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L’échiquier absent

A propos d’une disparition signifiante dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes1

Jacques BERCHTOLD

Université de Genève

Chrétien de Troyes, on le sait, a laissé son Conte du Graal inachevé – que cela procède ou non d’une intention délibérée – , ce qui a conduit plusieurs auteurs à y adjoindre des suites, ou continuations. Le Perceval en prose, attribué (avec certaines incertitudes) à Robert de Boron (ca. 1200) constitue une suite logique au Joseph d’Arimathie en prose et au Merlin en prose du même auteur, et établit une continuité entre l’histoire de la Passion christique et l’histoire médiévale du Graal2. On trouve dans le Perceval de Robert de Boron l’épisode du séjour au château de l’échiquier magique, qui n’est pas dans le Conte du Graal : Perceval arrive auprès d’un château inconnu auquel l’ont conduit ses errances, et qui paraît complètement désert. Il aperçoit au milieu d’une grande salle un magnifique échiquier et se décide à y avancer un pion. Le jeu répond aussitôt de lui-même à son coup, et la partie s’engage. Perceval perd cette première partie, ainsi que les deux suivantes. Il saisit alors les pièces du jeu et veut les lancer par la fenêtre dans l’eau du fossé. Mais une demoiselle l’interpelle à partir d’une autre fenêtre du château et l’en empêche. Elle le loge dans son « Château de l’échiquier » pour la nuit et l’envoie dès le lendemain à la poursuite d’une tête de cerf blanc3.

Cet épisode absent du Conte du Graal proprement dit, Robert de Boron l’emprunte à la Deuxième Continuation, où il apparaissait de façon presque identique4. La Deuxième Continuation existe, avec certaines variantes, dans onze manuscrits5. Or dix parmi ceux-ci comportent également le Conte du Graal6. C’est dire si le public médiéval lettré prenant connaissance du roman de Chrétien de Troyes était habitué à rencontrer cet ensemble déjà rassemblé, et qui présentait un aspect d’homogénéité, de continuité et d’unité. De façon exemplaire, Robert de Boron recrée une histoire nouvelle à partir des aventures de Perceval qu’il trouve dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes et dans la Continuation de Gauchiers de Dondain en les considérant comme formant ensemble un tout unique et indissoluble7.

Chez Robert de Boron, qui cherche à composer une histoire cohérente et achevée, les deux séjours au « château de l’échiquier » englobent l’épisode de la première visite au « château du Graal », qui se trouve ainsi mis entre parenthèses. Robert de Boron instaure donc un dispositif original, qui aboutit à une alternance des séquences : 1) première visite au « château de l’échiquier » (Perceval perd trois fois contre l’échiquier magique et doit partir à la quête de la tête du cerf blanc) ; 2) première visite au « château du Graal » (Perceval échoue en ne posant pas la question attendue) ; 3) seconde visite au « château de l’échiquier » (Perceval y clôt sa quête en rapportant la tête du cerf blanc) ; 4) seconde visite au « château du Graal » (Perceval pose la question, devient le nouveau Roi du Graal et met fin aux enchantements de Bretagne). Ce principe de composition traduit l’intention de cohérence et d’unité poursuivie par Robert de Boron, qui introduit par effraction des éléments empruntés au Second Continuateur à l’intérieur de l’histoire racontée par Chrétien de Troyes. Par là, Robert de Boron prouve qu’il considère le Conte et la Continuation comme un tout unifié8.

Nous voudrions dans la présente étude présenter l’hypothèse que la trouvaille de l’épisode de l’échiquier magique chez les continuateurs de Chrétien de Troyes ne fait en réalité rien d’autre que de rendre plus manifeste des éléments qui se trouvent déjà tous dans le Conte du Graal inachevé : et donc que l’épreuve du château de l’échiquier magique revêt un caractère éminemment redondant et superfétatoire pour tout lecteur familier de l’œuvre de Chrétien de Troyes. Selon notre thèse, le Second Continuateur n’apporte pas un élément hétérogène nouveau, il ne fait rien d’autre que déployer dans le registre du visible un épisode dont il trouvait tous les éléments déjà présents, sur d’autres plans et de façon plus discrète, dans le Conte du Graal. A son tour, et par le biais d’une structure de quête devenue bi-polaire (« Château de l’Echiquier » vs. « Château du Graal »), Robert de Boron se bornera à faire apparaître dans son récit de façon plus didactique encore des virtualités qui se trouvent dans le Conte du Graal. Le fait d’ajouter aux aventures de Perceval un épisode de plus, celui du château de l’échiquier, ne revient qu’à imposer au motif du jeu d’échecs un changement de niveau de manifestation. Selon notre hypothèse, le Conte du Graal de Chrétien de Troyes présente déjà – sur un mode toutefois implicite – les éléments constitutifs de l’épisode du « Château de l’échiquier » qui apparaîtra de façon explicite dans la Deuxième Continuation et dans le Roman du Graal en prose de Robert de Boron. C’est le constat d’une récusation de l’échiquier au cœur même de la légende du Graal dès sa naissance que nous aimerions présenter ici.

La présence, subtile et complexe, de l’échiquier chez Chrétien de Troyes pourrait passer inaperçue dans la mesure où jamais Perceval ne se trouve lui-même confronté directement au jeu d’échecs au niveau de l’histoire. Nous allons faire état de ces indices disséminés à l’intérieur du Conte du Graal, et qui portent en germe l’épisode du château de l’échiquier. A nos yeux – et nous suivrons ici des orientations interprétatives proposées par Roger Dragonetti et Charles Méla – , Chrétien de Troyes suppose chez son lecteur un type très particulier d’attention à la lettre de son texte et invite à une opération de lecture qui doit précisément conduire à une germination9, c’est-à-dire à une élaboration du sens procédant d’un repérage d’éléments disséminés de façon discrète, et qu’il revient au lecteur de mettre en relation les uns avec les autres. Cette dissémination discrète s’oppose à l’exposé du sens qui est le résultat (la moisson) d’une telle lecture, et dont le découplage didactique opéré par Robert de Boron dans sa propre réécriture de la fiction portera le témoignage le plus exemplaire.

Nous partirons d’un récit bien connu d’une « quête dans l’Autre Monde », le Songe de Maxen Wledig – mabinogi tardif de la seconde moitié du XIIe siècle – , pour tenter de dégager à son propos une fonction de référence exemplaire pour le jeu d’échecs qui y occupe une place importante. Une théorie celtisante tenace prétend identifier les origines de la légende du Graal dans le Songe de Maxen Wledig, ou récit de la quête de l’empereur romain Maxen (nom dérivé de Magnus Maximus), qui part à la recherche d’une jeune fille aperçue en songe dans l’Autre Monde10. Dans ce récit, le héros est transporté en rêve jusqu’au château de Caer Seint11 où il trouve la femme qu’il lui sera désormais imposé d’aimer et de prendre pour épouse, à l’exclusion de toute autre ; mais il la rencontre sous la forme d’un fantasme qui demande encore à prendre corps. Maxen pénètre en effet à l’intérieur d’un magnifique château. Or Helen, la jeune fille qu’il lui faudra conquérir, se tient auprès de son père, le roi breton Eudav, occupé à fabriquer des pièces d’un jeu breton apparenté au jeu d’échecs, le jeu de gwyddbwyl :

Sur la couche, en face de lui, étaient deux jeunes gens bruns qui jouaient aux échecs [gwyddbwyll], (…) Au pied d’une des colonnes, un homme aux cheveux blancs était assis dans une chaire d’os d’éléphant ornée de deux aigles d’or rouge. Il portait aux bras des bracelets d’or, aux doigts de nombreuses bagues, au cou un collier d’or ; un bandeau d’or retenait ses cheveux : son air était important. Il avait devant lui un échiquier [gwyddbwyll] d’or avec ses cavaliers ; il tenait à la main une verge d’or et des haches d’acier avec lesquelles il taillait les cavaliers du jeu d’échecs [gwyddbwyll]. En face de lui était assise une jeune fille dans une chaire d’or rouge12.

Dans la scénographie particulière de cet épisode onirique, il faut noter deux éléments qui se trouvent intimement liés à l’image de la jeune fille. Avant tout la présence de son père occupé à tailler des pièces d’échecs fait planer une menace, puisqu’il s’agit de conquérir une jeune fille soumise à la protection d’un père ayant pour attributs des armes redoutables. De plus, avant d’apercevoir le vieillard et sa fille, Maxen avait commencé par observer la présence dans la même salle de deux jeunes gens étendus sur des lits d’or et « qui jouent aux échecs » (gwyddbwyll). Ainsi le spectacle qui s’offre dans la salle merveilleuse réunit d’une part des joueurs activement engagés dans une partie, au-dessus d’un échiquier, rapidement décrits, et d’autre part, un personnage unique, mis en évidence par la narration, et occupé de son côté à confectionner solitairement les pièces destinées à un échiquier qui se trouve placé devant lui. En l’absence de toute espèce d’objet qui préfigurerait le Graal, il est à relever que l’objet privilégié associé au roi Eudav, dans cette scène caractérisée par l’abondance des notations sur la nature aurifère de tous les attributs royaux, est une sorte d’échiquier en or (gwyddbwyl) placé devant le monarque. La présence d’un échiquier est ici tout à fait susceptible de symboliser « en abyme » le mode du parcours lui-même, ce parcours périlleux qui est précisément celui qui va s’engager lors de la quête de la réunion amoureuse. Un signe de la menace de la castration (les haches d’acier du père sculpteur) et une mise en abyme du parcours ludique qu’il revient au héros d’accomplir (l’échiquier où une partie est engagée) sont ainsi offerts ensemble à travers ce jeu de gwyddbwyll présent dans la pièce où se joue la naissance du désir amoureux. Le même jeu est présent sous deux formes. Il apparaît sous sa forme achevée, mais aussi sous la forme de pièces en train d’être œuvrées, exhibant le processus de fabrication qui a précédé l’instauration de ce jeu. Il faut insister sur l’importance indubitable que revêt l’apparition d’un jeu d’échecs dans le Songe de Maxen, comme attribut privilégié du roi Eudav, père de la jeune fille convoitée. Si l’on accepte la logique d’un rapport intertextuel entre ce conte gallois et le Conte du Graal, il est pour nous hors de doute que le destinataire de Chrétien de Troyes est invité à percevoir l’absence de cet échiquier dans le Conte du Graal comme le symptôme d’une innovation remarquable. Il nous faut à présent montrer comment, et à quel niveau, cette absence se trouve elle-même signifiée chez Chrétien, c’est-à-dire comment le texte donne à lire la trace de cela même qui en est soustrait au niveau du signifié de l’histoire.

Roger Sherman Loomis avait été le premier à établir des parallèles précis entre le Songe de Maxen Wledig et le Conte du Graal13 ; il relevait que le personnage énigmatique de « l’eschacier (…) qui avoit eschace d’argent » (7567-7568), qui apparaît devant le château des Reines dans la partie des aventures de Gauvain (7564-7591), rappelle à coup sûr, et de façon précise, le roi Eudav sculptant des pièces de jeu d’échecs dans son château gallois de Caer Seint14. Loomis attira l’attention sur la polysémie du terme d’eschacier, à la fois homme portant une jambe de bois, artisan fabriquant des jambes de bois et artisan sculptant des pièces de jeu d’échecs. Loomis resta très prudent, se bornant à faire part d’une conviction selon laquelle, à propos du motif précis du personnage de l’eschacier, Chrétien de Troyes s’inspirerait ici, de façon strictement ponctuelle, du récit du Songe de Maxen, qu’il connaît très bien15.

Il en va tout autrement chez Douglas David Roy Owen, un celtisant convaincu, qui poursuit les recherches de Loomis sans témoigner de la même prudence. Owen tente d’exploiter le possible rapport intertextuel entre les deux récits jusqu’à ses dernières limites16. La thèse proposée par Douglas David Roy Owen voudrait que l’archétype de l’histoire de Perceval, telle qu’on la trouve dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, dérive en dernière instance de cette légende celtique relative à la quête d’une jeune fille d’abord aperçue en rêve17. Dans la perspective d’une mise en parallèle des schémas actantiels respectifs de chacun des deux récits, Owen s’intéresse tout particulièrement au personnage du vieillard chenu du Songe, appuyé contre la colonne dans le château de Caer Seint. Aux yeux d’Owen, le personnage du Père-Roi-sculpteur-de-pièces-d’échecs représenterait le prototype littéraire non seulement du personnage secondaire de l’eschacier (de façon évidente), mais encore et surtout du Roi-Pêcheur « méhaigné », personnage qui se présente dans le Conte du Graal à côté des colonnes, au centre de la salle, dans le « Château du Graal » (3024-3043). Secondaire dans le Songe, l’importance du vieux roi serait devenue au contraire primordiale dans le Conte, dans la mesure exacte et symétrique où le rôle de la « demoiselle du Graal » serait passé au contraire au second plan.

Parmi les analogies entre le Songe et le Conte que repère Owen, il faut relever la structure bi-partite présente dans les deux récits, où se succèdent en effet à chaque fois un premier séjour frustrant dans l’Autre Monde (illusion onirique dans le Songe, échec lors de l’épreuve de la question à poser au Roi-Pêcheur chez Chrétien), qui motive une quête périlleuse aboutissant finalement à un second séjour de reconquête et de résolution. L’innovation majeure – et elle est de taille – qui apparaîtrait chez Chrétien de Troyes par rapport à l’intrigue du mabinogi est l’emphase mise sur un objet convoité préalable à la réalisation de l’union amoureuse, puisque la « quête de la jeune fille » cède le pas devant le saint mystère de la « quête du Graal »18. A bien suivre Owen, Chrétien offrirait à son public les deux quêtes parallèles de son Conte – la partie Perceval et la partie Gauvain – comme des « variations » sur un récit antérieur apparenté au Songe de Maxen, postulé connu chez ses lecteurs, dans une relation de restitution volontairement infidèle de ce legs.

Outrancièrement réductrice et partiale, la démonstration « celtisante » radicale d’Owen, jugée exagérée par Loomis lui-même, a été rejetée avec une très grande sévérité par la critique non celtisante. Pierre Gallais renvoie au néant les hypothèses d’Owen au nom d’une incongruité complète entre la quête sexuelle de la jeune fille du Songe de Maxen et la visite au château du Graal de Perceval19.

L’idée d’Owen n’en est pas moins suggestive à maints égards ; elle a en effet pour conséquence décisive d’inviter à une relecture possible du Conte du Graal dirigée et enrichie par la leçon particulière de ce texte prédécesseur que représente le récit celtique du Songe de Maxen, au centre duquel se trouve « un roi à l’échiquier ». Cette lecture menée à partir d’un tel « guide » particulier permettrait de restituer un lien précisément identifiable entre le Conte du Graal et la « matière bretonne » : par le choix de son texte-source, Chrétien de Troyes signifierait à la fois sa propre allégeance, mais aussi, et bien plus encore, sa différence, vis-à-vis d’un schéma narratif originel dont il inscrirait la trace identifiable dans son propre Conte ; et dès lors, c’est dans ce dialogue instauré avec le Songe de Maxen que des divergences et des effets d’écarts perceptibles chez Chrétien de Troyes pourraient se révéler être autant de symptômes d’une volonté d’interprétation et d’innovation. En particulier, là où le séjour de Maxen au « Château de l’Autre Monde » du roi Eudav est indissociable du motif du jeu d’échecs20, le premier séjour de Perceval au « Château du Graal » se caractériserait par une remarquable absence du même motif, absence qui traduirait une volonté manifeste de récusation de la part de Chrétien de Troyes.

Il convient de nous arrêter sur les conséquences que provoque l’absence du jeu d’échecs au « Château du Graal » (alors qu’il est précisément un élément central dans le château équivalent du Songe), et de nous interroger sur l’effet significatif de sa disparition.

Le cortège du Graal est lui-même contaminé par la trace de cet échassier (-échiquier), puisque l’une des parentés étymologiques que suggère le mot « graal » est « le mot latin gralla qui a donné en français gralle, terme qui désigne soit un oiseau échassier, soit tout simplement l’échasse21. » Or le personnage de l’eschacier (7567, 7573, 7576, 7581, 7587), qui se tient devant le Château des Reines, dans la partie Gauvain, « sculpteur de pièces d’échecs » (selon Loomis) ou plus littéralement « sculpteur d’échasses », est lui-même également, en tant que porteur d’une jambe de bois, un « échassier », et, à ce titre, associé par Roger Dragonetti à un « oiseau-échassier »22. Le personnage de l’eschacier entretiendrait des liens de connivence secrets avec l’objet du Graal lui-même. Il faut souligner que ce trait d’union indirect, de nature discrète, n’est pas isolé. On sait qu’il y a consensus dans la critique pour voir dans ce personnage à la jambe de bois de la partie Gauvain une figure symétrique à celle du Roi Pêcheur blessé à la jambe, qui est au centre de la partie Perceval23.

Il n’y a certes pas de simple équivalence entre les deux personnages de Perceval et de Gauvain. Si Chrétien de Troyes instaure une nouvelle figure, celle du Roi Pêcheur, dont nous définirons la fonction, il nous semble qu’il le fait précisément sur le fond d’une récusation dialectique de l’eschacier boiteux, dont la fonction est désormais celle d’un souvenir péjoratif. A notre avis, il faut voir un effet de symétrie oppositionelle par le lieu rhétorique du « retour du semblable dans la dissemblance », impliquant que l’un des termes se rattache à un symbolisme concernant le temps antérieur au sacrifice du Christ, et se trouve pour cette raison chargé d’un cœfficient négatif qui manifeste et représente exactement ce qui est aboli par son pendant symbolique positif24.

Le travail d’ébénisterie et d’orfèvrerie de l’eschacier, s’il est indubitablement associé à la scène du Graal, nous paraît ne plus s’y rapporter que dans la mesure exacte où il est l’occasion de commémorer le souvenir d’un aspect négatif rendu obsolète par le cortège du Graal qui permet d’inverser la valeur de cet événement ancien en rejouant son symbolisme pour le transporter définitivement du côté de la positivité : le cortège du Graal et de la Lance se rapporte au temps nouveau de l’avènement de la Grâce et du Salut (en dépit de l’ordre inversé, selon lequel le Roi Pescheor apparaît avant l’eschacier dans le texte).

L’eschace (7568, 7582) exhibée de l’eschacier fait également pendant aux eschaces dissimulées sous la table du repas au château du Graal25. La béquille exhibée de l’eschacier apporte ainsi plus loin dans le texte une information permettant rétrospectivement au lecteur d’être confirmé dans le bien-fondé de sa lecture à deux voix26. Si l’eschacier est un fabriquant d’eschaces aussi bien que de pièces d’échecs, il faut bien comprendre que Chrétien, par l’allusion à ce maître ébéniste, fait entendre un écho clairement perceptible de ces eschaces d’ébène, de ces pièces de bois œuvrées et précieuses qui se dissimulent sous la nappe de la table du repas au château du Graal. Un écho au produit de l’art de l’eschacier est ainsi à la fois présent pour servir de trait d’union repérable et absent de la scène du cortège où le Graal et la Lance se sont substitués à l’échiquier et aux pièces d’échecs sculptées, puisque l’eschace ne fait office que de soubassement et se réduit à un accessoire devenu secondaire qui n’attire plus l’attention sur lui-même.

En inscrivant cette référence au Songe de Maxen, Chrétien de Troyes convoquerait donc l’indice d’une quête récusée où la femme n’est poursuivie que pour elle-même, et où la quête ne connaît aucun autre enjeu supérieur. La femme du Songe de Maxen est la merveille qui se démystifie elle-même en devenant réelle, et qui déçoit, puisqu’elle finit par disparaître en tant que merveille à la fin d’un parcours normatif qui correspond aussi au franchissement du complexe d’Œdipe27. L’enjeu de la visite de Maxen au palais du roi Eudav était la quête d’une femme imaginaire qu’il s’agissait de faire advenir à la réalité, à l’occasion d’un parcours placé sous le signe de la peur de la castration (Maxen progressant vers Helen s’approchait aussi de ce (beau-) père tailleur d’échecs qui l’attendait avec ses haches d’acier), selon la logique d’un parcours qui se déroulait sur le mode ludique – là résidait la leçon de la mise en abyme par la partie d’échecs – , c’est-à-dire un parcours qui concernait en fin de compte une satisfaction du désir qui pouvait être figurée comme faisant l’objet d’une course-poursuite pitoyable et vaine sur l’échiquier du désir28.

Le personnage de l’eschacier est pour Loomis et pour Owen un embrayeur explicite d’intertextualité, l’ambassadeur du Songe de Maxen inscrit au sein même du Conte du Graal. Si l’épisode du château du Graal n’a lui-même en apparence rien à voir avec le récit de la visite aux châtelains à l’échiquier, l’épisode plus tardif de l’eschacier légitime cependant cette reconsidération, en apportant un nouvel éclairage rétroactif de l’épisode, par la référence remarquable et significative au Songe de Maxen. Ce conte se trouve ici, de façon discrète, rappelé au bon souvenir du lecteur, à qui il convient de comprendre comment ce modèle a été précisément révoqué et dénoncé. Il s’agit donc, si l’on accepte de suivre Owen, de se poser la question : pourquoi Chrétien revendique-t-il l’héritage de l’histoire du Songe de Maxen, et pourquoi, alors qu’il rédige lui-même une histoire en apparence si différente, prend-il soin de laisser une série d’indices suffisamment nombreux pour permettre les identifications intertextuelles ?

Selon notre thèse, Chrétien de Troyes communique ici à son lecteur la leçon selon laquelle la visite au château du roi-tailleur-de-pièces-d’échecs constituerait un enjeu fallacieux et insuffisant. L’épisode est recentré autour des enjeux nouveaux du cortège du Graal et de la Lance et de leur signification. Ce qui se trouve signifié dans le Conte du Graal et qui justifie l’écriture du récit nouveau, c’est donc très précisément cette insuffisance du conte gallois déclaré caduc.

Tout, dans le roman de Chrétien de Troyes, converge à démentir un ordre régi par le hasard. Le chevalier est invité à un parcours qui doit le mener à un accomplissement auquel une Providence le prédestine29. Le parcours du chevalier se fait à travers un monde entièrement préparé pour lui et qui lui permet de rendre manifeste sa qualité de « héros élu ». Certes le règne de Fortune apparaît sous différentes formes pour menacer le héros de son aspect grimaçant. Mais par le caractère sacré des objets dont la quête lui est réservée, le chevalier élu sommé de poser la question de la signification du Graal et de la Lance opère une rupture qualitative à l’égard de toutes les autres aventures proposées aux autres chevaliers. Si le caractère énigmatique du Graal ne cesse de survivre aux différentes informations que Perceval reçoit à son propos, cette énigme particulière est elle-même hétérogène aux épreuves symétriques caractérisant la quête complémentaire de Gauvain. C’est à propos de la singularité radicale de la quête du Graal que le texte introduit un registre d’aventure différent, registre où le hasard et Fortune (aussi bien que le seul déterminisme du désir amoureux) vont perdre leur prérogative, et où le chevalier en quête revêt l’aspect d’un élu de Dieu. Pour désigner cet effet de différence, le texte ménage des séquences où il présente en creux les virtualités sous-jacentes des menaces que représenterait précisément une quête aux enjeux normatifs et limités, si, par confusion, elle était acceptée comme suffisante. Ces signaux (tel l’eschacier) ont pour fonction d’éveiller le lecteur du Conte du Graal au risque qu’il encourt en manquant la reconnaissance de cette différence.

Selon notre hypothèse – et que nous présentons ici bien moins comme notre hypothèse que comme une interprétation du Conte du Graal dont rendront compte le Second Continuateur et Robert de Boron – , c’est par la disparition du jeu d’échecs au « château du Graal » que le Conte du Graal offre un effet d’écart narratif qui demande à être perçu à l’aune d’une familiarité présupposée avec le Songe de Maxen, et qui serait l’indice d’un acte interprétatif délibéré de Chrétien de Troyes.

Gauvain est, dans le Conte du Graal, le héros qui est confronté à une « jeune fille à l’échiquier ». Comme si le personnage de l’eschacier, risquait de ne pas suffire à remplir sa fonction de signal, Chrétien de Troyes introduit une scène comique et parodique, qui voit Gauvain sortir frustré et déçu d’une partie d’échecs qui semblait pourtant promettre beaucoup. A la suite d’une émeute dans la populace d’Escavalon qui en veut à sa vie, Gauvain se sert de l’échiquier comme bouclier, tandis que son amie emploie les pièces du jeu comme projectiles pour tenir à distance la foule des assaillants30.

La partie d’échecs qui tourne mal parodie le topos de la partie d’échecs amoureuse, dont le modèle est ovidien. A l’occasion de cet épisode, le texte apporte explicitement la leçon selon laquelle le jeu d’échecs ne revêt désormais qu’une signification univoquement péjorative, informée par la référence des recettes ovidiennes31. Au lieu de servir à l’instauration de la relation amoureuse en permettant aux joueurs de vaincre sur l’échiquier des résistances éventuelles, les pièces d’échecs sont au contraire jetées, au cours d’une rixe grotesque qui a un enjeu de vie ou de mort. La valeur de la partie d’échecs bascule et rejoint la leçon d’une vanitas. Pour un public médiéval, l’épisode ne pouvait manquer d’évoquer aussitôt un exemplum très répandu chez les prédicateurs, illustrant la vanité de la condition humaine sur terre32. Cette partie d’échecs du côté Gauvain n’a elle-même pour fonction à nos yeux que de mieux mettre en évidence la disparition du jeu d’échecs, au niveau manifeste de l’histoire, dans la quête symétrique de Perceval33.

Si le registre échiquéen disparaît, il n’en est pas moins l’objet d’un transport de sens, puisqu’il demeure sous-jacent sous d’autres noms, aussi bien par l’esche (2946) du Roi Pescheor que par les eschaces (3205, 3207, 3213) de la table du château du Graal qui ravivent un écho sur les plans phonétiques et graphiques. C’est l’esche (l’appât de l’hameçon) qui devient chez Chrétien l’attribut caractéristique du Roi Pescheor. A l’activité du roi gallois Eudav frappée de connotations désormais négatives, sculpter des pièces de jeu d’échecs (i.e. donner forme à des leurres décevants et menaçants), se substitue l’activité de la pêche à la ligne34. Si le seul rappel phonétique ne devait pas suffire, Chrétien de Troyes place en situation de vis-à-vis la rencontre de Perceval avec ce Roi-Pescheor à l’esche (2936-2948), non loin du château du Graal, et la rencontre que fait Gauvain du personnage de l’eschacier à l’eschace (7564-7591), artisan boiteux tailleur d’échasses et/ou de pièces de jeu d’échecs. C’est véritablement un diptyque qui est ainsi instauré par Chrétien de Troyes, dans lequel le second personnage a pour principale fonction de renseigner a contrario sur la nouvelle signification positive du premier, par le biais de sa contre-manifestation négative.

Or le modèle de l’abandon d’un registre de jeu au profit d’un nouveau registre – caractéristique chez Ovide de l’amant déçu35 – pourrait bien être ici redevable au récit de la conversion de saint Augustin36. Nous verrions volontiers pour notre part, dans les eschaces d’ébène dissimulées sous la table d’ivoire du château du Graal (3205 ; 3207 ; 3213), supportant la table du souper et cachées par une nappe, une allusion à cette table de jeu présente dans une scène capitale de la conversion de saint Augustin : l’épisode milanais des Confessions expose un processus selon lequel un jeu ancien et caduc (figurant tous les objets vains et séducteurs qui avaient jusqu’alors dissipé son attention), se trouve récusé comme appartenant à un ordre ancien, et bientôt abandonné afin qu’advienne l’homme nouveau, converti, chez qui il n’aura plus de place. Il nous semble que c’est sur le modèle analogue d’un déplacement de l’enjeu qu’il faut comprendre le déplacement de registre figuré par le rapport intertextuel instauré entre le Conte du Graal et le Songe de Maxen – et par la récusation significative de l’échiquier chez le nouveau Chrétien de Troyes37. Dans le Conte du Graal, le registre de jeu équivalent qu’il convient de sacrifier est le jeu d’échecs, laissant advenir le texte nouveau du Troyen converti.

Il faut bien souligner que l’attribut nouveau en lequel s’est « métamorphosé » l’échiquier récusé, l’esche (2946), l’appât du Roi Pêcheur, est à son tour bien loin de constituer lui-même un objet de valeur symbolique univoque. C’est là, il me semble, que se laisse mesurer un caractère tout à fait remarquable de la poétique de Chrétien de Troyes. Le lecteur se trouve toujours face à des épisodes équivoques impliquant une réflexion sur des contradictions virtuelles. Dans la forme même de son signifiant, le Pescheor (2945, 2954, 3433, 3435, 3442, 3457, 3458) inclut, comme l’a montré Charles Méla38, l’esche (appât d’hameçon) (2946) qui lui sert d’instrument et qui le prolonge métonymiquement. Il est à souligner que dans la forme allemande conservée par Wolfram d’Eschenbach, « der vischere » (i.e. le pêcheur), ce segment phonique parent revêt une signification tout à fait différente, puisque le signifiant s’apparente à cet Ichtys (Poisson) du grec qui constitue le signifiant christique dans sa contraction initiale. Le Poisson (visch ou fisch) qui s’inscrit dans le signifiant du « pêcheur » (vischaere ou fischer) informe donc métonymiquement la signification de l’activité de celui-ci dans le rapport de victime à prédateur39, là où se donne à entendre également en ancien français, par les jeux de l’homophonie, un second rapport métonymique entre l’instrument de mort (esche ; du latin esca) et l’utilisateur (le pescheor). On ne saurait par conséquent trop insister sur la relation qu’établit le texte de Chrétien entre le Pescheor et l’ameçon (2947 ; 3442 ; 3457) qui lui est associé à trois reprises40. La leçon de la mère n’a-t-elle pas enseigné une fois pour toutes que « Par 10 sornom conoist en l’ome » (526) ?

Or l’activité de la pêche à l’hameçon se substituant au jeu d’échecs pour venir inverser la valeur négative de ses connotations, renvoie à une activité dont la dimension symbolique s’offre encore à l’ambiva lence ; et cette nouvelle ambivalence tient ici tout particulièrement au fait que l’activité de la pêche à la ligne est elle-même susceptible d’être encore rapportée au champ des métaphores amoureuses de l’Art d’aimer ovidien. L’amant romain en quête d’aventures amoureuses et qui suit certaines règles peut être comparé au pêcheur cherchant à attraper des poissons. Une première fois Ovide recourt à cette métaphore pour traiter du lieu le plus favorable où il s’agit d’aller chercher l’aventure (« de suspendre son hameçon », I, 47-48). Plus loin, Ovide enseigne que seuls les débuts d’une rencontre sont véritablement aléatoires, mais qu’« une fois blessé par l’hameçon qu’il vient d’avaler, le Poisson ne saurait s’en détacher » (I, 393-394). Dans la conclusion du premier livre, Ovide enseigne qu’il faut adapter ses captures aux divers caractères féminins : « Le Poisson se prend ici au filet, ici à l’hameçon ; ailleurs il est attiré dans les nasses creuses. » (I, 763-764.) Ovide revient une fois encore à cette métaphore, dans son troisième livre, lorsqu’il donne le conseil aux femmes cherchant un amant de ne pas rester cachées, mais de s’exhiber en public pour solliciter la bonne fortune en laissant partout traîner l’hameçon de leurs charmes érotiques : « Le hasard joue partout son rôle : laisse toujours pendre l’hameçon : dans l’eau où tu croiras le moins trouver de Poisson, il y en aura. » (III, 425-426.)

Il s’agit d’y prêter attention : il y a un versant négatif à la méta phore de l’hameçon41, versant informé en particulier par ces quatre occurrences de l’Art d’Aimer, qui rend cette activité solidaire du jeu, et qui fait du Roi-pêcheur-de-garçonnets une figure susceptible de se superposer à celle du monarque païen contemporain d’Ovide, l’empereur pédophile Auguste, conformément à la description qu’en donne Suétone :

Pour se divertir, tantôt il pêchait à la ligne, tantôt il jouait aux dés, aux osselets ou aux noix, avec des petis enfants d’une figure et d’un babil agréables qu’il faisait rechercher partout42.

Si au château du Graal la figure du roi occupe à présent le devant de la scène dans la proportion d’un effacement symétrique de la jeune fille convoitée, la nouvelle menace qui semble ici effleurée est celle d’une possible nature pédophile du Roi Pêcheur, conformément à l’emploi métaphorique cohérent et univoque de l’hameçon amoureux. L’usage traditionnel de ce champ métaphorique est de nature à orienter le roi et son nouvel attribut vers les modèles menaçants des monarques païens de Suétone. Rappelons que Perceval, dans le texte, partage nos craintes et commence par envisager que le Roi Pêcheur n’est qu’un menteur, un tricheor (3000) qui cherche à le dévoyer (2980-2987).

Le lecteur comme Perceval est invité à ne pas rapporter le signe ambivalent de l’hameçon au registre de l’amour charnel, mais, à suivre tout au contraire, comme nous voudrions à présent le montrer, la leçon opposée d’Abélard, dont le Roi Pêcheur, à notre sens, présente ici la figure déguisée. C’est en effet à travers le Roi Pêcheur, et devant cette eau infranchissable qui lui interdit de retourner auprès de sa mère, que Perceval rencontre une sorte de nouveau « pêcheur d’hommes » qui prend ici les traits d’un nouvel Abélard.

Le texte nous invite donc à nous confronter, à propos de l’hameçon du Roi Pêcheur, à une ambiguïté43. En dépit de ses connotations négatives, l’activité de la pêche à l’hameçon ressuscite en effet chez le lecteur lettré du texte de Chrétien de Troyes le souvenir d’une riche tradition exégétique latine faisant un usage métaphorique de l’esca et de l’hamus pour illustrer le rapport qui s’établit entre l’enseignement du Verbe divin et l’homme à qui il revient de se livrer en victime consentante à cette capture positive44.

Abélard, dans son Historia calamitatum45, fait intervenir lui aussi la métaphore de l’hameçon. Or trois pages plus haut, il venait précisément de raconter l’épisode de la castration qui lui avait été infligée par les parents d’Héloïse après qu’il l’eut charnellement aimée46. Après avoir commis le péché de chair et après la castration, Abélard rédige un avertissement (l’histoire de son propre parcours biographique, destinée à un ami) qui équivaut à un hameçon à visée didactique positive. Les reproches contenus dans la lettre de Foulques de Deuil à Abélard sont très clairs : « Ce qui, à ce qu’on dit, a causé ta ruine, c’est l’amour de toutes les femmes et les lacets du désir dans lesquels elles prennent les libertins.47 » Aux yeux de ses contemporains directs, Abélard est une victime du piège d’une fille d’Eve rompue aux recettes ovidiennes, un instrument du diable qui sut le mener, après tant d’autres, à sa perte par le péché de fornication.

Abélard castré, acceptant d’avoir été puni par là où il avait péché, se cache dans un cloître, traverse une phase de désespoir, puis se retire, il faut le souligner, près de Troyes, où il envisage de vivre en solitaire (1122-1125) – protégé par le comte Thibaud de Champagne. Il accepte néanmoins d’enseigner à de jeunes catéchumènes. Dans l’Historia calamitatum, c’est donc un homme castré qui parle, et qui recourt à la métaphore de l’hameçon, en se référant très précisément à l’autorité d’un autre grand castré, Origène, pour se justifier de sa démarche48. Le recours aux lettres profanes comme instrument de séduction pour attirer à lui les jeunes enfants, pour les conduire à l’étude des lettres sacrées, si c’est là une voie obvie qui fait l’objet de nombreuses disputes doctrinaires, est aprouvée par le castrat Origène, et c’est à l’occasion d’un plaidoyer à ce sujet qu’Abélard castré recourt à la métaphore de l’hameçon :

Je me retirai dans un prieuré, où je repris mon enseignement. Une si grande foule d’élèves m’y suivirent que le lieu ne suffisait pas à les héberger, ni la terre à les nourrir. Conformément à ma profession religieuse, je me consacrai surtout à la théologie. Je ne répudiai pas entièrement l’étude des arts libéraux, dont j’avais une grande habitude et que mes auditeurs exigeaient de moi. Je me servis de cette discipline comme d’un hameçon pour les attirer [sed de his quasi hamum quendam fabricavi], en leur donnant une sorte d’avant-goût philosophique des spéculations de la philosophie véritable [quo illos philosophico sapore inescatos ad verae philosophiae lectionem attraherem]. Selon l’Histoire ecclésiastique, Origène, le plus grand des philosophes chrétiens, employa lui-même cette méthode49.

Après le récit de l’accident qui mit fin à son commerce charnel avec Héloïse, Abélard recourt au registre métaphorique du pédagogue-piscator pour caractériser sa nouvelle vocation – substitutive à maints égards – , qui le fait se confronter à de jeunes garçons qu’il s’agit de saisir au hameçon : par cette circonstance particulière, l’emploi de la métaphore implique également un rapport second, un rapport métonymique cette fois, qui concerne sa propre blessure. Ce qui nous paraît particulièrement remarquable ici, c’est la métamorphose dont Abélard trouve le modèle chez Origène, métamorphose d’un état d’homme viril à un état de castré, qui reflète une conversion à partir de la connaissance des lettres profanes vers la connaissance de la lectio divine50. Devenu à son tour un nouveau pêcheur d’hommes, c’est précisément par l’hameçon des lettres profanes, par ailleurs figure de l’instrument de la castration, qu’Abélard va chercher à son tour à prodiguer son enseignement. Donc – il s’agit d’y prêter attention – , l’injonction de saint Ambroise « Noli timere hamum Petri » (« tu n’as rien à craindre de l’hameçon de saint Pierre pêcheur d’hommes »51), qui substituait à l’hameçon du désir sexuel le contre-hameçon positif de la catéchèse, en rassurant l’aspirant catéchumème sur l’effet paisible de cette pêche métaphorique, retrouve un versant à nouveau plus redoutable dès lors qu’elle se trouve relayée par Abélard, ce « chrétien de Troyes », le pêcheur à l’hameçon, dont le destin est d’être castré.

Le procédé métaphorique de la pêche aux catéchumènes à l’aide de l’hameçon des lettres profanes, cité par Abélard se réclamant d’Origène, semble donc avoir partie liée avec le problème de la blessure entre les jambes. Si Origène a séduit Abélard et le console à présent dans sa nouvelle condition de châtré, rien ne permet d’assurer que la série s’arrêtera là, et que cet hameçon que brandit à présent Abélard châtré (comme si cet hameçon du prédicateur lettré était venu se substituer à l’organe de chair retranché) ne menace pas à son tour ses propres pupilles.

Comme Abélard castré, le Roi Pêcheur blessé au milieu des jambes apparaît dans le texte en position d’initiateur dont la fonction est de guider les étapes du parcours d’un jeune garçon progressant sur un chemin de sagesse, alors qu’il se trouve sur le point de recevoir une première vision des lumières du Graal. Ce faisant, le texte nous semble suggérer une superposition implicite entre cette figure du Roi Pêcheur et la figure d’Abélard et apporte ainsi une leçon sur sa propre visée didactique et édifiante. Ce Roi Pêcheur apparaîtrait dès lors comme une figure privilégiée de l’auteur lui-même, Chrétien de Troyes, qui tente par son poème mi-profane mi-chrétien de tirer à lui son lecteur pour le préparer à la lectio alta de la visite du château du Graal, c’est-à-dire pour le préparer, par le recours à la fable laïque, et à partir du schéma narratif strictement « horizontal » du Songe de Maxen, à se convertir à son tour aux valeurs chrétiennes dont l’exposé est l’alibi principal du poème. D’accord avec Origène et Abélard, Chrétien de Troyes met à son tour la fable profane au service de la lectio divina. Les éléments de son récit coïncident avec un champ métaphorique qui est susceptible de regarder soit du côté de la quête amoureuse, soit du côté de la catéchèse chrétienne. L’Art d’Aimer et les exégèses des Pères de l’Eglise recourent aux mêmes images. Dans le Conte de Chrétien de Troyes, le caractère indécidable des valeurs métaphoriques se trouve ainsi ultimement préservé, et empêche le poème de basculer dans l’allégorie. L’ultime réalité du Roi Pêcheur n’est pas nommée en propre, mais se trouve désignée par le biais d’un attribut dont la valeur, on le constate, est susceptible de rester foncièrement ambivalente.

Dès lors, il convient de s’interroger sur le sens que revêt la confrontation de l’écolier à un maître (ou à un roi) initiateur d’une part castré, et d’autre part disposant d’un hameçon. Dans un contexte de castration l’hameçon revêt en effet une valeur menaçante, en paraissant servir à celui qui le porte et qui l’exhibe d’attribut métonymique qui porte témoignage de sa propre blessure. De même que, dans l’iconographie hagiographique, sainte Catherine porte toujours avec elle la roue dentée de son supplice, de même que saint Laurent porte toujours avec lui son grill52, le Roi Pêcheur après Abélard semble exhiber avec son hameçon un avatar de ce qui fut l’instrument même de son supplice.

Or, pour rester dans la logique de notre lecture, le Roi Pêcheur apparaît ici en lieu et place du roi-tailleur-de-pièces-de-jeu-d’échecs attendu – figure du père castrateur redoutable – , tel qu’il aurait dû apparaître si le récit avait suivi la trame de ce Songe de Maxen dont il porte l’empreinte. C’est en lieu et place d’un (beau-) père entremetteur, dont les attributs sont l’échiquier et les haches d’acier que paraît le Roi Pêcheur, qui va bientôt introduire Perceval à la plus haute vision du Graal. Le pédagogue à l’hameçon se substitue au (beau-) père entremetteur à l’échiquier pour introduire le jeune homme nouveau – qui se présente bel et bien comme un « nouveau Maxen », au sens d’un déplacement de sens imité de l’accordance de l’Ancien au Nouveau Testament – , à une révélation qui ne concernera pas le commerce amoureux, mais la connaissance du mystère de Dieu. La vision du Graal procédera d’une pédagogie de l’énigme53, et devra servir à attirer par son pouvoir de séduction l’attention du jeune valet pour le préparer à recevoir la lectio divina (vera philosophia selon Abélard) qui lui sera enseignée plus tard par l’ermite. Ce que récuse donc Chrétien de Troyes de manière tout à fait sensible dans son conte, c’est la visite « bretonne » à un « château à l’échiquier » se rapportant à un processus de maturation sexuelle54. La visite au « château du Graal » caractérisera l’accès à des révélations situées sur un plan tout autre, sur un plan excédant le registre de la sexualité, et cette substitution traduira la supériorité du Conte du Graal sur le mabinogi breton qui ne se trouve plus remémoré que pour que soit mis en évidence son caractère obsolète et caduc.

L’énigme du cortège du Graal et de la Lance qui saigne, objets qui seront eux-mêmes à leur tour les attributs métonymiques associés à une blessure plus élevée, celle du Christ mourant en Croix, devrait aiguiser la curiosité de Perceval et l’inciter, à l’image de 1’obscuritas scripturaire pédagogiquement positive et utile, à exercer une activité exégétique, et ouvre donc à une révélation qui se situe sur un plan autrement plus élevé que les leçons de chevalerie de Gomemant de Goort.

Il conviendrait que le lecteur, au-delà d’une identification primaire au personnage de Perceval confronté au Roi Pêcheur, reconnaisse bien plutôt, derrière cette identification située au niveau de la fable, une autre injonction, celle de se placer lui-même dans la position de cet écolier avide d’entendre des fables que le « chrétien de Troyes » Abélard capturait dans sa catéchèse par l’hameçon des lettres profanes, pour mieux en disposer et le convertir à sa guise. Le code de la liturgie chrétienne n’est pas le seul à être en cause ici. D’autres codes sont également présents, avec lesquels celui de la liturgie chrétienne se combine : le récit invite à percevoir les multiples dimensions de ce texte et le jeu de rivalité qu’il instaure entre diverses références culturelles présentes à des niveaux hiérarchiques divers. Il nous paraît que c’est ce conflit entre divers codes qui est l’un des enjeux fondamentaux du Conte du Graal, et c’est sur le fond de ce conflit qu’il faut considérer le problème que pose le motif de l’échiquier récusé55.

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1 Cet exposé fut d’abord présenté le 20 février 1992 dans le cadre du séminaire Ovide au moyen âge organisé par les professeurs Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Charles Méla et Jean-Yves Tilliette, à l’Université de Genève.

2 Cf l’étude de Rupert T. Pickens, « Mais de çou ne parole pas Crestiens de Troies… » : A Re-examination of the Didot-Perceval », Romania, 105 (1984), pp. 492-510 ; ici p. 496.

3 Cf. Robert de Boron, Le roman du Graal, édition de Bernard Cerquiglini, Paris, 10/18, 1981, p. 216.

4 Cf. CorinCorley, « Wauchier de Denain et la Deuxième Continuation de Perceval », Romania, 105 (1984), pp. 351-359. Les critiques celtisants ont déjà proposé à plusieurs reprises de classer les textes où apparaît le motif de l’échiquier magique : Lucy Allen Paton, Studies in the fairy mythology of Arthurian romance, New-York, Franklin, 1903, p. 90, pp. 156-158 et 230-231 ; J. Douglas Bruce, « The composition of the old french prose Lancelot », Romanic Review, 9 (1918), pp. 353-395 (pp. 374-376) ; Bernard Weinberg, « The magic chessboard in the Perlesvaus : an example of medieval literary borrowing », PMLA, 50 (1935), pp. 25-35 ; Walter Haug, « Der Ritter gegen das magische Schachbrett, oder das Spiel, bei dem man immer verliert », Jahrbuch der Oswald von Wolkenstein Gesellschaft, 1 (1980-1981), pp. 7-28.

5 Cf. William Roach, The Continuations of the old french Perceval of Chrétien de Troyes, vol. IV, The Second Continuation, Philadelphie, The American Philosophical Society, 1971, pp. XI-XIV.

6 Et la Première Continuation, qui concerne la suite des aventures de Gauvain ; mss. A, E, L, M, P, Q, S, T, U, V. Le ms. A (B.N. fonds français 794), à partir duquel Alfons Hilka établit en 1932 son édition critique du Conte du Graal, comporte déjà des fragments de la Deuxième Continuation. Le ms. T (B.N. fonds français 12576), à partir duquel William Roach établit sa propre édition du Conte du Graal (2e éd. 1959), contient le texte de Chrétien de Troyes suivi de toutes les continuations.

7 Cf. Pickens, art. cité, p. 499.

8 Cf. Pickens, art. cité.

9 Le Conte du Graal s’ouvre sur la métaphore de l’auteur-semeur.

10 Le Songe de Maxen n’est pas un conte gallois primitif ; à ce titre, il n’est pas compris dans l’anthologie traduite par Patrick K. Ford, The Mabinogi and other Medieval Welsh Tales, Berkeley (etc.), California UP, 1977 (justification à cet égard p. IX) ; il n’est pas inclus non plus dans l’édition critique récente de Ludwig Mühlhausen, Die Vier Zweige des Mabinogi (Pedeir Ceinc y Mabinogi), Tübingen, Niemeyer, 2ème éd., 1988.

11 Caernarvon, à l’embouchure de la rivière Seint, Nord-Galles, lieu que les Romains appelaient Segontium.

12 Le Songe de Maxen, in Les Mabinogion. Contes bardiques gallois, trad, franç. par Joseph Loth, Paris, Presses d’aujourd’hui (L’arbre double), 1979, pp. 83-92, ici p. 85.

13 Roger Sherman Loomis consacre ses réflexions à ce mabinogi dans son article « From Segontium to Sinadon : the Legends of the Cité Gaste » (Speculum, 22 (1947), pp. 520-533) ; et dans le chapitre consacré aux sources du Conte du Graal de son ouvrage Arthurian Tradition and Chrétien de Troyes (New York-Londres, Columbia UP, 1949 ; 2ème éd. 1961, pp. 445-447) ; Loomis étudie en outre le Songe de Maxen dans Arthurian Literature in the Middle Ages (Oxford, éd. revue 1961) ; enfin dans The Grail from Celtic Myth to Christian Symbol, Cardiff, 1963.

14 « Ils finissent par arriver au bas de l’escalier, à l’entrée du palais, où ils trouvent, assis tout seul, sur une botte de joncs, un estropié d’une jambe [eschacier], qui avait, à la place, un pilon d’argent [eschace] niellé et tout doré, orné, de lieu en lieu, de cercles d’or et de pierres précieuses. Mais ses mains ne restaient pas inactives, car l’infirme [li eschacier] tenait un petit couteau, avec lequel il s’occupait d’aplanir un bâtonnet de frêne. L’homme à l’échasse [li eschacier] n’adresse aucune parole à ceux qui passent par-devant lui, et eux ne lui ont pas dit un mot. Le nocher tire à lui monseigneur Gauvain et lui dit : « Monseigneur, que vous semble de l’homme à Péchasse [De cest eschacier que vos samble] ? – Son échasse [eschace] n’est pas en bois de tremble, sur ma parole, fait monseigneur Gauvain, et le spectacle me plaît fort. – Par Dieu, fait le nocher, sur ma parole, cher et doux seigneur, c’est qu’il est doux, l’homme à Péchasse [li eschacier] ! Il a de belles et bonnes rentes. » (Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal ou le roman de Perceval, éd. et trad, de Charles Méla, Paris, Livre de poche, coll. « Lettres gothiques », 1990, 7564-7591. Nous suivons cette édition.)

15 « A somewhat similar personage (i.e. que l’eschacier de Chrétien), similarly occupied, appears in the Welsh tale The Dream of Maxen. (…) And everything begins to clear up if one realizes that Chrétien or his source has mistaken the words eschaquier and eschac, meaning chessboard and chessman, for eschacier [7567, 7573, 7576, 7581, 7587] and eschace [7568, 7582], meaning respectively a man with an artificial leg and the leg itself. How easely the error might occur is shown by the fact that three manuscripts of the pœm actually give, instead of eschacier, forms (eschaquier. eskiekier, eschequier) which mean chessboard, and one manuscript gives, instead of eschace, eskies, that is, chessmen. It was surely not the rich man’s leg, but a chessboard which was of silver, like that on which the youths were playing in the Welsh story. (…) the wealthy man’s silver leg, banded with gold and encrusted with jewels [7568-7571], is a blundering substitution for a silver chessboard, with a border of gold, set with precious stones ; and (…) the man himself, instead of idly whittling at a wooden rod, was engaged in carving chessmen from a rod of gold. Even the puzzling bundle of rushes (trossel de gles [cf. 7567]) on which he sat is palpably a substitution for a trosne aornee d’egles, such as that which Eudav occupied. » (Arthurian Tradition and Chrétien de Troyes, op. cit., pp. 445-446).

16 Voir Douglas David Roy Owen, The Evolution of the Grail Legend, Edinbourg-Londres, Court of the University of St Andrews, 1968, ch. 3, « Caer Seint », pp. 33-49.

17 Id., p. 37.

18 Cf D.D.R. Owen, « The development of the Perceval story », Romania, 80 (1959), pp. 473-492 ; le principe d’un schéma actantiel provenant d’un « conte populaire » breton avait été proposé par Alexander H. Krappe : « Only one thing is reasonably certain : the story of Perceval is based on a folk-tale motive of considerable diffusion : the theme of the « Frustrated Redemption ». The element common to all tales of this type is the presence of two protagonists : a youth in quest of adventures and a magic being (spectre, bewitched prince or princess), frequently plunged into a magic sleep in some inaccessible place (cave, enchanted castle, etc.). » (« The Fisher King », Modern Language Review, 39 (1944), pp. 18-23, ici p. 18.)

19 Voir l’irritation de Pierre Gallais (dans un ouvrage qui fait le plaidoyer des sources arabes) : « Que trouvons-nous dans l’« Histoire de Caer Seint » qui puisse préfigurer le Graal et la Lance-qui-saigne ? Absolument rien. Par quelle démarche aventureuse M. Owen réussit-il à imaginer que Chrétien n’a inventé le mythe du Roi-Pêcheur et du Graal que pour le substituer au « fier baiser » ? (…) Avec l’ouvrage de M. Owen, la celtomanie manifeste à quoi elle ne peut finalement qu’aboutir : une impasse. » (Perceval et l’initiation, Paris, Sirac, 1972, pp. 16-17). Même désaveu sévère chez Claude Luttrel, dans The Creation of the First Arthurian Romance. A Quest (Londres, E. Arnold, 1974), p. 243. Luttrell avance ses propres hypothèses très suggestives pour expliquer le personnage de l’escacier, pp. 147-150. Voir encore une critique d’Owen chez Alby Stone, « Bran, Odin, and the Fisher King : Norse Tradition and the Grail Legends », Folklore, 100, 1 (1989), pp. 25-38 (au profit de sources nordiques).

20 Pour l’analyse du mode relationnel instauré autour de l’échiquier dans une œuvre particulière, voir mon article, « L’échiquier et la harpe. Parties d’échecs et registres ludiques dans la légende de Tristan chez Gottfried de Strasbourg et ses continuateurs », Médiévales, 11 (1986), pp. 31-48 ; pour une généralisation de cette problématique, voir Albrecht Classen, « Erotik als Spiel, Spiel als Leben, Leben als Erotik : Komparatistische Überlegungen zur Literatur des europäischen Mittelalters », Mediaevistik, 2 (1989), pp. 7-42.

21 Cf. Roger Dragonetti, La Vie de la lettre au moyen âge, Paris, Seuil, 1980, p. 77.

22 Id., p. 229.

23 Id., pp. 169-170. Pour Jacques Ribard, c’est par l’or, l’argent et les pierreries de son eschace (rappel du Graal) et par sa baguette de frêne (rappel de la Lance) que le personnage de l’eschacier constitue le pendant dans la partie Gauvain au Roi Pescheor de la partie Perceval, en remémorant le cortège du Graal et de la Lance qu’il reproduirait sur le mode mineur. (Cf. Du Philtre au Graal, Paris, Champion, 1989, p. 96.)

24 Le porteur d’échasses renvoie dans l’Ancien Testament à la malédiction des fils de Joab, meurtrier d’Abner, puisque l’échasse est l’un des signes d’infirmité qui leur est imposé par l’anathème jeté par David : « Qu’il ne cesse d’y avoir chez Joab des fils qui aient à s’appuyer sur des béquilles ! » (II Samuel, 3,29). Cf. aussi II Samuel, 5, 8, où David déclare les Jébusiens interdits d’entrée à Jérusalem : « C’est pourquoi l’on dit : Ni aveugle, ni boiteux n’entrera dans cette maison ».

25 « Deux jeunes gens ont apporté une grande table d’ivoire, qui (…) était tout d’une pièce. Ils la tinrent (…) jusqu’à l’arrivée de deux autre jeunes gens, qui apportaient deux trétaux [deux eschaces, 3205]. Le bois dont étaient faits les trétaux [les eschaces, 3207] avaient deux bonnes vertus, car leurs pièces sont impérissables : elles étaient en ébène, un bois dont personne n’a à craindre qu’il pourrisse ou qu’il brûle. (…) Sur les trétaux [eschaces, 3213] fut installée la table, et la nappe, par-dessus mise. » (3198-3214)

26 Ces eschaces dissimulées, qui soutiennent la table du souper, pourraient se rapporter à la nature infirme du Roi Pêcheur (cf. Dragonetti, op. cit., pp. 176-177) ; Charles Méla a de son côté montré le dispositif phonétique complexe mis en jeu, en soulignant l’importance que revêt dans l’ensemble du texte le réseau d’homophonies instauré autour du segment /esch/ (« La lettre tue : cryptographie du Graal », Ornicar, 25 (1982), pp. 141-161, ici p. 158 ; et C.C.M., 26 (1983), pp. 209-221, ici p. 219).

27 Pour l’ensemble du dossier sur la « signification profonde » du symbolisme des échecs se rapportant au « franchissement du complexe d’Œdipe », voir Jacques Dextreit et Norbert Engel, Jeu d’échecs et sciences humaines, Paris, Payot, 1981, pp. 25-57.

28 Si l’affrontement entre deux joueurs ne paraît pas, selon Joseph Loth, avoir été l’enjeu essentiel de la partie d’échecs des Celtes, qui avait surtout un caractère oraculaire (le gwyddbwyll des anciens Celtes, signifiant « bois intelligent », était interrogé un peu de la même façon que nos tarots modernes ; cf. « Le sort et l’écriture chez les anciens Celtes », Journal des Savants, sept. 1911, pp. 403-414), l’échiquier médiéval, ce carré de soixante-quatre cases délivré de ce caractère magique et oraculaire, ne présente plus au contraire que le vain reflet d’une matrice de parcours virtuels offrant à travers les parties à jouer mille itinéraires semblablement stériles et répétitifs. A noter que deux études ont déjà proposé de lire des œuvres particulières de Chrétien de Troyes comme des parties d’échecs narrativisées : l’article pionnier de S. M. White, « Lancelot on the Game Board. The Design of Chretien de Troyes Chevalier à la Charrette », French Forum, II (1977), pp. 99-109 ; et la thèse de doctorat d’Ursula Katzenmeier, Das Schachspiel des Mittelalters als Strukturierungsprinzip der Erec-Romane, Heidelberg, Carl Winter-Universitätsverlag, 1989.

29 « L’aventure est ce qui ad-vient à l’homme et ce qui lui re-vient est l’accomplissement du sens du hasard. » (Erich Köhler, Le Hasard en littérature. Le possible et le nécessaire, Paris, Klincksieck, 1986, p. 26.)

30 5819-5824 et 5926-5937 ; cf. Sharon Kinoshita, « Les échecs de Gauvain ou l’utopie manquée », Littérature, 71 (1988), pp. 108-119.

31 Cf. Art d’aimer, ΙII, 351-369 : « La femme doit connaître la valeur des osselets, et aussi votre signification, dés que l’on lance (…). Qu’elle livre avec prudence et méthode les combats des échecs ! (…) Pratique mille jeux ! Il est honteux qu’une femme ne sache pas jouer ; à la faveur du jeu souvent naît l’amour. »

32 Cf. par exemple Eudes de Cheriton, « De Scacis » ; « Il en va de même pour les riches pécheurs sur cette terre que dans le jeu d’échecs, où les pièces sont prises d’un sac et disposées sur l’échiquier. (…) A la fin de la partie, les pièces sont rassemblées tout en désordre et jetées à nouveau à l’intérieur du sac. De même chacun d’entre nous ne fait rien d’autre que de sortir d’un sac toujours pareil, qui est le ventre de sa mère. (…) Et à la fin tous ceux qui auront péché seront jetés dans le même sac, c’est-à-dire ensevelis sous terre et leur âme ira en enfer. » (Cf. Odonis de Ceritona Fabulae, L. Hervieux, Les Fabulistes latins, IV, pp. 210-211 ; The Fables of Odo of Cheriton, éd. J. C. Jacobs, Syracuse UP, 1985, #55, pp. 111-112). Voir sur ce sujet Helena Gadamer, « Politik und Leidenschaft im mittelalterlichen Schachspiel », Atlantische Begegnungen. Freundesgabe für Arnold Bergstraesser, éd. C.J. Friedrich et al., Fribourg, Rombach, 1964, pp. 25-42.

33 Ce caractère propre au Conte du Graal de Chrétien de Troyes, qui dédouble la quête grâce aux deux parcours parallèles et contrastés de Perceval et de Gauvain, a été particulièrement bien perçu par l’auteur du Perlesvaus. Dans ce texte, c’est au cœur même du château du Graal que Gauvain affronte en vain l’épreuve d’un échiquier magique toujours gagnant, ce qui souligner sa non-élection (cf. Le Haut Livre du Graal – Perlesvaus, éd. W. A. Nitze et T. Atkinson Jenkins, New York, Phëton, 1972, I, p. 120). Dans le roman hollandais plus tardif de Walewein (ca. 1260), très ironique face aux valeurs de la chevalerie, c’est encore Gauvain qui se trompe de quête et part à la poursuite d’un échiquier magique ; cf. J.H. Winckelman, « Artus hof en Waleweins avontuur », Spegel der letteren, 28 (1986), pp. 1-33 ; et surtout J. Janssens, « De Roman de Walewein… », in La matière de Bretagne et les anciens Pays-Bas, éd. W. Verbeke et al., Louvain, Leuven University Press, 1987, pp. 286-290 et ill. 1, « Walewein en het schaakbord ».

34 « Et cil qui fu devant peschoit A la ligne et si aeschoit Son ameçon d’en peissonet Petit plus grant d’un veironet. » (Méla, 2945-2948 ; cf. éd. Hilka, 2974 ; Roach, 3008 ; Lecoy, 3002). La substitution est inscrite par le signifiant esche (l’appât, dérivé du latin esca), dans lequel résonne l’eschac ou l’eskiès, le jeu d’échecs médiéval, apparenté au latin scacchus ; cf. Méla, art. cité, loc. cit.

35 Dans les Remèdes à l’Amour (trad. Bornecque, Paris, Gallimard, 1974), Ovide invite à oublier Vénus en cessant de s’adonner aux jeux (p. 135) et en se vouant au contraire à la chasse ou à la pêche à l’hameçon (p. 138).

36 Dans l’épisode milanais du dialogue entre Augustin (païen) et le nouveau converti Ponticianus, la table de jeu joue un rôle de support dans la phase décisive des derniers soubresauts intérieurs avant la conversion définitive : « Nous nous assîmes pour causer. Le hasard voulut que, sur une table de jeu [supra mensam lusoriam], devant nous, [Ponticianus] remarqua un livre, le prit, l’ouvrit, et y trouva les Epîtres de l’apôtre Paul. » (Confessions, I, éd. P. de Labriolle, Paris, Belles Lettres, 1947, VIII, ch. 6, p. 187.) Face au visage de l’ami converti, face à l’idéal chrétien du moi, dans lequel il est imposé à Augustin de se mirer avec souffrance et culpabilité (cf. VIII, ch. 7), le vieil homme – le rhéteur, maître des lettres antiques – aperçoit l’homme nouveau qu’il n’est pas encore, et ce face à face paraît se trouver redoublé, au niveau des objets du décor de cette scène, par le contraste instauré entre les Epîtres de saint Paul et la table de jeu qui leur sert de support.

37 Rappelons que pour Benoît de Saint-Maure, le jeu des échecs, antique et païen, fut créé à Troie au moment où ses habitants célébrèrent la fin de sa construction (cf. Roman de Troie, éd. L. Constans, Paris, Didot. 1904, vv. 3179-3186). Pour la légende suivante de l’invention du jeu d’échecs par les Grecs sous les murs de Troie, voir Alexandre Neckam (De naturis rerum) et le Pseudo-Ovidian De Vetula (éd. P. Klopsch, Leiden-Cologne, 1967, I, 577-635). Le jeu d’échecs serait donc en quelque façon toujours porteur d’une « mémoire troyenne ». Sur l’ambiguïté entre Troyes (en Champagne) et Troie (ville antique) dont joue le patronyme Chrestiens de Troies, voir Roger Dragonetti, op. cit., pp. 20-23, 35.

38 Art. cité, loc. cit.

39 Le latin piscator s’apparente à piscis de la même façon. Sur la tradition chrétienne primitive, voir Alois M. Haas, « Ichthys. Fischsymbolik im frühen Christentum », in Tiersymbolik, éd. Paul Michel, Bern (etc.), Peter Lang, 1991, pp. 77-89.

40 « Celui qui était à l’avant pêchait à la ligne en amorçant son hameçon d’un petit poisson, guère plus gros qu’un menu vairon. » (2944-2947) ; « … l’autre pêchait à l’hameçon. Ce fut lui qui m’enseigna sa maison. » (3442-3443) ; « Quand il cherche à se distraire ou à avoir quelque plaisante occupation, il se fait porter dans une barque et il se met à pêcher à l’hameçon. Voilà pourquoi il est appelé le Roi Pêcheur. » (3454-3458).

41 « Amour vient du verbe aimer qui signifie prendre ou être pris. Car celui qui aime [amat] (…) souhaite prendre l’autre à son hameçon [hamo]. De même en effet que le pêcheur adroit s’efforce (…) de prendre les poissons à son hameçon [hami] crochu, de même celui qui est pris par l’amour s’ingénie à attirer l’autre par des manœuvres de séduction (…). » (André Le Chapelain, Traité de l’amour courtois, éd. et trad, de Cl. Buridant, Paris, Klincksieck, 1974, ch. 3, pp. 49-50.) La note 6 ad loc. donne huit références du jeu de mot « hamare »-« amare » empruntées aux Lateinische Sprichwörter und Sentenzen des Mittelalters de H. Walther. Les Pères de l’Eglise ne cessent de recourir à la formule des « escae malorum » (cf. Platon, Timée, 69d) pour dénoncer les appâts fallacieux des tentations de la chair et des biens de ce monde : voir les très nombreuses citations rassemblées par Pierre Courcelle, « Escae malorum », Hommages à Léon Herrmann, Bruxelles, Latomus, 1960, pp. 244-252.

42 Suétone, Vie d’Auguste, # 83 ; il en va de même, très exactement (jeu et pêche), pour Néron (Vie de Néron, # 30).

43 Chrétien de Troyes jouera plus loin de l’équivoque homophonique du mot « hostie » à propos de l’hostie du Graal, provoquant une hésitation de sens programmée entre hostie et « oyster », l’huître, qui, comme le montre Charles Méla, permet de retrouver curieusement associées l’huître productrice de la teinture des alchimistes et/ou l’hostie liturgique, sans que le sens puisse être verrouillé de façon décisive du seul côté de l’hostie consacrée (Le Conte du Graal, éd. citée, p. 13).

44 J. Douglas Bruce établissait un parallèle entre la figure du Roi-Pêcheur et la tradition évangélique du Christ et des apôtres « pêcheurs d’hommes » : « The Rich Fisher or Fisher King, (…) is the crucified Christ, himself, who is present at the eucharistic celebration (his symbolical feast). (…) And so we actually find Christ called the Fisher by early Christian Fathers. » (The Evolution of Arthurian romance, Göttingen, Vandenhœd-Ruprecht, 1928, I, pp. 260-261) ; Pauline Le Rider renvoie pour sa part aux références exégétiques du Dieu-piscator et du Christ-esca et hamus, victorieux face au diable-Leviathan (Rupert de Deutz et Honorius d’Autun à propos de Job, 40, 19-34). (Le Chevalier dans Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, Paris, Sedes, 1978, p. 82.)

45 Rédigée peu après 1132 ; cf. Etienne Gilson, Héloïse et Abélard, Paris, Vrin, 1938, p. 13.

46 « Une nuit, l’un de mes serviteurs, acheté à prix d’or, introduisit [les oncles et cousins d’Héloïse] dans la chambre retirée où je dormais, et ils me firent subir la vengeance la plus cruelle, la plus honteuse, et que l’univers apprit avec stupéfaction : ils m’amputèrent des parties du corps avec lesquelles j’avais commis le délit dont ils se plaignaient [eis videlicet corporis mei partibus amputatis, quibus id quod plangebant commiseram]. » (Histoire de mes malheurs, trad, de P. Zumthor, Paris, Actes Sud-Labor L’aire, coll. « Babel », 1992, p. 165 ; cf. Abelardi ad amicum suum consolatoria (Historia calamitatum), éd. J. Monfrin, Paris, Vrin, 1959, p. 79.)

47 Foulques de Deuil, Epistula ad Abaelardum, PL., 178, col. 373 A ; cité par Gilson, op. cit., p. 39.

48 Abélard trouve matière à se consoler de son état de castré en évoquant l’automutilation volontaire d’Origène, qui prit à la lettre la parole de Matth., 19, 12 : « Il y a des eunuques qui se sont châtrés eux-mêmes à cause du royaume des cieux. » (Histoire de mes malheurs, op. cit., p. 196 ; cf. le récit de cette castration d’Origène lu par Abélard chez Eusèbe De Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, VIII, 1-3) ; mais Abélard estime qu’Origène est en même temps « le plus grand philosophe chrétien » (voir infra) et qu’il sert à cet égard de modèle. La corrélation implicitement établie ne laisse pas d’être troublante.

49 Abélard, op. cit. : Zumthor, pp. 168-169, Monfrin, p. 821.

50 Cf. Gilson, op. cit., p. 117.

51 « Piscis ergo es, o homo ! (…) Noli igitur, o bone piscis, Petri hamum timere ! Non occidit, sed consecrat. » (Saint Ambroise, Exameron, V, 6, 15-16, in Opera, I, éd. par K. Schenkl, CSEL 32, 1897, pp. 150-151.) Voir de même saint Hilaire De Poitiers : « Destiné en effet à la prédication et devenu pêcheur d’hommes (Matth. 4,19), Pierre a jeté dans le siècle l’hameçon [doctrinae hamum missit in saeculo] (Matth. 17,27) de son enseignement, pour en extraire par la douceur de l’appât les hommes qui sont errants et flottants. » (Sur Matthieu, 17, 13 ; t. II, éd. J. Doignon, Paris, Cerf, 1979, pp. 72-73) ; saint Augustin : « La parole de Dieu en effet, et c’est ce qu’elle doit être pour les fidèles, est comme l’hameçon pour le Poisson : elle prend quand elle est prise [Sic enim est sermo Dei, et sic esse debet fidelibus, tamquam pisci hamus ; tunc capit quando capitur]. » (Homélies sur l’Evangile de saint Jean, XLII, 1 ; éd. M.-F. Berrouard, Etudes augusliniennes, 1988, pp. 382-383.) ; etc.

52 Et l’on pourrait ajouter à la série sainte Perpétue avec son échelle hérissée de terribles hameçons [hami] (Passio sanctarum Perpetuae et Felicitatis, éd. van Beek, Florilegium pairisticum 43, 1938, IV, 3, pp. 16-17).

53 Cf. Abelard : « La première clé de la sagesse, c’est l’interrogation assidue et fréquente… C’est en doutant que nous venons à la recherche, en cherchant que nous percevons la vérité. » (PL., 178, col. 1349).

54 L’échiquier, rapporté au supplice christique, apparaît parfois dans l’iconographie médiévale des Instruments de la Passion, où il remplace le jeu de dés. Eclairée par cette référence, l’opposition symbolique entre l’échiquier et le Graal chez le Second Continuateur et chez Robert de Boron traduit une double remémoration : pendant que les soldats déicides jouent aux échecs la tunique du Sauveur, au pied de la Croix (restant absorbés par l’enjeu mesquin et aveugles à la portée véritable de l’événement qui leur échappe), Joseph recueille le sang du Christ à partir de la blessure provoquée par la lance de Longin. L’esche du Roi Pêcheur se situe elle-même au centre de ce réseau symbolique des Instruments de la Passion, étant susceptible de regarder soit du côté (païen-troyen) de l’échiquier (versant du Songe de Maxen), soit du côté (salvateur) du cortège de la lance qu’elle annonce en se rapportant à la représentation du Christ-appât. Pour un bel exemple de l’échiquier-instrument de la Passion, cf. l’illustration du ms. Troyes 1905, fol. 207 (La Vie de sainte Marguerite, avec commentaire des enluminures par M. Alison Stones, Tübingen, Niemeyer, 1990, fig. 62, p. 304). De façon significative, c’est dans un épisode parodiant la Crucifixion que l’on trouve le plus bel exemple médiéval du lien entre échiquier et castration : ayant gagné une partie, Ysengrin « fait apporter un énorme clou qu’il plante dans le sexe du goupil de manière à l’enclouer sur l’échiquier. Après quoi il s’en va, laissant là sa victime hurlant de colère et de douleur à la fois et souffrant le martyre. » (Le Roman de Renart (XVII, vv. 305-312), II, éd. el trad. M. de Combarieu du Grès et J. Subrenat, Paris, 10/18, 1981, pp. 356-357.)

55 Il conviendrait d’étudier dans ce contexte une figuration différente de cette non-confrontation de Perceval à l’échiquier : dans la version allemande du Parzival, Wolfram von Eschenbach introduira l’épisode important du duel de Parzival avec son demi-frère (homme-échiquier !) Feirefiz, juste avant la seconde arrivée au château du Graal (# 739-753). Ce demi-frère païen (il prie Junon et Jupiter), fine fleur de la chevalerie mondaine, a le même père que Parzival, mais une mère africaine : sa peau est tachetée de surfaces noires et blanches alternées.