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Les cliniciens du jeu

Vincent BARRAS

Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux édité par l’American Psychiatric Association s’est donné pour tâche d’aider psychiatres cliniciens et chercheurs à communiquer entre eux au sein de l’épais maquis des maladies mentales. Sa troisième édition révisée (d’où le titre abrégé DSM-III-R en usage parmi les professionnels), datant de 19871, est actuellement en cours de réadaptation, et sera bientôt remplacée par le DSM-IV (promis pour 1994). Par cette manière de faire, les psychiatres américains (suivis par une majorité de leurs collègues internationaux), insistant sur le remodelage constant des concepts et des définitions dont leur science est l’objet, manifestent le souci de nous procurer « une forme arrêtée dans un processus qui se poursuit », et aussi, ajouterions-nous, dont le terme est indéterminé : la classification expérimentale et empirique, phénoménologique selon certains – c’est-à-dire fondée sur les données manifestes, sensibles – des troubles de l’esprit. Or, parmi la quinzaine de catégories diagnostiques générales ainsi repérées (qui peuvent à l’occasion se recouper), il en est une dont l’intitulé a de quoi retenir l’attention : les « troubles du contrôle des impulsions non classés ailleurs ». Elle ne semble pas exister pour elle-même, mais uniquement en référence à l’ensemble des troubles des impulsions positivement classés – à savoir pour l’essentiel les paraphilies (regroupées dans la catégorie générale des troubles sexuels), certaines formes de troubles de l’alimentation, ou de troubles liés à l’utilisation de substances psychoactives. Le statut d’exclusion qui frappe dans leur définition même ces troubles indique suffisamment que nous sommes là en présence de maladies tout à fait extraordinaires, dont les caractéristiques cliniques primaires sont « une impossibilité de résister à l’impulsion d’accomplir un acte dommageable pour soi ou autrui, […] une sensation de tension ou l’excitation croissante avant de commettre un acte, un sentiment de plaisir ou de soulagement une fois l’acte commis ». Faut-il s’étonner, devant un cadre si composite, d’entendre quelques voix autorisées de la psychiatrie contemporaine avouer qu’il subsume des maladies énigmatiques entourées d’une « aura de curiosités cliniques »2, continuant d’être sujettes à d’intenses spéculations théoriques, et de soulever la controverse dans le milieu psychiatrique. Malgré l’apparente évidence des faits livrés à l’expérience clinique, la question se pose, certes fondamentale pour un manuel de diagnostic : jusqu’à quel point les cinq désordres classés dans cette catégorie – le trouble explosif intermittent, la kleptomanie, la pyromanie, la trichotillomanie, le jeu pathologique, et (inclassables parmi les inclassables) les troubles du contrôle des impulsions non spécifiés – sont-ils des entités cliniques distinctes, autonomes ? Tout est pourtant fait selon les règles méthodologiques rigoureuses présidant à l’élaboration du DSM, qui interdisent notamment d’inclure au sein d’une quelconque catégorie nosologique un trouble en tant que simple symptôme. Le kleptomane vrai n’est ainsi pas confondu avec celui qui vole à la suite d’un trouble des conduites ou avec un patient classé dans la catégorie des « Personnalités antisociales ». En somme, assez embarrassé, le psychiatre d’aujourd’hui ne semble pas avoir eu d’autre ressource que de regrouper ce que lui livre l’expérience dans une catégorie ad hoc, véritable bric-à-brac rebelle à toute volonté de systématisation : l’impulsion à s’arracher les poils du corps ou les cheveux, l’impossibilité répétée de résister au vol d’objet, l’acte délibéré d’allumer des feux, la répétition épisodique d’impulsions agressives aboutissant à des voies de fait graves ou la destruction de biens, l’automutilation répétée (telle qu’elle s’observe dans certains « troubles non spécifiés ») ou enfin l’impossibilité chronique et progressive de résister à l’envie de jouer.

Car tel est bien le « jeu pathologique », introduit dans la troisième édition du DSM, en 1980, et légèrement modifié dans l’édition révisée de 1987. La date de la survenue d’une nouvelle catégorie diagnostique dans l’ouvrage à visée œcuménique qu’est le DSM constitue certes un point de repère utile, dont on se doute toutefois, pour le cas qui nous intéresse du moins, qu’elle ne signe pas l’émergence d’une nouvelle « maladie ». Elle indique avant tout le moment où la communauté psychiatrique prend conscience de la nécessité de systématiser un problème clinique (au sens le plus large du terme) jusque là mal défini3. Dans la littérature médicale spécialisée, le jeu pathologique (« Pathological Gambling » ou « Compulsive Gambling » selon les auteurs) apparaît dès le début des années 1960 aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne (mais à ce jour, sa place demeure très modeste dans les revues psychiatriques continentales) : ce sont quelques psychiatres et anthropologues qui attirent l’attention du monde médical sur le « syndrome du jeu, aberration frappante du comportement chez une personne dont les difficultés psychologiques n’entraîneraient sinon pas de perturbation de l’existence »4. Cet intérêt nouveau, certains en justifient tautologiquement l’émergence, avouant s’être penchés sur « leurs propres expériences émotionnelles ou celles de collègues joueurs lors de séances de jeu », s’être mis à observer des joueurs dans les casinos ou sur les champs de course, et avoir reçu dans leur clientèle quelques cas présentant des « problèmes majeurs liés au jeu »5. De fait, un petit nombre d’associations « para-professionnelles » avaient elles aussi simultanément joué leur rôle dans l’apparition du « jeu pathologique » au sein de la psychiatrie contemporaine : les Gamblers Anonymous, regroupant des « patients » également préoccupés par leurs expériences émotionnelles devant le tapis vert. L’histoire officielle du mouvement fixe la date de sa naissance « au mois de janvier 1957, lorsque deux hommes se rencontrèrent par hasard. Une incroyable série de malheurs et de misères due à leur obsession à jouer poursuivait ces hommes. Ils commencèrent à se réunir régulièrement et les mois suivants ni l’un ni l’autre ne joua6. » Fondées explicitement sur le modèle des Alcooliques Anonymes, elles leurs empruntent l’arsenal conceptuel et les thérapies à base de suggestion individuelle et de renforcement collectif : « Nous avons appris qu’il fallait admettre dans notre for intérieur que nous sommes des joueurs compulsifs. (…) Il nous faut détruire l’illusion que nous sommes comme les autres ou que nous serons bientôt comme eux. Nous avons perdu la capacité de contrôler notre manière de jouer. Nous savons qu’aucun joueur compulsif qui s’adonne à sa passion d’une manière compulsive ne reprend contrôle. Chacun de nous a senti à un moment ou à un autre qu’il reprenait le contrôle, mais de tels répits (en général courts), étaient inévitablement suivis de moments encore moins contrôlés qui menaient plus tard à une dépression déplorable et incompréhensible. Nous sommes convaincus que les joueurs de notre genre sont atteints d’une maladie progressive. »7 Ces associations débutèrent sur la côte ouest des Etats-Unis (très exactement le 13 septembre 1957 à Los Angeles), se répandirent sur l’ensemble du territoire américain, et furent bientôt importées en Allemagne, Australie et en Angleterre, où les revues médicales signalent leur arrivée, le 10 juillet 1964 : « Le joueur compulsif, comme l’alcoolique ou le toxicomane, ressent un besoin irrépressible de continuer une action qui lui cause des problèmes toujours croissants, devient aveugle aux obligations morales ou à la réalité, et semble rechercher l’auto-destruction. »8 Voilà qui pose véritablement le problème au niveau international (surtout anglo-saxon, il faut le préciser) : s’ensuit une série d’articles originaux, notes éditoriales, courriers de lecteurs, où s’accumulent descriptions de cas cliniques, analyses théoriques, perspectives thérapeutiques9. En ces années marquées par l’influence de l’antipsychiatrie, la polémique n’est pas absente : peut-on définir strictement la « compulsion », quelle est la pertinence du diagnostic médical de jeu pathologique ? Une affaire retentissante de leucotomie pratiquée sur un jeune homme atteint de « compulsive gambling » fait l’objet d’un débat animé dans la presse laïque et spécialisée10 : « Le comportement anti-social ne doit pas être confondu avec la maladie mentale, et les psychiatres doivent veiller à ce qu’on ne leur impose pas le rôle de gardiens de la déviance, et à ne pas considérer comme leur devoir de normaliser l’anormal et le non-conforme. La tâche première du médecin est de diagnostiquer et de traiter ses patients, non pas de renforcer les règles de la société », affirme l’auteur anonyme d’un éditorial du British Medical Journal11. A quoi l’on répond que le psychiatre, en tant que spécialiste de la motivation humaine, a assurément un rôle à jouer dans la reconnaissance de la pathologie sociale, et qu’ignorer la personnalité de son patient, les circonstances sociales qui l’entourent, c’est non seulement parodier la pratique psychiatrique actuelle, mais ne pas rendre justice au travail de tout médecin aujourd’hui12. Sans doute de telles questions amènent-elles la psychiatrie à préciser toujours davantage son champ d’investigation et d’intervention : l’évolution ultérieure du jeu pathologique se présente en effet comme une tentative de catégorisation de plus en plus précise, et de plus en plus prudente, qui veut échapper aux pièges d’une recherche linéaire des causes, se tenir en revanche au plus près des données de l’expérience clinique – de fait elles-mêmes filtrées à travers des tests de sélection : on recherche par exemple – et avec quelque succès semble-t-il – à un extrême les signes d’activation électro-encéphalographique différentielle ou le taux de certaines substances biologiques dans le liquide céphalo-rachidien chez les joueurs pathologiques, et à l’autre des tests de personnalité permettant de dégager un « profil » psychologique type du joueur13. Dans ce contexte, l’entité clinique du « jeu pathologique » proposée dès 1980 par le DSM-III, étape provisoire d’un parcours d’idées parfois disparates et difficiles à dénouer clairement, stimule à son tour un processus d’accumulation de nouvelles données épidémiologiques et cliniques (ainsi, le DSM-III-R situe-t-il la prévalence du jeu pathologique entre 2 et 3 % de la population adulte14), un raffinement accru des hypothèses étiologiques et des procédés diagnostiques (établissement de facteurs prédisposants sur le plan biologique aussi bien que familial et social15), une élaboration continue de nouvelles perspectives thérapeutiques (à savoir : psychanalyse, traitement comportemental, thérapie cognitive, pharmacothérapie, thérapie électroconvulsive). La tenue à intervalles réguliers des Annuals Conferences on Gambling, dans les principales villes de jeu américaines (Lake Tahœ, Las Vegas, Reno), ou encore l’apparition en 1985 d’une revue médicale spécialisée, The Journal of Gambling Behaviour, sont des indices suffisamment clairs de cette dynamique scientifique. L’on peut en prédire sans risque la continuation dans les années à venir, qui se sédimentera au sein des éditions ultérieures du DSM16. A ce jour, la définition du jeu pathologique est ainsi posée : « Comportement inadapté de jeu, comme en témoignent au moins quatre des critères suivants : 1) le sujet est fréquemment préoccupé par le jeu ou essaie d’obtenir de l’argent pour jouer ; 2) jeu fréquent comportant des enjeux importants ou se prolongeant pendant une durée supérieure à celle prévue ; 3) besoin d’augmenter l’importance ou la fréquence des paris pour atteindre l’état d’excitabilité désirée ; 4) agitation ou irritabilité quand il est impossible de jouer ; 5) pertes répétées d’argent au jeu et lors de tentatives de regagner le lendemain l’argent perdu (pour se « refaire ») ; 6) efforts répétés pour arrêter ou restreindre cette activité ; 7) jeu fréquent lorsque les échéances sociales ou professionnelles sont imminentes ; 8) sacrifice d’importantes activités sociales, professionnelles ou récréatives pour le jeu ; 9) poursuite du jeu en dépit d’une incapacité à acquitter le montant de ses dettes ou de problèmes sociaux, professionnels ou légaux significatifs, alors que le sujet se rend compte qu’il aggrave ces derniers en jouant. »17 De la sorte, l’histoire en cours du jeu pathologique nous offre une belle occasion d’observer dans le vif la construction et l’évolution d’un système conceptuel hétérogène regroupant convictions individuelles, principes théoriques communs, valeurs sociales ou culturelles, données de l’expérience, dont la somme se résume sous le terme « maladie ».

Ce phénomène si singulier d’apparition d’une nouvelle catégorie nosologique, on serait tenté de le comprendre en recourant avant tout à des facteurs d’ordre socio-économique ou anthropologique. Sans doute permettraient-ils d’esquisser une configuration explicative très générale, au sein de laquelle pourrait aisément s’inscrire le jeu pathologique : sous son apparence d’entité née pour ainsi dire tout armée de la tête de quelques psychiatres ou d’associations paramédicales, il se révélerait en réalité comme une sorte de construction socioculturelle, reflet ou symptôme de transformations structurelles profondes. Mais s’en tenir à cette seule perspective ne permettrait guère de rendre compte de la spécificité de la catégorie nosologique en question : il importe à cet égard de suivre aussi le parcours du concept du jeu comme pathologie dans la première moitié du siècle, qui, bien que devenu difficile à repérer, continue de jouer son rôle dans le processus actuellement observé. En effet, jusqu’à son émergence manifeste et sa transformation en entité clinique dans la clinique contemporaine, on peut voir ce qui n’était alors qu’une « idée » suivre un chemin assez discret, oscillant entre psychologie et psychiatrie, et dont les jalons les plus significatifs furent posés entre les années 1910 et 1960 par la psychanalyse. Un ouvrage, incontestablement, en constitue à la fois la synthèse et l’aboutissement : The Psychology of Gambling18 d’Edmund Bergler, médecin et auteur de multiples ouvrages psychanalytiques, ancien directeur de la clinique psychanalytique de Vienne émigré en 1936 aux Etats-Unis19. Bergler y reprend pour l’essentiel les thèses d’un article para en 1943 (paru significativement dans une revue de criminologie clinique)20, en les enrichissant de son impressionnante collection de cas de joueurs pathologiques (« en trente années de pratique, j’ai traité plus de soixante névrotiques adonnés au jeu ») : elle constitue sans doute à ce jour la plus grande série de joueurs pathologiques psychanalysés. La démonstration de Bergler se fonde sur un paradoxe, qui bien sûr n’est qu’apparent : le joueur joue pour perdre. En effet, contrairement à ce que prétend le « concept populaire », selon lequel le joueur, cet être faible, serait animé par le désir rationnel de gagner de l’argent par des moyens rapides en prenant le risque d’échouer et d’être repoussé par les siens, « le microscope psychiatrique-psychanalytique »21 permettrait de révéler la réalité d’un « névrotique animé du désir inconscient de perdre ». Le jeu activerait le vieux fantasme enfantin de grandeur mégalomaniaque, couplé à la révolte latente contre la logique, l’intelligence, la modération, la morale, la renonciation. La perte serait alors le prix dont le joueur devrait obligatoirement s’acquitter pour l’agression névrotique qu’il exprimerait inconsciemment contre les valeurs éducatives inculquées pendant son enfance et qui masquerait, à coups de dés, de cartes ou de roulette, son plaisir masochiste lié à un mécanisme régressif oral sous-jacent. Cette profonde névrose n’étant généralement pas reconnue comme telle, à commencer par le joueur lui-même, celui-ci porterait à l’extérieur l’image de l’immoralité. Et seul le traitement psychanalytique aurait quelque chance de modifier le cours défavorable des choses. Toute l’analyse que tente Bergler, sous son double aspect d’explication théorique et d’effort thérapeutique, culmine dans la résolution du paradoxe initial. Face au « concept populaire », l’analyste impose d’une certaine manière l’idée d’une déculpabilisation du joueur (du moins, du « gambler » aux traits distinctement pathologiques), qui paye toutefois le prix d’une prédétermination dont désormais l’enveloppe la psychologie des profondeurs. Le désir de gain, dont les conséquences sociales pourraient après tout être du ressort de la loi et les conséquences individuelles de celui de la religion ou de la morale, se retourne en névrose de perte, justifiable désormais de l’approche médicale, et notamment de la psychopathologie criminelle.

Fort de son expérience clinique certainement unique et pionnière, Bergler prétend que ses travaux auraient permis de populariser, contre un premier préjugé qualifié de populaire précisément, l’idée que le jeu n’est autre chose qu’une maladie déguisée, et cite pour preuve, apparus en tête d’articles de psychanalyse vulgarisée dans les magazines américains dès la fin des années 1940, les titres suivants : « Is Gambling a Disease ? », « Your Doctor Can Cure Gambling », « Gambling Is a Disease »22. Du moins imagine-t-on qu’ils aient pu offrir une assise théorique convenable à diverses associations telles que les Gamblers Anonymous, apparus quelques années plus tard. Il est certain toutefois – en témoignent les continuelles références à son œuvre dans les travaux les plus significatifs de la vague psychiatrique récente (qu’ils soient ou non d’inspiration psychanalytique) – que c’est là une base essentielle pour la compréhension actuelle des mécanismes psychologiques à l’œuvre dans le « jeu pathologique ».

Mais The Psychology of Gambling de Bergler peut tout autant être considéré comme l’accomplissement de diverses tentatives d’interprétation psychanalytique du jeu, leur cristallisation en une forme à la fois synthétique et divulgatrice23. Le thème du joueur apparaît pour la première fois chez Hans von Hattingberg, qui, s’intéressant aux aspects caractérologiques de l’Analerotik, évoque en 1914 déjà, à côté du goût pour les sports dangereux, la Lust am Spiel – « désir », mais aussi « volupté » du jeu – comme un exemple marquant de la recherche d’une excitation nerveuse rapportée à l’élément premier, l’Angstlust, elle-même liée à une excitation sexuelle subliminale24. Ernst Simmel un peu plus tard publie le premier récit, long de quelques lignes seulement, du traitement psychanalytique d’un jeune homme atteint de Spielleidenschaft. Selon ses propres dires, sa perspective laissait entrevoir, « outre la guérison, quelques hypothèses sur la genèse et la structure inconsciente de la passion du jeu elle-même », à savoir, brodé sur les conceptions de Hattingberg, le « déploiement de la libido anale-sadique prégénitale encore excessivement active dans l’inconscient : (…) la passion du jeu sert ainsi la satisfaction auto-érotique, le jeu constituant le désir, le gain l’orgasme, la perte à la fois l’éjaculation, la défécation et la castration. »25 Ce sont là les étapes initiales d’un parcours psychanalytique – orthodoxe ou déviant – , le long duquel s’accumulent désormais les interprétations de la passion du jeu comme dérivation névrotique ou « parapathique » de conflits tournant autour de la sexualité infantile. Wilhelm Steckel analyse la figure du joueur à travers deux cas cliniques personnels, ainsi qu’à travers les descriptions autobiographiques de Fiodor Dostoïevski, Richard Wagner ou de Jean-Jacques Rousseau, comme l’un des types de sa théorie de l’Affektverschiebung26. C’est par la tangente littéraire que Freud également aborde la question, dans son article « Dostojewski und die Vatertötung » paru en 1928 comme préface à l’un des volumes de l’édition allemande des œuvres de Dostoïevsky par R. Fülöp-Miller et Fr. Eckstein27. Ici, le jeu, tel qu’il apparaît dans les romans, le journal et certains éléments biographiques de l’écrivain – considéré « sous son quadruple aspect d’écrivain, de névrotique, d’éthicien, de pécheur (Sünder) » – , se retrouve enserré dans un réseau explicatif complexe : c’est l’expression d’un conflit œdipien non résolu. Une culpabilité fondée sur des fantasmes inconscients de parricide déterminerait la pulsion autopunitive vécue à travers le jeu. Mais aussi – et Freud développe ce point dans une sorte d’appendice de la « description clinique » de Dostoïevsky, en une analyse d’un autre cas clinico-littéraire, la Spielsucht du jeune homme dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de Stefan Zweig – , le jeu se révèle comme un substitut de la compulsion à la masturbation. L’insistance de Zweig28 sur l’activité des mains (indice certain de la passion – pendant que le visage et le corps restent imperturbables) lors de la manipulation des cartes est révélatrice de cette dérivation : « jouer » (spielen) étant effectivement le mot utilisé dans les crèches pour désigner l’activité des mains sur les organes génitaux. C’est ainsi que, pour Freud, se trouve parfaitement élucidée la passion du jeu éprouvée par Dostoïevsky, dont il note aussi à quel point elle a affaire avec la qualité littéraire : constituant une décharge autopunitive de la conscience, elle permettrait de lever les inhibitions pesant sur son travail d’écrivain29.

Le recours systématique aux joueurs de fiction (ou qui se représentent eux-mêmes à travers des fictions) caractérise ainsi formellement la plupart des textes psychanalytiques consacrés à la question. Une fois encore, le travail de Bergler est exemplaire de ce point de vue : une bonne part de sa force de persuasion provient de l’habile comparaison de ses descriptions cliniques avec les descriptions littéraires – bien connues, suppose-t-il – extraites du Joueur de Dostoïevsky ou des journaux de sa femme, du Jean Christophe de Romain Rolland, du conte « Le Bonheur au jeu » tiré des Serapionsbrüder d’E.T.A Hoffmann, du Herr im Spiel d’Otto Sokya ou du Vandover and the Brute de Frank Norris. « On accepte en effet plus volontiers les mêmes faits cliniques lorsqu’ils sont présentés par un moyen non scientifique, dans un roman, par exemple. » D’où l’exposé, sur deux colonnes parallèles, des « situations de la vie réelle et fictionnelles, qui sont fondamentalement les mêmes ». En effet, selon Bergler – qui rejoint là (à son insu ?) la conviction de Freud à propos des indices non-intentionnels révélés par son analyse du joueur de la nouvelle de Zweig30 – , dans la littérature de fiction apparaîtrait, plus clairement encore que dans les case histories, l’importance de la motivation inconsciente (à l’insu même de l’écrivain qui la met en forme). Un tel modèle formel, où la description clinique et l’analyse littéraire se renvoient leur propre image en miroir, s’amplifient mutuellement, on peut en discerner l’héritage, certes beaucoup moins démonstratif, dans les manuels de psychiatrie moderne où ne manque jamais le petit chapitre introductif historico-littéraire31. On peut également se demander – sinon à propos de l’ensemble de la clinique psychanalytique, du moins dans le cadre de la thématique ici abordée – s’il ne dépasse pas son but avoué, celui de servir de simple support didactique à la présentation clinique, et détermine également en partie le cadre de référence qu’il est censé illustrer. Dès lors, l’enquête psychanalytique innoverait dans la mesure même où elle exploiterait de façon privilégiée les situations cliniques dans leur résonance avec certaines figures romanesques. C’est ainsi que, tout naturellement, les analystes du jeu se tournèrent vers Dostoïevsky32, parfaitement ambivalent, non pas tant en lui-même que par le fait que l’on y recoure à la fois comme modèle clinique de joueur pathologique et comme expert « scientifique » – à travers ses récits de fiction – de sa propre pathologie. Chez lui, comme l’affirmait Freud avec assurance – mais il faudrait dire plutôt dans son personnage construit au sein d’un discours polymorphe – , « nous trouvons un cas absolument clair de Spielsucht que l’on ne peut juger que comme une passion pathologique ». Autrement dit, dès les années vingt, on pouvait penser (voire, on était contraint de penser) que « la Spielleidenschaft est la tâche du psychiatre plutôt que du psychologue »33.

Pourquoi cette conviction ? Comment se justifie aux yeux des psychiatres et psychanalystes cette lecture strictement médicale de phénomènes relevant à première vue de la psychologie ou de l’anthropologie au sens large ? Il faut ici se tourner vers une très petite poignée d’études, parues au tournant du siècle – presque exclusivement sous la plume d’auteurs français34. Surgies isolément, elles n’eurent en quelque sorte pas de lendemain. Les traités et travaux ultérieurs sur le jeu pathologique, lorsqu’ils les citent, ne leur accordent guère d’importance. Elles figurent plutôt comme des fleurons tardifs, et problématiques, d’une médecine assez vite périmée. Toutefois, et c’est ce qui importe pour notre propos, elles marquent de façon précise le moment et la manière dont, pour la première fois, la médecine s’affronte au problème. Le point central – tout autant, d’ailleurs, que dans bon nombre de domaines où se porte l’enquête psychiatrique de l’époque – est de savoir comment tracer (et justifier) une ligne de démarcation séparant le « normal » du « morbide » ; comment, pour le dire dans les termes de l’époque, distinguer dans le jeu ce qui est passion et ce qui est manie. Il fallait en effet que la question soit ainsi posée pour que la médecine trouve le moyen de s’en saisir. Pourquoi, s’étonnent Paul Sollier et Gaston Danville – dans un article qui apparaît comme « fondateur » de la clinique du jeu35 – , une telle abondance d’anecdotes sur le sujet, à commencer par l’obsession du jeu de dé chez les habitants de Corinthe ou le fameux passage de Tacite sur les Germains jouant jusqu’à leur propre vie, alors que si rares en sont les essais d’interprétation ? (Signalons en passant que cette constatation – l’étonnement devant la rareté des études cliniques sur un thème aussi richement traité par la littérature – se retrouvera chez Bergler aussi bien que chez nombre de spécialistes ultérieurs du jeu pathologique, convaincus chacun à leur tour de faire œuvre de pionniers36.) « Ne serait-ce pas (…) qu’à tout prendre, le jeu apparaît comme la moins déraisonnable des passions ? » L’explication paraît facile : « le joueur passionné (…) serait celui qui désire gagner le plus d’argent, le plus rapidement possible. » En conséquence, la plupart des auteurs avant eux, quelle que soit la finesse de leur analyse – et l’Essai sur les passions de Théodule Ribot leur offre l’exemple le plus abouti37 – , avaient considéré que cette passion proviendrait d’une activité psychique normale, l’espoir et l’amour du gain facilement obtenu. Certains toutefois avaient distingué clairement la passion pathologique du jeu de sa pratique occasionnelle : elle s’accompagnerait alors de tendance au vol, au suicide, à toutes sortes de crimes, si forte serait la puissance de l’impulsion violente et irrésistible. Or, objectent nos auteurs, l’expérience clinique va contre cette hypothèse d’une origine pathologique. En effet, il importe au clinicien attentif de ne pas se laisser abuser par l’apparence anormale que n’importe quelle passion, l’amour en tout premier, revêt au cours de son développement, et de ne pas assimiler aussi simplement la passion – qui est en réalité « grande créatrice de valeurs » – à la manie. Mais, à côté de ces deux classes, le joueur occasionnel et le joueur passionné (envers qui, donc, la médecine n’a rien à proposer), il existe bel et bien « une déformation morbide de cette passion, équivalente à ce qu’est par exemple l’érotomanie vis-à-vis de l’amour, la dipsomanie en regard de la gourmandise, et que, si l’on juge inutile de recourir pour la désigner à un vocable néo-grec, cybémanie, nous nous contenterons simplement de nommer manie du jeu ou impulsion du jeu. » Et c’est à ce point que peuvent entrer en scène les premiers cas strictement cliniques de l’histoire du jeu, deux patients hospitalisés au Sanatorium de Boulogne38 « où l’on voit des accès de manie du jeu se présenter sous un aspect nettement pathologique ». La description souligne clairement qu’« il ne s’agit plus ici de passionnés, mais de malades ». Pour l’un, joueur frénétique depuis plus de vingt-cinq ans aux symptômes hystériques nets, « l’impulsion au jeu est manifestement en rapport avec les troubles sensitifs et les troubles de la personnalité, caractérisés essentiellement par un état d’anesthésie, d’analgésie et d’énervement très pénible, pour les premiers, et par des dédoublements de la personnalité, avec modifications de la mémoire, de la volonté et des sentiments affectifs, pour les seconds ». Pour l’autre, hanté par des idées de grandeur, spéculant et jouant depuis l’âge de quinze ans, sa manie du jeu s’inscrit dans le cadre d’une névropathie tout à fait claire. « Il ne s’agit plus d’un équivalent pathologique au cours d’une maladie caractérisée. C’est une manifestation même de l’état morbide constitutionnel du sujet. » Mais dans les deux cas, le jeu est en cause en tant que « réaction mentale » contre les causes de dépression et d’inertie, que moyen de stimuler l’activité de l’individu. Séparé de la passion, il n’est plus phénomène pathologique en soi, mais tend à devenir pur instrument psychologique réactif, que sollicite tel ou tel état morbide. Ainsi précisée, la « cybémanie » de Sollier et Danville apparaît comme un aboutissement original, dans le contexte particulier du jeu, de l’une des problématiques médicales marquantes au XIXème siècle, telle que la concevait par exemple J.-B. F. Descuret, dans un ouvrage au titre significatif : La médecine des passions, ou les passions considérées dans leurs rapports avec les maladies, les lois et la religion39. Pour ce « médecin littérateur fort distingué »40, les trois catégories de passions (animales, telle l’ivrognerie, la gourmandise, la peur, sociales, comme l’amour, l’ambition, le suicide, la nostalgie, ou encore intellectuelles, comme la manie de l’étude, de la musique, de l’ordre, etc.) relèvent toutes, conformément à ce qu’énonce le titre, d’une triple thérapeutique : médicale, législative, et religieuse. Cela vaut particulièrement pour la passion du jeu, « cette maladie morale parmi les plus contagieuses et les plus funestes », dont la terminaison n’est pas seulement l’infamie, mais aussi « la misère et la mélancolie, quelquefois la folie, le meurtre et le suicide ». Le médecin n’est pas pour autant démuni : « Les fatigues du corps, la fuite des grandes villes, les voyages, la vie et les exercices champêtres, quelque entreprise laborieuse et tout à la fois agréable, l’étude des beaux-arts, des sciences, la société de gens instruits et enjoués aimant l’ordre et l’économie, enfin l’amour de la religion, qui toujours conduit l’homme aux affections les plus nobles et les plus conformes à son bien-être, tels sont les moyens les plus efficaces que l’on puisse employer pour détruire ce mal dévorant. »41 On voit à quel point les solutions thérapeutiques proposées s’entremêlent jusqu’à se confondre en une sorte de règle de vie extrêmement abstraite. Il est vrai que la médecine des passions, héritière certes d’une longue tradition philosophico-médicale42, était dès son principe floue : peut-on parler des passions comme d’entités pathologiques au sens strict, justifiables d’une véritable prise en charge médicale, alors que cette même médecine les considère en même temps comme causes, comme symptômes voire comme moyens de guérison des maladies43.

Si Descuret, dans son classement, ne discriminait donc pas clairement la passion et la manie, au tournant du siècle, cette attitude tendait à devenir intenable. Pour notre cas particulier, Sollier et Danville allaient en quelque sorte opérer de force cette discrimination, pour que se révèle au regard médical une clinique du jeu à proprement parler. Mais d’autres issues demeuraient ouvertes ; notamment la tentative de réduction de tout phénomène passionnel à des lois purement organiques, dans le langage de la biologie scientifique. R. Dupouy et P. Chatagnon ne procèdent pas autrement, lorsqu’ils établissent la description parfaitement cohérente d’« un jeune homme de 27 ans, M. X., métreur, au faciès profondément altéré, pâle, amaigri, au regard inexpressif, à l’attitude apathique et vaincue : c’est un joueur de baccarat »44. Sa maladie se déroule sur le modèle des affections organiques-nerveuses, avec ses cinq phases, l’initiation, l’accoutumance, le besoin, la souffrance, les conséquences physiques (par retentissement sur l’organisme des chocs émotifs répétés) et morales (crimes et suicide sont l’issue presque inexorable). L’analogie s’offre d’elle-même avec les toxicomanies – notamment la morphinomanie – , que l’on n’est pas surpris de voir associées à la passion du jeu. « De même que le toxicomane, le joueur est un amoral, amoral constitutionnel aggravé par « le besoin » (besoin de l’agent hédogène – drogue chez l’un, argent chez l’autre). Nous voyons les mêmes délits commis par l’un et par l’autre ; nous rencontrons la même hérédité, la même étiologie : n’est pas joueur qui veut ; ne devient toxicomane ou joueur que le prédisposé plus ou moins inadaptable au travail normal de son milieu social et dont la sensibilité affective a pris une orientation et une acuité morbide. » Il faut donc postuler un terrain psychophysiologique particulier sur lequel se développe cette affection : on entrevoit ici l’influence de la théorie de la dégénérescence héréditaire, dont les idées obsédantes et les impulsions – au jeu, mais aussi au vol, à divers actes aggresifs – seraient des « stigmates ». Pour Dupouy et Chatagnon, c’est le jeu comme passion, et non pas seulement une catégorie particulière de jeu, ainsi que le proposaient Sollier et Danville, qui se réduit potentiellement à un trouble psychopathique, constitutionnellement inscrit dans l’individu. Remarquons que même cette lecture extrême n’esquive pas certaines des apories de la passion – qu’elle voudrait pourtant résoudre dans le pathologique pur. Car si le traitement veut se montrer à la mesure de la maladie, il doit s’attacher aux conséquences, non seulement individuelles, mais également collectives. Il revient alors à la médecine de veiller aussi bien à la thérapie proprement dite (d’ailleurs relativement improbable) qu’au « dépistage » des joueurs constitutionnels et à la conduite d’une prévention sociale efficace.

Née de la sorte au regard de quelques aliénistes, la clinique du jeu figure un aboutissement exemplaire des théories de la passion45. On ne saurait s’étonner de ce qu’elle en ait entraîné avec elle comme son ombre les énigmes les plus irréductibles. Le jeu, demande la psychanalyse, doit-il être posé comme Spieltrieb, instinct inné, ou besoin réactionnel, physiologique, détente des pulsions vitales ? C’est, résumée, sa manière d’appréhender le phénomène – qu’auparavant, sous la forme de l’« impulsion au jeu », on était tenté de relier à la constitution héréditaire du sujet ou à un état dépressif moral, et que la prudence empirique d’aujourd’hui se contente de répertorier en tant que Pathological Gambling dans la catégorie des « troubles des impulsions non classés ailleurs ». Mais même ainsi, le jeu contient dans sa définition sa propre tendance à la pathologie, spirale envoûtante à qui la clinique emprunte aussi, comme le disait Ribot de l’objet auquel elle s’adresse, « une poésie, un je ne sais quoi de tragique et presque de grandiose »46.

Bibliographie sélective (outre les ouvrages et articles cités dans le texte)

J. Brakhoff (éd.), Glück, Spiel, Sucht. Beratung und Behandlung von Glücksspielern, Freiburg im Brisgau, Lambertus, 1989.

E.C. Devreux, « Gambling », in International Encyclopedia of the Social Sciences, vol. 6, New York, Macmillan and The Free Press, 1972, pp. 53-62.

M.G. Dickerson, Compulsive Gambling, New York, Longman, 1984.

T. Galski (éd.), The Handbook of Pathological Gambling, Springfield, Thomas, 1987.

H.R. Lesieur, The Chase : Career of the Compulsive Gambler, Anchor, Garden City, 1977.

Chr. von Quast, Spielverhalten : psychosoziale Aspekte des Spielens an Spielgeräten mit Gewinnmöglichkeit, Diss. Phil., Kiel, 1988.

A. Wagenaar, Paradoxes of Gambling Behaviour, London, Erlbaum, 1988.

C. Wahl (éd.), Spielsucht. Praktiker und Betroffene berichten über pathologisches Glückspiel, Hamburg, Neuland, 1988.

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1 Edition française, Masson, Paris, 1989. Les citations suivantes relatives aux troubles des impulsions en sont extraites.

2 Comme l’avoue Michael K. Popkin, l’un des responsables du comité consultatif pour la catégorie diagnostique en question, dans son chapitre : « Impulse Control Disorders Not Elsewhere Classified », in Harold I. Kaplan & Benjamin J. Sadock (éds.), Comprehensive Textbook of Psychiatry, 5th ed., Vol. 2, Baltimore, Williams & Wilkins, p. 1145. La traduction des divers passages cités dans l’article est de l’auteur.

3 Ce qui n’exlut pas, parfois, l’intervention, au sein des comités de révision du DSM, de groupes de pression, voire de véritables « lobbies », comme l’affirme I. Hacking à propos de l’entrée du diagnostic de « personnalité multiple » dans la troisième édition du DSM en 1980 : « Multiple Personality Disorder and its Hosts », History of the Human Sciences, 5 (1992), pp. 3-33.

4 Editorial non signé, « Pathological Gambling », British Medical Journal, 1 (1965), p. 809.

5 Cf. D.W. Bolen, W.H. Boyd, « Gambling and the Gambler. A Review and Preliminary Findings », Archives of General Psychiatry, 18 (1968), pp. 617-630 (p. 618).

6 Brochure Gamblers Anonymes, publiée par l’Association française des Gamblers Anonymes, 23, rue de la Sourdière, F-75001 Paris. Siège mondial : GA, B.P. 17173, Los Angeles, California 90017.

7 Ibid.

8 Annotation (anonyme), The Lancet, 18 juillet 1964, p. 133. En Europe continentale, quelques associations de Gamblers Anonymes se sont créées au début des années 1990.

9 Cf. par exemple les essais thérapeutiques par l’aversion, en vogue dans les années 1960 (décharges électriques infligées par une machine à sous au hasard du déroulement du jeu, ou par le médecin lorsque, à la lecture du journal, le patient s’attarde sur les pages des courses), dont on peut suivre l’histoire dans : J.C. Barker, M. Miller, « Aversion Therapy for Compulsive Gambling », The Lancet, 26 février 1966, p. 491 ; C.P. Seager, M.R. Pokorny, D. Black, « Aversion Therapy for Compulsive Gambling », The Lancet, 5 mars 1966, p. 546 ; J.C. Barker, M. Miller, « Aversion Therapy for Compulsive Gambling », British Medical Journal, 9 juillet 1966, p. 115 ; A.B. Goorney, « Treatment of a Compulsive Horse Race Gambler by Aversion Therapy », British Journal of Psychiatry, 114 (1968), pp. 329-333 ; C.P. Seager, « Treatment of Compulsive Gamblers by Electrical Aversion », British Journal of Psychiatry, 117 (1970), pp. 545-553 ; D. Greenberg, H. Rankin, « Compulsive Gamblers in Treatment », ibid., 140 (1982), p. 364-366.

10 Dont se fait l’écho le journal The Times du 2 et du 4 avril 1968.

11 Leading Article, British Medical Journal, 13 avril 1968, p. 69.

12 Cf. les réponses de G.M. Carstairs, E. Moran, J. Gunn, F.R.C. Casson, I. Atkin à l’article cité à la note précédente et regroupées sous le titre « Compulsive Gambier », British Medical Journal, 27 avril 1968, pp. 239-240. Pour un article de synthèse sur la question à la fin des années 1960, cf. D.W. Bolen, W.H. Boyd, op. cit., cf. n. 5.

13 R.P. Morris, « An Exploratory Study of some Personality Characteristics of Gamblers », Journal of Clinical Psychology, 13 (1957), pp. 191-193 ; L. Goldstein, P. Manowitz, R. Nora, M. Swartzburg, P.L. Carlton, « Differential EEG Activation and Pathological Gambling », Biological Psychiatry, 20 (1985), pp. 1232-1234 ; H.R. Lesœur, S.B. Blume, « The South Oaks Gambling Screen (SOGS) : A New Instrument for the Identification of Pathological Gamblers », American Journal of Psychiatry, 144 (1987), pp. 1184-1188 ; A. Roy, Β. Adinoff, L. Rœhrich, D. Lamparski, R. Custer, V. Lorenz, M. Barbaccia, A. Guidotti, E. Costa, M. Linoila, « Pathological Gambling, a Psychobiological Study », Archives of General Psychiatry, 45 (1988), pp. 369-373.

14 Cf. également R.A. Volberg et H.J. Steadman, « Refining Prevalence Estimate of Pathological Gambling », American Journal of Psychiatry, 144 (1987), pp. 757-761.

15 La votation récente sur l’ouverture des maisons de jeu en Suisse a suscité la crainte de certains psychiatres de voir la maladie progresser rapidement : cf. M. Gmur, « Gefahr der Ausbreitung der Glücksspielsucht. Zur Aufhebung des Spielbankenverbotes », Schweizerische Ärztezeitung, 74 (1993), p. 300.

16 Pour un exemple du processus en cours, voir R.L. Custer, « Profile of the Pathological Gambler », The Journal of Clinical Psychiatry, 45 (1984), pp. 35-39, et la « Panel Discussion » entre spécialistes qui suit cet article, ibid., p. 39. Une bibliographie des recherches récentes se trouve dans R.A. Volberg, H.J. Steadman, op. cit., cf. n. 14, et dans G. Meyer, Pathologisches Glücksspiel : Erscheinungsbild und Erklärungsansätze, Trier, Universität Trier Fachbereich IV, 1991. Pour un aperçu général de l’état de la question aujourd’hui, cf. M.K. Popkin, op. cit., n. 2, ou J.A. Talbott, R.E. Hales, S.C. Yudofsky (éds.), The American Psychiatric Press Textbook of Psychiatry, Washington, American Psychiatric Press, 1988, pp. 613-616.

17 Le projet ICD-10, classification concurrente en cours d’établissement par l’OMS, retient lui aussi dans le chapitre « Disorders of Adult Personality and Behaviour », sous la catégorie générale « Habit and Impulse Disorders » (qui regroupe des désordres de comportement non classifîables sous d’autres rubriques), le diagnostic de « Pathological Gambling » : « Pratique répétée et persistante du jeu de hasard, qui se continue et souvent s’accroît en dépit de conséquences sociales négatives, telles qu’appauvrissement, détérioration des relations familiales ou perturbation de la vie personnelle. » (Je remercie le Dr. Bernard Gallay, psychiatre, de m’avoir transmis cette information.)

18 New York, Hill and Wang, 1957, republié par International Universities Press, New York, 1985. Les citations suivantes relatives à la névrose du jeu en sont extraites.

19 Citons, écrits entre les années 1930 et 1960, les titres de quelques-uns de ses ouvrages, qui se veulent des applications de la psychanalyse aux aspects les plus divers de l’histoire humaine : Talleyrand-Napoleon-Stendhal-Grabbe, Die Psychische Impotenz des Mannes, Die Geschlechtskaelte der Frau. The Writer and Psychoanalysis, Parents not Guilty Children’s Neuroses, Homosexuality : Disease or Way of Life ?

20 « The Gambler : a Misunderstood Neurotic », Journal of Criminal Psychopathology, 4 (1943), pp. 379-393, lui-même élaboration d’une première esquisse parue en 1936 : « Zur Psychologie des Hasardspielers », Imago, 22 (1936), pp. 409-441.

21 L’image est récurrente dans le livre de Bergler : « De même que le microscope révèle les millions de bacilles dangereux qui peuvent se cacher dans une goutte d’eau « propre », la psychologie de l’inconscient expose des faits cachés à la psyché du joueur. » Notons, dans la version de 1943, une métaphore moins médicalisée : « le microscope analytique ».

22 Parus respectivement dans Cosmopolitan, Mars 1947, Magazine Digest, Septembre 1947, This Week Magazine, 2 Janvier 1948 (cf. E. Bergler, The psychology…, op. cit., p. X, cf. n. 18).

23 Bergler cite ses prédécesseurs, en en soulignant les lacunes : « La littérature analytique sur le jeu n’est guère instructive. Deux raisons semblent justifier cette impression : le manque de matériel clinique suffisant, et l’application plus ou moins schématique d’expérience acquises par le traitement de névrotiques non joueurs au problème spécifique du joueur. Ainsi l’entité morbide « jeu névrotique » a été généralement expliquée au moyen de l’analogie, laquelle ne convient malheureusement pas. »

24 H.von Hattingberg, « Analerotik, Angstlust und Eigensinn », Internationale Zeitschrift für ärztliche Psychoanalyse, 2 (1914), pp. 244-258. Le thème de l’érotisation de la peur exemplifié chez le joueur dans « les derniers stades de la passion du jeu » est repris par R. La Forgue : « Ueber Erotisierung der Angst », Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, 16 (1930), pp. 421-429.

25 E. Simmel, « Zur Psychoanalyse des Spielers », Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, 6 (1920), p. 397. Simmel ajoute qu’« un bref regard sur le développement historique du jeu de hasard montre que dans le développement individuel du Hazardeur, le développement phylogénique du jeu de hasard est en quelque sorte répété ontogéniquement, c’est-à-dire que le jeu de hasard aussi constitue, dans le développement de l’humanité, un réservoir des pulsions anales-sadiques maintenues au stade du refoulement ».

26 « Der Spieler », in Impulshandlungen (Wandertrieb, Dipsomanie, Kleptomanie, Pyromanie und verwandte Zustände), vol. VI des Störungen des Trieb-und Affektlebens (Die parapathischen Erkrankungen), Berlin, Urban & Schwarzenberg, 1922, pp. 431-449.

27 Gesammelte Schriften, XVI Bd., Werke aus den Jahren 1925-1931, London, Imago Publishing, 1948, pp. 399-418. Egalement traduit en anglais dans le mensuel londonien The Realist, 2 (1929), pp. 18-33, puis repris dans la revue d’E. Jones, The International Journal of Psycho-analysis, 26 (1945), pp. 1-8. Les citations suivantes relatives à la Spielsucht en sont extraites.

28 Mais une insistance non intentionnelle, nous assure Freud : « Il est caractéristique de la nature de la création artistique que mon ami écrivain, lorsque je le lui demandai, ait pu m’assurer que l’interprétation que je lui communiquai avait été entièrement étrangère à son intention et à ses connaissances, bien que dans le récit soient insérés maints détails paraissant précisément calculés pour conduire à la source cachée. »

29 Plusieurs auteurs continueront de raffiner la psychanalyse du jeu : pour Otto Fenichel, le jeu névrotique – « dans son essence provocation au destin, obligé de rendre une décision en faveur ou contre l’individu » – appartient à la catégorie des névroses impulsives (La théorie psychanalytique des névroses, Paris, Payot, 1953, vol. 2, pp. 449- 451) ; cf. aussi I. Galdston, « The Gambler and his Love », American Journal of Psychiatry, 117 (1960), pp. 553-555 ; R.R. Greenson, « On Gambling », American Imago 4 (1967), pp. 61-77 ; A. Patsalides, La passion du jeu ; contribution à la structure perverse, Thèse de l’Université catholique de Louvain, Louvain, 1974.

30 Cf. n.  27.

31 Un exemple dans M.K. Popkin : « Le problème complexe du jeu a bénéficié d’une grande attention littéraire (mais d’études scientifiques désespérément réduites en nombre). Le récit le plus connu est peut-être la description par Fiodor Dostoïesvsky de son propre jeu pathologique dans Le joueur. » (op. cit., p. 1146, cf. n. 2) Pour une réflexion actuelle de psychiatres sur le jeu et la littérature, voir L. Schmitt et al., « Jeux, joueurs et écrivains », in M. Moron (éd.). Littérature et psychiatrie. Journées provinciales de l’Evolution Psychiatrique à Toulouse, nov. 1988, Toulouse, Laboratoires Pierre Fabre, 1991, pp. 191-196.

32 L’histoire des diverses lectures cliniques de Dostoïevsky, de ses « pathographies », serait à cet égard instructive. Cf. pour une première approche, P.C. Squires, « Fyodor Dostœvsky. A Psychopathographical Sketch », Psychoanalytic Review, 24 (1937), pp. 365-388.

33 W. Steckel, op. cit., p. 431, cf. n. 25.

34 On remarquera que les trois périodes d’intérêt clinique pour le jeu ainsi définies – début, milieu, fin du XXe siècle – correspondent à trois espaces géographiques et linguistiques précis : la « passion du jeu » des francophones, puis la Lust am Spiel des psychanalystes germanophones, et désormais le Pathological Gambling de la psychiatrie anglo-saxonne (à tendance universalisante).

35 « Passion du jeu et manie du jeu », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 65 (1908), pp. 561-576 (d’où sont extraites aussi les citations suivantes). Mais parler d’un article fondateur au sens strict implique que l’on en postule un impact direct sur les travaux qui l’ont suivi, ce qui n’est pas le cas ici. Notons en outre que, sous son titre très général, la revue dans laquelle paraît l’article de Sollier et Danville, longtemps dirigée par Th. Ribot, contient en réalité un nombre important d’articles de psycho-physiologie expérimentale et clinique.

36 Cf. p. ex. R. Dupouy et P. Chatagnon, « Le joueur. Esquisse psychologique », Annales médico-psychologiques, 87, 12ème série (1929), pp. 102-113 : « Exception faite de la littérature ancienne, l’analyse du joueur a fait l’objet de nombreuses études des romanciers (Balzac, Alexandre Dumas, Anatole France. Dostoïevsky) et des moralistes (La Bruyère) ; elle a encore servi de thème au théâtre (Regnard), mais elle n’a jamais fait, à notre connaissance, l’objet d’études psycho-pathologiques ou psychiatriques » (p. 108) ; ou encore M. Popkin (cité à la n. 31).

37 Th. Ribot, Essai sur les passions, Paris, Alcan, 1907. Cf. en particulier les pp. 75-81 consacrées à la passion du jeu, classée avec la haine, l’avarice, l’ambition, la jalousie dans les passions dynamiques issues de la tendance à l’expansion. Pour Ribot, il s’agit de réintégrer au sein des traités de psychologie l’étude des passions, « mais avec les méthodes et les ressources de la psychologie contemporaine et en rejetant cette thèse excessive qui regarde toutes les passions comme des maladies » (p. 4). Dans les pages consacrées au jeu, Ribot s’appuie sur Antonio Marro, psychiatre de la fin du XIXème siècle proche des thèses lombrosiennes, pour qui « le jeu tient dans le champ de l’activité psychomotrice la même place que l’alcool dans l’alimentation ; il donne l’illusion de la richesse comme le vin donne l’illusion de la force » (p. 78). Citons encore ces importantes études de l’attitude de l’homme à l’égard du hasard et du risque sous l’angle anthropologique ou socio-psychologique : C. France, « The Gambling Impulse », American Journal of Psychology, 13 (1902), pp. 364-407 (pour qui l’on retrouve chez les joueurs l’assurance de gagner, même dans les conditions les plus précaires, la foi en soi-même, le sentiment de sécurité en plein danger, d’une « haute valeur sélective » (p. 400) ; dans le jeu, « une race revit son passé psychique, ayant créé les stimuli prévalents dans l’environnement primitif. Le jeu serait ainsi un indice de l’histoire de la vie psychique, une sorte de théâtre historico-anthropologique » (p. 407)) ; Moritz Lazarus, Die Reize des Spiels, Berlin, Dümmlers, (2ème éd., vers 1900) ; P. Hartenberg, « Les émotions de bourse. Notes de psychologie collective ». Revue philosophique, 58 (1904), pp. 162-170 ; W. Thomas, « The Gaming Instinct », American Journal of Sociology, 6 (1901), pp. 750-763.

38 Dirigé par Paul Sollier, (qui y reçut aussi à plusieurs reprises vers la même époque Marcel Proust). Cet aliéniste est l’auteur de plusieurs ouvrages dans la lignée de la psychologie scientifique de Ribot. Citons Le problème de la mémoire : essai de psychomécanique, Paris, Alcan, 1900 ; Le mécanisme des émotions, Paris, Alcan, 1905.

39 Paris, Labé, 1844 (2ème éd.). Il contient un chapitre « De la Passion du jeu » (pp. 635-657), où, à notre connaissance, est traitée pour la première fois la question en tant que telle. On trouve toutefois ça et là, dans des traités médicaux (d’hygiène morale, de médecine légale, de psychiatrie) antérieurs, la mention de la passion du jeu.

40 Selon le Dictionnaire des sciences médicales édité par A. Dechambre (Paris, Masson, 1883, t. 28). Descuret, docteur en médecine et docteur ès lettres, illustre bien le double champ sur lequel donne fond une certaine médecine au XIXème siècle.

41 J.-B. F. Descuret, op. cit., p. 657, cf. n. 39. Il n’est pas difficile de désigner la source à laquelle a puisé Maurice Boigey pour son chapitre « Le jeu », dans son Introduction à la Médecine des Passions, Paris, Alcan, 1914 (l’un des derniers ouvrages du genre) : « Dans le traitement, une place à part doit être faite à l’activité physique, aux voyages, à la vie et aux exercices champêtres, à quelque entreprise pleine d’intérêt pour le malade et qui orientera dans une autre direction son besoin de se passionner. L’étude des arts, des sciences, la société des gens instruits et enjoués, amis de l’ordre et de l’économie, demeurent des auxiliaires précieux du traitement. Enfin, pour ceux qui ont la foi, l’idée religieuse peut, en se développant, éveiller chez de tels malades, des idées conformes à leur bien-être et suffisamment nombreuses pour occuper entièrement leur esprit. De sorte qu’il ne s’y trouve plus de place pour l’éclosion d’une passion. »

42 Pour une vue d’ensemble, cf. J. Starobinski, « Le passé de la passion. Textes médicaux et commentaires ». Nouvelle revue de psychanalyse, 21 (1980), pp. 51-76. Starobinski relève que « le texte médical sur la passion, dans la majorité des ouvrages du XIXe siècle, parle simultanément différents « langages » : celui de l’anatomie, celui de la citation ou de la contestation des autorités (médicales, littéraires, philosophiques), celui du récit, celui des chiffres ; enfin (…) il parle aussi le langage de l’injonction éthique, de l’appel au législateur. Ce polymorphisme est, à sa manière, une, forme (…). » Le chapitre de Descuret sur le jeu l’illustre parfaitement.

43 Cf. notamment, le titre de la thèse de médecine d’E. Esquirol en 1805 : Des passions considérées comme causes, symptômes et moyens curatifs de l’aliénation (republiée par M. Gauchet et G. Swain, Paris, Librairie des Deux-Mondes, 1980).

44 R. Dupouy et P. Chatagnon, op. cit., cf. n. 36, d’où est extraite aussi la citation suivante.

45 « Le jeu, malgré le peu d’études psychologiques qu’il a suscitées, doit être posé comme une des formes types de la passion dynamique », affirme Ribot, op. cit., p. 80, cf. n. 37.

46 Ibid.