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L’Hélicon et la littérature grecque

Gilbert ARGOUD

Centre Jean-Palerne Université Jean-Monnet Saint-Etienne

Le massif de l’Hélicon occupe la partie occidentale de la Béotie, il est situé entre le Parnasse plus à l’Ouest, et le Cithéron au Sud-Est, et il sert de limite naturelle entre la Béotie et la Phocide. Cette montagne, qui s’étend d’Est en Ouest, comprend plusieurs chaînons, dont le plus important, le mont Palaiovouno, culmine à 1748 mètres. On peut considérer que l’ensemble est formé de plusieurs éperons qui se développent en quelque sorte autour d’un pignon central, un peu à la manière d’une hélice, disposition que rappelle bien le nom Ἑλικών. A l’Est, le mont Zagaras, au-dessus du vallon des Muses, atteint 1526 m, alors qu’à l’Ouest, en allant du Sud vers le Nord, on rencontre le mont Tsivéri, à 1561 m, puis le mont Méga Loutsa, à 1549 m, et enfin le mont Koliédès, à 1487 mètres. Du sommet du mont Zagaras, on embrasse un vaste panorama, qui englobe la plaine du Copaïs au Nord, les lacs Yliki et Paralimni et la région de Thèbes à l’Est, tandis que le regard s’arrête au Sud sur les montagnes du Péloponnèse, par delà le golfe de Corinthe.

Une montagne si centrale et si importante se devait d’occuper une grande place dans la littérature grecque. Mais après une enquête menée à ce sujet, on est déçu. Aucun auteur ne présente de développement important sur l’Hélicon, on a toujours des allusions rapides. Ces allusions offrent, pour l’essentiel, des références topographiques, simples points de repères pour situer des localités ou des lieux de batailles, ou alors elles rappellent le souvenir de la source Hippocrène ou des Muses.

C’est Strabon qui donne le plus d’informations sur la topographie de l’Hélicon, au début de son livre IX, lorsqu’il parle de la cité de Thespies : ἔστι δὲ πόλις πρὸς τῷ Ἑλιϰῶνι, νοτιωτέρα αὐτο, ἐπικειμένη δὲ τῷ Κρισαίῳ ϰόλπῳ ϰαὶ αὐτὴ ϰαὶ ὁ Ἑλικών ἐπίνειον δ’ ἔχουσιν αὶ Θεσπιαὶ Κρέουσαν, ἣν ϰαὶ Κρεουσίδα ϰαλοῦσιν. ἐν δὲ τῇ Θεσπιέιων ἐστὶ ϰαί ἡ Ἄσϰρη ϰατὰ τò πρòς Ἑλιϰῶνα μέρος, ἡ τοῦ Ἡσιόδου πατρίς‧ ἐν δεξιᾷ γάρ ἐστι τοῦ Ἑλιϰῶνος, ἐφ’ ὐϕηλοῦ ϰαὶ τραχέος τόπον ϰειμένη, ἀπέχουσα τῶν Θεσπιῶν ὅσον τετταράϰοντα σταδίους, ἣν ϰαὶ ϰεϰωμῴδηϰεν αὐτòς ἐν ἔπεσι περὶ τοῦ πατρός, ὅτι ἐϰ Κύμης τῆς Αἰολίδος μ[ετῴϰησε πρό]τερον, λέγων

νάσσατο δ’ ἄγχ’ Ἑλιϰῶνος δϊζυρῇ ἐνὶ ϰώηῃ,

Ἄσκρῃ, χεῖμα ϰαϰῇ, θέρει ἀργαλέῃ, οὐδέ ποτ’

ἐσθλῇ.

Ὁ δέ Ἑλιϰὼν συνεχής ἐστι τῇ Φωϰίδι ἐϰ τῶν πρòς ἄρϰτον αὐτοῦ μερῶν‧ μιϰρὰ δὲ ϰαὶ ἐϰ τῶν πρòς ἑσπέραν ϰατὰ τòν ὕστατον λιμένα τῆς Φωϰίδος, ὃν ϰαλοῦσιν ἀπò τοῦ συμβεβηϰότος Μυχόν‧ ὑπέρϰειται γὰρ ϰατὰ τοῦτον μάλιστα τόν λιμένα τοῦ Κρισαίου ϰόλπου ϰαὶ ὁ Ἑλιϰὼν ϰαὶ ἡ Ἄσϰρη ϰαὶ ἔτι αἱ Θεσπιαὶ ϰαὶ τò ἐπίνειον αὐτῆς ἡ Κρέουσα. Τοῦτο δὲ ϰαὶ ϰοιλότατον νομίζεται τò μέρος τοῦ Κρισαίου ϰόλπου ϰαὶ ἁπλῶς τοῦ Κορινθιαϰοῦ στάδιοι δ’ εἰσὶ τῆς [παραλίας] τῆς ἀπό τοῦ Μυχοῦ τοῦ λιμένος εἰς Κρέουσαν ἐνενήϰοντα‧ έντεῦθεν δέ ἑϰατòν εἴϰοσι ἕως τῆς ἄϰρας, ἣν [Ὁλμιὰς] ϰαλοῦσιν ἐν δὲ τῷ ϰοιλοτάτῳ τοῦ ϰόλπου τοῦ [Κρισαίου συμβέβηϰε] τὰς Πηγὰς ϰεῖσθαι ϰαὶ τὴν Οἰνόην, πε[ρὶ ὧν εἰ]ρήϰαμεν. Ὁ μὲν οὗν Ἑλιϰὼν οὐ πολὺ διεστηϰὼς τοῦ Παρνασσοῦ ἐνάμιλλός ἐστιν ἐϰείνῳ ϰατά τε ὕϕος ϰαὶ περίμετρον‧ ἄμφω γὰρ χιονόβολα τὰ ὄρη ϰαὶ πετρώδη, περιγράφεται δ’ οὐ πολλῇ χώρᾳ. Ἐνταῦθα δ’ ἐστὶ τό τε τῶν Μουσῶν ἱερòν ϰαὶ ἡ Ἵππου ϰρήνη ϰαὶ τò τῶν Λειβηθρίδων νυμφῶν ἄντρον‧ ἐξ οὗ τεϰμαίροιτ’ ἄν τις Θρᾷϰας εἷναι τοὺς τòν Ἑλιϰῶνα ταῖς Μούσαις ϰαθιερώσαντας.

« Thespies est une cité près du Mont Hélicon, sur le côté sud de la montagne ; elle est située, ainsi que l’Hélicon, sur le golfe de Krisa. Elle a un port, Creusa, appelé aussi Creusis. Sur le territoire de Thespies, dans la partie située près de l’Hélicon, se trouve Ascra, la patrie d’Hésiode, qui est situé sur la droite de l’Hélicon, sur un emplacement élevé et rocailleux, à une distance d’environ quarante stades de Thespies ; le poète a lui-même tourné en dérision sa patrie dans des vers composés à propos de son père, parce que son père était venu de Kymé d’Eolide où il habitait auparavant, en disant :

Il s’est installé près de THélicon dans un misérable village,

Ascra, méchant en hiver, accablant l’été, jamais agréable.

Dans sa partie nord, l’Hélicon est contigu à la Phocide ; il s’étend aussi un peu à l’Ouest dans la région du dernier port appartenant à la Phocide, que l’on appelle Mychos en raison de sa situation ; en effet, d’une façon générale, c’est au-dessus de ce port du golfe de Crisa que se trouvent l’Hélicon et Ascra, et également Thespies et son port Creusa. Ce secteur est aussi considéré comme la partie la plus encaissée du golfe de Krisa, et d’une façon générale du golfe de Corinthe. La longueur de la côte, depuis le port de Mychos jusqu’à Creusa est de quatre vingt dix stades ; et la distance depuis Creusa jusqu’au promontoire d’Holmias est de cent vingt stades ; et ensuite Pigai et Oinoé, dont j’ai déjà parlé, sont situés dans la partie la plus encaissée du golfe de Crisa. L’Hélicon donc se trouve à peu de distance du Parnasse, et il rivalise avec lui à la fois pour la hauteur et pour le périmètre. Les deux montagnes en effet ont des rochers et sont couvertes de neige, et elles n’ont pas beaucoup de territoire à leur périphérie. C’est là que se trouvent le temple des Muses, la fontaine Hippocrène et la grotte des Nymphes Leibéthrides ; par suite, on pourrait déduire que ce sont les Thraces qui ont consacré l’Hélicon aux Muses. »1

Un peu plus loin, Strabon évoque l’emplacement de Thisbé, au Sud de l’Hélicon, ἡ δὲ Θίσβη Θίσβαι νῦν λέγονται, οἰϰεῖται δὲ μιϰρòν ὑπὲρ τῆς θαλάττης ὅμορον Θεσπιεῦσι τò χωρίον ϰαὶ τῇ Κορωνειαϰῇ, ὑποπεπτωϰòς ἐϰ τοῦ νοτίου μέρος τῷ Ἑλιϰῶνι ϰαὶ αὐτό, « Thisbé s’appelle maintenant Thisbai, elle est située un peu au-dessus de la mer, et son territoire est voisin de celui de Thespies et de celui de Coronée, au pied du versant sud de l’Hélicon »2. Puis il ajoute, en parlant de Coronée, ἡ μὲν οὗν Κορώνεια ἐγγὺς τοῦ Ἑλιϰῶνός ἐστιν ἐφ’ ὕϕους ἱδρυμένη, « Coronée est située sur une hauteur près de l’Hélicon »3. C’est très succinct comme information. Xénophon n’est pas plus disert lorsqu’il évoque la bataille de Coronée, en 394 avant J.-C. : il indique simplement que l’Hélicon a servi de refuge aux fuyards, Ἀργεῖοι μέντοι οὐϰ ἐδέξαντο τοὺς περὶ Ἀγησίλαον, άλλ’ ἔφυγον ἐπὶ τòν Ἑλιϰῶνα « les Argiens n’attendirent pas l’attaque des forces d’Agésilas, mais ils s’enfuirent sur l’Hélicon »4. Après la bataille, les Thébains prirent la même direction, du moins pour une partie des survivants, τέλος δὲ τῶν Θηβαίων οἱ μὲν διαπίπτουσι πρòς τòν Ἑλιϰῶνα…, « finalement, parmi les Thébains, les uns se dispersèrent vers l’Hélicon… »5. Cette bataille de Coronée est la seule occasion pour Xénophon de parler de l’Hélicon. Il n’y a rien non plus sur ce massif montagneux dans l’œuvre d’Hérodote, ni dans celle de Thucydide, et pourtant ces deux historiens eurent à de nombreuses reprises l’occasion de parler de la Béotie. Mais la « Montagne de Muses » n’a pas retenu leur attention.

Pausanias se réfère également à l’Hélicon pour indiquer l’emplacement de Thespies, sans plus de précision, τραπομένω δὲ ἀπò τοῦ Καβειρίου τὴν ἐν ἀριστερᾷ ϰαὶ προελθόντι ὡς πεντήϰοντα σταδίους Θέσπια ὑπò τò ὄρος τòν Ἑλιϰῶνα ᾤϰισται, « en prenant à gauche depuis le Cabirion et en parcourant environ cinquante stades, on arrive à Thespies, située au pied de PHélicon »6. C’est pourtant Pausanias, malgré la sécheresse qui lui est habituelle, qui nous donne la description la plus évocatrice de PHélicon, Ὁ δὲ Ἑλιϰῶν ὀρῶν τῶν ἐν τῇ Ἑλλάδι ἐν τοῖς μάλιστά ἐστιν εὔγεως ϰαὶ δένδρων ἡμέρων ἀνάπλεως‧ ϰαὶ οἱ τῆς ἀνδράχνου θάμνοι παρέχονται τῶν πανταχοῦ ϰαρπòν αἰξὶν ἥδιστον. Λέγουσι δὲ οἱ περὶ τòν Ἑλιϰῶνα οἱϰοῦντες ϰαὶ ἀπάσας ἐν τῷ ὄρει τὰς πόας ϰαὶ τὰς ῥίζας ἥϰιστα ἐπὶ ἀνθρώπου θανάτῳ φύεσθαι. Καὶ δὴ ϰαὶ τοῖς ὄφεσι τòν ἰòν ποιοῦσιν ἐνταῦθα ἀσθενέστερον αἱ νομαί, ὧστε ϰαὶ διαφεύγουσι τὰ πολλὰ οἱ δηχθέντες, « L’Hélicon est une des montagnes de Grèce qui a le sol le plus fertile et qui possède le plus grand nombre d’arbres cultivés. Les buissons de pourpier offrent aux chèvres le fruit le plus agréable qui soit au monde. Ceux qui habitent autour de l’Hélicon disent aussi que toutes les herbes et toutes les racines qui poussent sur la montagne ne présentent aucun danger mortel pour l’homme. De plus, la nourriture rend ici le poison des serpents plus faible, si bien que les personnes qui sont mordues échappent la plupart du temps à la mort »7. Suit alors un long développement de Pausanias sur le caractère beaucoup plus dangereux des serpents de Libye ou de Phénicie, dont la morsure est à tous les coups mortelle : ils poursuivent même les hommes qui essaient de leur échapper en se réfugiant dans les arbres et ils les atteignent en leur crachant leur venin ; les hommes tombent alors raides morts. Il faut reconnaître que l’évocation que fait Pausanias de l’Hélicon, avec la fertilité de son sol, ses arbres, ses buissons de pourpier, ses chèvres et ses serpents inoffensifs, est presque paradisiaque.

D’autres auteurs évoquent également la végétation et la faune de l’Hélicon. Dans Héraclès furieux, Euripide s’est souvenu que le massif était boisé. Au début de la pièce, le tyran Lycos, après avoir tué Créon, roi de Thèbes, demande à ses serviteurs d’aller chercher du bois sur les pentes de PHélicon pour un bûcher funèbre,

Ἄγ’, oἳ μὲν Ἑλιϰῶν’, οἳ δὲ Παρνασοῦ πτυχάς

τέμνειν ἄνωχθ’ ἐλθόντες ύλουργοὺς δρυός

ϰορμούς. Ἑπειδὰν δ’ ἐσϰομισθῶσιν πόλει,

βωμòν πέριξ νήσαντες ἀμφήρη ξύλα

ἐμπίπρατ’ αὐτῶν ϰαὶ πυροῦτε σώματα

πάντων, ἵυ’ εἰδῶσ’ οὕνεϰ’ οὐχ ὁ ϰατθανὼν

ϰρατεῖ χθονòς τῆσδ’, ἀλλ’ ἐγὼ τὰ νῦν τάδε

« Allez, les uns sur l’Hélicon, les autres dans les vallons du Parnasse ; faites couper par les bûcherons des branches de chêne, et quand on les aura transportées dans la ville, entassez le bois autour de l’autel, mettez-y le feu et brûlez les corps de tous ces gens, pour leur apprendre que ce n’est pas le mort qui règne sur ce pays, mais que c’est moi maintenant. »8 Dans son Hymne à Délos, Callimaque évoque également les arbres de l’Hélicon ; Zeus a frappé Asopos de sa foudre, et la nymphe Mélia a réagi au bruit :

Ἣ δ’ ὑποδινηθεῖσα χοροῦ ἀπεπαύσατο νύμφη

αὐτόχθων Μελίη ϰαὶ ὑπόχλοον ἔσχε παρειήν,

ἥλιϰος ἀσθμαίνουσα περὶ δρυός, ὡς ἰδε χαίτην

σειομένην Ἑλιϰῶνος.

« Mélia, la nymphe autochtone, ébranlée du coup, quitta le chœur de ses compagnes, et la pâleur envahit ses joues, quand elle vit trembler les arbres, chevelure de l’Hélicon, angoissée pour le chêne qui a son âge. »9

Pour ce qui est des animaux, outre les chèvres et les serpents, une inscription de Mégare évoque une ourse que l’empereur Hadrien aurait tuée de ses propres mains lors d’une chasse dans le massif de l’Hélicon,

ὧ παῖ, τοξότα Κύπριδος λιγείης

Θεσπιαῖς Ἑλιϰωνίαισι ναίων

ναρϰισσοῦ παρὰ ϰῆπον ἀνθέοντα,

ἱλήκοις‧ τò δέ τοι δίδωσι δέξο

ἀϰροθείνιον Ἁδριανòς ἄρϰτου,

ἣν αὐτòς ϰάνεν ἱππόθεν τυχήσας.

σὺ δ’ αὐτῶι χάριν ἀντὶ τοῦ σαόφρων

πνέοις Οὐρανίας ἀπ’ Ἀφροδίτης.

« Enfant, archer de l’harmonieuse Kypris, qui habite l’héliconienne Thespies, près d’un jardin couvert de narcisses, puisses-tu être favorable ; reçois l’offrande de l’ourse qu’Hadrien te donne, ourse que lui-même a rencontrée et tuée de son cheval. Et toi, dans ta sagesse, en échange, puisses-tu souffler sur lui les plaisirs que dispense Aphrodite Ourania. »10

Mais ce qui caractérise le plus l’Hélicon, c’est la fontaine Hippocrène et les Muses. Le mérite revient à Hésiode d’avoir le premier célébré les Muses de l’Hélicon, qui se trouvaient près de son village natal, Ascra. Il les célèbre d’abord au début de la Théogonie : « Pour commencer, chantons les Muses Héliconiennes, reines de l’Hélicon, la grande et divine montagne. Souvent, autour de la source aux eaux sombres et de l’autel du très puissant fils de Cronos, elles dansent de leurs pieds délicats. Souvent aussi, après avoir lavé leur tendre corps à l’eau du Permessos ou de l’Hippocrène ou de l’Olmée divin, elles ont, au sommet de l’Hélicon, formé des chœurs, beaux et charmants, où ont voltigé leurs pas ; puis, elles s’éloignaient, vêtues d’épaisse brume, et, en cheminant dans la nuit, elles faisaient entendre un merveilleux concert, célébrant Zeus qui tient l’égide, et l’auguste Héra d’Argos, chaussée de brodequins d’or, et la fille aux yeux pers de Zeus qui tient l’égide, Athéna, et Phoibos Apollon et l’archère Artémis, et Poséidon, le maître de la terre et l’ébranleur du sol, et Thémis la vénérée, et Aphrodite aux yeux qui pétillent, et Hébé couronnée d’or, et la belle Dioné, et Léto, Japet, Cronos aux pensers fourbes, et Aurore, et le grand Soleil et la brillante Lune, et la Terre et le grand Océan et la Nuit noire, et toute la race sacrée des Immortels toujours vivants !

Ce sont elles qui à Hésiode un jour apprirent un beau chant, alors qu’il paissait ses agneaux au pied de l’Hélicon divin. Et voici les premiers mots qu’elles m’adressèrent, les déesses, Muses de l’Olympe, filles de Zeus qui tient l’égide : ‘Pâtres gîtés aux champs, tristes opprobres de la terre, qui n’êtes rien que ventres ! nous savons conter des mensonges tout pareils aux réalités ; mais nous savons aussi, lorsque nous le voulons, proclamer des vérités.’ Ainsi parlèrent les filles véridiques du grand Zeus, et, pour bâton, elles m’offrirent un superbe rameau par elles détaché d’un olivier florissant ; puis elles m’inspirèrent des accents divins, pour que je glorifie ce qui sera et ce qui fut, cependant qu’elles m’ordonnaient de célébrer la race des Bienheureux toujours vivants, et d’abord elles-mêmes au commencement ainsi qu’à la fin de chacun de mes chants. »11

Hésiode évoque à nouveau l’Hélicon dans Les Travaux et les Jours, lorsqu’il donne des conseils sur la navigation à son frère Persès et lui rappelle le souvenir de leur père : lorsque revient la saison favorable à la navigation, « tire alors à la mer le vaisseau rapide et prépares-y la cargaison voulue, pour avoir du profit à rapporter chez toi, grand sot de Persès, à l’exemple de notre père, qui naviguait, faute d’aisance, et qui, un beau jour, arriva ici, après avoir traversé une vaste étendue de flots, laissant derrière lui l’éolienne Kymé, sur un vaisseau noir. Il ne fuyait pas devant l’opulence, la richesse, la prospérité, mais bien devant la pauvreté funeste, que Zeus donne aux hommes ; et il s’est installé près de l’Hélicon dans un misérable village, Ascra, méchant en hiver, accablant Pété, jamais agréable »12. Plus loin, toujours dans Les Travaux et les Jours, le poète rappelle sa victoire à Chalcis dans une compétition poétique, et le trépied qu’il rapporta et consacra aux Muses de l’Hélicon : « Jamais encore je ne me suis embarqué sur la vaste mer, si ce n’est pour l’Eubée, à Aulis, où jadis les Grecs attendirent la fin de la tempête, aux temps où ils avaient rassemblé une vaste armée pour aller de la Grèce sainte contre Troie aux belles femmes. C’est là que je m’embarquai pour Chalcis et les tournois du valeureux Amphidamas. Bien des prix étaient proposés pour les fils du héros, et c’est alors, je puis le rappeler, qu’un hymne me donna la victoire et que je gagnai un trépied à deux anses, que je consacrai aux Muses de PHélicon dans les lieux mêmes où, pour la première fois, elles m’avaient mis sur la route des chants harmonieux. »13

Le trépied offert aux Muses de l’Hélicon par Hésiode après sa victoire à Chalcis portait une inscription conservée par l’Anthologie grecque :

Ἡσίοδος Μούσαις Ἑλιϰωνίσι τόνδ’ ἀνέθηϰα,

ὕμνῳ νιϰήσας ἐν Χαλϰίδι θεῖον Ὅμηρον.

« Moi, Hésiode, j’ai consacré aux Muses de PHélicon cette offrande, après avoir, par mon chant, vaincu à Chalcis le divin Homère. »14 L’Anthologie conserve également le texte inscrit sur le tombeau d’Hésiode ; comme il est habituel dans ce cas, c’est le tombeau qui s’exprime à la première personne :

Ἑλλάδος εὐρυχόρου στέφανον ϰαί ϰόσμον ἀοιδῆς,

Ἀσϰραῖον γενεὴν Ἡσίοδον ϰατέχω.

« Je recouvre Hésiode, l’enfant d’Ascra, couronne et parure de poésie pour la vaste Hellade. »15

Le souvenir d’Hésiode inspiré par les Muses alors qu’il gardait son troupeau sur les pentes de l’Hélicon, vraisemblablement au-dessus du vallon situé tout près d’Ascra et qui deviendra le Vallon des Muses, est conservé dans une épigramme de l’Anthologie grecque, d’Asclépiadès de Samos, dans la première moitié du IIIe siècle avant J.-C. :

Αὐταὶ ποιμαίνοντα μεσαμβρινὰ μῆλὰ σε Μοῦσαι

ἔδραϰον ἐν ϰραναοῖς οὔρεσιν, Ἡσίοδε,

ϰαί σοι ϰαλλιπέτηλον, ἐρυσσάμεναι πέρι πᾶσαι

ὤρεξαν δάφνας ἱερòν ἀϰρεμόνα,

δῶϰαν δὲ ϰράνας Ἑλιϰωνίδος ἔνθεον ὕδωρ,

τò πτανοῦ πώλου πρόσθεν ἔϰοϕεν ὄνυξ‧

οὗ σὺ ϰορεσσάμενος μαϰάρων γένος ἔργα τε μολπαῖς

ϰαὶ γένος ἀρχαίων ἔγραφες ἡμιθέων.

« Elles-mêmes, tandis que tu faisais paître tes brebis au milieu du jour dans d’âpres montagnes, les Muses t’aperçurent, Hésiode, et, veillant toutes sur toi à la ronde, elles te tendirent, bien feuillu, un rameau sacré de laurier. Elles t’offrirent aussi l’onde inspirée de la fontaine héliconienne, que le cheval ailé fit naguère jaillir d’un coup de son sabot ; et après t’en être abreuvé tu célébras dans tes chants la lignée des bienheureux et les travaux, ainsi que la lignée des antiques demi-dieux. »16 Asclépiadès reprend très exactement les thèmes déjà abordés par Hésiode dans la Théogonie et Les Travaux et les Jours.

D’autres auteurs utilisent le même procédé, dans des allusions rapides ou des développements plus importants. Euripide, par exemple, évoque dans Héraclès furieux les « demeures des Muses de l’Hélicon », Μοῦσων θ’ Ἑλιϰωνιάδων δώματ’17. A la fin du IVe siècle avant J.-C., un poète alexandrin célèbre le poète Alcman, et son épigramme se termine ainsi :

νῦν δέ μοι Ἀλϰμὰν

οὔνομα ϰαὶ Σπάρτας εἰμί πολυτρίποδος

ϰαὶ Μούσας ἐδάην Ἑλιϰωνίδας, αἵ με τυράννου

θῆϰαν Δασϰυλίδεω μείζονα ϰαὶ Γύγεω.

« Maintenant, Alcman est mon nom, je suis citoyen de Sparte riche en trépieds, et je connais les Muses de l’Hélicon, qui m’ont fait plus grand même que le roi Gygès, fils de Daskylos. »18 A la fin du IIIe siècle avant J.-C., Dioscoridès fait l’éloge de la poétesse Sappho en ces termes :

Ἥδιστον φιλέουσι νέοις προσανάϰλιμ’ ἐρώτων,

Σαπφώ, σὺν Μούσαις, ἧ ῥά σε Πιερίη

ἢ Ἑλιϰὼν εὔϰισσος ἴσα πνείουσαν ἐϰείναις

ϰοσμεῖ,

« Toi qui pour les jeunes gens amoureux es le plus doux appui de leur passion, Sappho, avec les Muses, certes, dont tu partages l’inspiration, la Piérie ou l’Hélicon au beau lierre t’honorent. »19 Théocrite connaît également les Muses de l’Hélicon :

Tὰ ῥόδα τὰ δροσόεντα ϰαὶ ἁ ϰατάπυϰνος ἐϰείνα

ἕρπυλλος ϰεῖται ταῖς Ἑλιϰωνιάσιν,

« Ces roses humides de rosée et ce serpolet touffu sont consacrés aux Muses de l’Hélicon. »20. Antipater de Sidon, au IIe siècle avant J.-C., évoque également la poétesse Sappho dans une épigramme, et s’adressant aux Moires, le poète termine ainsi :

Ὧ τριέλιϰτον

Μοῖραι δινεῦσαι νῆμα ϰατ’ ἠλαϰάτας,

πῶς οὐϰ ἐϰλώσασθε πανάφθιτον ἧμαρ ἀοιδῷ

ἄφθιτ’ ἀμησαμένα δῶρ’ Ἑλιϰωνιάδων ;

« Parques, qui tordez le triple fil tourné sur la quenouille, comment n’avez-vous pas filé un jour sans fin pour la poétesse qui moissonna les dons sans fin des filles de l’Hélicon ? »21

Une épigramme de la seconde moitié du Ier siècle après J.-C., dans ses premiers vers, évoque la personnalité d’Archiloque, poète du début du Ve siècle avant J.-C. et inventeur de la poésie satirique, ce qui donnait un ton nouveau et âpre à la poésie, en marge du style habituellement attribué aux Muses de l’Hélicon :

Σῆμα τόδ’ Ἀρχιλόχου παραπόντιον, ὅς ποτε πιϰρὴν

μοῦσαν ἐχιδναίῳ πρῶτος ἔβαξε χόλῳ,

αἱμάξας Ἑλιϰῶνα τòν ἥμερον.

« Ce tombeau près de la mer est celui d’Archiloque, qui jadis le premier baigna son âpre muse du fiel vipérin, ensanglantant l’Hélicon débonnaire. »22 L’Hélicon reste toujours la référence pour désigner la poésie, comme l’exprimé, au Ier siècle après J.-C., Philippe de Thessalonique au début de l’anthologie poétique qu’est sa Couronne, Ἄνθεά σοι δρέξας Ἑλιϰώνια, « j’ai cueilli pour toi des fleurs de l’Hélicon »23. Bien plus tard, au Ve siècle après J.-C., lorsque le poète Christodoros décrit les statues du Zeuxippos, les thermes situés à Constantinople entre l’hippodrome et Sainte-Sophie, et qu’il en vient à la statue de Pindare, c’est tout naturellement l’Hélicon qui lui sert de référence, d’autant que Pindare était originaire de Thèbes :

Θήβης δ’ ὠγυγίης Ἑλιϰώνιος ἵστατο ϰύϰϰνος,

Πίνδαρος ἱμερόφωνος, ὃν ἀργυρότοξος Ἀπόλλων

ἔτρεφε Βοιωτοῖο παρὰ σϰοπιὴν Ἑλιϰῶνος

ϰαὶ μέλος ἀρμονίης ἐδιδάξατο.

« Se dressait ensuite le cygne héliconien de l’antique Thèbes, Pindare à la voix délicieuse, qu Apollon à l’arc d’argent a nourri sur les hauteurs de l’Hélicon béotien et a instruit dans l’art des chants mélodieux. »24

Avec ses pentes difficiles à gravir et son sommet d’accès laborieux, mais aussi avec sa fontaine Hippocrène située près du sommet, dont les eaux fraîches viennent récompenser le marcheur qui peut y étancher sa soif, l’Hélicon symbolise vraiment la poésie, avec ses difficultés et ses satisfactions. C’est ce qu’exprime parfaitement à l’époque d’Auguste le poète Onestos, en quatre vers :

Ἀμβαίνων Ἑλιϰῶνα μέγαν ϰάμες, ἀλλ’ έϰορέσθης

Πηγασίδος ϰρήνης νεϰταρέων λιβάδων.

Οὕτως ϰαὶ σοφίης πόρος ὄρθιος‧ ἢν δ’ ἄρ’ ἄϰρον

τέρμα μόλῃς, ἀρύσῃ Πιερίδων χάριτας

« Tu as fait un effort pour gravir l’Hélicon élevé, mais tu as étanché ta soif à la fontaine de Pégase, dans le nectar de ses eaux. Pour le poète aussi, l’ascension est rude ; mais si tu parviens au sommet, tu y puiseras les faveurs des Piérides. »25 Il n’y a pas de façon plus directe de célébrer les difficultés de la poésie et les joies qu’elle peut procurer.

Etre poète suscite aussi une certaine fierté. Ainsi l’empereur Hadrien, après avoir félicité un soldat, lui demanda qui il était, et le soldat de répondre :

Εἰμὶ μὲν εὐθώρηϰος Ἐνυαλίου πολεμιστῄς,

εἰμὶ δὲ ϰαὶ θεράπων Ἑλιϰωνίου Ἀπόλλωνος,

αὐτοῖς ἐν πρώτοισι λελεγμένος ἀσπιδιώταις.

« Je suis un guerrier d’Enyalios à la belle cuirasse, je suis aussi un serviteur d’Apollon Héliconien, et tous deux me rangent dans l’élite de leurs soldats. »26

L’évocation de l’Hélicon peut être également pour les poètes l’occasion d’expressions affectées, parfois de jeux de mots. Ainsi au début du VIe siècle après J.-C., le poète Christodoros célèbre les mérites de Jean d’Epidamne, préfet d’Illyrie sous Anastase et poète à ses heures, originaire de Lychnidos :

Εἷχε δ’ ἀπ’ εὐσεβέων προγόνων ἐριϰυδέα πάτρην

Λοχνιδόν, ἣν Φοῖνιξ Κάδμος ἔδειμε πόλιν‧

ἔνθεν λύχνος ἔην Ἑλιϰώνιος,

« Il eut de ses pieux ancêtres une illustre patrie, Lychnidos, ville bâtie par le Phénicien Cadmos ; aussi était-il un flambeau de l’Hélicon. »27. On voit le jeu de mots entre λύχνος, la lampe qui éclaire, le flambeau, et Λυχνιδός, la ville d’origine de la famille.

Plusieurs épigrammes de l’Anthologie grecque sont caractéristiques de ce style maniéré. Ainsi Antipater de Thessalonique, contemporain d’Auguste, préfère le vin à l’eau de la fontaine Hippocrène, surtout si ce vin lui est servi par un serviteur qui porte le même nom que la montagne des Muses :

Ὧ Ἑλιϰὼν Βοιωτέ, σὺ μέν ποτε πολλάϰις ὕδωρ

εὐεπὲς ἐϰ πηγέων ἔβλυσας Ἡσιόδῳ‧

νῦν δ’ ἡμῖν ἔθ’ ὁ ϰοῦρος ὁμώνυμος Αὔσονα Βάϰχον

οἰνοχοεῖ ϰρήνης ἐξ ἀμεριμνοτέρης.

Βουλοίμην δ’ ἂν ἔγωγε πιεῖν παρὰ τοῦδε ϰύπελλον

ἓν μόνον, ἢ παρὰ σεῦ χίλια Πηγασίδος.

« Hélicon de Béotie, souvent jadis tu as fait couler de tes sources une eau inspiratrice pour Hésiode. Maintenant encore, ce jeune homme, ton homonyme, nous verse un breuvage bachique qui vient d’Ausonie, puisé à une fontaine dissipant encore plus toute inquiétude. Je voudrais pour ma part ne boire qu’une seule coupe versée par cet échanson, plutôt que mille de ton cru, fontaine de Pégase. »28

De même, de Nestor de Laranda, au IIIe siècle après J.-C. :

Σπείσατέ μοι, Μοῦσαι, λιγυρὴν εὐτερπέα φωνήν,

ἡδὺν ἀπò στομάτων Ἑλιϰωνίδος ὄμβρον ἀοιδῆς.

Ὅσσοι γὰρ προχέουσιν ἀοιδοτόϰου πόμα πηγῆς,

ὑμετέρων ἐπέων λιγυρῇ τέρπονται ἀοιδῇ.

« Versez-moi, Muses, votre voix mélodieuse et charmante, douce ondée de chants héliconiens qui tombe de vos lèvres. Tous ceux en effet qui épanchent la liqueur d’une source de chants sont charmés par le chant mélodieux de vos vers. »29 Ou de Claudien d’Alexandrie, au Ve siècle après J.-C., quatre vers compliqués pour expliquer l’adage « nécessité fait loi ». Dans un lieu où l’on déclame de la poésie, un serviteur avait apporté un siège pour son maître, qui souhaitait assister à l’audition, mais qui n’est pas venu. Le serviteur est reparti, emportant le siège, sans penser qu’il aurait pu servir au déclamateur. Ce dernier a puisé des forces nouvelles dans cette adversité. Mais Claudien d’Alexandrie dit cela d’une façon plus contournée :

Ἕδρην χαλϰεόπεζον ἐπὶ προθύροις Ἑλιϰῶνος

εἱστήϰει θεράπων τις ὑπὲρ νώτοιο μεμαρπώς,

οὐδ’ ἔθελεν μογέοντι πορεῖν ἐπίβαθρον ἀοιδῆς‧

τοὔνεϰά μευ θώρηξε νόον πολύμητις ἀνάγϰη.

« Dans le vestibule de l’Hélicon se tenait un esclave qui avait apporté sur son dos un siège aux pieds de bronze, et il n’a même pas voulu me donner, fatigué que j’étais, ce soutien à la déclamation des vers ; c’est pourquoi l’ingénieuse nécessité arma mon esprit. »30 Ou bien, d’un auteur anonyme, cette description en style précieux de la plume du poète :

Ἤμην ἀϰρεῖον ϰάλαμος φοτόν‧ ἐϰ γὰρ ἐμεῖο

oὐ σῦϰ’, oὐ μῆλον φύεται, oὐ σταφυλή‧

ἀλλά μ’ ἀνήρ ἐμύησ’ Ἑλιϰωνίδα λεπτὰ τορήσας

χείλεα ϰαὶ στεινòν ῥοῦν ὀχετευσάμενος.

Ἐϰ δὲ τοῦ εὗτε πίοιμι μέλαν ποτόν, ἔνθεος οἷα

πᾶν ἔπος ἀφθέγϰτῳ τῷδε λάλω στόματι.

« J’étais un roseau, une plante inutile ; je ne produis en effet ni figue, ni pomme, ni raisin. Mais un homme m’initia aux mystères de l’Hélicon, en me taillant de fines lèvres et en faisant couler un liquide par un canal étroit. Depuis lors, quand j’ai bu le noir breuvage, je suis comme inspiré, et j’exprime toute sorte de vers de ma bouche muette. »31

Dans son Hymne Pour le bain de Pallas, Callimaque raconte comment Tirésias a perdu la vue, et c’est pour le poète l’occasion d’évoquer l’Hélicon comme lieu de promenade et de divertissement pour Athéna et ses compagnes, et comme lieu de chasse pour le jeune Tirésias. La rencontre du jeune homme et de la déesse fut funeste au premier : « Filles, il était une fois à Thèbes une nymphe, la mère de Tirésias, qu’Athéna chérissait grandement, plus que nulle de ses compagnes. Jamais elles ne se quittaient. Que ce fût vers l’antique Thespies qu’elle gardât ses chevaux, que ce fût vers Coronée, où est son bois odorant, où sont ses autels, au bord du Couralion, vers Coronée ou vers Haliarte, au travers des champs de Béotie, souvent la déesse lui faisait place sur son char ; ni les causeries de ses nymphes ni leurs chœurs de danse ne lui plaisaient, si Chariclô ne les menait. Mais elle devait pleurer bien des larmes, toute compagne chérie qu’elle fût pour Athéna. Un jour elles avaient délié leur péplos près de la fontaine Hippocrène aux belles eaux ; elles se baignaient : sur la colline, c’était le silence de midi. Elles se baignaient toutes deux, et c’était l’heure de midi, et le silence profond régnait sur la colline. Tirésias seul, avec ses chiens, jeune homme au duvet mûrissant, promenait ses pas en ce lieu sacré : altéré tant qu’on ne peut le dire, il s’approcha des eaux courantes. Infortuné ! Sans le vouloir il vit ce qu’on ne doit pas voir. Pleine de colère, Athéna pourtant lui parla : ‘Qui donc, fils d’Euérès, toi qui d’ici n’emporteras pas tes yeux, quel mauvais génie te mit en ce chemin funeste ?’ Elle dit, et la nuit prit les yeux de l’enfant. Il était là, debout, sans parole ; la douleur enchaînait ses genoux ; sa voix était enchaînée. Et la nymphe clama : « Qu’as-tu fait de mon fils, Vénérable ? Est-ce ainsi, déesses, que vous êtes nos amies ? Tu m’as pris les yeux de mon fils. O mon enfant, infortuné ! tu as vu le sein et les flancs d’Athéna ; tu ne reverras plus le soleil. Malheur sur moi ! montagne, Hélicon, terre que je ne foulerai plus, tu as gagné beaucoup en donnant peu ; oui, pour avoir perdu quelques daims et quelques faons, tu tiens les yeux d’un enfant ! » Et la mère, entourant son fils de ses bras, poussait, avec des pleurs lourds, la plainte gémissante du rossignol »32.

Enfin, pour terminer, le livre XIV de l’Anthologie grecque nous propose deux problèmes où il est question de l’Hélicon et des Muses. Dans le premier, le tyran de Samos Polycrate demande à Pythagore combien il a de disciples, et le mathématicien lui répond sous une forme mathématique :

Ὄλβιε Πυθαγόρη, Μουσέων Ἑλιϰώνιον ἔρνος,

εἰπε μοι εἰρομένῳ, ὁπόσοι σοφίης ϰατ’ ἀγῶνα

σοῖσι δόμοισιν ἔασιν ἀεθλεύοντες ἄριστα.

— Τοιγὰρ ἐγὼν εἴποιμι, Πολύϰρατες‧ ἡμίσεες μὲν

ἀμφὶ ϰαλὰ σπεύδουσι μαθήματα‧ τέτρατοι αὗτε

ἀθανάτου φύσεως πεπονήαται‧ ἐβδομάτοις δὲ

σιγὴ πᾶσα μέμηλε ϰαὶ ἄφθιτοι ἔνδοθι μῦθοι‧

τρεῖς δὲ γυναῖϰες ἔασι, Θεανὼ δ’ ἔξοχος ἄλλων.

Τόσσους Πιερίδων ὑποφήτορας αὐτòς ἀγινῶ.

« Bienheureux Pythagore, rejeton des Muses de l’Hélicon, dis-moi : combien, dans ta maison, se livrent avec bonheur au concours de la science ? — Je vais répondre, Polycrate : une moitié s’intéresse aux belles mathématiques ; un quart est penché sur la nature immortelle ; un septième s’intéresse au silence total, avec, à l’intérieur, des paroles éternelles ; il y a aussi trois femmes, dont la meilleure est Théano. Voilà les interprètes des Piérides que je dirige. »33. Comme dans tous les problèmes de ce genre, il faut trouver un dénominateur commun aux proportions présentées. Dans le cas de un demi, un quart et un septième, le dénominateur commun est 28. De ce dénominateur, qui constitue la totalité des disciples de Pythagore, selon notre texte, les proportions indiquées, à savoir la moitié est l’équivalent de 14, le quart de 7, et le septième de 4, ce qui fait vingt-cinq (14 + 7 + 4 = 25) ; avec les trois femmes, on obtient bien le total de 28. Le groupe des disciples de Pythagore est donc composé de 14 mathématiciens, 7 physiciens, 4 sages ou philosophes, et 3 femmes.

Le second problème concerne le nombre de pommes prises par les Muses à l’enfant Amour, alors qu’il les rapportait de l’Hélicon où il les avait cueillies :

Ἁ Κύπρις τòν Ἔρωτα ϰατηφιόωντα προσηύδα‧

« Τίπτε τοι, ὧ τέϰος, ἄλγος ἐπέχραεν ; » Ὃς δ’ ἀπάμειπτο‧

« Πιερίδες μοι μῆλα διήρπασαν ἄλλυδις ἄλλη

αἰνύμεναι ϰόλποιο, τὰ δὴ φέρων ἐξ Ἑλιϰῶνος.

Κλειὼ μὲν μήλων πέμπτον λάβε, δωδέϰατον δὲ

Εὐτέρπη‧ ἀτὰρ ὀγδοάτην λάχε δῖα Θάλεια‧

Μελπομένη δ’ εἰϰοστòν άπαίνυτο, Τερϕιχόρη δὲ

τέταρτο‧ ἑβδομάτην δ’ Ἐρατὼ μετεϰίαθε μοίρην‧

ἡ δὲ τριηϰόντων με Πολύμνια νόσφισε μήλων,

Οὐρανίη δ’ ἑϰατόν τε ϰαὶ εἴϰοσι‧ Καλλιόπη δὲ

βριθομένη μήλοισι τριηϰοσίοισι βέβηϰε.

Σοὶ δ’ ἄρα ϰουφοτέρῃσιν ἐγὼ σὺν χερσὶν ἱϰάνω

πεντήϰοντα φέρων τάδε λείϕανα μῆλα θεάων. »

« Amour est là tout triste, et Kypris lui demande : ‘Quel chagrin t’assombrit, enfant ?’ et lui de répondre : ‘Les Piérides se sont emparées de mes pommes dans mes bras, l’une après l’autre, pommes que je rapportais de l’Hélicon. Clio m’en a pris un cinquième, et Euterpe un douzième ; Thalie en a pris un huitième ; Melpomène un vingtième et Terpsichore un quart ; un septième est allé dans les mains d’Erato ; Polymnie, pour sa part, a gardé trente pommes, Uranie en avait cent vingt ; Calliope est partie alourdie par le poids de trois cents pommes. J’arrive donc auprès de toi avec les bras assez légers, en apportant ces cinquante pommes qu’elles m’ont laissées. »34. Il convient de calculer le nombre de pommes cueillies par l’enfant Amour. Le problème se résout de la même façon que le problème précédent, même s’il paraît plus compliqué puisqu’il y a plus d’intervenants, avec des nombres plus importants. Il faut d’abord additionner les nombres entiers, 30 pommes pour Polymnie, 120 pour Uranie, 300 pour Calliope, et 50 qu’Amour a conservées, cela fait 500 pommes. Puis on prend en compte les proportions prises par chaque Muse : un cinquième pour Clio, un douzième pour Euterpe, un huitième pour Thalie, un vingtième pour Melpomène, un quart pour Terpsichore et un septième pour Erato. Le plus petit dénominateur commun de ces proportions est 840, ce qui donne la répartition suivante, par rapport à 840 : 168 pour Clio, 70 pour Euterpe, 105 pour Thalie, 42 pour Melpomène, 210 pour Terpsichore et 120 pour Erato, soit un total de 715. La différence entre 715 et 840 est de 125, nombre contenu 4 fois dans 500. Le nombre total des pommes était donc de 840x4 = 3360 pommes. Si l’on veut connaître le nombre de pommes obtenues par chaque Muse, il faut calculer les proportions indiquées à partir de ce total de 3360 pommes. Un cinquième pour Clio, soit 672 pommes ; un douzième pour Euterpe, soit 280 ; un huitième pour Thalie, soit 420 ; un vingtième pour Melpomène, soit 168 ; un quart pour Terpsichore, soit 840 ; un septième pour Erato, soit 480. On connaît donc le nombre de pommes cueillies par Amour dans le massif de l’Hélicon, et la part de chaque Muse.

On peut donc retenir que l’Hélicon a surtout une valeur mythique, et qu’il a acquis cette valeur sous l’impulsion d’Hésiode. C’est un massif important en Béotie, mais il n’a pas d’histoire autre que l’histoire des sites qui l’entourent, ou celle des monuments qu’il contient. Comme lieu de refuge lors des batailles qui se déroulaient à proximité, l’Hélicon ne présente pas d’originalité non plus, puisque c’est le sort commun à tous les massifs montagneux d’abriter les gens en fuite. La grande originalité de l’Hélicon réside dans la présence des Muses, et c’est à travers ces Muses que l’on trouve cette montagne le plus souvent mentionnée dans la littérature grecque. Il faut noter que l’intérêt pour l’Hélicon s’est manifesté surtout à l’époque hellénistique : c’est l’époque où l’on pratique le plus la poésie, c’est l’époque où les poètes alexandrins cultivent le culte des Muses. L’Hélicon sert de référence mythique, avec une valeur essentiellement intellectuelle et poétique. Mais la montagne a toujours eu un charme tout particulier, source de sérénité et de bonheur, et l’on peut encore s’en rendre compte aujourd’hui, sans la gravir, en flânant tout simplement dans le vallon des Muses, loin du monde et du bruit, au pied du mont Zagaras.

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1 Strabon, Géographie 9, 2, 25.

2 Strabon, 9, 2, 28.

3 Strabon, 9, 2, 29.

4 Xénophon, Helléniques IV, 3, 18.

5 Xénophon, Helléniques IV, 3, 19.

6 Pausanias IX, 26, 6.

7 Pausanias IX, 28, 1.

8 Euripide, Héraclès furieux, 240-246.

9 Callimaque, Hymnes, IV, 79-82.

10 IG, VII, 1828.

11 Hésiode, Théogonie, 1-34. Pour Hésiode, je ne donne pas le texte grec, qu’on peut se procurer facilement.

12 Hésiode, Les Travaux et les Jours, 630-640.

13 Hésiode, Les Travaux et les Jours, 650-659.

14 Anthologie grecque, VII, 53.

15 Anthologie grecque, VII, 52.

16 Anthologie grecque, IX, 64.

17 Euripide, Héraclès furieux, 791.

18 Anthologie grecque, VII, 709, 3-6.

19 Anthologie grecque, VII, 407, 1-4.

20 Anthologie grecque, VI, 336, 1-2.

21 Anthologie grecque, VII, 14, 5-8.

22 Anthologie grecque, VII, 71, 1-3.

23 Anthologie grecque, IV, 2, 1.

24 Anthologie grecque, II, 1, 382-385.

25 Anthologie grecque, IX, 230.

26 Anthologie grecque, IX, 389, 3-5.

27 Anthologie grecque, VII, 697, 5-7.

28 Anthologie grecque, XI, 24.

29 Anthologie grecque, IX, 364.

30 Anthologie grecque, IX, 140.

31 Anthologie grecque, IX, 163.

32 Callimaque, Hymnes, V, 57-95. Comme pour Hésiode, je ne donne pas le texte grec de Callimaque.

33 Anthologie grecque, XIV, 1.

34 Anthologie grecque, XIV, 3.