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Echec et mat : les « coups » de Beckett

Edward BIZUB

La tentation est grande, en parlant de Beckett, d’ouvrir la discussion en jouant sur la langue, sur les mots, sur l’énonciation, comme si l’œuvre elle-même était une véritable invitation à parler autrement, une invitation à « parler ludique ». Résistons cependant à cette tentation, car l’aspect ludique dans l’œuvre en question va bien au-delà de ce que pourrait évoquer une telle démarche. Au fond, c’est le bien-fondé de notre parler habituel, de notre façon de créer un discours, qui est visé par Beckett, et les jeux que l’on pourrait élaborer seraient une manière très cocasse de s’avouer vaincu à l’avance devant la tâche qui s’impose à nous : créer un discours analytique qui est bien plus qu’un pur reflet mimétique du texte en question.

Il serait sans doute possible d’interroger l’œuvre de Samuel Beckett à la lumière du jeu, mais on se heurterait immédiatement à un problème de taille : notre propre définition. En effet, qu’est-ce qui est jeu ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? En ayant une grille trop limitée de ce concept on risquerait de passer à côté de l’essentiel, c’est-à-dire du jeu que le texte, tout texte, mais a fortiori le texte beckettien, joue avec nous, avec nos partis pris, nos définitions. C’est pour cela que nous avons choisi la démarche inverse : interroger le jeu à la lumière de l’œuvre.

Martin Esslin, dans un article d’introduction à un receuil de commentaires critiques publié en 1965, concède volontiers que dans l’œuvre de Beckett il n’y a probablement pas de « significations stables »1. Pour appuyer son constat il fait intervenir la voix de l’auteur lui-même qui clame haut et fort son peu de respect, voire son mépris, pour les mystères que l’on cherche à créer autour de ses ouvrages : « Nous n’avons pas d’élucidations à proposer pour les mystères qui sont créés de toute pièce par eux [les critiques] »2.

Fort de cette autorité auctoriale, ou peut-être devenu prudent à cause d’elle, Esslin, devant cet état de fait, réaffirme néanmoins le rôle de la critique. Il reste une tâche à accomplir face à cette œuvre dépourvue de significations stables, mais cette tâche il faut l’accomplir sans créer de mystères. Il établit immédiatement trois lignes de recherche. La première a trait à un travail d’érudition, elle consiste à identifier les allusions enchâssées à plusieurs niveaux dans le réseau de renvois « citationnels » qui ponctue les textes beckettiens. La deuxième invite à découvrir les principes structuraux qui sous-tendent l’œuvre. Enfin, la dernière prône, malgré toutes les difficultés, une sorte de lecture exemplaire qui servirait de point de référence pour la grande masse des lecteurs. On reconnaît dans le premier point une sorte de revalorisation de la très conventionnelle étude des influences, et, dans le dernier, le rôle somme toute traditionnel attribué au critique, un rôle moral, celui d’archi-lecteur ou d’éclaireur.

C’est cependant la deuxième mission qui nous intéresse ici, ce que Esslin appelle la découverte des principes structuraux, car, en les évoquant, il fait directement appel à la notion du jeu. Selon le critique américain, Beckett, qui, de son propre aveu, s’intéresse au vide, au néant, au rien, a dû immanquablement élaborer un projet pour y faire face. Ce sont, dans les termes d’Esslin, « les jeux que la conscience doit jouer pour remplir le vide » qui rendent l’existence d’un tel dessein indispensable3.

Face au vide, on ne peut que jouer.

Peut-on pour autant deviner le projet, découvrir les contours du dessein beckettien ? Selon Esslin, c’est possible : le lecteur n’a qu’à dégager les ressorts ludiques de chaque texte. Voici la démarche qu’il propose : « Les jeux ont des règles qui peuvent être déduites en regardant les joueurs. » Ou encore : « C’est seulement lorsque ces règles sont connues des spectateurs que ces derniers peuvent participer pleinement au jeu et partager l’enthousiasme des joueurs »4.

Cette façon d’assimiler l’expérience du texte à un jeu est certes séduisante mais n’en demeure pas moins problématique. Tout d’abord, Esslin ne semble pas situer l’aire du jeu avec précision, ou plutôt il la situe très vaguement dans deux endroits différents. D’une part, et c’est sans doute l’aire la plus facile à situer, le critique américain évoque l’évidence de la présence du jeu et des jeux dans l’expérience des personnages. En effet, Vladimir et Estragon doivent jouer pour faire passer le temps. Murphy, on s’en souvient, découvre une sorte d’apothéose dans une partie d’échecs. Les jeux prennent parfois une allure mathématique comme, par exemple, lorsque Molloy construit un système régissant la permutation de ses pierres à sucer, ou que Watt se perd dans des calculs concernant la série des hommes, des chiens ou des coassements de grenouilles.

D’autre part, Esslin évoque les jeux inventés par l’auteur. Il faut avouer que dans ce genre de considération on glisse facilement d’un registre à l’autre. Esslin passe effectivement sans transition aucune de l’activité ludique des personnages à celle de Beckett lui-même. A vrai dire ce glissement paraît légitime dans la mesure où Malone, dans Malone meurt, à la fois personnage et écrivain, semble identifier l’acte d’écrire à l’activité ludique par excellence : « C’est un jeu maintenant, je vais jouer. »

Cependant, les deux aires ne sont pas identiques. Ce n’est pas parce que nous identifions les jeux de Vladimir et Estragon que nous reconnaissons immédiatement le jeu que Beckett engage avec nous, lecteur ou spectateur. On pourrait même parfois soupçonner le contraire. Autrement dit, la participation dans l’activité ludique des personnages provoquée par la découverte des règles, peut, à cause de son immédiateté, cacher la démarche ludique de l’auteur à un autre niveau. En jouant sur un tableau, nous ne savons pas toujours ce qui se joue sur l’autre. On pourrait alors parler du « double jeu » du texte.

Si double jeu il y a, celui-ci tourne autour d’une ambiguïté au sein même de la définition de l’activité ludique. Pontalis, dans la préface à sa traduction du livre de Winnicott, Jeu et réalité, met le doigt sur un problème linguistique. Le français, dit-il, ne différencie pas « les jeux qui comportent des règles et ceux qui n’en comportent pas »5. L’anglais, en revanche, définit deux champs distincts par les mots play et game. En termes saussuriens, l’opposition que l’on peut dégager en confrontant les deux concepts anglais est fondée sur un partage clair : le premier désigne une activité qui se pratique librement sans contrainte préétablie et même sans contexte précis, tandis que le second est défini par des règles en général très strictes. Or, le fait d’avoir ou de ne pas avoir de règles nous paraît certes digne d’être élevé au rang d’un trait distinctif dans le champ du jeu. Il va de soi que la présence ou l’absence de règles change radicalement la signification du mot et de l’activité dans un contexte donné.

Mais le problème n’est pas si simple car dès que l’on cherche à appliquer cette opposition, même en anglais, on se heurte à des complications. Si l’idée du game recouvre une activité soumise à des règles, une question épistémologique se pose : est-on toujours capable de saisir ces règles ? En d’autres termes, un game peut très bien se dérouler sous nos yeux sans que l’on s’en aperçoive. En fait, Esslin en disant « Les jeux ont des règles qui peuvent être déduites en regardant les joueurs » s’est rendu la tâche un peu trop facile parce qu’il prétend pouvoir identifier sans aucun problème l’essentiel : ce qui fait jeu.

De même pour le concept en anglais de play. A la rigueur, on ne devrait même pas pouvoir définir cette activité qui, par définition, exige une liberté absolue, un manque de contrainte. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de limites, mais simplement que celles-ci ne sont pas vécues comme telles. L’exemple évident, c’est le jeu créatif, spontané d’un enfant qui ne cherche pas, en jouant, à se conformer à un cadre préétabli. Mais là aussi, comme le trait distinctif du play ne peut être perçu qu’à l’intérieur de l’esprit du joueur – en effet, qui peut dire si les gestes de l’enfant, par exemple, ne correspondent pas à un système de règles intériorisées ? – on ne peut pas exclure la possibilité que le play apparent soit un game dont les règles nous sont cachées.

Citons cependant deux exemples où, à notre avis, ce qui se déroule dans le texte correspond véritablement à un jeu dans le sens du play. Les personnages beckettiens sont souvent abandonnés, livrés à leurs propres ressorts pour se frayer un chemin à travers le récit. Etant donné les circonstances parfois bizarres de leur situation, ils sont de plus en plus éprouvés.

Par exemple, au moment de retrouver Murphy renversé dans son berceau, sa compagne Célia est légitimement désemparée. Elle réagit convenablement : « … elle le tira de son coin, puis, se servant de la berceuse comme d’une pelle, la glissa sous lui, le souleva, le répandit sur le lit, le disposa décemment, le couvrit d’un drap et s’assit à côté de lui. »6 Ceci étant fait, le texte continue avec un « coup » de Murphy décrit en termes ludiques : « A lui de jouer. » Au-delà de la banalité de l’expression, y a-t-il une volonté de la part de l’auteur de nous faire croire en effet que tous les personnages jouent librement, c’est-à-dire à l’improviste, avec les circonstances qui se présentent ?

Un autre exemple d’un jeu en apparence librement inventé intervient à la fin du Premier amour où le narrateur, quittant la maison au moment de la naissance de son enfant à cause de l’insupportable vacarme occasionné par l’accouchement, fuit la situation qu’il a lui-même créée. Les cris poursuivent le père fuyard, mais celui-ci invente un jeu : « Je me mis à jouer avec les cris (…) m’avançant, m’arrêtant, m’avançant, m’arrêtant, si l’on peut appeler cela jouer. Tant que je marchais je ne les entendais pas, grâce au bruit de mes pas. Mais sitôt arrêté je les entendais à nouveau (…). »7 Et ainsi de suite, le père rythme sa retraite en jouant avec l’alternance des deux bruits jusqu’à son éloignement définitif, c’est-à-dire jusqu’à la fin du récit.

Mais les situations dans lesquelles les jeux des personnages s’avèrent purement gratuits sont rares. En fait, nous prétendons que c’est justement l’ambiguïté existant entre ces deux concepts qui donne lieu à l’un des jeux favoris de Beckett. Afin de réduire le cadre de notre examen, limitons-nous à des exemples tirés de Fin de partie et de Godot. Dans la première pièce, le titre même nous invite, bien entendu, à assimiler l’intrigue dramatique au déroulement d’une partie d’échecs. On peut en effet distinguer des « coups », mais quelles sont les règles qui les dirigent ? D’autant que dans un premier temps tout ce qui se dit semble se présenter librement, voire gratuitement.

Il y a dans Fin de partie des séries de répliques séparées par l’indication scénique « un temps » et qui ne semblent avoir aucun lien logique entre elles. Ainsi, après « un temps » de rupture qui brise la continuité de l’action, Clov demande : « Vous voulez donc tous que je vous quitte ? »8 Et Hamm répond : « Bien sûr. » Play ou game ? Rien dans ce qui précède cet échange ne motive le jeu de Clov. Et pourtant il introduit un mot logique d’enchaînement, un « donc » ambigu. Clov, content de la réponse de Hamm, se décide : « Alors je vous quitterai. » Acte gratuit ? Libre ? Hamm réplique : « Tu ne peux pas nous quitter. » Et Clov de se soumettre : « Alors je ne vous quitterai pas. » Ceci ressemble maintenant plutôt à un game, à cause de l’enchaînement. Le « tu ne peux pas » pourrait effectivement rappeler les règles du jeu, règles qui semblent s’imposer parce que Clov change d’idée immédiatement en utilisant le même mot de liaison (« alors ») pour motiver deux décisions contradictoires. On a soudain l’impression qu’il s’agit d’un personnage à la recherche de ses propres règles.

Un autre exemple de ce jeu suit immédiatement l’échange que nous venons d’examiner. Il y a encore un temps mort, et cette fois-ci, c’est Hamm qui relance le jeu :

Hamm. – Tu n’as qu’à nous achever. (Un temps) Je te donne la combinaison du buffet si tu jures de m’achever.

Clov. – Je ne pourrais pas t’achever.

Hamm. – Alors tu ne m’achèveras pas9.

On rencontre chaque fois la répétition des mêmes éléments : le projet d’une action, l’annonce d’une impossibilité par un « on ne peut pas », enfin un renoncement à l’acte initialement proposé. Si, au départ, la proposition initiale a l’air d’être un acte librement choisi, un exemple du play, le renoncement qui suit semble faire partie de ces « principes structuraux » dont Esslin a parlé et qui sont déterminés par un game.

Que cette ambiguïté soit au cœur du jeu beckettien ne fait, pour nous, aucun doute. Nous en voulons pour preuve des répliques qui ont pour but de créer un double jeu, une sorte d’ambivalence à l’intérieur de l’énoncé, ambivalence liée au statut réel du sujet. Prenons l’exemple de la première réplique de Hamm :

Assez, il est temps que cela finisse, dans le refuge aussi. (Un temps.) Et cependant j’hésite, j’hésite à… à finir. Oui, c’est bien ça, il est temps que cela finisse et cependant j’hésite encore à – (bâillements) – à finir10.

On peut deviner dans cette double formulation l’ambivalence au sein du jeu qui se déroule. L’expression neutre « il est temps » suggère une sorte de nécessité qui impliquerait une Loi en dehors de la volonté du joueur, mais l’autre proposition contredit cette hypothèse, car elle attribue au joueur une liberté évidente. Hamm hésite à finir : on pourrait déduire qu’il est en quelque sorte maître de son activité. L’ambivalence exprimée ici rend la définition de cette fin de partie problématique. D’autant plus qu’à plusieurs reprises les personnages se rappellent que « quelque chose suit son cours ». S’agit-il d’une partie dans laquelle Hamm et Clov jouent ou plutôt d’une partie dans laquelle ils sont « joués » (comme on joue un pion), voire « déjoués » ?

En anglais Beckett joue encore avec un autre sens du mot play : pièce de théâtre. Rappelons que le titre de la pièce Comédie est tout simplement Play en anglais. Or, le potentiel de l’ambiguïté latente dans le titre est intégré dans le jeu des comédiens, jeu qui est fatalement limité à un jeu de discours, étant donné qu’ils sont situés dans les urnes d’où ne dépasse que leur tête. Ici les personnages eux-mêmes désignent leur activité comme un jeu libre, « just play », même si leur soumission aux « coups » du projecteur semble être la règle primordiale de leur situation.

Changeons de pièce afin de voir un exemple de play gratuit se transformer en game contraignant. Dans Godot, on cherche à nous faire croire que les prémisses du jeu scénique sont libres de toute contrainte. Il s’agit d’abord d’un simple rendez-vous décidé, demandé par Vladimir et Estragon :

Estragon. – Qu’est-ce qu’on lui a demandé au juste ?

Vladimir. – Tu n’étais pas là ?

Estragon. – Je n’ai pas fait attention.

Vladimir. – Eh bien… Rien de bien précis11.

Or, à mesure que l’action avance, la liberté des joueurs est mise de plus en plus en cause à tel point qu’à la fin leur attente fait partie d’une nécessité absolue. Le jeu que joue Beckett est transparent. C’est un pur jeu sur le vide. Et là on peut poser la question de savoir s’il s’agit d’un « game » ou du « play ». En fait, ce qui caractérise l’action beckettienne semble plutôt être l’absence de règles. Dans Godot, Vladimir et Estragon s’inquiètent du progrès de leur soirée :

Vladimir. – Charmante soirée.

Estragon. – Inoubliable.

Vladimir. – Et ce n’est pas fini.

Estragon. – On dirait que non.

Vladimir. – Ca ne fait que commencer.

Estragon. – C’est terrible.

Vladimir. – On se croirait au spectacle.

Estragon. – Au cirque.

Vladimir. – Au music-hall.

Estragon. – Au cirque12.

Ce qui les inquiète le plus, ce n’est pas le fait de jouer un rôle ennuyeux, mais celui de ne pas savoir le jouer. L’action risque de s’essoufler d’elle-même, devant nos yeux, comme lorsqu’il y a un « long silence » sans aucun mouvement, sans aucun progrès perceptible :

Long silence.

Vladimir. – Dis quelque chose !

Estragon. – Je cherche.

Long silence.

Vladimir. (angoissé). – Dis n’importe quoi13 !

Ces silences, et le manque de ressources pour alimenter l’action dramatique renvoient, bien entendu, à la source du jeu et semblent accuser le rôle défaillant de l’auteur. Le jeu devient sujet d’inquiétude, et les personnages sont amenés à interroger leur participation dans l’œuvre. Ils se posent ouvertement la question de savoir quelles sont les règles du jeu. Or, il n’est pas difficile de comprendre que, dans cette situation d’angoisse que Beckett laisse entrevoir au sein de chaque ouvrage, l’inquiétude finit par troubler le repos du lecteur. Il va de soi que c’est la question de la fiabilité du texte qui est ainsi posée. Le lecteur, à son tour, doit chercher à saisir les règles du jeu. Ce qui revient à dire, les règles de sa propre participation.

Comme il l’a déclaré lui-même, Beckett voulait avec Godot écrire un texte qui « aspirait à éviter toute définition »14. Mais cette tentative d’échapper à toute précision de sens, et donc de ne pas observer les règles habituelles du genre théâtral, peut devenir à son tour un simple jeu dans la mesure où la règle adoptée consiste justement à briser toutes les règles. Mais est-ce toujours du « jeu » ?

Dans le livre de Huizinga, Homo ludens, l’auteur affirme que « le jeu exige un ordre absolu » et que la « plus légère dérogation à cet ordre gâte le jeu, lui enlève son caractère et sa valeur »15. Ou encore : « Aussitôt que les règles sont violées, l’univers du jeu s’écroule. » Huizinga semble alors exclure du jeu une activité qui aurait pour but justement de briser les règles qui le définissent. Or, c’est, nous semble-t-il, effectivement ce que Beckett cherche ouvertement à faire. Et pourtant cet anti-jeu, nous le considérons toujours, qualitativement, comme étant à l’intérieur du cercle magique, comme un texte littéraire.

Beckett a-t-il raté son coup, ou bien son intention affichée de détruire les règles du genre dramatique le pousse-t-il à adapter, malgré lui, les ressorts théâtraux et à les exploiter si magistralement que son anti-jeu devient ainsi un modèle du genre ?

La question est complexe, et nous amène pour finir à examiner le personnage de Godot. On pourrait dire que faire miroiter l’arrivée de ce personnage de plus en plus nébuleux, tout en empêchant son apparition sur scène au cours de l’action fait partie du dessein beckettien d’éviter toute définition et surtout de briser les règles fondamentales du genre, règles aristotéliciennes qui veulent que toute action dramatique ait un début, un milieu et une fin. Au-delà de cette règle syntaxique, c’est le « sens » lui-même qui est visé, et le sens ici est même visé dans son aspect transcendant par le jeu bilingue qui fait de l’homme attendu (le God anglais + le diminutif français, -ot), un « petit Dieu ».

Il va de soi que la règle dramatique « brisée » ici est celle de l’intervention divine, d’un Deus ex machina, qui dénoue tout ce qui a été noué au fil de l’intrigue. Mais Beckett le joueur, en dénonçant à sa manière la cohérence qui sous-tendait l’ancien jeu, brise-t-il véritablement l’aura de l’ancien cercle magique ? Nous aurions tendance à dire que non. On ne pénètre pas ce cercle, même en ayant l’intention de le briser, sans en subir l’influence.

Huizinga fait une distinction importante entre le briseur de jeu qui se situe d’emblée à l’extérieur et le faux joueur. Ce dernier, selon lui, « continue à reconnaître en apparence le cercle magique du jeu »16. On se demande si le briseur du jeu ne tombe pas, à son insu, sous la puissance d’un faux dieu. Ce dernier lui donne peut-être le seul moyen de lutter contre un genre dont les règles forment un système clos. Il est vrai que depuis toujours un faux dieu a forcément plus d’efficacité qu’un dieu qui n’existe pas. Les faux dieux font rêver, ils nous rendent créateurs car ils sont partie intégrante de nos pulsions ludiques.

Huizinga dit en effet que « les faux joueurs, les hypocrites et les imposteurs ont toujours eu plus de chance que les briseurs de jeu ». En tout cas, personne ne peut le nier : si l’on en juge par les effets obtenus, l’efficacité du « petit Dieu » de Beckett est incontestable. Godot a encore de belles années de jeu devant lui.

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1 Cf. Martin Esslin dans son Introduction à Samuel Beckett. A Collection of Critical Essays, Englewood Cliffs, N. J., Prentice Hall, 1965, p. 10.

2 Cf. Samuel Beckett cité par Martin Esslin, Ibid., p. 1. (Notre traduction.)

3 Ibid., p. 11. (Notre traduction.)

4 Ibid.

5 Cf. Pontalis dans sa préface à D. W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, traduit de l’anglais par Claude Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1975, p. VII.

6 Samuel Beckett, Murphy, Paris, Minuit, 1965, p. 34.

7 Samuel Beckett, Premier amour, Paris, Minuit, 1970, p. 55.

8 Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Minuit, 1957, p. 55.

9 Ibid.

10 Ibid., p. 17.

11 Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Minuit, 1952, p. 23.

12 Ibid., p. 48.

13 Ibid., p. 88.

14 Cf. Samuel Beckett, cité par Alec Reid dans « Beckett and the Drama of the Unknowing », Drama Survey, vol. 2 (fall, 1962), p. 130. (Notre traduction.)

15 Johan Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, trad. Cécile Seresia, Paris, Gallimard, 1951, p. 30.

16 Ibid., p. 32.