Book Title

Boîtes, emboîtements et enjeux postmodernes

Réflexions sur Hans Magnus Enzensberger

Dominik MÜLLER

Traduit de l’allemand par Isabelle Hirschi

Dire d’un poète qu’il aime jouer est un lieu commun : la poésie est liée à la musique et celle-ci est jouée. Mais l’enjouement de la part d’un poète engagé, qui a par ailleurs écrit des articles et des livres politiques, laisse pressentir qu’il a touché à quelque chose qui exige sérieux et conséquence.

Ces deux qualités ont souvent été déniées à Hans Magnus Enzensberger qui, depuis plus de trente ans, zigzague entre publications poétiques et essais politiques. Dans ses écrits on lui reprocha les contradictions que l’on croyait pouvoir déceler et qui furent considérées comme une déficience morale.

Considérer son œuvre sous l’aspect du jeu ne vise pas à renouveler les critiques mais à proposer une vue d’ensemble tenant compte de la divergence et de l’incohérence. Dès lors, la question centrale sera la suivante : cette approche conduit-elle inévitablement à ne plus considérer Enzensberger comme un auteur politique à prendre au sérieux ?

De ce fait découle enfin l’envie de vérifier si l’on doit attribuer l’attrait du jeu chez Enzensberger au plaisir du jeu, si souvent évoqué à propos du postmoderne. Enzensberger ne s’est jamais défendu de se référer à certains courants contemporains dont il fut du reste souvent le précurseur ; l’interprète peut donc aussi se le permettre. Il s’agit là moins d’une qualification certaine que d’une tentative de lecture et il faut se demander comment l’étiquette « postmoderne »1 se comporte à l’égard des étiquettes précédentes que l’on a collées à Enzensberger – celle d’« angry young man » et celle d’« écrivain engagé ».

I

Denn, um es endlich auf einmal herauszusagen, der Mensch spielt nur, wo er in voller Bedeutung des Worts Mensch ist, und er ist nur da ganz Mensch, wo er spielt.

Une fois pour toutes et pour en finir, l’homme ne joue que là où il est homme dans la pleine signification du mot, et il n’est homme complet que là où il joue2.

Cette phrase sur le jeu, la plus célèbre en langue allemande, et la plus pathétique, figure dans la quinzième Lettre sur l’éducation esthétique de l’homme de Friedrich Schiller. Schiller décrit le « jeu » comme équilibre idéal entre l’« impulsion formelle » (« Formtrieb »), dominée par la raison, et l’« impulsion matérielle » (« Stofftrieb »), définie par l’affect, deux états propres à l’homme. Dans le jeu, la volonté n’est aucunement anesthésiée par l’affect ni l’affect réprimé par la volonté. Dans ces conditions, rien ne vient diminuer les facultés humaines : l’homme forme alors une entité.

Cependant, les jeux que nous connaissons par notre expérience sont toujours marqués par des limites. Si je ne veux pas passer pour un mauvais joueur, je dois me libérer de ce qui ne fait pas partie du jeu (une liberté que Schiller transforme en valeur positive et absolue). Cela confère également au jeu un rôle de délassement. Le plaisir éprouvé est lié à la libération, crée par la règle du jeu qui réduit et canalise les possibilités d’actions et de décisions des joueurs. Les règles sont constituées en grande partie d’interdits. En jouant, je m’y soumets. Hans-Georg Gadamer formule cela dans ses réflexions sur le jeu, dont il se sert comme « fil conducteur de l’explication ontologique » de l’œuvre d’art :

L’attrait du jeu, la fascination qu’il exerce, consistent justement dans le fait que le jeu se rend maître de celui qui joue. Même lorsqu’il s’agit de jeux dans lesquels on s’efforce de remplir une tâche qu’on s’est fixée à soi-même, c’est le risque de savoir si « ça va », si « ça réussit », et si « ça va encore réussir » qui fait l’attrait du jeu. Qui tente ainsi est en vérité celui qui est tenté. Le véritable sujet du jeu n’est pas le joueur, mais le jeu lui-même (ce que montrent à l’évidence les expériences où il n’y a qu’un seul joueur). C’est le jeu qui tient le joueur sous le charme, qui le prend dans ses filets, qui le retient au jeu3.

II

Hans Magnus Enzensberger doit avoir à l’esprit ces implications ludiques lorsqu’il cherche à promouvoir le plaisir dans la pratique de la littérature. Il intitula l’une de ses leçons : Das Wasserzeichen der Pœsie oder Die Kunst und das Vergnügen, Gedichte zu lesen. In hundertvierundsechzig Spielarten vorgestellt von Andreas Thalmayr4. Cette anthologie poétique inhabituelle conçoit la pratique littéraire comme un jeu qui commence avec les deux pseudonymes sous lesquels le meneur de jeu dissimule son identité : Andreas Thalmayr5 et, apparaissant dans l’anagramme, Serenus M. Brenzengang. Ecrire des poèmes – comme on peut le constater dans l’avant-propos du livre –, jouit d’une toujours plus grande popularité, alors que plus personne n’a envie de les lire.

Pourquoi nous semble-t-il si souvent que quelque chose de maussade, de coriace, d’étouffant, de renfermé, reste attaché à tout ce qui concerne la « poésie » ?

Mais a-t-il existé autre chose dans un autre temps ou dans un autre lieu ? Une respiration ? Une séduction ? Une promesse ? Un champ libre ?

Un jeu ?

Il faut reconnaître que les poètes et leurs lecteurs ont toujours entretenu des relations ludiques des plus complexes6.

Enzensberger ne considère pas le jeu comme une métaphore globale pour l’art. Pour lui le poésie consiste en une pluralité de jeux, de règles de jeu. Et l’anthologie essaie de mettre en évidence certaines des règles que l’on répertoriait autrefois dans les manuels de rhétorique7 : même le titre du livre, à connotation baroque, semble faire allusion à cette tradition. Il faut, par une série d’exemples, rappeler à l’expérience les règles de la métrique classique. Dans ce but, un seul titre suffit souvent à guider l’attention du lecteur vers la spécificité d’un texte choisi. Dans d’autres cas, une manipulation du signifiant est nécessaire, grâce à laquelle le texte de base est parodié, tourné en ridicule, démoli, mais souvent immédiatement parlant. L’arrangeur, souvent irrespectueux, inspire à nouveau la considération en se révélant être lui-même artiste : l’objet dont il est question se trouve ainsi mis en jeu dans la méthode. Par exemple, lorsqu’il invente une série d’exemples pour différents types de poèmes définis par la tradition, comme l’ode alcaïque ou le vers de Clerihew, qui fait penser à des variations, le modèle du « vers libre », texte clôturant l’ensemble, se révèle en être finalement le thème : Der Radwechsel de Bertolt Brecht8. La plaisanterie que se permet l’éditeur avec le texte de Gottfried Keller, intitulé Abendlied, offre un double sens9 : il établit un contraste entre le vaste horizon évoqué par le poème et l’espace exigu d’un cabinet d’occuliste, entre le pathétique du ton et les caractères devenant de plus en plus petits (fig. 1).

Ce qu’Enzensberger avance dans Wasserzeichen der Pœsie renvoie à sa thèse de doctorat consacrée à la poétique de Clemens Brentano dont le point central est la décomposition, la déformation (« Entstellung »). Selon Enzensberger, ce concept éclaire « la double face » de la poétique de cet auteur romantique : « d’une part le recours à la matière traditionnelle, au passé de la langue au sens le plus large, d’autre part la destruction de ces matériaux pour gagner de nouvelles possibilités linguistiques »10. Le processus de décomposition présente deux aspects, l’un de l’ordre de la réception et l’autre de l’ordre de la production et ainsi, il s’avère être aussi pertinent pour l’art de la lecture qui concerne l’anthologie que pour celui de l’écriture qui se rapporte à la thèse. Enzensberger fait remarquer expressément qu’un « facteur ludique » est inhérent au processus de décomposition11. La régularité des lois qu’il repère dans les formes linguistiques pratiquées par Brentano semblent en fait être des règles de jeu que le poète s’assigne pour pouvoir s’y soumettre. Toujours selon Enzensberger, la décomposition libère les liens sémantiques, et favorise la polysémie. De plus, le principe de Brentano, qui consiste parfois à ranger les formes linguistiques en une suite de variations sérielles, contribue à une perte sémantique tout en ordonnant, en apparence du moins, ce qui tombe en morceau12. Tous ces procédés ou organisations, ces techniques poétiques et ces jeux suppléent à un centre vide qui résulte d’« un haut degré de destruction intérieure 13.

Fig. 1

Décomposition et juxtaposition se retrouvent, mais sans mélancolie, dans les morceaux de littérature pour enfants qu’Enzensberger a publié en 1961 sous le titre Allerleirauh (dans ce cas, Brentano, co-éditeur du recueil intitulé Des Knaben Wunderhorn pourrait avoir servi de modèle). Voici un de ces poèmes :

Es war einmal ein Kind,

das hatte keinen Vater mehr

und stand ganz allein.

Da kam eine Fee

und gab ihm eine Schachtel.

Da machte das Kind die Schachtel auf,

und was war darin ?

Wieder eine Schachtel.

Da machte es die Schachtel auf,

und was war darin ?

Wieder eine Schachtel… und so fort14

III

Enzensberger donne-t-il un titre aussi solennel à sa version pour ruser davantage ?

Erkenntnistheoretisches Modell

Hier hast du

eine große Schachtel

mit der Aufschrift

Schachtel.

Wenn du sie öffnest,

findest du darin

eine Schachtel

mit der Aufschrift

Schachtel

aus einer Schachtel

mit der Aufschrift

Schachtel.

Wenn du sie öffnest – 

ich meine jetzt

diese Schachtel,

nicht jene – ,

findest du darin

eine Schachtel

mit der Aufschrift

Und so weiter,

und wenn du

so weiter machst,

findest du

nach unendlichen Mühen

eine unendlich kleine

Schachtel

mit einer Aufschrift

so winzig,

daß sie dir gleichsam

vor den Augen

verdunstet.

Es ist eine Schachtel,

die nur in deiner Einbildung

existiert.

Eine vollkommen leere

Schachtel15.

Ce n’est qu’après plusieurs répétitions du « et ainsi de suite » que le poème de Enzensberger s’achève. Il y a une fin, mais cette fin est aussi décevante que l’absence de fin dans le poème pour enfants. Le noyau est vide, comme nous l’apprenons après avoir poursuivi le jeu, totalement entraînés par le mouvement de déballage, bien qu’il n’y ait plus aucune boîte (« eine Schachtel, die nur in deiner Einbildung existiert »). Nous pensons que l’inscription « boîte » est une autodescription tautologique, qui nous pousse au déballage – ce qui se veut une boîte, doit avoir un contenu. Mais, à la manière des étiquettes qui spécifient d’habitude le contenu de la boîte, il s’agit ici d’une mise en garde contre les fausses attentes.

Le titre nous incite à une lecture allégorique et nous pousse à lui attribuer un sens philosophique. Quel enseignement faut-il en tirer ? Que le sens est impossible ? Qu’on passe à côté lorsqu’on n’attend que la fin, qui a posteriori confère un sens à l’ensemble ? On en vient à penser que le texte cherche à démentir la question du sens du tout. Le titre serait en quelque sorte, comme les étiquettes des boîtes, une feinte qui conduit à de fausses pistes.

Le poème n’est pas isolé mais il fait partie du cycle intitulé Der Untergang der Titanic. Son indigence contraste avec la richesse de la matière et des images entourant la fin du célèbre paquebot de luxe mais aussi d’autres naufrages plus petits ou plus grands, privés ou sensationnels. Le texte intitulé Erkenntnistheoretisches Modell constitue une autre variation sur le thème de l’illusion (politique) détruite. On peut aussi le comprendre comme une sorte de memento à l’usage du lecteur à la recherche du sens de la « comédie » (comme le sous-titre de l’œuvre). Cela ne représenterait qu’un trait de plus parmi les innombrables dimensions réflexives et même autoréflexives que l’on y découvre. Le texte commence par une mise en scène d’un commencement évoquant des images naissant à l’intérieur d’une tête. Cette tête appartient à une personne qui raconte une tentative préalable d’écrire un poème sur le naufrage du Titanic. Cela se passait durant un séjour à Cuba (une station importante dans la biographie de l’auteur). De son Moi s’échappent continuellement de nouveaux Je. Le Moi se décrit comme écrivant dans le présent, comme écrivant dans le passé, et comme passager fictif du Titanic. Le Moi entre en relation avec d’autres personnages, des personnages miroirs : parmi eux, il y a trois peintres, dont les œuvres renouvellent la possibilité de réfléchir sur sa propre œuvre. On pense alors à Dante qui écrivit aussi sur le thème du déclin du monde, ceci également en trente-trois « chants », intitulés « Comédie ». Les rapports deviennent de plus en plus riches et de plus en plus chaotiques, la hiérarchie se brouille. Le point fixe cartésien, la tête pensante grâce à laquelle tout a commencé, se met en mouvement, et devient indifféremment objet et sujet. La boîte extérieure – cela pourrait être ainsi transcrit dans le langage imaginaire du Erkenntnis-theoretisches Modell – est placé dans son propre intérieur. Le noyau d’un Je organisateur du tout fait défaut.

Enzensberger, dans son anthologie ainsi que dans son ouvrage consacré à Brentano, développe une poétique qui envisage la poésie comme le produit de jeux de langues à partir de règles changeantes. On ne peut pas juger du tout mais seulement énumérer quelques unes de ces règles.

L’absence de centre caractérise également – et ceci de manière visiblement programmée – la poétique d’Enzensberger dans Der Untergang der Titanic ; dans Brentanos Pœtik, Enzenberger ne fait qu’anticiper la sienne. Ce constat n’est pas contredit par les divergences fondamentales qui séparent les deux auteurs. Enzensberger reste un auteur politique et engagé. Ce n’est pas un engagement qui opère d’un point de vue idéologique restreint mais qui est animé par un esprit combatif sans cesse renouvelé. Le mouvement de réflexion qui traverse Der Untergang der Titanic se déroule dans diverses directions sans pour autant tout niveler. La réflexion porte sans cesse sur de nouveaux points, elle met sans cesse à jour de nouvelles approches. Elle critique les espoirs politiques sur le déclin sans pour autant négliger ce qui les fit naître. Elle se moque de l’auteur politique qui s’emporte, mais se distance nettement de son détracteur. Elle se moque de l’atmosphère de déclin comme habitude de pensée pleine de clichés, bien que le texte s’en approche. Tout cela est enjoué, sans pour autant perdre conscience de la relativité des règles du jeu. Les réflexions sont concrètes et exactes : une boîte s’enchâsse dans une plus grande tandis qu’elle en contient une plus petite. L’effet produit se révèle dans l’évanescence de l’instant.

IV

C’est dans le dernier recueil publié, intitulé Zukunftmusik, que la légèreté ludique des réflexions d’Enzensberger atteint sa plus haute perfection. Le ton aimable fait oublier qu’Enzensberger est devenu d’abord célèbre avec des « poèmes méchants »16. Cependant l’innocence est simplement thématisée :

Der Lügner

Ich arbeite, sagte er mir ins Ohr,

an vollkommen belanglosen Sachen.

Das Wort Samt zum Beispiel,

fühlt es sich nicht wie Samt an ?

Etwas Weiches, Pelziges

auf der Zunge.

Kann man das sagen ?

Heißt es so ? – Was ? – 

Dieser flaumige Hauch in Ihrem Ohr. –

Meinem Ohr ? – Sie schaudern. – 

Also daran arbeiten Sie ! – Ja.

Wenn man etwas erwähnt, existiert es,

bauscht sich,

stumpf und weich,

vollkommen belanglos,

wie dieser Schauder,

der ein Wort

und kein Samt ist17.

La constellation est simple, mais conduit rapidement à des complications. Quelqu’un parle de son métier, un autre, « je », écoute et pose des questions. Des conclusions sont tirées, des généralisations dont le thème est la langue, ou plus précisément : la force suggestive de la langue dont les mots gardent quelque chose de la matérialité même des objets qu’ils décrivent. Le frisson déclenché par le mot apporterait la preuve qu’il en va ainsi. Toutefois cet effet ne se produit pas simplement mais arrive à force d’en parler. Alors reste à élucider ce qui provoque le frisson : le mot, le mot auquel il est fait allusion ou la façon de faire allusion ? De toute évidence, ce frisson, véritable sismographe qui mesure l’effet physiologique produit par le mot, est réduit à la fin à un simple signe linguistique.

Que faut-il retenir de tout cela ? Le poème démontre-t-il vraiment la puissance de la langue ou seulement la tendance à amplifier et à fétichiser la langue ? L’exemple choisi permet des associations avec le luxe, la peluche, le salon, et semble ainsi plutôt favoriser la seconde hypothèse, celle qui est critique. Le titre n’apporte pas non plus d’éclaircissement, car il n’indique pas quel rapport il entretient avec les voix s’exprimant dans le poème. Qui est le menteur ? En quoi consiste le mensonge ? Le propos pathétique contraste avec l’innocence prétendue. Veut-il justement dénoncer cette hypothèse ? Ou bien, par ce sévère verdict, a-t-on encore une fois tourné en dérision le désarmement dont Nietzsche s’était déjà moqué dans son essai intitulé Über Wahrheit und Lüge im aussermoralischen Sinn, texte dans lequel le mot est défini comme une arbitraire « transposition en sons d’une excitation nerveuse »18 ? On peut anticiper mentalement d’un bout à l’autre les possibilités de signification, comme le coup suivant dans une partie d’échecs.

Le poème renvoie à lui-même en thématisant finalement sa propre langue. Il s’agit aussi de poésie. Le mot-clé « innocent » en est un signal supplémentaire qui revient régulièrement dans les positions sur la poésie défendues par Enzensberger. « Finalement il n’y a rien de plus « innocent » que ces minces petits volumes, ces coffrets bordés d’un liseré noir dans le journal du samedi, ces anthologies bien-pensantes »19. Encore confiant en la force des grains de sable invisibles dans le mécanisme, le constat, dans l’essai antérieur sur Poésie et politique, se fait encore intrigant20, plus tard, lorsqu’est proclamée la mort de la littérature, il se fait sardonique21, et finalement ironique22. Dans le poème Der Lügner, ces accentuations se superposent et doivent être examinées les unes par rapport aux autres.

Cela signifie-t-il que la poésie d’Enzensberger est polysémique tandis que ses essais tendraient plutôt vers une langue univoque ? Dans les grandes lignes, cela paraît incontestable et pourtant : même dans les essais, une certaine activité ludique est à l’œuvre.

V

Pour le vérifier, prenons le taureau par les comes. Enzensberger ne semble pas du tout plaisanter lorsque, en 1968 ou un peu plus tard, il publie une série d’articles militants. Les Berliner Gemeinplätze de 1967/68 s’insèrent, dès la première phrase qui cite le Manifeste du parti communiste, dans une tradition révolutionnaire : « Un fantôme passe : le fantôme de la révolution 23. Les Gemeinplätze, die Neueste Literatur betreffend de 1968 proclament la mort de la belle littérature. Les deux textes ne ménagent ni les attaques virulentes, ni les sarcasmes, ni la polémique. Mais est-ce seulement le produit d’une réception devenue inadéquate avec le recul historique lorsqu’on croit percevoir dans ces déclarations une distorsion comme s’il s’agissait en fait d’une citation ? Cette impression découle de la forme des textes. Présenter le texte comme une collection de lieux communs cache certainement une prétention généralisée et pathétique qui consiste à considérer le peuple comme acquis d’avance aux idées révolutionnaires. Pourquoi faire alors la sourde oreille aux signes de la distanciation : dans quelle mesure peut-on affirmer que l’écrivant a dépassé l’aversion « bourgeoise » à l’égard des lieux communs ?

Si, à la lecture, on ne se satisfait pas de prendre en compte la fréquence des propos pertinents, on constatera que quelques uns des lieux communs, tout au moins, sont en relation de tension24. La révolution en Europe, en Allemagne est la bienvenue, la mort de la littérature est considérée comme une évidence et toutes les deux sont pourtant démasquées comme étant des clichés. Les Lieux communs ne se laissent pas réduire à un point fixe. Le pluriel ne peut pas non plus être réduit au singulier. Enzensberger joue également avec le thème de la révolution ; il fait siennes les positions du mouvement étudiant, mais non sans les déformer légèrement. Il déploie certes son savoir rhétorique, polémique, car il veut gagner le jeu, – cette dimension n’est pas étrangère au joueur qu’est Enzensberger – mais il s’efforce en même temps de ne pas dissimuler le caractère ludique.

L’accuser de légèreté serait déplacé25. D’une part les réflexions prises une à une sont trop sérieuses, trop précises, trop intéressantes et d’autre part : la relativisation de l’attaque n’est-elle pas l’honnête expression d’une prise de conscience que le dégoût de la politique politicienne, le désir de changement et la peur de se donner des moyens inappropriés à l’objectif se bloquent réciproquement ? Les Lieux communs d’Enzensberger, malgré leur langue véhémente, imposent aux lecteurs une certaine distance vis-à-vis du texte, en obligeant ce dernier à une lecture en tous sens.

Dans un autre essai de la même époque, Enzensberger postule une interaction active avec le public : Baukästen zu einer Theorie der Medien. A nouveau, il se sert d’une image issue du monde ludique des enfants pour formuler sa requête. Au lieu d’un fonctionnement médiatique composé de peu d’émetteurs et de nombreux récepteurs, on devrait imaginer un système avec de nombreux émetteurs et de nombreux récepteurs. Pour concrétiser cette idée, il ne livre pas une théorie aboutie mais simplement un jeu de construction.

Pour terminer, le titre du volume qui réunit les textes discutés ici est également significatif : Palaver. Enzensberger reproduit sur la première page la rubrique du mot figurant dans l’Oxford English Dictionary. Il est d’origine africaine et caractérise un rituel linguistique dont le sens réside non pas dans le résultat mais dans la démarche. Grâce au titre complet, on est mis en garde une seconde fois contre une lecture des textes globalisante et finaliste que le titre Gemeinplätze combattait déjà.

Le fait que ce mot-clé « Palaver » apparaisse dans le titre d’un livre, signé par un autre auteur contemporain de langue allemande qui s’est, comme Enzensberger, continuellement exprimé sur la chose politique, appelle une comparaison. Max Frisch a utilisé le terme comme sous-titre à sa dernière œuvre, le dialogue Suisse sans armée ? Un palabre. Plus précisément, il s’agit d’un monologue tenu par un homme âgé qui porte un regard rétrospectif sur ses positions d’antan, les considère et cherche des contre-arguments : cela confère à l’ensemble, malgré l’esprit combatif des parties, le caractère exploratoire infini du palabre. Les objections de l’allocuteur, son petit-fils, conduisent quelquefois les réflexions dans une direction un peu imprévue sans pour autant qu’un découpage rigoureux, caractéristique des œuvres précédentes de Frisch26, soit effectué (si l’on pense aux constructions architechtoniques de son journal, on remarque immédiatement combien la définition du genre « jeux de constructions » conviendrait bien). Rien n’est prévu pour empêcher l’assimilation du grand-père avec l’auteur Max Frisch ; celui-ci se porte personnellement garant de ce qui est dit. Cette présence personnelle retire au palabre l’aspect ludique qu’il a chez Enzensberger. Chez Frisch, même les textes fictifs sont ancrés dans la personne de l’auteur, alors que chez Enzensberger, même dans les travaux journalistiques qui semblent servir l’expression d’idées, transparaît toujours quelque chose de fictif, inhérent à n’importe quel jeu. Enzensberger qui se veut dès le départ théoricien des médias27 , sert en virtuose le marché médiatique sans perdre de vue la valeur de divertissement – conformément aux règles du jeu de ses donneurs de leçons auxquels il s’est toujours soumis, à demi révolté et à demi conciliant. Sa personne reste à l’arrière plan. Le nom de l’auteur est un signe qui garantit la qualité du produit mais qui n’apporte aucune garantie sur ce que réserve le contenu.

VI

Mis à part les œuvres de la phase « révolutionnaire » d’Enzensberger, dont fait partie aussi le roman-montage sur l’anarchiste espagnol Buenaventure Durruti (l’idéal politique de l’anarchisme est transposé en idéal esthétique, abandonnant la progression unifiante du récit au profit de la juxtaposition de citations), ses œuvres les plus récentes se distinguent en cela que l’effet de relativisation n’est plus réalisé par des procédés formels mais par une autoréflexion renforcée. Cela apparaît d’une manière tout à fait frappante dans un gros volume de reportages, intitulé Ach Europa !. Il s’agit d’une série de reportages très détaillés, consacrés à sept pays européens. Dans ce texte, le centre reste à nouveau vide, car l’intérêt réside à la périphérie : la péninsule ibérique, l’Italie, la Hongrie et la Pologne, la Scandinavie.

Celui pour qui le récit de voyage, comme moyen d’information et de renseignement, est un genre relégué au passé changera d’avis à la lecture des reportages d’Enzensberger. Il y a une foule de choses à apprendre sur des sujets aussi variés que la situation des paysans de montagne norvégiens, sur le manque de pièces de monnaie en Italie et sur les bases aériennes allemandes au Portugal. Le reporter ne s’en tient pas à des impressions émotionnelles ; il fait des recherches, interroge des experts, lit les journaux, emprunte les chemins de traverse qui ne conduisent pas simplement aux curiosités touristiques les plus connues. Une image multicolore se forme pas à pas : elle se constitue à partir de détails isolés significatifs qui s’organisent selon un principe de juxtaposition. Mais ce procédé ne donne nullement lieu à une collection : la constellation rend clairement les contrastes, les contradictions permettent une réflexion sur les stéréotypes nationaux usuels avec lesquels et contre lesquels le livre joue constamment. Les images d’un monde intact sont évoquées et démontées – ce procédé, appelé auparavant « décomposition », esquisse un mouvement vers un ordre différent – ; alors point une lueur d’espoir, annonçant des temps meilleurs là où on l’aurait le moins attendu, à savoir dans un quartier périphérique désert de Madrid. Ce qui manque dans un pays est disponible chez le voisin à trop forte dose : par exemple, en Suède, la régulation qui manque en Italie où l’individualisme, dont on se méfie trop, entraîne une grotesque prospérité. Bien qu’Enzensberger donne une importance à l’empirie telle qu’il ne l’a jamais fait ailleurs, on sent néanmoins la présence de sa main organisatrice qui soumet le riche matériel à des règles de jeu définies. Dans un interview radiophonique il convient astucieusement :

Cet observateur est peut-être une sorte de fiction.(…) Il adopte le comportement d’un reporter sans être pour autant un reporter rigoureux car il se laisse tout à coup aller à raconter n’importe quelle histoire, quelquefois il quitte son rôle pour prendre lui-même position et ce même reporter a certainement glâné ici et là quelque chose qu’un véritable reporter ne peut se permettre, car je peux bien me l’imaginer réduire à un seul, deux cas qu’il aurait rencontrés séparément et arranger cela un peu n’importe comment28.

L’aspect fictif des reportages se profile dans l’épilogue du livre, un reportage sur l’Europe en l’an 2006, écrit en 1986 et devenu légende entre temps parce qu’il y est question entre parenthèses de la chute du mur de Berlin et de la destitution de Ceausescu.

Cette image de l’Europe est une vision. Et ce n’est pas négligeable dans le contexte actuel des conflits nationalistes sanglants, d’un côté, et, de l’autre, de l’uniformisation des villes européennes. C’est une vision d’« unité sans unité ». Cette formule est utilisée dans le dernier reportage fictif présentant une conversation entre un journaliste américain et le premier président sortant de la Communauté européenne. Ce dernier se réfère à Carl Burckhardt et au mathématicien Benoît Mandelbrot, le fondateur de la théorie des fractales. La discussion a lieu dans une ferme isolée de Finlande où l’ex-président passe son temps à entretenir une vieille voiture, une Jaguar XK 150 des années 50 :

– Impeccable. On dirait qu’elle est neuve.

— C’est une voiture qui ne roule plus guère, disait Erkki Rintala. Elle est belle, mais elle ne sert à rien. Un souvenir de l’époque moderne29.

VII

Hans Magnus Enzensberger regarde-t-il la modernité avec la même nostalgie qu’Erkki Rintala, désigné pour appuyer la défense de ses idées sur l’Europe ? Est-il un auteur postmoderne (alors que Max Frisch serait encore un moderne) ?

Bien que le jeune Enzensberger ait été influencé par l’œuvre de Benn et de Brecht, deux représentants de la littérature allemande moderne, il les a dépassés. Dans bon nombre de ses récents travaux, le regard que porte Enzensberger sur le passé reflète sa propre histoire et joue donc un rôle essentiel. Dans l’essai Das Ende der Konsequenz, on peut lire ceci :

Depuis que nous existons comme catégorie sociale, depuis le XVIIIe siècle au moins, nous avons tantôt accepté, tantôt refusé le jeu du « je vais plus loin que toi ! » et jamais les enjeux n’ont été plus importants que durant les vingt premières années du XXe siècle, la période héroïque du moderne. Celui qui allait plus loin que tous les autres était le sel de la terre. […] On peut donc [grâce au déroulement pacifique de cette course] jeter, sans animosité aucune, un regard rétrospectif sur cette période héroïque ; il se peut même qu’avec le temps la vue de ces carrés noirs au mur suggèrent une certaine émotion. On avait considéré jusque là ces œuvres comme le sommet de la peinture européenne parce qu’on croyait qu’elles détenaient à elles seules l’implacable logique de l’histoire30.

Peut-on exprimer sa position postmoderne d’une manière plus provocante qu’en jouant avec le « progrès » ? Plusieurs éléments parlent en faveur d’un rapprochement d’Enzensberger avec le postmoderne : son intérêt pour les thèmes populaires – Der Untergang der Titanic en est le meilleur exemple –, sa tendance à insister sur le côté vivant de la pratique littéraire, sa prédilection pour la citation déformée, et son plaisir du jeu. Ce que nous avons décrit comme noyau vide, en nous appuyant sur le poème Erkenntnistheoretisches Modell, la prédominance du multiple sur l’unité et du brouillage sur l’ordre semblent aller dans le sens de la lutte que mène Jean-François Lyotard contre « le tout »31. Son concept de « patchwork des minorités »32 peut être considéré comme le pendant théorique du livre d’Enzensberger sur l’Europe. Et les « Vorschläge zur Güte », les compromis qu’Enzensberger présente dans ses derniers essais, ne faut-il pas finalement les ajouter à cette « neue Bescheidenheit », cette « nouvelle modestie »33 dont se réclame le postmoderne ?

Le postmoderne est un « concept passe-partout »34. C’est pourquoi il ne faut rien attendre de sa seule application, mais uniquement de la question que soulève son applicabilité qui reflète le concept aussi bien que l’objet. Le postmoderne, tel que le définit Peter Bürger, s’entend moins comme une qualité que comme un point de vue, une question de « sensibilité esthétique »35.

Afin de poursuivre mon développement, je me permets encore une digression.

S’il y a un domaine dans lequel le postmoderne a fait fureur, c’est en architecture, même si le concept n’est apparu qu’en 1975, plus de dix ans après que le débat a commencé parmi les critiques littéraires américains36. Cela s’explique par le fait que, propulsés par des intérêts économiques, certains postulats du modernisme ont rencontré un très grand succès. Les conséquences se sont révélées souvent catastrophiques et le qualificatif « terroriste », dont Jean-François Lyotard a affublé les défenseurs de la modernité comme Jürgen Habermas37, peut être appliqué à certains complexes architecturaux. Parallèlement au goût du public, conquis facilement par les fenêtres en encorbellement, l’idéologie fonctionnaliste, devenue depuis longtemps obsolète, était désormais condamnée à une mort irrévocable. On a remis en question la critique du développement incontrôlé et de la vulgarisation de ce contre-mouvement38, en cherchant à ne pas rejeter le principe de base en même temps que les imitations bon marché : l’architecture postmoderne ne signifie pas automatiquement popularité, hasard et adieu aux aquis présents. En guise d’exemple à une « postmodernité honorable »39, telle que la conçoit Lyotard, Wolfgang Welsch cite la maison familiale de Mario Botta à Stabio (construite en 1980- 82).

Avec son manteau arrondi en briques apparentes, la construction rappelle une tour médiévale entrecoupée d’une légère structure en verre et en acier qui, sans ambiguïté, porterait l’empreinte de l’architecture moderne (fig. 2)40. On peut objecter que Botta est trop sérieux dans son classicisme (alors que Charles Moore ou Michael Graves le pratique en jouant). Il ne peut pas accepter que les codes opposés se confrontent avec provocation et ironie comme cela se passe dans les réalisations de son collègue anglais James Stearling. Welsch lui-même postule par ailleurs une « rencontre conflictuelle » des codes appliqués :

Il est important que ces différents codes ne soient ni systématiquement séparés ni mélangés n’importe comment. Il faut que, d’une part ils apparaissent assez indépendamment et régulièrement pour ne pas être présents comme simple décor mobile mais comme langues, et que, d’autre part, ils soient si directement liés les uns aux autres que collision, contradiction et pénétration interviennent sans être estompées41.

Fig. 2

Lorsque Welsch tente ainsi de décrire les modalités par lesquelles les différents codes entrent enjeu, il démontre clairement que l’œuvre d’art postmoderne, qui est soumise à la pluralité, à la différence et au « différend » – pour citer l’œuvre essentielle de Lyotard –, est inconcevable sans le concept du « tout » qui seul permet de rendre compte de telles modalités.

Transposée dans le domaine littéraire, la description de Welsch perd de sa pertinence. Cependant, il est frappant de constater combien elle concerne les travaux d’Enzensberger, rassemblés en un cycle intitulé Mausoleum, Siebenunddreissig Balladen aus der Geschichte des Fortschritts. En l’occurence, la pluralité linguistique décrite par Welsch est déterminante pour les poèmes-portraits réunis sous ce titre. Les deux idiomes avancés sont, d’une part les citations authentiques, souvent très techniques et provenant de contextes éloignés de la poésie, d’autre part le ton de la ballade qui est également une langue empruntée. L’un témoigne en première ligne de la réputation officielle de la personne portraitisée, l’autre éclaire souvent, comme une espèce de commérage, les faces d’ombre des inventions et évalue le coût biographique et les conséquences négatives. Ce mélange ne limite pas simplement son opulence mais discute les deux façons de parler en les soumettant à une critique virulente. Le lecteur ne s’en sort pas autrement qu’en considérant le pour ou le contre : les contrastes sont trop dérangeants pour que l’on puisse se satisfaire de l’indécision. Les textes s’alimentent du différent. Il s’agit d’un différend qui tend à d’autres conclusions que celles de Lyotard qui, excluant la conciliation comme principe de base, élimine du même coup le différend42.

Aborder l’œuvre de Hans Magnus Enzensberger par le biais des mots-clés issus du débat postmoderne s’avère être une entreprise fructueuse. Grâce à cette approche, on ne met pas seulement en lumière le caractère ludique de ses poèmes et de ses essais. La controverse, le « différend » (pour citer une fois de plus Lyotard) qui animent les textes d’Enzensberger n’existent pas tranquillement comme une sorte d’« anything gœs ». Au contraire, cette controverse provoque la réflexion et suscite le débat. Un dernier poème prouve encore qu’Enzensberger peut jouer le rôle de précurseur à l’égard du postmoderne. Il est conçu sur le même mode de fabrication que les textes du recueil Mausoleum, mais il n’y a pas été intégré car il lui manque les traits polémiques avec lesquels Enzensberger décrit l’histoire du progrès : ce texte s’intitule Hommage à Gödel ; il parut en 1971 ; il est dédié à un homme qui, quelques années plus tard, aux côtés de Ludwig Wittgenstein, le théoricien des jeux de mots, devenait l’un des penseurs les plus cités par les postmodernes : le mathématicien Kurt Gödel43. Le poème décrit, dans une forme adéquate à son objet, le « théorème d’incomplétitude » grâce auquel Gödel est devenu célèbre : à travers le jeu d’ensemble, deux « systèmes », deux stratégies de description, l’une théorique et l’autre métaphorique. Dans les deux cas, il s’agit de citations. L’une est issue de la théorie mathématique, l’autre, qui s’en étonnerait chez Enzensberger, est empruntée à la littérature populaire.

Münchhausens Theorem, Pferd, Sumpf und Schopf,

ist bezaubernd, aber vergiß nicht :

Münchhausen war ein Lügner.

Gödels Theorem wirkt auf den ersten Blick

etwas unscheinbar, doch bedenk :

Gödel hat recht.

« In jedem genügend reichhaltigen System

lassen sich Sätze formulieren,

die innerhalb des Systems

weder beweis – noch widerlegbar sind,

es sei denn das System

wäre selber inkonsistent. »

Du kannst deine eigne Sprache

in deiner eigenen Sprache beschreiben :

aber nicht ganz.

Du kannst dein eignes Gehirn

mit deinem eignen Gehirn erforschen :

aber nicht ganz.

Usw.

Um sich zu rechtfertigen

muß jedes denkbare System

sich transzendirem,

d.h. zerstören.

« Genügend reichhaltig » oder nicht :

Widerspruchsfreiheit

ist eine Mangelerscheinung

oder ein Widerspruch.

(Gewißheit = Inkonsistenz.)

Jeder denkbare Reiter,

also auch Münchhausen,

also auch du bist ein Subsystem

eines genügend reichhaltigen Sumpfes.

Und ein Subsystem dieses Subsystems,

ist der eigene Schopf,

dieses Hebezeug

für Reformisten und Lügner.

In jedem genügend reichhaltigen System,

also auch in diesem Sumpf hier,

lassen sich Sätze formulieren,

die innerhalb des Systems

weder beweis – noch widerlegbar sind.

Diese Sätze nimm in die Hand und zieh !44

A travers l’image du jeu de carte évoqué ici, le texte se reflète lui-même dans la métaphore à laquelle nous avons eu recours ici pour considérer l’œuvre d’Enzensberger. Le lecteur est invité à jouer le jeu.

____________

1 Je dois à la conférence de Manon Delisle (Lausanne) sur Der Untergang der Titanic l’idée de mettre en rapport Enzensberger et le postmoderne. Les réflexions qui suivent visaient dans un premier temps à contester ce lien peu évident mais qui s’est avéré être une piste fructueuse au cours de l’analyse.

2 Friedrich Schiller, Œuvres, trad. Ad. Regnier, Paris, 1862, tome VIII, « Esthétique de Schiller », p. 245.

3 Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, 1976, p. 32.

4 Nördlingen 1985, volume 9, coll. « Die Andere Bibliotek » dirigée par Enzensberger.

5 Le fait qu’il s’agisse effectivement de Hans Magnus Enzensberger, comme certains l’ont supposé, a été enregistré avec l’article de Enzensberger paru dans Literatur Lexikon. Autoren und Werke deutscher Sprache, édité par Walther Killy, Gütersloh/München, Bertelsmann Verlag, 1989, vol. 3, p. 270.

6 Cf. Das Wasserzeichen der Pœsie, p. VI, n. 4. (Toutes les citations, sauf indication contraire, sont traduites par Isabelle Hirschi.)

7 Ibid., pp. VI et s.

8 Ibid., pp. 296-303. Enzensberger exprime déjà dans l’essai intitulé Pœsie und Politik de 1962 son admiration pour le poème de Brecht (paru dans Einzelheiten II. Pœsie und Politik, Frankfurt, « edition suhrkamp » 87, 1984, pp. 113-137, pp. 132 et s.

9 Cf. Das Wasserzeichen der Pœsie, p. 204, n. 4.

10 H.M. Enzensberger, Brentanos Pœtik, München, Hanser, coll. « Literatur und Kunst », textes réunis par K. May et W. Hollerer, 1961, p. 30.

11 Ibid., p. 77.

12 En s’appuyant sur le poème Aus einem kranken Herzen, Enzensberger démontre comment la « technique poétique » de la décomposition pourrait se concrétiser : « elle conduit à un vide fleuri, à un amenuisement, à une solidification, en un mot, au suicide du poème » (ibid., p. 78).

13 Ibid., p. 75.

14 Allerleirauh. Viele schöne Kinderreime versammelt von H. M. Enzensberger (1961), Frankfurt, « insei taschenbuch » 115, 1974, p. 25.

15 H.M. Enzensberger, Der Untergang der Titanic. Eine Komödie (1978), Frankfurt, « suhrkamp taschenbuch » 681, 1974, pp. 73 et s.

16 Tel est le titre d’une rubrique dans le premier volume de poèmes d’Enzensberger intitulé verteidigung der wölfe (Frankfurt, 1957).

17 Hans Magnus Enzensberger, Zukunftsmusik, Frankfurt, Suhrkamp, 1991, p. 22.

18 Cf. Nietzsche, Werke. Kritische Gesamtausgabe, textes réunis par Giorgio Colli und Mazzino Montinari, Berlin, New York, 1973, vol. III, 2, p. 372.

19 Cf. Das Wasserzeichen der Pœsie, p. V, n. 4.

20 Cf. n.8.

21 Cf. Gemeinplätze, die Neueste Literatur betreffend, première édition in Kursbuch, 15 (novembre 1968), repris dans Palaver. Politische Ueberlegungen (1967-1973), Frankfurt, « edition suhrkamp » 696, 1974, pp. 41-54.

22 Voir par exemple les essais « Bescheidener Vorschlag zum Schutze der Jugend vor den Erzeugnissen der Pœsie oder Literatur als Institution oder Der Alka-Seltzer-Effekt », in Mittelmass und Wahn. Gesammelte Zerstreuungen (1988), Frankfurt, « suhrkamp taschenbuch » 1800, 1991, pp. 23-52.

23 Cf. Palaver, p. 7, n. 19.

24 Christian Linder en a noté quelques uns dans le portrait polémiquement admiratif d’Enzensberger : « Der lange Sommer der Romantik », in Literaturmagazin, 4 (1975), « Literatur nach dem Tod der Literatur », textes réunis par H. Chr. Buch, pp. 85-107, pp. 96 et s. Linder souligne aussi l’aspect ludique de l’œuvre d’Enzensberger : « Il n’achève jamais rien. Ce qu’il affirme et met en scène avec détermination, il le décompose à la fin par des tours artistiques, dans ses livres il y a quelque chose d’ouvert, quelque chose de mouvant, même lorsqu’il avance des thèses sévères, il essaie de ne pas se cantonner mais laisse toujours une petite porte ouverte par laquelle il peut disparaître, souvent son sujet lui échappe littéralement, on ne peut jamais saisir ce qu’il pense vraiment, il pense toujours à autre chose, plus encore, lorsque c’est insatisfaisant, il abandonne une chose et en saisit une autre pour l’abandonner également par la suite » (p. 96). Contrairement aux réflexions développées ici, celles de Linder ne découlent pas des textes, ni de leur thématique, mais de la personne de l’auteur qui cherche toujours à dissimuler son identité derrière un nouveau rôle. En s’appuyant sur la critique du romantisme politique formulée par Carl Schmitt, Linder lui reproche son manque de conséquence et de sérieux tout en lui reconnaissant de brillantes qualités.

25 Les déclarations d’Hans Egon Holthusen semblent aboutir à ce reproche : « les turbulences littéraires et politiques de la fin des années soixante et du début des années septante » sont pour Enzensberger « une sorte de matériel pour jouer ». Holthusen croit pouvoir répondre à la question de la « signification » des « diagnostiques et provocations » d’Enzensberger en constatant que l’on ne peut tout de même pas faire confiance à ce révolutionnaire présumé qui proclame la mort de la littérature, qui a continué à écrire des poèmes et qui a mené ses admirateurs par le bout du nez. (Cf. « Utopie und Katastrophe. Der Lyriker Hans Magnus Enzensberger 1957-1978 », in Sartre in Stammheim. Zwei Themen aus den Jahren der grossen Turbulenz, Stuttgart, Klett-Cotta, 1982, pp. 5-97, pp. 30 et s. pour la citation.)

26 Cf. Peter von Matt, « Der Gestus des sauberen Schnitts, Zu Max Frisch II », in Der Zwiespalt der Wortmächtigen. Essays zur Literatur, Zürich, Benziger, 1991, pp. 102-110.

27 Dans un grand nombre de publications, Enzensberger a discuté de façon critique ce qu’il appelle « industrie de la conscience » (Bewusstseinsindustrie). Dès le début, il a soutenu qu’il n’y a pas de point de vue en dehors de cette « industrie de la conscience » même pour les intellectuels. Selon lui, celui-ci est toujours à la fois ennemi et partenaire : « Toute critique à l’égard de l’industrie de la conscience, qui ne reconnaît pas cette ambiguïté, est inutile ou dangereuse. Si tant de bêtise est en jeu ici, cela découle du fait que la plupart des observateurs ne reflètent pas leur propre position : comme si la critique de la culture n’était pas elle-même une partie de ce qu’ils critiquent, comme si elle pouvait principalement s’exprimer sans se servir de l’industrie de la conscience ou plus : sans que celle-ci s’en serve.

Toute pensée non-dialectique a perdu son droit et tout retrait est exclu. Serait aussi perdu celui qui se retirerait dans l’exclusivité présumée par dégoût des appareils industriels parce que les modèles industriels réussissent jusque dans les manifestations les plus exclusives. Il reste principalement à distinguer l’incorruptibilité du défaitisme. Il ne s’agit pas d’ignorer l’industrie de la conscience mais de consentir à son jeu périlleux. De nouvelles connaissances en font partie, une vigilance qui est activée à chaque forme de pression » (cf. « Bewusstseins-Industrie » (1962), in H.M. Enzensbenger, Einzelheiten I. Bewusstseins-Industrie, Frankfurt, « edition suhrkamp » 63, 1964, pp. 16 et s.).

28 Conversation avec Andreas Isenschmid, Radio DRS, Passage 2, 1.1.1988.

29 Cf. Hans Magnus Enzensberger, Ach Europa ! Wahrnehmungen aus sieben Ländern, Mit einem Epilog aus dem Jahre 2006 (1987), Frankfurt, « suhrkamp taschenbuch » 1690, 1989, p. 484.

30 Cf. Hans Magnus Enzensberger, Politische Brosamen (1982), Frankfurt, « suhrkamp taschenbuch » 1132, 1985, p. 21.

31 Cf. Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants. Correspondance 1982-1985, Paris, Galilée, 1986.

32 Cf. Jean-François Lyotard, « Petite mise en perspective de la décadence et de quelques combats minoritaires à y mener », in Politiques de la philosophie de Châtelet, Derrida, Foucault, Lyotard, Serres, Paris, 1976.

33 Cf. Peter Koslowski dans la préface à Moderne oder Postmoderne ? Zur Signatur des gegenwärtigen Zeitalters, textes réunis par Peter Koslowski, Robert Spaemann, Reinhard Löw, Weinheim, Acta Humaniora, VCH, 1986, CIVITAS Resultate, vol. 10, p. ΧII.

34 Cf. Umberto Eco, Nachschrift zum Namen der Rose, München, Wien, Hanser, 1984, p. 77. Eco critique la tendance actuelle à tout considérer comme relevant du postmoderne et qui fera bientôt d’Homère un auteur postmoderne. Il propose de concevoir le postmoderne comme l’expression contemporaine du maniérisme, comme une transgression qui atteint le moderne de la même manière que les époques précédentes. A l’exemple de James Joyce, il montre comment cette transgression peut s’accomplir à l’intérieur d’une œuvre complète : depuis les modernes Dubliners, en passant par Ulysses qui marque la frontière, jusqu’au Finnegans Wake dont la qualité postmoderne ne consiste pas dans la « négation de ce qui est affirmé, mais dans sa réflexion ironique » (ibid., p. 80.).

35 Cf. Peter Bürger, « Vorbemerkungen », in Postmoderne : Alltag, Allegorie und Avantgarde, textes réunis par Christa et Peter Bürger, Frankfurt, 1988, pp. 9 et s.

36 Il y avait là, aux côtés de Robert Stern, avant tout Charles Jencks qui donnait le ton ; voir le paragraphe « Zur Geschichte des Terminus « Postmoderne » » dans la préface de Wolfgang Welsch de son recueil Wege aus der Moderne. Schlüsseltexte der Postmoderne-Diskussion, Weinheim, Acta humaniora VCH 1988, pp. 7-11.

37 Cf. n. 31.

38 Voir, par exemple, Jürgen Habermas, « Moderne und postmoderne Architktur » (1981), in J. Habermas, Die Neue Unübersichtlichkeit. Kleine politische Schriften V, Frankfurt, « edition suhrkamp » 1321, 1985, pp. 11-29.

39 Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1983, p. 11.

40 « L’aspect extérieur, qui oscillait entre Aquileia et Agip, ménage un intérieur dont la clarté est obtenue sans renoncer pour autant à l’intimité ni à l’atmosphère sécurisante. Cette construction de Botta présente justement un exemple pédagogique de la combinaison postmoderne de l’ancien et du moderne. La formule générale de Jencks pour le postmoderne – codification double – est concrétisée exactement par les pôles modernité et tradition » (cf. Wolfgang Welsch, Unsere postmoderne Moderne, Weinheim : Acta humaniora VCH 1987, p. 104).

41 Cf. Wolfgng Welsch, « Nach welcher Moderne ? Klärungsversuche im Feld von Architektur und Philosophie », in Moderne oder Postmoderne ?, op. cit., pp. 237-57, pp. 247 et s. pour la citation.

42 Cf. Manfred Frank, Die Grenzen der Verständigung. Ein Geistergespräch zwischen Lyotard und Habermas, Frankfurt, « edition suhrkamp » 1481, 1988, pp. 101 et s.

43 « Le théorème de l’incomplétude de Kurt Gödel fait partie du catéchisme de la pensée postmoderne » (cf. Walter Reese-Schäfer, Lyotard zur Einführung, Hamburg, 1988, p. 35). Robert Venturi se réfère déjà à Gödel dans son essai Complexity and Construction in Architecture (1966), un manifeste pour l’architecture postmoderne avant la lettre (en version allemande in Wolfang Welsch, Wege aus der Moderne, pp. 79-84, voir p. 79, n. 35). Lourde de conséquences est la référence à Gödel faite par Jean-François Lyotard dans La Condition postmoderne, est. Rapport sur le savoir (1979), Paris, Minuit, 1985, p. 70.

44 Hans Magnus Enzensberger, Die Gedichte, Frankfurt, Suhrkamp, 1983, p. 312. Le texte parut pour la première fois dans le recueil publié en 1971 sous le titre Gedichte 1955-1970, qui fit sensation auprès de ceux qui croyaient qu’Enzensberger a cessé en 1968 d’écrire des poèmes en croyant à la mort de la littérature (cf. n. 25).