Lectures de sable ou les châteaux du sens
A propos du Château des destins croisés d’Italo Calvino
Le Château des destins croisés, d’Italo Calvino, se présente en deux parties, dont la première emprunte son titre à celui du livre, et dont celui de la seconde s’inspire directement : « La Taverne des destins croisés ». Une note de l’auteur précise qu’une troisième partie était prévue, « Le Motel des destins croisés », que la complexité croissante de réalisation a empêché de mener à terme. Calvino nous présente tout d’abord un château, refuge au milieu d’un bois dont la tradition médiévale fait un lieu d’aventures, de dangers et d’initiation ; le château, qui se substitue à la fontaine traditionnellement rencontrée, pourrait se révéler auberge, lui empruntant sa fonction d’accueil, ou être une auberge à laquelle la noblesse des voyageurs aurait prêté une dignité de château, comme le dit le texte. Le lieu va se réduire, quoi qu’il en soit, par focalisations successives, à la table d’hôtes, puis au jeu de tarots qui s’y déploie progressivement. Avec les deux parties, nous passons d’un lieu à l’autre, d’un jeu de tarots à un autre, l’iconographie des cartes reflétant la nature du lieu où débute la narration. Cependant, l’espace ne semble pas aussi défini que nous pourrions le penser.
La situation initiale devient suffisamment insolite pour que Le Château des destins croisés s’affranchisse formellement de ses prédécesseurs littéraires (Le Décaméron, L’Heptaméron, Les Cent Nouvelles Nouvelles). Ces derniers instituaient, dans un lieu clos, un petit groupe constitué de personnages qui racontaient des histoires à tour de rôle. Certes, les données circonstancielles varient avec les œuvres citées, et engagent des partis-pris interprétatifs spécifiques, mais en-deçà de ces partis-pris, le dispositif narratif est sensiblement modifié, chez Calvino, par un événement fondamental : la traversée du bois coûte la parole aux voyageurs, et c’est un jeu de tarots qui leur permet, via les représentations des cartes, de s’exprimer : frappés de mutisme, ils ne peuvent pas, par conséquent, prononcer leurs histoires respectives – des histoires qui sont des fictions, mais des histoires qu’ils présentent tous comme la leur, qui tiennent lieu d’eux-mêmes, et qui sont, à ce titre, vraies, en ce qu’elles sont inédites et uniques ; du moins, elles devraient l’être. Il n’y a donc pas de dialogue possible, et la communication se trouve soumise à la symbolique des cartes de tarots, soumise, par conséquent, à leur interprétation, frappée d’aléatoire : chaque récit devient hypothétique, conditionnel ; le malentendu est toujours possible, même si le narrateur tranche avec habileté, et avec une certaine fermeté, le « sens probable », afin de le rendre, du moins, recevable.
Le texte s’accompagne toujours, en marge, des cartes de tarots désignées, de sorte que la confrontation entre le support du sens et le sens proposé est toujours possible, ne serait-ce que pour vérifier l’exactitude de l’interprétation des tarots. Dans ce huis-clos, forcé autant que fortuit, entre voyageurs qui se déchiffrent les uns les autres, les tarots prennent, pour le lecteur, valeur explicite de jeu et d’art divinatoire, mais dans les deux cas, sur un mode dégradé : en fait de jeu de cartes, nous nous contentons d’examiner les dessins et figures qui sont tracés sur les cartes ; en fait d’art divinatoire, nous nous contentons de constater l’adéquation de l’interprétation proposée pour chacune d’elles – quoiqu’il serait possible, virtuellement, de tenter de deviner nous-mêmes le ou les sens de ces tarots.
La dimension ludique et divinatoire des tarots concerne essentiellement le lecteur qui entre ainsi dans le jeu proposé par ce dispositif ; le lecteur seul. Ces tarots en effet n’inspirent pas de la même manière les convives qui, s’ils sont joueurs, le sont malgré eux :
Il ne semblait pas qu’aucun de nous eût envie d’entamer une partie, encore moins de se mettre à interroger l’avenir puisque nous paraissions mutilés d’avenir, comme retenus dans un voyage inachevé et qui ne s’achèverait pas. Nous voyions dans ces tarots autre chose : quelque chose qui nous empêchait de détourner nos yeux des tesselles de cette mosaïque dorée1.
Le principe qui permet à un voyageur de raconter son histoire est de poser devant lui une carte qui le représente : « il nous parut qu’avec cette carte il voulait dire "je" »2. Le narrateur engage ensuite l’interprétation suivie de l’histoire, désignée par les tarots, en décrivant d’abord la pose de chaque carte, ce qu’elle figure et ce qu’elle signifie. Puis il cite simplement le nom des tarots posés, sans rompre la syntaxe du texte, sinon par des parenthèses où il cite le nom du tarot en question – tarot isolé par un choix qui, ensuite, peut sélectionner des séries de deux ou trois cartes. En outre, les mimiques et la gestuelle de celui qui se désigne entre en ligne de compte et infléchit le sens proposé par le narrateur.
Le second volet procède de la même manière que le premier. La « Taverne des destins croisés » succède d’autant plus facilement au « Château des destins croisés » que la nature du château était d’emblée mise en doute, comme nous l’avons déjà mentionné : les hôtes, d’abord présentés comme des châtelains, sont quasiment devenus des aubergistes, à la fin du premier texte, puisque c’est le rôle qu’ils endossent quand ils racontent leur propre histoire, en fin de partie. Cette évolution permet d’établir une équivalence entre le « Château » et la « Taverne ». Les règles du jeu sont strictement identiques de part et d’autre, les participants sont également frappés de mutisme, ils se racontent grâce au support d’un jeu de tarots (dont l’iconographie varie en fonction de la nature du lieu, puisque sont utilisés les tarots de Bonifacio Bembo pour le château, puis ceux de Marseille, plus grossiers, pour la taverne). Par conséquent, la différence de nature des lieux est essentiellement soulignée par le comportement général des voyageurs : dans le « Château », les cartes sont choisies et posées avec calme, ordre et méthode ; dans la « Taverne », au contraire, tous se livrent à une foire d’empoigne, se disputent et s’arrachent les cartes, qui sont posées de force sur la table, âprement défendues, à coups de coudes et à coups de poings. Et cette fois les cartes qui rendent compte d’un personnage (ou tentent de le faire) ne suivent plus sur la table un parcours linéaire, mais fragmenté et anarchique ; si un récit utilise à plusieurs reprises un même tarot, en retour, il s’en éloigne parfois, en quelque sorte s’en affranchit, jusqu’à commenter et interpréter les modalités et les stratégies de tous ces récits.
Ainsi, les voyageurs qui se racontent deviennent la matière des récits en s’incarnant dans et par les tarots, qui sont à la fois leur miroir et leur langage : narrateurs potentiels, ils sont doublement relayés : par les tarots, et par le narrateur-écrivain, un narrateur second, dans l’ordre chronologique de la fiction mise en place (ou premier, selon la terminologie narratologique), qui, par son écriture, se place dans un après-coup, étant d’abord lecteur des tarots, dans ce présent suspendu dans le silence de la pose des cartes. Dernier venu, ce narrateur des narrateurs raconte aussi sa propre histoire en fin de texte. C’est dire qu’il est à la fois, respectivement, personnage, c’est-à-dire matière du récit (le dernier venu qui découvre l’assemblée autour de la table d’hôtes, et qui finit par se raconter3), lecteur (celui qui décrypte les récits d’autrui), narrateur (celui qui témoigne d’autrui4) et écrivain (celui qui rend compte d’autrui, en affirmant son omniprésence, par le texte5). Le personnage et le lecteur en lui appartiennent à la même temporalité « mutilée d’avenir » autour de la table d’hôte, dans le présent de l’histoire ; le narrateur et l’écrivain partagent la même temporalité de l’après-coup, dans le présent (redoublé) du récit. Dans chaque couple de fonctions, le mutisme s’impose pour le lecteur comme pour l’écrivain ; et chaque fois, ce mutisme s’accompagne d’un même symptôme de « motisme », si l’on peut ainsi nommer ce désir d’une prolifération de mots, qui frappe en lui le personnage et le narrateur (pur désir, en ce qui concerne tous les autres voyageurs-narrateurs en puissance, que l’écrivain, en dernière instance, comble en leur nom – absent). Une communication minimale est ainsi assurée par des mots (la dénomination des arcanes), lus, interprétés et écrits – de même, par les dessins des cartes, vus, interprétés et écrits – de même, par les gestes et mimiques des narrateurs successifs qui contribuent à lire les cartes, à les interpréter et à écrire leur sens. Non un sens absolu, en soi, mais relatif, lié à la fois à la logique du récit en cours, à l’apparence du narrateur qui se raconte, et au voisinage d’autres tarots : un sens aussi facile à défaire, à tout le moins, qu’à élaborer. La communication d’un récit est par conséquent tributaire de représentations purement visuelles, où se joignent les cartes et les corps, les cartes prenant en charge la matière des récits, et les corps, leur modalité.
S’il y a jeu, nous l’avons dit, il exclut pourtant toute dimension ludique : le mobile n’est pas la distraction ou l’amusement ; arriver à se raconter prend dans la fiction mise en place un caractère de nécessité vitale, ce qui s’explique par le fait que les narrateurs ne peuvent s’incarner que dans un récit, et ne peuvent devenir personnage que par les tarots, par l’instrument d’un jeu. La mise de ce jeu est considérable, puisque chaque voyageur, d’abord anonyme, s’engage tout entier, mise toute son existence, toute son identité, dans la tentative de se raconter par des tarots. Il s’agit de se faire connaître, de se faire reconnaître, en quelque sorte de se voir attribuer un nom. Mais la question « Qui suis-je ? » adressée aux autres, dans le « Château », devient dans la « Taverne » adressée à soi-même : il s’agit alors de retrouver son identité, et la communication risque de se figer dans une série de quêtes juxtaposées et étrangères les unes aux autres, dans un processus d’introspections répétées. C’est ainsi qu’on en vient, dans la « Taverne », à se battre pour une carte, et que le morcellement des parcours et des récits individuels correspond à la saisie de morceaux de corps, coudes, mains, ongles, yeux et bras. (Re) trouver son identité sera aussi (re) trouver son unité : la quête se dédouble en un nom et un corps (fût-ce le « corps » de l’histoire qui fonde son nom).
On peut donc superposer le titre à l’expression figée qui le motive, où le dénominateur commun du château permet aux destins croisés d’être l’équivalent des cartes : nous avons bien affaire à un château de cartes, à un jeu de patience qui isole le joueur dans sa solitude, et dont la nécessaire dextérité et précision de la main s’accompagne du silence, de la retenue du souffle. Ici, les cartes sont posées sur le plan de la table, de sorte que le relief de ce château serait constitué par le sens né de l’interprétation, ce sens qui construit l’identité du « narrateur-personnage » en puissance : narrer c’est, étymologiquement, faire connaître, et la connaissance ou reconnaissance est précisément ici la condition de l’identité du narrateur en tant que personnage : il s’agit de réussir son récit, d’atteindre le statut de narrateur, pour que l’histoire que fonde le récit accorde au narrateur valeur de personnage, d’où il tire toute la confirmation de son existence plurifonctionnelle. Il s’agit donc d’un jeu de patience, mais d’un jeu de patience paradoxal : il s’agit de fixer l’esprit sur ce moi à constituer ; le jeu en question est largement tributaire d’une réflexivité qui se doit d’être à la fois fondatrice et productrice. Ce « jeu de patience », rien moins qu’une « réussite », est surtout, en tant que jeu, une « passion », un jeu en souffrance, en ce qu’il s’inscrit dans une temporalité à conquérir indéfiniment ; la constitution du moi apparaît comme une construction fragile, toujours prête à s’écrouler, et de toute façon éphémère : elle se projette inlassablement dans un euphorique futur qui n’en finit pas de se dérober, d’être englouti dans le présent du jeu.
En outre la réussite de l’entreprise tient en grande partie à la lecture des autres, seuls garants de l’accomplissement effectif de chaque narrateur en puissance. Mais ces tarots ayant une fonction essentielle de miroir, la tendance de chacun est plutôt d’y reconnaître son propre reflet, ou de l’y chercher, que d’y reconnaître ou d’y chercher celui d’autrui. Autrement dit, la parole manquante qui permettrait de se raconter, de construire par la narration son identité propre, c’est aux autres de la tenir mentalement, et c’est au narrateur des « narrateurs en puissance » (impuissants, dans l’instant6) de l’écrire. Ce dernier est exemplaire, quant à la circulation du sens et de l’identité entre un moi et un autrui, puisque ce narrateur des narrateurs, autrement dit l’écrivain, ou l’auteur, entré de plain-pied dans la fiction, n’exprime son existence qu’en organisant et en communiquant celle d’autrui : fonder l’identité de l’auteur consisterait à réussir le récit des autres : à fonder leur identité. Reste à savoir si l’histoire des autres suffit à définir l’identité de l’auteur (et ce dernier se constituerait alors en étant exclusivement le miroir d’autrui) : on se souvient pourtant qu’en dernière instance, il prétend, à son tour (c’est-à-dire en dernier lieu), et dans les deux constructions, raconter sa propre histoire. En fonction de pur miroir (même déformant), son histoire est-elle si minimale que l’auteur et son reflet se résolvent, dans l’abolition pure de toute distance, au lieu même du miroir, ou des cartes de tarots, ou de l’écriture : un lieu de pure transition, de pure transmission, de pur échange ? L’auteur semble vouloir dire que non, comme si lui aussi avait besoin d’en passer par le statut de personnage pour devenir pleinement auteur. Mais il affirme alors qu’il n’est, dans cette fonction, qu’un reflet déformé de lui-même : loin de se mettre en scène dans une histoire (une fiction), il ne peut qu’entrer dans une sorte d’histoire généalogique du statut d’auteur (ou d’écrivain)7. Le « personnage » de l’écrivain l’est de manière minimaliste, en répondant à cette figure légendaire que tous les écrivains qui font précédé ont contribué à constituer, et qui n’en finit pas de se construire. Cet auteur-ci ne fait que confirmer la charge hautement virtuelle de ce qu’on nomme communément la figure de l’écrivain.
Faute d’y contribuer activement, à première vue, nous assistons à ces deux constructions que sont le « Château » et la « Taverne ». Du moins pouvons-nous, en censeurs ou en arbitres, les vérifier, et faire le point sur la manière dont elles sont élaborées. La construction du « Château » fonctionne bien : les règles sont respectées, et le récit de l’auteur, témoin des autres, établit de véritables personnages, tout en révélant ses hésitations d’interprétations, ses doutes, ses tâtonnements. Peu à peu, la mention dans le texte des tarots utilisés se fond à la syntaxe du récit ; ils ne s’en distinguent que par les caractères en italique, de sorte que leur distinction, par rapport aux morceaux de récits qu’ils portent, s’engage peu à peu vers l’implicite. La construction de la « Taverne », au contraire, est de plus en plus défaillante : le caractère aléatoire du sens attribué est de plus en plus affiché, et gagne la disposition et le choix des cartes. Le désordre règne. Peu à peu, les cartes reproduites en marge ne sont pas reprises par le récit, et à l’inverse, le récit finit par évoquer des cartes qui ne figurent pas dans la marge : la marge, qui portait d’abord le moteur du récit et qui s’y reflétait aussi parfaitement, ou aussi fidèlement, que possible, devient un espace inessentiel, périphérique, de sorte que les cartes deviennent des suppléments, des accessoires, par rapport à un récit central qui se développe de façon autonome, détachée. En accentuant le caractère purement subjectif de l’interprétation des cartes, le procédé montre surtout comment ce récit perd dangereusement sa motivation première, en reflétant un objet absolument étranger – il prend le risque de s’abymer dans son propre reflet, hors de tout objet premier, en constituant paradoxalement un reflet sans autre objet que lui-même. Nous entrons dans une sorte de labyrinthe de pures représentations qui ont perdu jusqu’au mobile (la source) de leur existence, jusqu’au prétexte qui justifie leur apparition.
Il y a en effet danger : la matière même des récits en témoigne. Les récits élaborés dans le « Château » nous font soupçonner qu’ils reproduisent finalement des histoires déjà connues, des mythes. Dans la « Taverne », le recours aux mythes culturels et littéraires est de plus en plus explicitement annoncé. On reconnaît finalement dans le « Château » : Hélène, Roland, Faust ; dans la « Taverne » : Hamlet, Œdipe, Justine, Parsifal, le roi Lear, encore Faust, et Lady Macbeth. Et, comme s’il était inutile de vouloir le cacher plus longtemps, Calvino lui-même cite les noms de ces personnages « légendaires » dans la figuration de la mosaïque de tous les tarots enfin disposés sur la table, et ce en guise de conclusion de chaque jeu narratif : est-ce à dire, selon la régularité remarquable de chaque carré final, que les jeux sont accomplis avec succès ? Rien n’est moins sûr. Selon la formule consacrée, on peut répéter : « les jeux sont faits », mais surtout, « rien ne va plus ».
Nous étions plongés, dès le « Château », dans un temps de déréliction, signalé par la traversée dangereuse d’un bois, la nature indécise du lieu, surtout la perte de la parole, qui n’a certes jamais été ici présentée comme un bienfait, mais au contraire, comme une étrange et inquiétante contrainte ; ce caractère s’accentue dans la « Taverne », où l’épouvante qui se lit sur les visages fait blanchir les cheveux des voyageurs. Le temps semble s’être accéléré brutalement. L’espace s’est rétréci, selon la mention du texte même : le lieu se résume métonymiquement dans les quatre couleurs des cartes : bâtons et épées figurent l’extérieur, le bois traversé (i.e. les bâtons) et ses dangers imprévus (i.e. les épées) ; coupes et deniers figurent, à l’intérieur, les assiettes (les deniers) et les verres (les coupes) dont la table est garnie. Les récits de la « Taverne » aboutissent malgré tout à un carré régulier posé sur la table, de huit cartes de côté, mais au prix d’un manquement aux règles du jeu, puisque tarots et récits se débordent réciproquement, et puisque quelques cartes posées ne participent à aucun récit, tandis qu’un récit peut s’affranchir purement et simplement de ces cartes.
Le fait que la « Taverne » triche met en doute la validité de la construction précédente, et fait naître un grief majeur : la construction d’une histoire singulière, la constitution d’une identité inédite semble une gageure intenable. Tout être est réductible à un type, l’originalité n’est pas possible, l’individu n’est pas pensable. Le principe de déréliction envahit alors la façon d’envisager le « Château », comme c’était le cas pour la « Taverne » : chaque récit serait ce château de cartes qui s’écroule inévitablement parce qu’il ne tient que soutenu par les autres récits dont il prétend, simultanément, s’affranchir, se différencier. L’ordre des cartes posées sur la table est toujours fortuit, malgré l’apparence du choix – qui finit par se démentir lui-même, puisqu’il suffit qu’une carte soit désignée pour qu’elle devienne un objet de convoitise (et donc de bagarre) générale. Enfin, il importe peu que chaque tarot ne soit pas un miroir neutre : la représentation, pré-existante au personnage qui la charge de sa propre représentation, montre assez que tout est affaire de pure interprétation, de motivation, d’infléchissement du signe.
Cet ordre indifférent fonde une pseudo-histoire, une pseudo-identité ; le personnage représente toujours « un autre », dont l’histoire est faussement originale parce qu’elle est toujours soumise à l’interprétation, c’est-à-dire, selon la proposition du texte de Calvino, réduite à une histoire connue. Nous en arrivons au point où un personnage non reconnu par son histoire ne sera pas pour autant un personnage neuf, mais un personnage qu’on n’a pas encore su identifier. Il serait donc impossible de « créer » une histoire, ou (quand bien même cela serait possible) de lire son caractère inédit : l’interprétation inflige à tout signe la logique d’une peau de chagrin, car il s’agit toujours de reconnaître, non de découvrir. Mais, simultanément, il est impossible de ne pas chercher à « se » reconnaître : il n’y a pas d’Autre à reconnaître, le moi est lié au même, l’altérité est une position absolument intenable, a fortiori pour un moi que déforme la moindre représentation, et qui n’arrive ni à se reproduire, ni à se reconnaître. Les narrateurs en puissance ne seront jamais des personnages neufs : ils ne naissent pas, ils réapparaissent, dans le meilleur des cas. C’est ainsi que tel personnage semble se réveiller au beau milieu du récit qu’un autre tente d’élaborer :
Notre héros s’agenouilla aux pieds du Pontife courroucé, en signe d’obéissance (Quatre de Bâton, Huit de Deniers, le Pape).
— Ce pape, c’était moi !8
C’est ce que sembla s’exclamer un autre invité, qui se présentait sous les dépouilles trompeuses du Cavalier de Deniers et qui, en jetant avec mépris le Quatre de Deniers, voulait peut-être faire comprendre qu’il avait renoncé aux fastes de la cour pontificale pour porter les derniers sacrements jusque sur le champ de bataille. La Mort suivie du Dix d’Epée représentait alors des corps mis en pièces à perte de vue, au milieu de quoi tournait le Pontife désemparé : commencement d’une histoire minutieusement contée à l’aide des mêmes tarots qui avaient déjà illustré les amours d’un guerrier et d’un cadavre, mais lus cette fois selon un autre code où la succession Bâton, Diable, Deux de Deniers, Epée supposait que le pape, assailli par le doute à la vue du massacre, s’était entendu demander :
— Pourquoi permets-tu cela, mon Dieu ? Pourquoi laisses-tu se perdre toutes ces âmes ?
Une voix venant du bois avait répondu :
— Nous sommes deux à nous partager et le monde (Deux de Deniers) et les âmes ! Il ne Lui revient pas à Lui tout seul de permettre ou de ne pas permettre ! Il doit bien régler ses comptes avec moi !9
Le dispositif de la fiction est tel que les personnages ne peuvent se reconnaître les uns les autres, ou eux-mêmes, que par le déroulement narratif, hors duquel ils n’existent pas, ou sont inconsistants : la co-présence immédiate des personnages est une fiction en puissance, qui n’est rien d’autre que la co-présence en un seul paquet des cartes de tarots, qui seront ensuite ordonnées par le récit ; c’est la seule explication qui permette de justifier pourquoi, selon la citation proposée ci-dessus, le Pape n’a pas reconnu d’emblée ce vis-à-vis qu’il a pourtant rencontré dans son propre passé, dans sa propre histoire. En fait, tout personnage n’est manifeste (et ne se manifeste) que parce qu’il est toujours déjà un disparu, corps et biens : il existe à l’état pur de reflet, de rappel, de répétition, de trace : in memoriam. Mais surtout, pour se reconnaître Pape, ce personnage a d’abord dû en passer par le statut de lecteur. Du moins, le sourire de Calvino ne nous échappe pas, lorsqu’il en vient à faire pousser à ce lecteur – comprenons : à tout lecteur – l’exclamation qui devient aussi typique que dérisoire : « Le Pape, c’est moi ! »
Donc : toutes les cartes se ressemblent, en dépit des apparences, tous les personnages sont, peu ou prou, interchangeables : un roi de Bâtons vaut un roi de Coupe, toute représentation vaut, à égalité, pour une autre, et quelles que soient les données, on aboutit toujours au tronc commun d’un imaginaire collectif et passé. L’imaginaire, en tant que saisie interprétative de la « vérité » du réel, n’est pas le lieu de la création mythique, mais celui de sa répétition in (dé) finie. Tout geste est ici contraint par la mimésis, qui persiste dans ses déplacements mêmes : la reproduction de soi, d’autrui, de tout modèle constitué, signifie disparition, mise à mort, destruction, parce qu’il n’est pas question de reproduire un modèle en vie, parce qu’un modèle n’est jamais vivant, mais figé par la représentation qu’il inspire : l’imitation suffit à tuer. Comme le personnage, quand il tente de se désigner par les tarots, constitue son passé par une narration qui institue ce passé comme un modèle à reproduire, le lecteur ne peut deviner ce modèle, qui postulait pourtant qu’il lui était étranger, qu’en le rapportant à des modèles déjà connus de lui : déjà lus. Ce « déjà » emblématisé la constitution préalable d’une histoire, accomplie parce que passée, histoire que la variation infinie que les récits peuvent lui appliquer ne parviendra pas à modifier intrinsèquement. C’est postuler que l’histoire préexiste au récit, qui n’en serait que la modalité, voire l’interprétation, toujours discutable parce que toujours tributaire de l’assignation d’un sens.
Quant aux cartes de tarots qui existent irréductiblement, qui sont tangiblement, irréfutablement, réelles, leur distinction les unes des autres ne dépend d’aucune histoire, d’aucun sens. Au contraire, elles existent pour susciter et provoquer la prolifération du sens. Elles sont des objets destinés ici à remplacer les mots du récit, comme si les mots du récit étaient aussi de purs objets : des lettres assemblées qui donnent l’illusion de « créer » du sens (un sens toujours déjà confirmé, ne serait-ce que par un dictionnaire, notre « trésor » de la langue). Nous sommes ici engagés à ne considérer que la matière, la matérialité, du langage : son graphisme, les sons qu’ils impliquent (mais alors, à la façon de borborygmes), et au mieux, sa grammaire. Le corps de la lettre tient lieu de principe vital suffisant, en littérature, contre l’illusion de la circulation du sens. De la littérature comme une pure formalité, souffle Calvino. A cette question qui a redonné son élan à un siècle entier : « Qu’est-ce que ça veut dire ? », il faut bien se résigner ici à répondre que précisément, ça ne « veut » RIEN (dire). Le sens défaille, le sens s’évanouit. Feu le château de cartes.
Car le jeu qui consisterait à chercher le sens exact (et c’est bien ce que propose d’abord le texte au lecteur, en prétendant faire de lui le décrypteur des personnages muets, le dernier venu à la table d’hôtes, juste après l’écrivain), ce jeu est voué inexorablement à l’échec, en révélant l’inévitable impuissance des « joueurs », dont le nombre se réduit brusquement, si l’on accepte de lire le propos que tient véritablement Calvino : dans ce jeu de cartes, il ne s’agit finalement que d’un duel entre l’écrivain et le lecteur, entre ce que l’un veut dire et ce que l’autre veut lire, entre deux identités qui prétendent s’en tenir à leurs spécificités respectives, tout en feignant de ne considérer que l’autre ; chacun veut régner sur le texte, et « papifie » en affirmant à chaque ligne : « C’est moi ! ». Le support du jeu importe peu : le tarot reprend indifféremment la panoplie de la nomenclature des échecs, avec ses rois, reines, cavaliers, fou, tours et pions. Les représentations picturales de saint Jérôme et celles de saint Georges, l’un avec son lion, l’autre avec son dragon, peuvent exprimer un sens identique, affirme le texte de Calvino, en s’appuyant sur cette démonstration. Le sens est une pure séduction de la représentation. Autrement dit : aucun château de cartes ne tient durablement. C’est là une vérité que nous connaissions pourtant d’emblée, la seule vérité fiable de cette entreprise ; il était vain d’en attendre autre chose, vain d’espérer réussir ce jeu défini, en somme, par l’échec. Toute représentation ne peut provoquer que des sens préétablis, déjà construits, c’est-à-dire inadéquats : elle dénature nécessairement son objet. Quand l’objet est l’identité d’un moi, le texte de ces récits montre que la dénaturation qu’accomplit la représentation empêche d’assigner un sens autre que « figuré ». Le moi n’est pas représentable, et si l’identité existe, ce n’est que dépourvue de sens – vidée de son sens. La représentation s’abyme elle-même dans la chute infaillible de tout sens.
Le joueur fait partie intégrante du jeu, il n’y est pas extérieur, il est une pièce d’échiquier, une tesselle de la mosaïque de tarots, une figure muette en carton, un lecteur toujours manipulé par les règles d’un texte. Le jeu impose sa propre logique au joueur, il le fait taire. Un joueur vaut un joueur, peu importe son identité, il saura toujours se plier à la marche despotique et toute-puissante du jeu. Dans ce qui se résoud en un face-à-face entre un lecteur et un écrivain, où chacun joue sa carte de « je mimétique », il suffit de connaître les règles10, pour permettre de dire ce qui, dans la parole, est puissance, latence, virtualité :
Tout cela est comme un rêve que la parole porte en soi et qui, passant par celui qui écrit, se libère en le libérant. Dans l’écriture, ce qui parle, c’est le refoulé. C’est le destin qui parle dans le rêve11.
Au mieux, l’auteur porte la parole du lecteur, mais c’est alors pour se l’incorporer. La mimésis réussirait ainsi à tuer le lecteur, en lui faisant subir la loi de sa constitution à venir, grâce à d’autres lecteurs, ultérieurs, destinés à être réduits, à leur tour, par la voix de l’écriture dévoratrice. C’est pourquoi le futur n’existe qu’à l’état révolu : c’est le seul moyen de le confirmer. Le sens aussi, nous l’avons finalement compris : il suffit de « croire à une histoire qui est passée par tant de formes : à force de la peindre et de la repeindre, de l’écrire et de la récrire, si elle n’est pas vraie, elle le devient (…) 12, puisque « de la même façon les signes les plus insensés que les sorcières pétrissent dans leur mixture finissent tôt ou tard par trouver un sens qui le confirme, et te réduisent, toi et ta logique, en bouillie 13. Enfin, dans cet entêtement à fonder, par le sens, toute représentation, le lecteur est invité à se reconnaître :
Si c’est là une névrose, dans toute névrose il y a de la méthode et dans toute méthode, de la névrose. (Nous le savons bien, nous qui sommes cloués à notre jeu de tarots)14.
L’écrivain incarnerait le retour du refoulé qui empoisonne le lecteur en proie à sa névrose ; mais l’état des lieux est réversible. Ce duel pourrait avoir une vertu thérapeutique réciproque. Reste le texte, bouche d’ombre. Restent les cartes, et les joueurs, perpétuels perdants. Calvino, qui s’avoue vaincu après avoir tenté la construction du « Motel des destins croisés », nous met en main le miroir de l’objet-livre : son statut, ses conditions d’existence, ses stratégies, ses feintes, sa matière. Les jeux de tarots permettent de dire, encore, la répétition de la littérature, par les échecs des joueurs-lecteurs retournant les pages comme l’auteur retourne les cartes de tarots, traversant les pages du livre comme d’autres – les personnages – ont traversé le bois aventureux, cherchant le sens du texte comme des tarots, accumulant des signes usés qui emplissent déjà les musées, théâtres, bibliothèques : « il n’y a pas d’histoire avec un commencement ou une fin 15, nous dit Calvino. Nous sommes des (pseudo) personnages muets qui tenons nos rôles dans une histoire toujours déjà constituée avant nous. Calvino finit notre château de cartes avec deux arcanes, LE SOLEIL et LE MONDE ; mais cet apparent élargissement de l’horizon n’est là que pour donner à Macbeth l’occasion de dire :
Je commence à être las du SOLEIL et souhaite que se casse la syntaxe du MONDE : que se mêlent les cartes, les feuilles de l’in-folio, les fragments de ce miroir du désastre16.
De la lecture comme un acte ou un jeu catastrophique de reflets trompeurs. Le livre de Calvino nous représente dans la séduction miroitante d’un jeu extraordinairement spéculaire.
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1 Le Château des destins croisés, Paris, Seuil, coll. « Points : roman », 1985, « Le Château… », p. 12.
2 Ibid.
3 Il s’agit par conséquent de celui qui, en tant que personnage, ouvre et clôt chacune des deux constructions.
4 Le travail de « lecteur » est restitué par son activité de narrateur, mais aussi par les mentions pléthoriques des références littéraires et culturelles qui appartiennent à cet espace textuel qui fonde l’imaginaire collectif de notre civilisation, hors de la ligne narrative du texte de Calvino, à strictement parler.
5 Lorsqu’il parle de lui-même, à la fin de chaque construction, c’est bien son statut d’écrivain qu’il évoque. En ce sens, l’écrivain devient un personnage prenant part intégrante à la fiction mise en place.
6 Cette impuissance n’est avérée que parce que la voix narratrice les exprime à leur place, de sorte que celle-ci se trouve moins dans une situation de concurrence envers tous ceux qui se prononcent exclusivement par les tarots et leurs corps, que dans celle de traduction probablement faussaire, puisque cette voix ne peut que constituer un sens cohérent, et non pas prétendre à une exacte fidélité.
7 Il se présente en effet conformément à « l’égotiste de Grenoble » (à nous de lire le nom de Stendhal sous la périphrase), ou de manière plus frappante, conformément à la figure de Faust, établie par le mythe.
8 Souligné par nous.
9 Le Château des destins croisés, op. cit., « Le Château… », pp. 51-52.
10 Autrement dit, il n’est pas nécessaire de les respecter : Calvino montre que la conformité aux règles produit un résultat semblable à leur transgression. Du moins, ce résultat présente une apparence gratifiante de succès, puisque chaque fois, les cartes posées sur la table forment un carré parfait.
11 Le Château des destins croisés, op. cit., « La Taverne… », pp. 112.
12 Ibid., p. 119.
13 Ibid, pp. 124-125.
14 Ibid, p. 126.
15 Ibid, p. 122.
16 Ibid, p. 131.