« Si c’était le nombre ce serait le Hasard »
Mallarmé, Un coup de dés
Fiat jocus ! Lorsque Dieu lança les dés dans l’abîme, il eut la main pleine : un double six. Un coup de maître ! C’est ainsi que fut créé le Nombre qui règle désormais l’ordre du monde : celui des douze faces d’une paire de dés s’entrechoquant de concert dans un même cornet. Un seul jet avait suffi. Dieu pouvait se retirer et passer la main à Nature pour qu’elle poursuive la partie dans l’ordre du Temps. Cette dernière est chargée de remplacer les maillons de la chaîne des nombres quand ils viennent à manquer : grâce à la forge et au stylet fécond de Génius permettant d’engendrer le même et de rétablir ce qui disparaît dans sa parité, chaque déchiffrure que la mort inscrit dans la rotation de l’infini est aussitôt comblée. Empêchant que la roue du monde ne s’interrompe au hasard d’un coup de dés mal plombés à l’issue fatale, Nature préserve ainsi le calcul harmonieux que Dieu avait établi en vu du décompte final.
Tel serait, pour une tradition théologique et philosophique représentée exemplairement ici par la Plainte de Nature d’Alain de Lille, écrite vers la fin du ΧΙIe siècle, le cours originel des choses soumis à l’ordre d’une Nature servante de Dieu. Mais celle-ci fit appel à Vénus pour qu’avec l’aide d’Hymenée, son mari, et d’Amour, son fils, elle assure la succession continue des générations, nécessaire pour restaurer la légion des anges emportés dans la chute de Lucifer. S’ennuyant à ces coups de dés répétés qui semblaient avoir aboli le hasard pour ne jamais émettre que la même somme, Vénus finit par tromper son mari avec Antigenius (ou Antigamus). C’est de cette union illégitime que serait venu au monde Jocus, le jeu, demi-frère adultérin d’Amour. Depuis, rien ne va plus.
Ramenant la pluralité à l’unité, la diversité à l’identité, la discorde à la concorde, l’instabilité à la stabilité, Amour, che move il sole e l’altre stelle, apparaît ici comme pour Dante comme un principe ordonnateur de l’Univers. Il établit, entre des éléments différents, un lien fondé sur un rapport d’équivalence et permet d’engendrer une véritable union. Figure d’une écriture idéale guidée par la main de Dieu retraçant, de Père en fils, le fil reliant l’original à sa copie, Amour est le garant de la répétition fidèle du même chiffre – le douze – sur lequel est instauré à la fois une ordonnance du monde, une syntaxe amoureuse et une grammaire du discours, soit une règle du jeu. Jocus est au contraire le nom donné à la faille qui introduit dans cette orthographe de Nature, la pseudographie d’un désir hors loi. Son stylet mal taillé a substitué à une sexualité féconde, cette écriture stérile dont se plaint désormais Nature – griffure qui ne peut qu’agrandir la béance dont est constamment menacée sa robe. Ce trou n’apparaît toutefois pas n’importe où. Il se situe dans la partie inférieure d’une robe composée de tous les êtres vivants, à la place même qu’y occupe l’homme. Jocus est, au lieu de la re-présentation d’un être créé à l’image de Dieu, cette déchirure qu’ouvre dans l’ordre de la Création, une écriture sans règle lancée au hasard d’un désir régi par les tours de la roue de Fortune.
Les études recueillies ici sur le thème du jeu ont été présentées lors d’un colloque qui s’est tenu à la Faculté des Lettres de l’Université de Genève, le 19 juin 1992. Nous ajoutons en fin de volume un entretien que Michel Butor a bien voulu nous accorder. Ces études peuvent être regroupées en deux sections. Bien que relevant d’une même problématique, elles répondent en effet à deux points de vue relativement distincts. Placées emblématiquement sous l’autorité de la Plainte de Nature d’Alain de Lille, les études qui forment la première section traitent du jeu compris essentiellement comme un facteur de désordre. Mais ce qui apparaît comme une force négative, peut en même temps se révéler une puissance positive. C’est ainsi que dans les études formant la seconde section, que nous pouvons mettre cette fois sous le signe de Crise de vers de Mallarmé, le jeu est devenu une pratique féconde permettant à l’homme de répondre à l’absence désormais reconnue d’un principe numérique ordonnant le monde.
L’étude de Jean-Pierre van Elslande, en ouverture de notre première section, est consacrée aux Plaisirs de l’île enchantée, fête donnée par Louis XIV à Versailles. Elle reprend en quelque sorte le début de notre introduction. En effet, si le roi Soleil commence par participer au jeu se déroulant dans l’espace clos et la temporalité sans limite de la scène, il s’en retire au moment où le personnage dont il avait endossé le rôle va se retrouver pris dans les rets d’une fée qui menace ainsi son image de monarque de droit divin. Le roi se met hors-jeu, pour en devenir le maître et mettre fin aux enchantements qui avaient envahi l’espace de la représentation. Mais trop tard. En sortant de la scène, le roi la transforme d’une certaine manière en un espace illusoire soumis aux caprices d’un metteur en scène trichant avec ses personnages. La poursuite du jeu dans l’espace de la cour ne fera qu’imposer davantage l’image d’un roi joueur jouant avec des dés pipés. Alors qu’il se croit infaillible, celui dont le rôle est de diriger le jeu des acteurs ne peut pas ne pas se retrouver impliqué et voir sa position mise en cause. La tête coupée de Louis XVI en sera comme l’ultime sanction.
En quittant le jeu, le roi l’abandonnait à l’aléatoire. C’est à ceux qui se sont efforcés de guérir les victimes de sa passion que sont consacrées les deux études suivantes. Pour les moralistes du XVIIIe siècle que présente Michel Porret, il importe, en dénonçant une société dont le fonctionnement tout entier ressemble à la roue de Fortune, de combattre ceux qui se sont laissés emporter dans ses tours afin de rétablir un ordre fondé sur des vertus morales considérées comme les seules garanties de la stabilité sociale.
Forme délirante d’une activité dont la fonction est pourtant reconnue dans la société, la passion du jeu apparaît aux yeux de la psychiatrie comme une pathologie inclassable. Pour une certaine tradition moraliste, il s’agit surtout, semble-t-il, de réintégrer à l’intérieur du jeu social, en les soumettant à ses règles, des joueurs qui se sont laissés embalés par les révolutions infinies d’un dé sans cesse relancé du fait qu’aucun chiffre n’est en mesure de l’arrêter. En décelant dans la passion du jeu un désir de perdre, la psychanalyse propose une explication qui permet de réfléchir l’ensemble des pratiques ludiques. Peut-être se cache-t-il, dans ce désir de perdre qui motive les fous du jeu, le secret espoir de gagner la part du vide qui est devenue dans le monde la figure de Dieu. Ce sont les différentes tentatives entreprises par les cliniciens de la psyché pour définir cette folie que présente ici Vincent Barras.
Les deux études qui suivent, sur lesquelles s’achèvent la première section de ce recueil, concernent la fonction du jeu à l’intérieur d’œuvres littéraires. Paradoxalement, c’est l’absence du jeu d’échecs dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes qui intéresse Jacques Berchtold. Il semble en effet que l’on puisse rattacher ce roman au Songe de Maxen, dans lequel le héros parti à la quête de la jeune fille qu’il a aperçue en rêve la retrouve aux côtés de son père, occupé à tailler les pièces d’un jeu d’échecs. Mais cette absence n’en serait pas vraiment une. Il semble en effet que le jeu d’échecs revienne sous une autre forme dans l’épisode du cortège du Graal au château du Roi Pêcheur. Ce déplacement apparaît alors comme le signe même de l’enjeu que Chrétien de Troyes attache à la quête de Perceval. Au lieu d’affronter le père, il s’agirait d’une certaine manière, en se laissant prendre à l’esche – l’hameçon – du Roi Pescheor, d’extraire cette esche plantée dans sa cuisse comme dans son nom, pour le faire advenir à la figure du Père – et rendre ainsi à la terre gaste sa fécondité.
Ce n’est pas le père que doit affronter l’amant de la Joueuse dupée de Jean de la Forge qu’analyse Stefan Schœttke, s’il entend conquérir sa main, mais la mère. La relation amoureuse entre de futurs fiancés se révèle être dans cette pièce comme un voile jeté sur le jeu qui met aux prises l’homme – amant ou mari – avec une femme tricheuse contre laquelle il ne peut que perdre s’il croît pouvoir honorer sa dette avec ce qu’il possède, et se retrouver, incapable de remettre sa mise et de relancer les dés, réduit à l’impuissance. L’homme ne peut poursuivre la partie, et battre la femme à son propre jeu – d’amour comme de hasard – que s’il apprend à tricher avec elle.
Si le jeu apparaît traditionnellement, selon une perspective moraliste, comme un principe mortifère et de désordre, il offre à chacun la possibilité d’inventer sa partie. L’art et la littérature en sont des exemples privilégiés. Chez Alain de Lille, Nature associe les poètes à Jocus. Ils ne semblent en effet que disséminer une Parole d’origine divine dans le jeu sans fin des fables mythologiques racontant les amours adultères des dieux païens, ou se complaire à des imitations trompeuses d’une réalité pervertie par la fiction. La littérature ne serait jamais que le jeu malheureux de la langue né de la crise du Verbe. Mais, si pour Alain de Lille le jeu met en cause le Nombre divin, chez Mallarmé, sans pourtant que soit totalement niée ce point de vue, il devient la source d’une fécondité nouvelle au regard d’un Verbe figé dans la main monumentale et titanesque d’un poète qui, comme s’il était Dieu lui-même, aurait interdit tout jeu avec la langue autre que sa « frappe », gelant dans le silence stérile et orgueilleux d’une « parole immortelle » – « elle-même matériellement la vérité » – « la diversité, sur terre, des idiomes ».
Crise de vers de Mallarmé s’ouvre sur la mort de celui qui pouvait représenter, dans l’espace de la poésie française, une telle figure sublime d’un Verbe définitif : Victor Hugo. Celui-ci est en effet présenté, dans ce texte, comme une sorte de forgeron mythique soumettant tout vers à sa mesure – celle, comparable aux douze faces de deux dés jetés par Dieu dans l’abîme de la mer, des douze syllabes de l’alexandrin dont il était devenu l’incarnation. Désormais, avec cette « disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés », « toute la langue, ajustée à la métrique, y recouvrant ses coupes vitales, s’évade, selon une libre disjonction aux mille éléments simples ». La manifestation la plus marquante de cette rupture du vers emblématisée par la disparition de Victor Hugo pour s’ouvrir à mille jeux « à l’entour », est l’affirmation du vers libre : « dissolution… du nombre officiel, en ce qu’on veut, à l’infini ». C’est ainsi que « quiconque avec son jeu et son ouïe individuels se peut composer un instrument, dès qu’il souffle, le frôle ou frappe avec science ; en user à part et le dédier aussi à la Langue ».
Cependant, cette récréation toujours singulière qui « se mène avec les fragments de l’ancien vers » n’a, ainsi que le conçoit Mallarmé, pas entièrement rompu avec le Nombre qu’un coup de dés – un coup de Dieu – devant abolir le hasard, croyait avoir définitivement instauré. En effet, « la réminiscence du vers strict hante ces jeux à côté et leur confère un profit ». C’est pourquoi ceux-ci ne sont pas sans une certaine « orthographe », pour reprendre un terme employé par Mallarmé qui entre également en résonance avec la Plainte de Nature. Car « à quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant ; si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure ». Une flor inversa, au lieu de ce continuel engendrement du même qui fait la robe de Nature : tel serait l’enjeu d’une poésie jouant des mille fleurs d’une rhétorique libérée de toute contrainte vis-à-vis d’un Verbe en quête de sa représentation. C’est à ce jeu auquel se livre l’art et la littérature modernes au lieu même d’une crise qu’elle met en scène que sont consacrées les études qui forment la seconde section de ce recueil.
Guy Poitry présente le jeu – « terriblement sérieux » – auquel s’adonne Michel Leiris dans son Glossaire, dans lequel les découpages des mots qui forment, tel aux osselets, le ressort des gloses, apparaissent comme le théâtre de la métamorphose à la fois merveilleuse et dérisoire d’une fleur unique noyée dans le suaire de l’existence.
Une telle partie avec la mort, ou avec le vide, est ce à quoi se consacrent les personnages du théâtre de Beckett comme Beckett lui-même. Ils jouent en attendant qu’arrive ce petit dieu qu’est Godot – ce faux dieu qui se joue de leur espérance. Ils ne semblent alors obéir à aucune règle. A partir de l’opposition qu’offre la langue anglaise entre les mots « play » et « game », Edward Bizub nous invite notamment à une réflexion sur ce qui fait la règle du jeu théâtral de Beckett.
Le jeu (d’échecs) qui avait disparu du château du Roi Pêcheur, dans le Conte du Graal, fait sa réapparition sous la forme d’un jeu de tarots dans le Château des destins croisés d’Italo Calvino que présente Françoise Dubor. Le livre y apparaît d’abord comme un château de cartes dans lequel chaque personnage, frappé de mutisme avant d’y arriver, ne retrouve la parole, et un nom, qu’en devenant une carte dans le jeu d’un écrivain disposant sur la table les figures de son destin. Les cartes donnant forme à cette demeure nobiliaire finiront cependant par s’écrouler dans le jeu désordonné d’une partie se déroulant désormais dans une taverne.
L’œuvre de l’auteur allemand Hans Magnus Enzensberger que présente Dominik Müller, apparaît comme une radicalisation du projet mallarméen. L’anthologie poétique qu’il publia en 1985 est à cet égard exemplaire. Alors qu’habituellement dans ce genre d’ouvrage, chaque poème apparaît figé dans la célébration de la voix qui l’a proféré, comme enfermé dans un bouquet d’immortelles, il se voit au contraire, dans ce recueil, décomposé. Loin cependant de le détruire, Enzensberger le remet en jeu. Il en fait ressurgir le vide : telle une boîte sans fond qui remonterait à la surface de la langue au milieu des débris d’une poésie emportée dans son naufrage.
On peut se demander si la conséquence ultime de cet éclatement du Verbe ne se manifeste pas dans le passage de la poésie à une activité artistique, comme c’est le cas par exemple pour Henri Michaux ou Broodthaers. Déjà chez Mallarmé, quelque chose de cet ordre se fait jour, que ce soit dans la dispersion sur la page des mots qui composent son Coup de dés, ou à travers ces objets qui servent de prétexte ou de support à ses Vers de circonstance. La Vérité au cœur de la Parole poétique ne serait plus désormais qu’un vulgaire objet – « fruit d’or » destiné à fondre dans la bouche. La disparition de l’Œuvre trouverait alors son « expression » exemplaire dans les ready-made de Duchamp.
Le dernier article de ce recueil, dû à Philippe Cuenat, est consacré à un de ces artistes dont l’œuvre apparaît constituée tout entière des restes du rêve brisé d’une parole qui serait celle d’un Poète mythique : Robert Filliou. L’œuvre d’art ne serait plus, chez lui, que la mise à disposition du spectateur-joueur d’une Boîte à outils de la Création permanente, lui permettant de faire rouler sans fin le « dé à vingt-six faces de l’alphabet » au lieu vide de la poésie.
Cet éclatement de la parole en fragments sans nombre est d’une certaine manière le produit de toute lecture critique, qui joue avec les différentes facettes d’une œuvre afin d’en saisir l’enjeu. C’est à en parcourir à son tour la constellation qu’est convié ici le lecteur.