est évoquée notamment par C. Bérard, « Récupérer la mort du prince : héroïsation et formation de la cité », in G. Gnoli et J.-P. Vernant (éds), La mort, les morts dans les sociétés anciennes, Cambridge/Paris (University Press/MSH) 1982, pp. 89-105, et par A. Snodgrass, « Les origines du culte des héros dans la Grèce antique », ibid., pp. 107-131 ; voir aussi J.N. Coldstream, Geometric Greece, London (Benn), 1977, pp. 341-357.

15 L’histoire du sanctuaire des Muses sur l’Hélicon est retracée à travers différents documents par Schachter, op. cit., n. 4, pp. 153-179 ; je reprends ici l’essentiel de ses conclusions : voir notamment pp. 156-157. Roux, art. cit., n. 4, pp. 38-39, rappelle que selon la légende (Plut. Syll. 17 ; Porph. Vit. Pyth. 4), Pythagore se serait retiré pour mourir dans un vallon proche de Chéronée et qu’en son honneur, le val fut consacré aux Muses !

16 Pour une analyse énonciative de la relation entre Muses et locuteur dans le poème de la Théogonie, je renvoie à l’op. cit., n. 7, pp. 43-47 et 60-61 ; le sens des sphragídes de la poésie archaïque est exploré par W. Rosier, Dichtung und Gruppe, München (Fink) 1980, pp. 58-71. P. Judet de la Combe, « L’autobiographie comme mode d’universalisation. Hésiode et l’Hélicon », in G. Arrighetti et F. Montanari (éds), La componente autobiografica nella poesia greca e latina fra realtà e artificio letterario, Pisa (Giardini) 1993, pp. 25-39, a bien montré que du point de vue narratif, la montée des Muses vers l’Olympe s’inscrit dans la suite de leur passage sur l’Hélicon (voir le rôle joué au v. 68 par tóte, commenté par W. J. Verdenius, « Notes on the Poems of Hesiod’s Theogony », Mnemosyne IV. 25, 1972, pp. 225-260, cf. p. 249). Les Muses de l’Hélicon ne sont pas différentes de celles de l’Olympe : cf. West, op. cit., n. 3, p. 152 ; cf. aussi O. Vox, « Esiodo fra Beozia e Pieria », Belfagor 35, 1980, pp. 321-325. On rappelera que les vers conclusifs de la Théogonie représentent en fait l’invocation aux Muses (Olympiennes) qui ouvre les Ehoées (fr. 1, 1-2 Merkelbach-West) : cf. West, op. cit., n. 3, pp. 49, 420 et 437 ; les Muses de Piérie ou de l’Olympe sont encore mentionnées dans les fr. 129, 5 et 252, 2 Merkelbach-West ainsi que dans Scut. 206. On remarquera que Pindare le Thébain évoque volontiers les Muses de l’Hélicon : Isthm. 2, 34 et 8, 57 ainsi que fr. 52h, 19 Maehler ; voir aussi Ibyc. fr. 282 (a), 24 Page.

17 Sur toutes les questions posées par le prologue des Erga, je signale les nombreuses références données dans « Le proème des Travaux d’Hésiode, prélude à une poésie d’action », in Hésiode, op. cit., n. 6, à paraître.

18 Il convient de noter que l’authenticité du prélude des Travaux avait déjà été mise en doute, pour des raisons sans doute différentes, par Praxiphanès, un élève de Théophraste, par Aristarque et par Cratès (qui l’athétise) : cf. West, op. cit., n. 6, p. 136-137, qui donne des exemples quant à la mobilité du proème, ainsi que A. Lattes, « Sull’autenticità degli ‘Erga’ di Esiodo », Riv. Stud. Class. 1, 1954, pp. 166-172. On relèvera encore que, selon B.A. van Groningen, « Les trois Muses de l’Hélicon », Ant. Class. 17, 1948, pp. 287-296, une tradition locale d’Ascra portant sur l’existence des trois Muses d’origine se serait développée en concurrence avec la tradition de Thespies (adoptée par Hésiode) qui en reconnaît neuf.

19 Paus. 9, 29, 6-9, qui mentionne aussi la tombe de Linos à Thébes : cf. Schachter, op. cit., n. 4, pp. 123 et 153. Sur l’eau qui sourd goutte à goutte comme métaphore de la production poétique, voir D. Boedeker, Descent from Heaven, Chico (Scholars Press) 1984, pp. 84-99.

20 Cert. 4 (45-53 Allen) = Orph. test. 8 Kern.

21 Cert. 18 (315-321 Allen) ; quant au statut de ce texte, cf. supra n. 11. Sur le festival des Ioniens à Délos et sur la récitation de l’Hymne à Apollon, voir en particulier A. Aloni, L’aedo e i tiranni, Roma (Ateneo) 1989, pp. 91-131.

22 IDel. 1400, 7 (IIe s. av. J.-C.), cf. 1409 Ba II, 39 (T 111 Platthy) ; pour la transmission du texte d’Alcée, voir Rosier, op. cit., n. 14, pp. 91-106 (en particulier p. 100 n. 171). Diog. Laert. 9,6 = Heracl. fr. 22 A 1, 6 Diels-Kranz ; pour certains, Héraclite aurait voulu, par cette consécration, réserver une œuvre difficile à un public d’élite ; cf. aussi Aristot. Rhet. 5, 1407b 11-17 = Heracl. fr. 22 A 4 Diels-Kranz. Eur. Alc. 966-969, commenté par les sch. ad loc. (II, p. 239 Schwartz) qui citent Héraclide du Pont = Orph. test. 82 Kern. On sait aussi, par exemple, que la 7e Olympique de Pindare a été gravée en lettres d’or sur une stèle consacrée dans le sanctuaire d’Athéna à Lindos : sch. Pind. Ol. 7 (I, p. 195 Drachmann) renvoyant à Gorgon, FGrHist. 515 F 18. On trouvera d’autres exemples de consécration de textes poétiques chez J. Herington, Poetry into Drama. Early Tragedy and the Greek Poetic Tradition, Berkeley/Los Angeles/London (University of California Press) 1985, pp. 201-203.

23 Thgn. 1-10, 11-14 et 19-23. L’hypothèse de la consécration a été formulée par D. Young, Theognis, Leipzig (Teubner) 1961, p. I, pour être développée par G. Cerri, « Il significato di « sphregis » in Teognide e la salvaguardia dell’autenticità testuale nell’Antichità », Quad. Storia 33, 1991, pp. 21-40, qui donne encore d’autres exemples de consécration de textes littéraires ; voir aussi l’étude de G.F. Nieddu, « Testo, scrittura, libro nella Grecia arcaica e classica : note e osservazioni sulla prosa scientifico-filosofica », Scrittura e Civiltà 8, 1984, pp. 213-261. B.B. Powell, Homer and the Origin of the Greek Alphabet, Cambridge (University Press) 1991, pp. 119-186, a réaffirmé dernièrement le rôle joué par les inscriptions dédicatoires métriques dans la diffusion de l’alphabet.

24 La fonction de l’invocation à la Muse pour l’autorité poétique conférée à Hésiode a été réexaminée récemment par C. Grottanelli, « La parola rivelata », in Lo spazio letterario della Grecia antica I. 1, Roma (Salerno) 1992, pp. 219-264. Sur le rapport entre compétence poétique et seconde vie, cf. Scodel, art. cit., n. 12, pp. 311-318. Pour un commentaire sur l’inscription d’Euthyclès, voir ici même les contributions de A. Hurst et de A. Veneri.