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Du roi joueur au roi joué

Les Plaisirs de l’île enchantée de 1664

Jean-Pierre VAN ELSLANDE

A Michel Jeanneret

On sait à quel point le jeu compte dans la politique du jeune Louis XIV. Longtemps demeuré en retrait du pouvoir afin de mieux en observer les rouages, il consacre ses débuts de monarque en engageant la cour dans diverses manifestations ludiques dont les fêtes régulièrement données au cours des premières années de règne constituent l’expression achevée1. Démarche habile : dans le jeu s’affrontent diverses forces dont l’une ressort affirmée, grandie. Il y va donc du fondement symbolique de la puissance. Mais démarche dangereuse aussi bien, puisque – au moins durant le déroulement du jeu – les forces en présence sont supposées être de même niveau et soumises aux mêmes règles. Le partenariat ludique admet, au départ, une égalité de principe dont l’idéologie montante s’accommode mal2. Autant dire que si l’absolutisme cherche à asseoir sa légitimité dans le jeu, celle-ci s’y fonde dans le pluralisme. L’omnipotence résultant de la sphère ludique ne peut donc se permettre d’éliminer ce qui pourtant risque à tout instant de la remettre en cause. En matière de pouvoir, rien n’est jamais joué.

De ce paradoxe, les diverses relations traitant de la fête donnée à Versailles au début du mois de mai 1664 conservent la mémoire3. Les Plaisirs de l’île enchantée jouent en effet sur une telle tension et y impliquent la littérature : leur dénomination fait directement référence à un épisode de l’Arioste et leur déroulement comporte plusieurs pièces de Molière. Or, si les écrits relatant le détail des festivités en signalent les contradictions profondes, les matériaux littéraires qui s’y trouvent insérés contribuent à manifester ce qui, dans le jeu, ébranle sérieusement le pouvoir. C’est d’abord à reconnaître au sein du discours historiographique les traces discrètes marquant les limites du jeu de pouvoir que voudraient s’amuser les lignes qui suivent. La piste ainsi ouverte permettra, dans un second temps, de mieux apprécier le rôle ambigu que joue la littérature lorsqu’elle se prête à un jeu qu’elle finit par ruiner.

Jouer risqué

Chacun des critères formels définissant le jeu selon Huizinga peut s’appliquer à la fête des Plaisirs de l’île enchantée4. L’élaboration d’un espace-temps spécifique, par exemple, rencontre un écho intéressant dans les relations de Félibien et de Marigny. L’accent s’y trouve simultanément mis sur ce qu’on peut appeler le paradoxe microcosmique de l’espace-temps ludique, paradoxe qui menace le jeu de l’intérieur, et sur les à-côtés de cet espace-temps, à-côtés qui le menacent de l’extérieur. L’espace tout d’abord, nettement circonscrit et perçu comme un lieu soustrait à la topographie ordinaire, fait l’objet des commentaires initiaux de Félibien :

Le Roi voulant donner aux Reines et à toute sa cour le plaisir de quelques fêtes peu communes, dans un lieu orné de tous les agréments qui peuvent faire admirer une maison de campagne, choisit Versailles, à quatre lieues de Paris. C’est un château qu’on peut nommer un palais enchanté, tant les ajustements de l’art ont bien secondé les soins que la nature a pris pour le rendre parfait. Il charme en toutes manières ; tout y rit dehors et dedans, (…). Sa symétrie, la richesse de ses meubles, la beauté de ses promenades et le nombre infini de ses fleurs, comme de ses orangers, rendent les environs de ce lieu dignes de sa rareté singulière5.

Exception du cadre donc, qui tranche tout à la fois sur le reste de l’univers et en contient malgré tout les parties principales. Car si « rien ne le peut égaler », l’espace festif et ludique se compose néanmoins de tout ce qu’il est censé surpasser. Bien qu’il ne possède pas « cette grande étendue qui se remarque en quelques autres palais de Sa Majesté », le château de Versailles recèle davantage de merveilles que ceux-ci : ce sont « la richesse de ses meubles, le nombre infini de ses fleurs, ainsi que la diversité des bêtes contenues dans les deux parcs et dans la ménagerie »6, qui en font tout le prix. Pour se constituer en entité d’exception, Versailles doit contenir le reste du monde ; son unicité repose paradoxalement sur une formidable diversité. Plusieurs détails viennent, au cours des jours de fête, confirmer l’appréciation liminaire de Félibien : les royaumes étrangers s’y trouvent figurés de toutes les façons, du défilé des guerriers habillés à la grecque aux diverses langues composant leurs devises, des bergers d’Arcadie chargés de tâches ancillaires aux Maures intervenant dans les ballets. Une figure mythologique exprime cet idéal de totalité géographique : Atlas portant le monde sur ses épaules réapparaît à intervalles réguliers, comme pour rappeler aux spectateurs invités que l’universalité suppose l’asservissement. Un espace réduit, distinct et cependant défini par ce sur quoi il affiche sa supériorité : voilà décrit d’emblée le microcosme idéal où le jeu peut se dérouler, et esquissées les tensions inhérentes à sa délimitation spatiale.

De son côté, Marigny exprime la fragilité de la frontière séparant l’espace ludique de l’espace commun ; il évoque le danger que représenterait son effacement, dû non plus aux effets pervers du paradoxe microcosmique, mais à un franchissement intempestif venu de l’extérieur :

Et certes M. le duc de Saint-Aignan doit être bien satisfait d’avoir été l’auteur d’une fête si belle et si bien conduite ; car enfin jamais rien ne se passa avec tant d’ordre ; et pour prévenir même la confusion que la curiosité du peuple auroit pu apporter en passant par-dessus les murailles du parc, on les avoit bordées de soldats des Gardes, (…)7.

La même dynamique travaille la seconde composante formelle du jeu. Le temps consacré à la fête est lui aussi strictement délimité ; mais, comme dans le cas de l’espace spécifique définissant l’aire ludique, ses composantes trahissent un paradoxe qui le mine de l’intérieur, tandis que la durée ordinaire le menace de l’extérieur. Aussi des stratégies ont-elles été mises au point pour maintenir tant bien que mal une temporalité d’exception et en masquer les insuffisances. Du cinq au quatorze mai vont se rencontrer à peu près toutes les époques de la civilisation occidentale. La Grèce classique, l’imperium, le Moyen-Age ne se succèdent pas, mais se combinent pour créer un temps hors du temps ; de leur coïncidence surgit une vision de l’histoire qui substitue au déroulement chronologique un présent absolu où convergent les traditions les plus variées. Là encore, des épisodes emblématisent plus particulièrement cette concentration : le défilé qui ouvre la première journée se compose de chevaliers censés représenter les pairs de Roger se rendant en grande pompe à un tournoi médiéval, mais leurs vêtements, on l’a vu, ressortissent à l’Antiquité grecque ; le char d’Apollon qui les suit réunit autour de lui les principaux personnages mythologiques attachés au motif de la durée : les quatre Ages et leurs attributs, les douze Heures, de même que les douze Signes du zodiaque occupent une place de choix sur le char ou encore à ses côtés, tandis que la figure du Temps, pendant tutélaire de celle d’Atlas, en tient les rênes. Comme dans le cas de l’établissement d’une aire ludique spécifique, le sentiment de vivre un moment exceptionnel est intimement lié à celui de pouvoir embrasser d’un seul coup d’œil une totalité, le passé et le futur en marche. Pour bien jouer, il convient de se situer dans une temporalité en retrait dont tous les événements marquants continuent pourtant de faire référence aux cycles ordinaires. Le recours au langage mythologique, supposé transfigurer les données de l’histoire humaine comme les manifestations des forces naturelles, n’y peut rien changer ; les signes dont il se constitue non seulement s’inscrivent dans la succession, mais rappellent, les uns une époque à jamais révolue, les autres les mœurs de celles qui l’ont supplantée. Les regrouper au même endroit du cortège afin de donner l’illusion d’une coïncidence issue d’un ordre temporel particulier, ou encore les faire converser dans un chant poétique alterné, relève d’une tactique de camouflage : le char compose peut-être une unité, mais il passe.

D’autres efforts ont été faits, qui visent à faire croire qu’on vit le temps de la fête dans une durée à part, protégée des contraintes temporelles extérieures. Ainsi des aménagements architecturaux provisoires signalant un espace-temps extraordinaire. Ce sont des « bâtiments de bois, faits presque en un instant », de « hautes palissades », des « portiques élevés en peu de jours », une balustrade en pièces détachées qu’il suffit d’assembler en un tour de main, et surtout ce rond que le Roi a fait établir, « en si peu de temps qu’on avait lieu de s’en étonner » et où se joue la comédie de La Princesse d’Elide composée par Molière8. Le surgissement soudain de toutes ces constructions, évanouies aussitôt le jeu s’y déroulant accompli, accentue le caractère atemporel de l’activité qu’elles abritent. Et, comme il faut autant que possible éviter que le temps ordinaire ne reprenne ses droits dans les intervalles séparant les divertissements, ces édifices se succèdent eux-mêmes selon un rythme soutenu. D’une journée à l’autre on voit disparaître les uns pour faire place aux suivants ; on va du « rond » où se court la bague à celui où se joue la comédie de Molière, situé « sur la même ligne », pour finir autour du « grand rond d’eau » ceignant l’île d’Alcine9 ; un déplacement sur place en quelque sorte, qui a pour effet de concentrer la durée et d’effacer au maximum les moments creux. Significativement, les relations de Félibien et de Marigny font au maximum l’économie des temps morts ; mais dans la temporalité narrative leurs ellipses désignent malgré tout l’instant précis où l’on bascule de la durée ludique dans l’écoulement insignifiant.

Il y a davantage : afin d’échapper au rythme quotidien de l’alternance jour-nuit, on en inverse le cours habituel. Les trois journées de fête prévues par le programme débutent, la première en fin d’après-midi, les suivantes à la nuit tombée. C’est un « nombre prodigieux de flambeaux de cire blanche », puis un « nombre infini de lumières », bientôt augmenté d’un « grand nombre de flambeaux et de bougies » qui éclairent tour à tour le défilé d’ouverture, la collation offerte aux invités et le théâtre sur lequel se donne La Princesse d’Elide, avant que les bassins illuminés et le feu d’artifice final ne fassent « naître un nouveau jour dans la nuit »10. La gradation ainsi obtenue transforme peut-être le cycle quotidien, mais elle suggère aussi que le temps ludique n’est nullement un instant immobile, épargné par la loi de succession. S’il ne s’écoule que pour mieux aboutir à la négation absolue du temps naturel, sa progression reste de même nature. Sans compter qu’il suffit d’un souffle pour que le panégyrique tourne et signale les limites de l’absolutisme.

La clarté nocturne qui instaure un cycle spécifique risque à plusieurs reprises de vaciller pour laisser place à l’obscurité ; le vent constitue un danger qui plane sur l’ensemble des festivités. Dès les premières heures de réjouissance, sa présence est signalée par Félibien qui ne la mentionne d’abord que pour mieux souligner l’exception du moment :

Le ciel même sembla favoriser les desseins de Sa Majesté, puisqu’en une saison presque toujours pluvieuse, on en fut quitte pour un peu de vent, qui sembla n’avoir augmenté qu’afin de faire voir que la prévoyance et la puissance du Roi étaient à l’épreuve des plus grandes incommodités11.

Le compliment est habilement tourné. Reste qu’au soir de la seconde journée, le vent aura suffisamment forci pour être considéré non plus comme un faire-valoir mais comme un ennemi contre lequel il faut se défendre :

Le Roi fit donc couvrir de toiles, (…), tout ce rond, d’une espèce de dôme, pour défendre contre le vent le grand nombre de flambeaux et de bougies qui devaient éclairer le théâtre, (…)12.

Marigny surtout insiste sur la fausse note introduite par cette soudaine rafale ; et comme le ton plus intime de la correspondance le lui permet, il fait suivre sa remarque de quelques vers à la louange du roi qui, dans le contexte, prennent un tour ironique :

Il est vrai qu’un certain envieux de la joie publique, pour diminuer le plaisir des yeux, éteignit une partie des lumières : vous comprenez bien que ce fut le vent ; car vous vous tromperiez fort si vous pensiez qu’il y eût eu quelque créature vivante assez étourdie ou assez insolente pour l’oser faire ;

Et vous savez, comme je croi,

La crainte et le respect que l’on a pour le Roi,

Que son empire est calme et sans orage,

Qu’il ne voit rien qui le puisse troubler,

Et qu’il rend le monde si sage,

Que personne n’ose souffler13.

Le discours historiographique peut toujours vanter, il peut toujours venter !

Le double-jeu du littéraire

« Dans les limites du terrain de jeu règne un ordre spécifique et absolu »14. A Versailles, début mai 1664, également. Le grand nombre d’invités, la foule de ceux qui ont à charge le bon fonctionnement de l’intendance ou assurent le déroulement impeccable des spectacles exigent que soit observée une discipline de chaque instant. Félibien a tout dit sur ce point quand il affirme que les six cent personnes présentes composent « une petite armée »15. A cet ordre on fait participer la littérature ; de l’Arioste on s’inspire très largement, de Molière on fait représenter plusieurs pièces. Mais, au sein du jeu absolutiste, le discours littéraire creuse l’ambiguïté dont les récits historio-graphiques portent la marque discrète. Et cela malgré le traitement qui le purge autant que possible de ses éléments réfractaires. Car la fête de 1664 peut se lire comme une tentative de pervertir le littéraire en l’insérant dans un jeu de pouvoir ; l’adaptation du texte épique aux exigences royales en témoigne largement. Seulement, cette adaptation a pour effet d’oblitérer toute la dimension ludique des festivités et, par conséquent, en dénonce a contrario les failles. Pire : la littérature suggère en fin de compte que le pouvoir absolu, loin de mener le jeu, en est finalement tributaire. D’abord asservie, elle se révèle être une force aussi incontournable qu’embarrassante. C’est à ce retournement qui fait apparaître tout ce que les jeux festifs comportent de faussé qu’il faut maintenant s’attacher.

A l’Arioste, Saint-Aignan demande un apport aussi diffus que central. Afin de contenir la profusion géographique et historique nécessitée par l’élaboration d’un espace-temps ludique spécifique et d’éviter la dispersion engendrée par la multiplication des manifestations, il faut recourir à « un dessein où elles fussent toutes comprises avec liaison et avec ordre, de sorte qu’elles ne pouvaient manquer de bien réussir »16. La fonction première requise de la littérature est de rendre l’événement ludique absolument lisible en établissant entre ses composantes des rapports semblables à ceux qui, au sein d’un texte, assurent la cohérence du sens. Autant dire que sans elle, la fête tombe à l’eau. Et pourtant, dans l’économie globale des réjouissances, elle occupe une place plutôt restreinte : l’épisode tiré de l’Orlando furioso n’intervient qu’au soir du troisième jour. Il y a davantage : au cours des journées précédentes, le texte de l’Arioste s’est vu compliqué de motifs étrangers au modèle originel. Le défilé des héros, les courtes pièces poétiques qui les caractérisent dans le programme distribué aux invités, la représentation des jeux pythiens, les chants alternés auxquels se livrent les Saisons ou les quatre Ages, les nombreuses interventions de personnages mythologiques, enfin la représentation de la Princesse d’Elide débordent ce qui est d’abord donné comme un centre de gravité symbolique. De composante essentielle, l’extrait de l’Arioste se voit progressivement ravalé au rang de simple prétexte. C’est que l’insertion du littéraire dans un vaste plan d’ensemble mis au service de l’idéologie absolutiste ne va pas de soi. Au sein de l’ordre imposé par la représentation politique l’épisode choisi risque d’introduire un contre-ordre qu’il faut étouffer. La littérature ne se prête pas sans autre à n’importe quel jeu.

A l’appui de cette hypothèse, plusieurs données concourent. Malgré tous les avantages procurés par le récit-modèle, celui-ci comporte certains aspects gênants pour la représentation de l’omnipotence. Ainsi Roger apparaît-il chez l’Arioste comme un héros passif. Il est prédestiné ; son geste peut être courageux, il est toujours appuyé par des puissances qui le dépassent ; sa volonté propre s’efface devant celle des astres au lieu que, conformément à l’idéal de la monarchie de droit divin, elle ne fasse qu’en exprimer le vouloir incompréhensible au commun des mortels. Et puis il y a la très énergique Bradamante qui vient de délivrer le preux du château d’Atlant et qui exerce sur son esprit un ascendant suffisamment fort pour finir par le convertir à une religion ennemie, en tous cas trop fort pour pouvoir être rapproché de l’amour officieux mais parfaitement contrôlé porté à Mademoiselle de la Vallière par Louis XIV. De plus, c’est un personnage vulnérable qui débarque sur l’île d’Alcine, et qui ne sait pas reconnaître sous l’attrait de la beauté la fascination de la mort. Quant à l’éthique de la liberté aristocratique et de la générosité amoureuse, elles s’accommodent mal des conséquences d’un tel aveuglement : une situation où les nobles demeurent longuement prisonniers d’une femme, fût-elle enchanteresse. Enfin, sa victoire sur celle-ci tient à la force d’autres enchantements plus qu’à des exploits personnels ; c’est la bague passée au doigt du chevalier par Mélisse qui le sauve du danger.

Tout cela Saint-Aignan le sait bien. Aussi a-t-il pris soin de revoir le passage retenu afin d’en supprimer certains aspects et d’y rajouter des composantes mieux accordées à l’image que le roi veut donner de lui-même. Si en fin de compte Roger peut paraître répondre au canon du héros idéal, propre à figurer les prouesses d’un grand monarque, c’est que les règles d’un jeu nouveau ont été introduites qui cherchent à modifier les données premières du texte. Ce jeu repose sur deux principes complémentaires : le développement apocryphe des éléments du poème susceptibles de glorifier le souverain, et la disparition de ceux qui risqueraient d’en ternir la toute-puissance parce qu’ils mettent Roger dans une situation difficile. Les premiers connaissent une expansion dans le temps comme dans l’espace de la fête ; ils apparaissent disséminés tout au long des manifestations successives ; les seconds sont concentrés en un lieu nettement circonscrit, l’île d’Alcine, qui n’intervient au contraire qu’au soir de la troisième journée et est vouée à la destruction.

Ainsi, dès le cortège d’ouverture, les grands de la cour et le roi jouent bien chacun un des personnages principaux de l’Arioste sous le regard attentif du public courtisan, mais ils suivent un scénario nouveau. Roger n’est plus seul ; entouré de chevaliers valeureux, caractérisés par des vers rappelant leurs exploits innombrables, il affiche maintenant une devise dont le sens va à l’encontre du parcours sinueux imposé à son modèle littéraire : nec cesso, nec erro17 s’entend comme un idéal prenant le contre-pied des égarements répétés qui, dans le poème épique, retardaient continuellement la course du preux. C’est la clarté solaire qui le signale, non plus l’aveuglement. Et les jeux auxquels tous se livrent sont conçus pour démontrer la force qui les anime au lieu de mettre en évidence leur faiblesse. Car chez l’Arioste, le jeu ne tourne pas toujours à la faveur des héros. On se souvient que le jeu proposé par Alcine à Roger à la suite du repas somptueux qu’elle lui offre consacre le pouvoir de séduction qu’elle a acquis sur lui et le précipite à la catastrophe18. Dans la lice où se disputent les courses de bague ou de têtes, rien de tel. On y affronte des adversaires de force égale. Mieux : on y enlève à la pointe de l’épée ou de la lance les objets symboliques qui dans le texte sont associés aux situations difficiles dans lesquelles se trouvent les braves. La bague de Mélisse qui dit l’impuissance de Roger à se tirer d’affaire sans le concours du surnaturel n’assume plus qu’une fonction de faire-valoir sous la forme d’une cible. Et comme pour définitivement inverser le sens revêtu par le jeu dans l’épisode du festin donné par Alcine en l’honneur de Roger, Saint-Aignan soigne particulièrement le protocole lors de la collation suivant la première série de courses. Si le repas offert par Alcine en son palais occasionne un jeu porteur de troubles à venir, celui qui réunit la cour autour de son souverain fonde au contraire un ordre méticuleux. En témoignent les longues listes établies par Benserade où sont détaillées les places qu’occupent à table les invités.

A cette stratégie dispersant les éléments gênants du récit au gré des journées de fête vient s’ajouter une stratégie de concentration qui vise à mieux cerner ceux des motifs de l’épisode qu’un traitement centrifuge ne suffit pas à récupérer. Ainsi des enchantements proprement dits et du domaine sur lequel règne Alcine, qui se trouvent isolés du reste des manifestations. Pour mener à bien son dessein, Saint-Aignan a imaginé d’instaurer une barrière infranchissable entre l’univers de la magicienne et celui de la cour. Tout a été fait pour que l’on puisse assister à l’élimination d’un pouvoir étranger sans pour autant courir aucun risque. Plus question de jouer face-à-face avec Alcine : c’est séparés par un plan d’eau figurant l’océan que les courtisans vont voir leur partenaire de jeu défaite19. D’autres indices viennent confirmer la volonté de creuser ce fossé : tout d’abord le fait que le roi et les seigneurs qui la veille encore jouaient les personnages de l’Arioste se sont maintenant rangés aux côtés du public pour laisser d’autres acteurs exécuter les rôles des chevaliers du récit ; et puis aussi la vaine tentative de dialogue amorcée par Alcine qui ne reçoit aucune réponse aux suppliques qu’elle adresse, par-delà le bassin, à la reine-mère. En se retirant ainsi du jeu, tous peuvent échapper à la question fondamentale posée par le texte épique : celle de la liberté. Impossible de supposer dans le contexte de l’absolutisme montant que le monarque joue, ne fût-ce que quelques instants et pour finalement être libéré, le personnage d’un héros retenu contre son gré. Dès la fin de la première journée, le roi ne peut plus être Roger. En revanche, il doit faire représenter la destruction de toute puissance surnaturelle autre que celle qui procède de son autorité de droit divin. C’est chose faite avec l’engloutissement de l’île d’Alcine, précédé du ballet qui met au pas les géants, nains, monstres et maures qui sont à son service ; et comme pour mieux signifier la victoire d’un pouvoir magique sur l’autre, on recourt à un moyen d’anéantissement qui soit perçu comme extraordinaire :

Il semblait que le ciel, la terre et l’eau fussent tous en feu, et que la destruction du superbe palais d’Alcine, comme la liberté des chevaliers qu’elle y retenait en prison, ne se pût accomplir que par des prodiges et des miracles. (…) rien ne pouvait mieux terminer les enchantements qu’un si beau feu d’artifice, (…)20.

L’épisode de l’Arioste fournit donc tout à la fois le cœur symbolique de la fête, l’enjeu idéologique de la partie, et en alimente les divers prolongements par la redistribution de certains matériaux dans des contextes où leur portée se trouve radicalement modifiée. Ainsi la mise en scène de la libération de Roger permet de figurer la liberté absolue du souverain en matière ludique ; le roi joue quand bon lui semble. Et le traitement centrifuge réservé à certains éléments du récit original, au lieu de contaminer les autres journées, en font autant de cadres au sein desquels les quelques motifs pris à l’ennemi font figure de butin de guerre : désarticulés, dispersés, vidés de tout pouvoir intrinsèque de fascination, ils finissent emprisonnés dans un carcan idéologique. Dans tous les cas, ce qui représentait à l’origine, dans le texte, une dangereuse privation de liberté se trouve en fin de compte en situation d’allégeance ou de captivité symbolique. Mais ce travail sur le littéraire a pour effet paradoxal de mettre un terme à la dimension ludique des festivités. On ne joue pas impunément avec les œuvres.

Le jeu suppose la mise en œuvre de tensions. Huizinga l’a bien montré en soulignant l’importance de la dimension agonistique qui oppose deux partenaires tout au long d’une partie et en maintient le suspens21. Or, en réélaborant les données premières du récit épique de façon à ce que d’entrée de jeu Louis XIV apparaisse comme invincible, Saint-Aignan a failli à ce principe. Il n’y a jamais à proprement parler affrontement du souverain et de la magicienne sur un terrain commun, mais élimination calculée et distante d’une force ennemie. Sans compter que le recours à une littérature à la mode fausse le jeu ; l’issue de l’épisode retenu, connue à l’avance des invités, déjoue d’emblée l’effet d’attente engendré par un dénouement incertain. Il n’est finalement plus question que d’assister à ce qui, d’avance, est joué.

A ces raisons viennent s’en ajouter d’autres : le jeu implique totalement ; on ne peut le mener qu’à moitié, si bien que la présence du roi aux côtés du public lors de la représentation de la destruction du palais d’Alcine ne fait pas qu’esquiver la rencontre nécessaire des deux instances joueuses : il rompt aussi l’unité d’action ludique. En se retirant de la sorte du jeu, Louis XIV obéit à la logique absolutiste du dessein de Saint-Aignan mais accomplit un geste propre au « briseur de jeu » qui ne respecte pas les limites strictes du « cercle magique » défini par l’aire de jeu22. Cette dernière infraction est rendue d’autant plus sensible que l’île d’Alcine se caractérise par la force des illusions qu’on y éprouve, c’est-à-dire par ce qui, en l’occurrence, symbolise l’âme même du jeu : l’in-lusio attirant les joueurs dans un espace où l’on tombe sous le charme d’un univers répondant à ses lois propres. « En se dérobant », le roi met en évidence « la valeur relative et la fragilité de cet univers où il s’était momentanément enfermé avec les autres »23.

Pour avoir voulu figurer l’indépendance du pouvoir absolu en recourant à la littérature, Saint-Aignan signe donc l’arrêt de mort du ludique. Avec l’île d’Alcine le jeu disparaît et avec lui une dimension importante des jours de fête précédents. Plusieurs traits du spectacle le confirment. Que Mélisse apparaisse sous les traits d’Atlas au moment de délivrer Roger, par exemple, n’est pas indifférent. La figure mythologique, on s’en souvient, accompagnait le défilé d’ouverture lors duquel Louis XIV jouait encore le personnage de Roger, et y exprimait le paradoxe microcosmique faisant de Versailles un condensé géographique du monde entier, le périmètre clos où l’étranger tout entier se trouvait symboliquement asservi à un jeu de pouvoir24. En associant Atlas à la victoire du héros, on exploite une dernière fois une telle représentation : les nations du monde entier, inféodées au roi, se doivent de lui porter assistance lorsqu’il est en difficulté. Mais en la convoquant en un lieu strictement délimité, maintenant soigneusement dissocié de Versailles, donné pour illusoire et voué à la destruction, on en désamorce aussi la symbolique totalisatrice. Versailles n’a plus à se définir par référence au reste du monde ; il en est devenu absolument indépendant. Là encore, c’est que le roi veut pouvoir participer au symbolique sans jamais en demeurer prisonnier ; si Roger a besoin d’Atlas pour se libérer, Louis XIV, lui, est libre de s’en passer. Reste que pour figurer son autonomie absolue le roi est contraint de brûler ce qu’il adorait l’avant-veille. En faisant tirer un feu d’artifice afin d’anéantir l’île enchantée, il joue avec le feu.

Si le recours à l’Arioste a permis au pouvoir de manifester symboliquement sa puissance, il fait aussi apparaître tout ce que le pouvoir perd sur le plan du jeu à se servir ainsi du littéraire. A sa façon, la comédie de Molière représentée au soir de la seconde journée rend cette déperdition d’autant plus sensible qu’elle fait l’apologie d’un jeu au service des puissants qui ne soit pas pour autant amputé de sa dimension ludique. Dans La Princesse d’Elide, c’est le personnage de Moron, interprété par Molière lui-même, qui incarne ce jeu. Cumulant les fonctions de fou de la princesse et de confident du prince Euryale, il aide celle-ci à reconnaître les sentiments qu’elle éprouve pour le prince tout en secondant habilement la passion qui anime ce dernier. C’est « par le conseil de Moron, qu’il avait gagné, et qui connaissait fort le cœur de la Princesse »25 qu’Euryale parvient à séduire celle qui se refuse à aimer en feignant une totale indifférence à ses charmes. Un stratagème qui sert bien les intérêts du prince mais l’oblige à s’en remettre à un inférieur ; un petit jeu dont l’invention revient sans doute au maître et en satisfait les désirs mais qui, sur le terrain, est en grande partie mené par un valet qui ne se prive pas d’en exploiter toutes les ressources ludiques26. Cette complicité dans le jeu rapproche d’ailleurs singulièrement les deux hommes ; Moron rappelle au prince que son empressement à le servir de la sorte s’explique peut-être par un obscur lien de parenté :

Laissez-moi doucement conduire cette trame.

Je me sens là pour vous un zèle tout de flamme :

Vous êtes né mon prince, et quelques autres nœuds

Pourraient contribuer au bien que je vous veux.

Ma mère, dans son temps, passait pour assez belle,

Et naturellement n’était pas fort cruelle ;

Feu votre père alors, ce prince généreux,

Sur la galanterie était fort dangereux ;

Et je sais qu’Elpénor, qu’on appelait mon père

A cause qu’il était le mari de ma mère,

Contait pour grand honneur aux pasteurs d’aujourd’hui

Que le prince autrefois était venu chez lui,

Et que durant ce temps il avait l’avantage

De se voir salué de tous ceux du village27.

Difficile de mieux dire qu’au principe du ludique une certaine fraternité place les partenaires sur pied d’égalité. Il y a encore autre chose : Moron est réfractaire aux jeux qui par tradition caractérisent l’aristocratie ; quand il ne s’y soustrait pas, il les tourne en dérision. Ainsi de la chasse qu’il déteste et à laquelle il se refuse ; ainsi du verbiage amoureux censé exprimer sur le mode pastoral les peines de cœur ressenties par les grands et qu’il parodie sans gêne. Face à face avec un ours, il s’adresse à l’animal dans les termes mêmes dont il userait avec un prince, au lieu d’en rapporter la peau ; désireux d’apprendre à chanter des chansons bucoliques, la leçon qu’il prend tourne à la bagarre28. Bref, si en fin de compte le petit jeu mis au point entre le prince Euryale et Moron sert le pouvoir, trop d’éléments font apparaître en cours de route que ce jeu ne laisse pas le pouvoir indemne. La décision de Louis XIV d’abréger la pièce dans son ensemble et d’en écourter certaines scènes ne surprend pas vraiment29.

Au cours de la fête le roi s’est montré parfaitement conséquent et a fait preuve d’une rare intelligence symbolique. Il a joué, puis il a brisé le jeu en montrant qu’il n’avait fait jusqu’alors que jouer : pour des raisons idéologiques, il s’est joué du jeu. Ces données trouvent certainement leur sens dans l’avènement d’une morale bourgeoise comme l’a montré J.-M. Apostolidès : il n’est pas bon que le souverain dépense son énergie en divertissements coûteux30. Pourtant, au lendemain des festivités Louis XIV décide de continuer à s’amuser pendant plusieurs jours et que la relation officielle de Félibien comme la lettre de Marigny s’étendent sur ce supplément. Louis XIV aurait-il soudain failli à la logique ayant commandé jusque là ses faits et gestes, ou la rallonge offerte à ses invités répond-elle à une cause profonde ?

Le roi joué

L’élimination de l’île enchantée a marqué un tournant décisif. A la fin de la troisième journée les courtisans savent qu’ils viennent de franchir un pas important. Ils ont définitivement quitté la sphère ludique et peuvent désormais en apprécier toute l’intensité. Le dessein de Saint-Aignan leur apparaît alors comme une grande réussite : le traitement infligé au texte de l’Arioste a donné naissance à une forte cohérence ; les diverses réjouissances révolues, demeure le souvenir d’une unité indivisible mais qui appelle la comparaison :

Alors toute la cour se retirant confessa qu’il ne se pouvait rien voir de plus achevé que ces trois fêtes ; et c’est assez avouer qu’il ne s’y pouvait rien ajouter, que de dire que, les trois journées ayant eu chacune ses partisans, (…), on ne convint pas du prix qu’elles devaient remporter entre elles, bien qu’on demeurât d’accord qu’elles pouvaient justement le disputer à toutes celles qu’on avait vues jusqu’alors, et les surpasser peut-être31.

C’est que le roi peut bien chercher à faire croire qu’il a remporté une victoire sur le jeu lui-même ; il n’a en fait remporté que la première manche d’une partie entamée avant le commencement des Plaisirs de l’île enchantée et qu’il lui faut à tout prix continuer de jouer. Cette partie a débuté lors de la fête donnée par Foucquet à Vaux-le-Vicomte en août 1661, plusieurs indices le confirment. Ainsi de nombreux éléments présents à Versailles sont repris des réjouissances organisées par le surintendant ; certains y réapparaissent tels quels, d’autres sont retravaillés ce qu’il faut pour éviter une simple redite. Au grand nombre d’invités de l’époque répond significativement la « petite armée » évoquée par Félibien32 ; quant aux dieux de l’Olympe, aux Saisons, aux Jours et aux Heures, ils sont déjà au rendez-vous de Vaux où ils ont à charge, tout comme en mai 1664, de présenter les produits de la terre. Un festin comptant six services permet d’entendre la musique de Lully qui accompagnera aussi la collation offerte par Louis XIV. Le cadre naturel et son exploitation festive anticipent également sur ce que sera le parc de Versailles lorsque Saint-Aignan en fera un terrain de choix pour son spectacle : un jardin où faire à nouveau représenter la comédie des Fâcheux, dans les mêmes conditions, à la lumière d’innombrables bougies, sur des tréteaux éphémères. C’est dans ce cadre original qu’est encore tiré un gigantesque feu d’artifice dont l’un des points de mise à feu est situé sur le dos d’une baleine évoluant sur un plan d’eau, ancêtre des trois baleines qui porteront Alcine et ses comparses trois ans plus tard. Revanche donc que la fête des Plaisirs de l’île enchantée mais nullement victoire définitive33. De même que l’incarcération du ministre disgracié n’a pas suffi à faire oublier la splendeur des divertissements de Vaux auxquels la relation de Félibien se réfère à mots couverts, l’isolement d’Alcine ne suffit pas à mettre un terme à la surenchère ludique. Si le roi s’en tient à faire représenter symboliquement la cessation du jeu, il signifie peut-être sur le moment son pouvoir absolu, mais il se prive à plus long terme d’un moyen efficace d’écraser ses adversaires potentiels.

Pour relever l’honneur ludique, Louis XIV ne peut donc se permettre de laisser ses invités sur l’élimination symbolique du principe ludique. Il lui faut tout à la fois préserver la cohérence figurale des trois jours de fête qu’il vient de donner, et en désamorcer les conséquences ultimes. En bref, il s’agit de conserver un potentiel ludique sans renoncer à en consommer la faillite. Aussi le roi ne peut-il que poursuivre quelque temps des jeux qui n’en sont pas vraiment. Des jeux irréprochables sur le plan formel mais viciés au fond. La loterie organisée ne laisse pas vraiment de place au hasard puisqu’elle met en jeu « autant de billets heureux que de dames »34. Quant aux courses de têtes, elles pourraient passer pour une activité ludique régulière, mais certains détails montrent que les choses sont en fait plus complexes. Trois tournois se succèdent du samedi 10 au mardi 13 mai, échelonnés de façon à synthétiser les enjeux symboliques des trois journées passées sous le signe d’Alcine. Les joueurs sont ceux-là mêmes qui ont couru la bague au premier jour de fête ; Saint-Aignan et Soyecourt continuent d’incarner l’un Guidon le Sauvage, l’autre Olivier. Seulement ce n’est plus contre Roger qu’ils courent, mais contre le roi en personne. La compétition oppose bien cette fois la sphère ludique à la sphère du pouvoir. Et le roi ayant tout naturellement gagné, il peut cesser de jouer pour remettre en jeu son prix, histoire de faire sentir que le jeu dépend désormais de lui sans pour autant le mettre en cause. Mieux : lors de la seconde course Louis XIV ne concourt pas, il exerce la fonction régulatrice de lecteur des articles de courses. Après s’être montré parfaitement maître du jeu, il manifeste ainsi clairement qu’il en est aussi le seul garant. Enfin, quand il décide de rentrer en lice, il n’est plus question des chevaliers de l’Arioste ; c’est contre Saint-Aignan et non contre Guidon qu’il remporte la manche. Significativement, Félibien parle alors de « jeu ordinaire » pour évoquer une dernière fois le triomphe royal en matière ludique35. Mais l’expression laisse surtout deviner que ces ultimes jeux ont perdu tout caractère ludique. Les véritables jeux ne souffrent pas l’ordinaire ; ils ne se déroulent que dans l’extraordinaire. A cet égard, l’île d’Alcine ne saurait mieux convenir à une localisation symbolique du jeu. Mais elle a disparu, comme finalement les pairs de Roger. On joue alors sans plus vraiment jouer.

De ce jeu vidé de sa substance Tartuffe offre, au beau milieu du supplément festif, la représentation gênante. L’hypocrite respecte scrupuleusement les règles d’un jeu auquel il n’adhère qu’en surface ; son engagement n’est pas de nature ludique, mais répond à un intérêt tout personnel. En mettant en scène un tel personnage Molière porte à la logique royale un coup plus dur qu’avec la Princesse d’Elide : il ne propose plus aux spectateurs invités une réflexion sur les avantages d’un partenariat qui réunirait dans un même jeu le prince et le fou ; il dénonce, en la transposant dans l’univers de la bourgeoisie, l’utilisation perverse du jeu ; celle qui confère un pouvoir absolu à l’un des partenaires, et place les autres dans une position de soumission aveugle. Au terme des journées de divertissement, la comédie de Tartuffe affirme que le jeu véritable doit amuser sans abuser.

Le jeu fonde la puissance pour mieux la contraindre. Il fait partie des impedimenta du pouvoir ; la première fête offerte par Louis XIV à ses courtisans place le souverain dans une position inconfortable. Jouant d’abord à se débarrasser de ce qui, dans le jeu, constituait une limitation de son prestige, le roi doit finalement se prêter à un simulacre de jeu pour maintenir son prestige intact. Une acrobatie qui le précipite dans l’Histoire : riposter magnifiquement au passé ne met pas un terme au mouvement ludique, mais engage au contraire dans une course sans butée. Marigny l’a parfaitement compris, qui conclut sa relation en relançant le jeu à l’infini :

Que l’on propose sur la terre

Un prix à disputer entre les potentats

Qui savent mieux gouverner des Etats

Et dans la paix et dans la guerre,

Que par des charmes inouïs

Une troupe de rois s’assemble :

Je gage pour le seul LOUIS

Contre tous les autres ensemble36.

On ne saurait mieux dire qu’en fin de compte le roi s’est laissé prendre au jeu… !

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1 Voir à ce sujet M.C. Moine, Les fêtes à la cour du Roi-Soleil, 1653-1715, Paris, Sorlot et Lanore, coll. « Reflets de l’histoire », 1984 ; J.P. Néraudau, L’Olympe du Roi-Soleil, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Nouveaux confluents », 1986 ; J.M. Apostolidès, Le Roi-machine, spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris, Minuit, 1981.

2 Sur le jeu entendu comme moyen d’établir une supériorité et fondé néanmoins sur une égalité de principe, voir J. Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, trad. Cécile Seresia, Paris, Gallimard, 1951, réédition dans la collection « Tel », 1988, ch. IIΙ et V.

3 Les principales sources concernant la fête des Plaisirs de l’île enchantée sont : la relation officielle de Félibien, reproduite dans l’édition des œuvres complètes de Molière par G. Couton, éd. de la Pléiade, vol. I, pp. 749-829 ; la relation de Marigny, sous forme épistolaire, et le livret distribué aux invités, tous deux reproduits dans le Molière des « Grands écrivains de la France », vol. IV, pp. 234-250 et pp. 251-261. Le numéro 60 de la Gazette, daté du 21 mai 1664 et intitulé Les Particularités des divertissements pris à Versailles par Leurs Majestés, fournit quelques détails supplémentaires.

4 Ces divers critères sont : la liberté de l’action ludique, son caractère fictif, sa limitation dans le temps et dans l’espace, sa gratuité, l’ordre absolu qu’engendrent ses règles, la complicité créée entre les joueurs, leur engagement passionné. Cf. Huizinga, op. cit., pp. 25-35.

5 Pléiade, p. 751.

6 Ibid.

7 Molière, coll. « Les Grands Ecrivains de la France », vol. IV, p. 260.

8 Cf. Pléiade, pp. 752, 766.

9 Cf. Pléiade, pp. 752, 766.

10 Ibid., pp. 752, 762, 767, 826.

11 Ibid., p. 752.

12 Pléiade, pp. 766-767.

13 Molière, coll. « Les Grands Ecrivains de la France », vol. IV, p. 256.

14 Huizinga, op. cit., p. 30.

15 Pléiade, p. 751.

16 Pléiade, p. 752.

17 « Rien ne m’entrave, rien ne m’égare. »

18 Cf. Orlando furioso, chant VII, laisses XXI et XXII.

19 Sur cette mise à distance du lieu enchanté, analysée dans la perspective d’une histoire des relations entre la scène théâtrale et le public, voir J. Rousset, L’intérieur et l’extérieur, Paris, J. Corti, 1976, pp. 173-176.

20 Pléiade, p. 826.

21 Sur les tensions mises en œuvre par le jeu, voir Huizinga, op. cit., p. 31 ; sur la notion centrale d’agôn, voir pp. 57-62 et passim. L’adjectif agonal ou agonistique a été forgé par J. Burckhardt dans Griechische Kulturgeschichte, édité par R. Marx en trois volumes à Leipzig chez A. Kröner en 1929 ; voir en particulier vol. ΙII, p. 68. Le concept a connu une fortune importante auprès des historiens des mentalités comme plus tard auprès des ethnologues ; voir à ce propos Huizinga, op. cit., pp. 123-130.

22 Cf. Huizinga, op. cit., p. 32.

23 Ibid.

24 Cf. supra, p. (3 ?).

25 Pléiade, p. 790.

26 Voir surtout l’ensemble de l’acte ΙII et la première scène de l’acte IV.

27 La Princesse d’Elide, I, II.

28 Cf. successivement : I, II et deuxième intermède, scène 2 ; deuxième intermède, scène 1 ; troisième intermède, scène 2.

29 Cf. l’Avis reproduit dans le texte de la pièce. II, II.

30 Cf. J.-M. Apostolidès, op. cit., ch. V, « Les plaisirs de l’île enchantée », pp. 93-113.

31 Pléiade, p. 826.

32 Cf. supra, n. 15.

33 Sur la fête comme élément constitutif d’une rivalité entre Foucquet et Louis XIV, voir J. Duvignaud, Sociologie de l’art, Paris, PUF, 1967, p. 90, n. 1. La fête relève de ce point de vue d’une dimension agonistique bien connue des anthropologues : le potlach. Voir à ce sujet Huizinga, op. cit., p. 103 sqq.

34 Cf. la relation de Marigny, in Molière, coll. « Les Grands Ecrivains de la France », vol. IV, p. 260.

35 Cf. Pléiade, p. 828.

36 Molière, coll. « Les Grands Ecrivains de la France », vol. IV, p. 261.