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La littérature et le jeu

Michel BUTOR

Propos recueillis par Christopher Lucken

Le jeu de la littérature I

Tout dépend de la définition qu’on donne au mot « littérature ». On peut lui donner un sens très général, comme lorsque, par exemple, on parle de « littérature grise », c’est-à-dire des textes qui sont utilisés à l’intérieur des administrations, des gouvernements, etc. Si on appelle « littérature », l’ensemble des textes que nous connaissons, l’ensemble des textes qui sont à notre disposition, ou l’ensemble des textes qui fonctionnent à l’intérieur d’une société, alors on ne peut pas du tout dire que ça ce soit ludique. Au contraire, certains de ces textes sont aussi cœrcitifs que possible. Ce sont aussi bien les textes sacrés que les textes de « littérature grise » à l’intérieur des administrations.

Par contre, si on donne au mot « littérature » son sens habituel à l’intérieur des Facultés des Lettres, par exemple, alors en effet, la littérature se définit par un certain jeu par rapport aux autres types de textes. C’est très net par rapport aux textes sacrés. Ainsi dans la Grèce classique, il y a un frottement considérable entre de très nombreuses petites sociétés qui sont en communication les unes avec les autres, avec à peu près la même langue, et cela fait que de très nombreuses pratiques religieuses vont être mises en contact. Par conséquent, à partir de ces cérémonies qui, par principe, ne doivent pas être changées, ne doivent pas être touchées, à partir de ces textes fondamentaux qu’il faut conserver – le salut de tous dépend de la conservation de ces textes – à partir de cela, il y a une certaine agitation, ce qui fait que des individus, que nous allons appeler des poètes, vont essayer de trouver leur propre voie dans le désordre, si vous voulez, qui s’est instauré chez les dieux. C’est ce qui se passe chez Homère, et aussi chez les poètes tragiques. A partir de ce moment, nous avons la naissance de ce que nous appelons « littérature », et on peut dire que c’est dans la nostalgie du texte sacré. C’est au moment où le texte sacré échappe que le poète va essayer de trouver un équivalent. Cela implique qu’il y ait dans la société un certain jeu. C’est-à-dire, cela implique des gens qui aient du loisir – qui ne soient pas tenus toute la journée par un travail contraignant, comme un esclave, ou dans des cérémonies contraignantes, comme un grand prêtre – il faut qu’il y ait donc une certaine liberté, une certaine souplesse, un certain loisir. C’est dans ce jeu de la société – jeu au sens physique, ou mécanique : il y a du jeu à l’intérieur d’une articulation – c’est dans ce jeu que la littérature peut naître.

Le jeu et le jouet

De même que « littérature » est un mot qui peut avoir des acceptions plus ou moins larges, de même le mot « jeu » est un mot très dangereux. Il a un nombre d’acceptions considérable ; c’est un mot clé de notre réalité. « Jeu », ça veut dire beaucoup de sorte de choses, et donc il faut préciser un peu ce qu’on entend par lui. Nous pouvons distinguer un certain nombre de régions dans cette signification tellement riche.

Il y a d’abord le fait d’avoir du jeu, c’est-à-dire qu’il y ait une certaine liberté à l’intérieur d’un fonctionnement. A partir de là, nous avons la possibilité de faire des essais. Dans la réalité la plus contraignante, on ne peut pas faire d’essai. Lorsqu’il y a un peu de jeu, alors on peut faire des essais. Cette notion d’essai, d’expérimentation, on la trouve fondamentalement dans le jeu des enfants, qui s’incarne dans le jouet. L’enfant, dans son jeu, expérimente la réalité. Il y a un certain nombre d’activités qu’il ne peut pas faire réellement, qu’on ne peut pas lui laisser faire réellement, mais il peut faire « comme si », et c’est son jeu. La petite fille va expérimenter les attitudes de la mère en jouant avec sa poupée. Les petits garçons autrefois avaient des soldats de plomb. Certains ont l’équivalent aujourd’hui. La guerre joue un rôle essentiel dans les jeux des garçons, même maintenant. Et puis, même pour les « grands », il y a des moments de loisirs, de distractions, de divertissements : on a alors ce qu’on appelle les jeux de société.

La règle du jeu

Les jeux de société nous amènent à une notion très intéressante, celle de règle du jeu. Pour pouvoir jouer à plusieurs, on est obligé d’instituer un ensemble de lois qui ne sont pas les lois de la société même ou les lois de la nature même, mais qui les reproduisent d’une certaine façon. Les règles du jeu sont ce qui va permettre de garantir la liberté d’autrui, de garantir la liberté d’un joueur par rapport aux autres, donc ce qui va lui permettre de montrer son talent, de montrer son mérite. Avec ces jeux de société on débouche sur une région très importante : le sport. Le sport est une catégorie des jeux de société, et il est caractérisé aussi par des règles.

La notion de règle du jeu est très importante en littérature pour nous faire comprendre la notion de genre littéraire. Les genres littéraires sont des régions de la littérature caractérisées par un certain nombre de règles. Et ces règles sont liées à des cérémonies ou des activités sociales. Ainsi, le bridge est une activité sociale définie par un certain nombre de règles, la tragédie classique aussi. Ce ne sont pas les mêmes règles, bien sûr, mais les deux choses fonctionnent un peu de la même façon. Dans la tragédie classique, on peut dire qu’il y a deux camps : le monde du théâtre d’une part, et puis le monde du public. Chacun observe un certain nombre de règles, et c’est comme ça que ça peut bien se passer. Si telle ou telle règle est transgressée, il y a une perturbation dans la cérémonie. Evidemment, il est très utile de connaître les règles du jeu. Mais ce n’est pas parce qu’on ne connaît pas certaines règles qu’elles n’existent pas. Il y quelques fois des règles dont on ne se doutait pas, et que l’on connaît seulement à partir du moment où on les transgresse. On est alors obligé de les édicter. Comme la cérémonie sociale va se transformer, on va inventer de nouvelles règles pour répondre à de nouvelles situations.

Les jeux de hasard

Le hasard est souvent une façon d’interroger le sacré. Dans la séparation entre le monde sacré et le monde profane, il y a un certain nombre de lieux de communication – le jeu est l’un de ces passages, d’ailleurs – le hasard va être un moyen, pour le profane, d’interroger le sacré, pour un individu, de demander au dieu de parler, puisqu’il se tait. Puisque dans telle circonstance on ne sait pas quoi faire, c’est le dieu qui doit parler. Les religions de l’Antiquité, ou les modernes, nous donnent toutes sortes d’exemples d’interrogations du hasard. Dans le jeu de société, le hasard est souvent au début. Par exemple dans le bridge, nous avons la donne, qui est, si vous voulez, l’équivalent de l’hypothèse dans un problème de géométrie. Le problème de géométrie est d’ailleurs un jeu, ce qui nous amène à la relation profonde entre le jeu et l’enseignement. Dans le bridge, la donne, qui vient du hasard, qui est une façon d’interroger le hasard, c’est la situation à partir de laquelle on va pouvoir jouer. A partir de là, en observant certaines règles, chacun va s’efforcer de manifester son talent, son intelligence. Et les règles sont faites pour qu’en principe ce soit le meilleur qui gagne, pour que le talent, le mérite, soient reconnus. C’est la devise générale du sport, actuellement, de cette catégorie de jeu qui joue un si grand rôle dans notre société – la devise des jeux olympiques : « que le meilleur gagne ».

Mais on sait bien que les règles ne sont jamais parfaites, et donc il reste des éléments de hasard, et par conséquent des injustices. Dans le bridge, on peut dire que le hasard est cantonné autant que possible au début de la partie. Il peut y avoir toutes sortes d’autres formules. Et puis, il y a le développement d’une catégorie très particulière de jeu de société, qu’on appelle justement les jeux de hasards, ce sont les jeux des casinos, les jeux des maisons de jeux. Dans le jeu de bridge, ou d’autres jeux de cartes, dans le sport aussi, il y a une récompense qui est souvent financière. Les différents joueurs vont miser au début de la partie, ils vont risquer quelque chose, et le gagnant sera reconnu en particulier par cette récompense. Dans le sport, il y a des « sponsors » qui misent, et puis le champion de tennis va recevoir non seulement une coupe, affreuse, mais également un joli chèque.

Dans le sport, dans le bridge, dans beaucoup d’autres jeux, l’essentiel c’est la notion de mérite. Il y a hasard à certains moments, mais les règles sont faites pour que ce soit le mérite qui éclate. Dans les jeux de hasard, au contraire, la notion de mérite est en principe gommée. Ils sont faits pour que tout le monde soit à égalité. A la roulette, il n’y en a pas qui soit meilleur que d’autres, mais le joueur ne veut jamais admettre cela. Dans ces jeux qui sont une simplification à l’extrême de certaines des structures du jeu, le « client » est toujours en proie à des fantasmes : celui qui est pris par le jeu, c’est celui qui s’imagine qu’il va être capable de manifester son astuce par rapport à la « machine » – d’où les joueurs qui font des martingales, etc.

La chance

Le joueur qui est « pris » par le jeu fait une collusion entre les pratiques de hasard qui permettent de renouveler les situations à partir desquelles on va montrer son mérite, et les pratiques oraculaires du hasard pour interroger la divinité. Celui qui passe ses journées au casino de Monte-Carlo ou de Divonne-les-bains, s’imagine que grâce au jeu, quelque chose du sacré lui est révélé. Il s’imagine qu’il a de la chance, et cela veut dire qu’il est désigné par les dieux pour quelque chose. Il a un destin. Peut-être qu’il perd pendant des journées, mais il doit gagner un jour et on finira par reconnaître qu’il avait de la chance. Evidemment, dans la plupart des cas, cela ne marche pas. C’est une pure illusion. Dans le fonctionnement du jeu de hasard, du jeu des maisons de jeu, nous voyons toutes sortes de restes de fonctions antérieures du jeu. Nous voyons des restes de l’oracle, nous voyons des restes du sport, des espèces d’ossements qui forment ce jeu dégradé.

Le jeu de la littérature II

La littérature profite d’une certaine liberté donnée au discours, ce qui va lui permettre de se retourner sur elle-même. Au lieu d’utiliser le langage pour atteindre un but bien précis, on va pouvoir utiliser le langage pour le langage, pour le plaisir du langage, pour voir ce qu’on pourrait faire avec le langage. On voit très bien comment on a ce plaisir là. C’est un plaisir fondamental de la littérature et tout ce que l’on appelle « art », « beaux-arts » – c’est très curieux de voir la liaison, la liaison sémantique entre « art » et « beaux-arts » : « art », ça veut dire une technique, d’abord ; c’est une technique qui va être libérée.

Le jeu du musicien

Un autre aspect du mot « jeu » est le « jeu » du musicien. Le rôle essentiel que ce mot « joue » dans la pratique musicale. La pratique musicale, c’est aussi un jeu. C’est lié à des activités sacrées, ou à des activités de travail : la plupart des instruments anciens sont nés dans les temples, mais il y en a aussi qui sont nés dans les champs. Mais c’est aussi un certain type de jeu qui, évidemment, a des relations très importantes avec la littérature.

Le jeu de la littérature III

En ce qui concerne la littérature, on voit très bien en quoi la littérature nous fournit des jouets, en particulier le roman. Celui-ci nous fournit des modèles réduits. Il est caractérisé par une lecture solitaire, et suit les règles de cette situation. Le lecteur de roman va expérimenter des positions, des aventures qu’il lui serait très difficiles d’expérimenter réellement. Cela va permettre ainsi au lecteur de Balzac, au jeune provincial, de savoir ce qu’il lui arriverait s’il allait à Paris. Cela permet donc de le mettre en garde contre toutes sortes de dangers, de précipices, etc. La Comédie humaine, on peut dire que c’est un modèle réduit de la société française. C’est un des plus beaux jouets qu’on ait jamais pu faire. Tout grand roman nous propose une maison de poupée. Certains sont bâtis comme des maisons de poupée, avec une façade qu’on peut ouvrir, et on voit ce que font les gens à l’intérieur : que ce soit Pot-bouille de Zola, Passage de Milan ou bien La vie mode d’emploi de Georges Pérec. On pourrait multiplier les comparaisons.

Le jeu de société littéraire est contrôlé par un certain nombre de règles, et c’est cela qui constitue ce que nous appelons, par rapport à la littérature classique, les genres. Un genre, c’est un ensemble de règles, exactement comme un jeu de cartes, un ensemble de règles qui contrôlent le bon déroulement d’une certaine cérémonie. On peut dire d’ailleurs que le roman est un genre littéraire extrême, puisque c’est une cérémonie sociale solitaire. Certes, dans l’ensemble « fauteuil du lecteur et livre imprimé dans ses mains », évidemment, il y a toute la société à l’entour qui va se concentrer. Mais nous pouvons prendre comme exemple la tragédie classique : il y a le camp des acteurs – auteur et acteurs sur la scène, et tout le reste, les machinistes, tout ce qui est de l’autre côté de la scène, et puis le camp du public. Les règles sont faites pour que le public puisse applaudir les gens qui sont sur la scène. On peut parler là aussi d’une mise. Le spectateur va payer sa place, et pour les acteurs, ça va être le prix de leur réussite. Tout genre littéraire peut être analysé de cette façon là. Nous connaissons plus ou moins les règles des genres littéraires du dix-septième siècle. Plus exactement, nous connaissons les règles que les gens du dix-septième siècle avaient éprouvé le besoin d’édicter pour leurs genres littéraires. Mais il y a un certain nombre de règles qu’ils n’ont pas précisé, car, pour eux, elles étaient tellement évidentes qu’il ne valait pas la peine d’en parler. Pour nous, elles ne sont plus du tout évidentes, et nous sommes obligés de les retrouver peu à peu. On connaît les règles des trois unités, etc. Mais il y a bien d’autres règles que nous ne voyons dans aucun traité, par exemple tout simplement le fait que la tragédie classique, ça doit être en alexandrins. On ne trouve pas ça chez Aristote ni dans Saumaise, mais c’est quelque chose qui était tellement évident, que ce n’était même pas la peine de le dire. A partir du moment où Corneille a essayé de faire des tragédies qui n’étaient plus en alexandrins, ça n’a pas marché du tout. En effet, ça impliquait un déplacement considérable de la fonction du théâtre, de sa situation. Il y a bien d’autres règles encore. Un acte de tragédie classique, ou de comédie d’ailleurs, ne peut pas dépasser une certaine longueur. Ceci à cause de raisons techniques d’éclairage. Si les tragédies sont en cinq actes, c’est qu’il était absolument nécessaire à la fin de chaque acte de renouveler les chandelles qui éclairaient la scène et qui étaient terminées. Après cela, dans les siècles suivants, cette condition draconienne n’avait plus de sens. Mais pour Corneille ou Racine, ce n’était même pas la peine de parler de ça. Comment aurait-on pu faire autrement ?

Nous connaissons, en général, dans une certaine mesure, les règles des genres anciens, mais nous sommes très peu conscients des règles des genres actuels, des règles que nous observons sans en prendre conscience. Nous en prenons conscience justement quand elles sont secouées, quand il y a quelqu’un qui se met à faire des choses différentes. Tout de suite, on va dire qu’elles ne sont pas permises, qu’elles mettent en danger la culture, la langue, etc. C’est vrai, d’ailleurs, ça met en danger une certaine culture, une certaine langue, une certaine société – mais ça permet d’en préparer d’autres.

Le sérieux du jeu

Le jeu c’est le lieu de l’élaboration de nouvelles règles de la société. Dans le jeu, vous avez une société imaginaire : même l’enfant qui joue tout seul, ou même le lecteur de roman solitaire. A l’intérieur de cette société imaginaire vous expérimentez des gestes ou des règles qui vont pouvoir passer dans la société même. Ainsi, la petite fille qui joue à la poupée deviendra mère plus tard. Les gens qui jouent au bridge expérimentent le fait qu’en observant certaines règles, on réussit à manifester un certain nombre de choses. C’est le lien du jeu avec la pédagogie, c’est tout le sérieux du jeu. Le jeu s’oppose au sérieux du sacré, mais il s’oppose aussi au sérieux du profane. La grande opposition-mère, si vous voulez, c’est sacré-profane, et le jeu s’oppose aux deux. Par rapport au profane, il a quelque chose de sacré, par rapport au sacré, il a quelque chose de profane. Dans le mur établi, dans le mur du temple, il introduit des portes. Le jeu permet d’expérimenter les situations que l’on rencontrera à l’avenir. Les jeunes garçons dans leurs jeux guerriers préparent la guerre. Les jeunes filles dans leurs jeux maternels préparent leur rôle de mère. Et ce qui est vrai pour l’individu l’est pour la société entière. Des fonctionnements sont expérimentés, qui peuvent aboutir à de nouvelles règles de la société, de nouvelles lois. Mais les règles des jeux sont des règles obligatoirement simples, et on voit très bien qu’avec des règles très simples, on a un foisonnement de possibilités. Les règles qui doivent s’appliquer dans la société, évidemment sont des règles qui sont beaucoup plus complexes. C’est à cause de leur complication qu’on ne peut pas jouer avec. Et c’est pour ça qu’il faut bien avoir des endroits où on peut jouer, où, si on s’est trompé, on peut recommencer. C’est ça l’essentiel.

Le carnaval et le théâtre

La finalité de la règle du jeu c’est une règle nouvelle de la société. A cet égard, on peut lier tous les phénomènes du jeu avec le carnaval. Dans le carnaval, on suspend momentanément un certain nombre de règles, on en renverse quelques unes, et donc on expérimente un autrement. Si le carnaval est toléré, et même s’il est nécessaire, c’est parce que l’autorité veut faire constater que les choses telles qu’elles sont, sont mieux qu’autrement. On s’amuse dans le carnaval, on voit qu’il peut y avoir un roi des sots, etc., ça libère un peu. On est très content quand le carnaval commence, mais on est content qu’il finisse.

Il y a pourtant des moyens pour le carnaval de continuer toute l’année. Dans l’opposition sacré-profane, il y a un temps sacré qui s’oppose à un temps profane, le dimanche à la semaine, la fête au reste du moment, et le carnaval c’est une espèce de contre-fête qui s’oppose au reste du temps aussi. De même que le temps sacré va continuer à l’intérieur du temple… – à l’intérieur de l’église, c’est toujours la fête. D’ailleurs, à l’intérieur de l’Eglise, il y a des fêtes tous les jours : il faut qu’il y ait une fête chaque jour dans une liturgie, il ne peut pas y avoir de vide, c’est impossible. Les gens qui travaillent ne vont aller à l’église que le dimanche, ou au temple ou tout ce que vous voulez, mais les prêtres, eux, vont célébrer la messe tous les jours. Il y a une fête spéciale chaque jour. Et même tout le temps du prêtre, dans l’église catholique, doit être rempli. Il n’y a pas que la messe, il y a toutes les heures.

Le carnaval, qui est un sacré renversé – donc très souvent, le lieu de superstitions : la religion antérieure interdite par la religion nouvelle se manifestant plaisamment, caricaturalement, à l’intérieur du carnaval – va peu à peu instaurer des lieux dans lesquels il va pouvoir durer. Le plus important dans la société occidentale, c’est le théâtre. Le théâtre, c’est un endroit où le carnaval peut durer toute l’année. Avec des nuances, parce que l’autorité religieuse va, pendant longtemps, faire que le dimanche, par exemple, il ne peut pas y avoir de théâtre. Ou pendant le carême, les théâtres sont fermés. Mais tout de même, un certain nombre d’aspects fondamentaux du carnaval vont continuer sur la scène du théâtre.

Un de ces aspects, c’est l’expérimentation avec la symbolique du vêtement. Dans une société classique, traditionnelle, le vêtement est toujours sémantique, c’est-à-dire que le vêtement est un langage qui manifeste la province d’où viennent les gens, etc., mais surtout la fonction, et en particulier le rang. Le roi est reconnaissable à son costume, à ses insignes. Les prêtres sont reconnaissables aux leurs. Evidemment, dans la vie courante, il est absolument interdit à un boucher de s’habiller en curé, ou de s’habiller en roi. Par contre, c’était permis le jour du carnaval. La scène du théâtre est un endroit où des gens du peuple se costument en roi. Ce qui serait absolument interdit ailleurs.

Toutes sortes d’autres aspects de la littérature et même des beaux-arts en général sont liés à cela. On peut dire que le concert symphonique est une forme très particulière de théâtre, qu’on peut analyser de cette façon.

Le carnaval est d’abord un moyen d’assurer la stabilité de la société. Il y a toujours des choses qui ne marchent pas, même dans une société aussi bien réglé que possible – le mérite n’est pas toujours reconnu – il y a donc un moment où on ébranle tout ça, où enfin on va pouvoir se costumer autrement, on va expérimenter un autre état. Il y a une purgation de ces humeurs, puis tout va rentrer dans l’ordre, et chacun doit être en principe bien heureux de retrouver sa place. Mais avec ces continuations, chacun ne sera pas complètement heureux de retrouver sa place. Par conséquent, le carnaval qui est d’abord un mécanisme conservateur va devenir un mécanisme révolutionnaire. Parce qu’il va être interprété comme préfigurant de plus en plus une autre possibilité de la société. Ceci d’autant plus qu’il va s’étoiler en théâtre, littérature, musique et ainsi de suite.

Le lecteur

Il y a toutes sortes de degrés différents d’activité du lecteur, ou du spectateur. Il y a des lecteurs très passifs – souvent, la lecture du roman est une lecture très passive, et par conséquent le lecteur expérimente bien des situations autres, mais avec peu de conscience et peu d’exercice de sa liberté. Mais il y a d’autres lectures plus actives. Par exemple, pour le théâtre, j’ai dit qu’il y avait deux camps : les spectateurs et les gens qui sont sur ou derrière la scène. Ceux qui sont sur la scène ont une activité considérable : il partent d’un texte qu’en général ils ont lu, qu’ils vont restituer ; ils vont le jouer, ce qui devient une activité extrêmement importante. Là aussi, il peut y avoir des spectateurs qui sont plus ou moins pris dans le jeu. On peut très bien imaginer un théâtre dans lequel il n’y ait plus de spectateur passif, où tout le monde soit acteur, plus ou moins, mais où les acteurs, soient beaucoup plus nombreux que les quelques spectateurs qui viendront voir, mais qui, peut-être, ne viendraient voir que pour participer plus activement une autre fois. Dans la littérature, le lecteur va jouer plus ou moins. Un rôle plus ou moins grand lui est donné. Il y a toujours une activité. Toutes sortes de pratiques qui permettent d’augmenter cette activité, d’augmenter le sentiment de cette activité. En particulier, lorsqu’on va demander au lecteur d’utiliser certaines règles, ou de découvrir certaines règles, découvrir peu à peu certaines règles de lecture active, c’est-à-dire de lecture qui transforme le texte lui-même. Evidemment, il peut y avoir des moments de hasard, comme à l’intérieur des jeux de société.

L’auteur

A partir du moment où il publie son livre, l’écrivain a le rôle du mort dans la partie de bridge. En effet, il montre ses cartes. Les autres ne montrent pas les leurs. Le jeu du mort est là étalé, il est publié, si vous voulez. Ça n’empêche pas qu’il y ait toutes sortes de mystères que certains vont être capables de lire, et d’autres pas. L’écrivain est le mort, son livre, son jeu étalé. Mais le mort ressuscite bien sûr. Après un tour, on va redistribuer les cartes, et ça peut être un autre qui est mort. Je n’ai pas besoin d’insister sur cette mort littéraire. Que de livres sont des tombeaux. Mais ce sont des tombeaux pour renaître, des Mémoires d’outre-tombe… Evidemment. C’est un champ d’exploration infini. L’auteur va ressusciter, et il va devenir lecteur, lecteur d’autrui. Cet autrui, ça peut être un critique. C’est la suite de la partie. C’est un critique officiel ou bien quelqu’un qui vous écrit une lettre, ou simplement la conversation, ou une certaine transformation peu à peu de l’atmosphère. L’auteur est certainement très attentif au choc en retour. Il attend ça avec une impatience extraordinaire. Ca met quelques fois très longtemps à venir. Si ça ne vient pas du tout, on n’a pas le courage de continuer. Si ça ne vient pas du tout, c’est qu’on avait mal joué. Mais ça peut venir très lentement, très progressivement. Je n’aurais jamais écrit tout ce que j’ai écrit, si je n’avais pas été encouragé par un certain nombre de gens. Encouragé par ceux que j’appréciais, alors les sottises, les éreintements de certains critiques, au contraire ça fouette le tempérament. C’est excellent. Mais s’il n’y avait que ça, ça ne pourrait pas marcher. En fait, s’il n’y avait pas un soutien quelque part, il n’y aurait pas non plus ces aigres réactions de défense de la part des mauvais critiques.

Œuvres en collaboration

Toute œuvre est une œuvre quelque peu en collaboration ; quelque fois cette collaboration est plus apparente. On peut faire des comparaisons avec certains jeux. Evidemment, pour pouvoir travailler ensemble, il faut observer certaines règles, qui sont en général les caractéristiques mêmes de l’objet sur lequel on travaille. Pour pouvoir faire des livres avec un artiste, il faut que l’artiste s’intéresse au livre, donc il faut qu’il lise, peut-être pas beaucoup, mais qu’il y ait quelque part en lui une passion de la lecture, sinon ce sera artificiel. Ce sera un mauvais collage ; il en faut un bon. Si on fait des livres, il faut qu’on aie une connaissance de cet objet « livre » et de la façon dont il se fabrique, dont il peut se fabriquer. C’est ce qui permet des explorations. L’objet lui-même se met à se présenter comme un corpus de règles que l’on découvre peu à peu, que l’on transforme peu à peu pour le transformer.