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Le Glossaire de Michel Leiris ou « La poésie joue son jeu »

Guy POITRY

Le Glossaire – ou les Glossaire ? Sous le même titre, en effet (Glossaire : j’y serre mes gloses), paraissent deux recueils de gloses : le premier, en trois livraisons dans les numéros 3, 4 et 6 de La Révolution surréaliste, en 1925 et 1926 ; le second, en 1939, dans une plaquette publiée par la Galerie Simon. Dans les deux cas, il s’agit d’une sorte de lexique qui imite la présentation du dictionnaire, avec un mot-entrée et une sorte de définition, constituée en l’occurrence par la reprise du matériel phonique ou graphique du mot, plus ou moins développé : cela va de l’anagramme (semeur – mesure) à la description graphique (Sang (il traîne le corps des ans entre sa tête de S-erpent et sa queue en poi-G-nard recourbé)), en passant par l’épellation, le verlan, la fausse étymologie, ou ce que Genette appelle la paraphrase phonique1.

Mais peu m’importent les gloses elles-mêmes : je ne veux retenir ici que la manière dont Leiris les envisage en 1925 et en 1939, le projet qu’il se fixe, tel qu’on peut le déduire, d’une part, de la note qui suit la première livraison de La Révolution surréaliste, et d’autre part, du prière d’insérer qui accompagne l’édition de 19392.

La note de 1925 paraît donc dans le troisième numéro de la nouvelle revue surréaliste, celle qui a pris la relève de Littérature. Il va de soi qu’elle reflétera les préoccupations du groupe surréaliste ; il va de soi également que les jeux de mots qui composent le Glossaire s’inscrivent au moins partiellement dans le cadre des jeux surréalistes. Leids n’a jamais caché sa dette envers Robert Desnos : l’édition de 1939 lui sera d’ailleurs dédiée. Il faut pourtant relever d’emblée deux différences par rapport à la pratique des surréalistes.

En premier lieu, les gloses ne participent pas des activités collectives du groupe : elles ne sont pas le produit de la collaboration de plusieurs mains ou de plusieurs voix ; elles ne sont pas même élaborées en public, comme l’étaient les aphorismes de « Rrose Sélavy » et bien d’autres textes de Desnos. Leids raconte, dans un hommage à Desnos3, comment celui-ci pouvait, à volonté, devant un public plus ou moins large, « parler surréaliste » : rien de tel pour lui ; et c’est là la seconde différence : les gloses sont le fruit d’un travail sur les mots. Leiris, dans la note de présentation, emploie le verbe disséquer, et l’on peut dire que ce travail est celui du kabbaliste qui cherche dans la substance du mot un sens plus profond, ou, ici, plus personnel. Rien à voir, donc, avec les énoncés de « Rrose Sélavy » dont Desnos prétendait qu’ils lui étaient dictés en rêve par Marcel Duchamp en direct depuis New York, Desnos se contentant de faire entendre la voix d’un autre, sans lui-même intervenir activement.

Ceci mis à part, il faut reconnaître que le Glossaire participe en revanche, à sa manière, de l’esprit des jeux surréalistes, si l’on en juge d’après la description qu’en a donnée Philippe Audoin4. Pour Leiris comme pour les surréalistes, le jeu ne s’oppose pas au sérieux : il est même terriblement sérieux, en 1925. S’il y a jeu, c’est tout d’abord du fait que le critère d’utilité, auquel les dictionnaires usuels sont censés se conformer, est récusé ; à la place, Leiris revendique « le bon plaisir de [notre] esprit ». C’est aussi qu’il y a respect de quelques règles : dans le choix des mots (ce sont ceux « que nous aimons » ; le champ s’élargira ensuite, mais le mot sera toujours « emprunté », jamais forgé) ; dans la présentation (calquée sur le modèle des lexiques traditionnels) ; dans la tentative de ne prendre en compte que le matériel phonique ou graphique fourni par le mot, et rien de plus ; etc. S’il y a jeu toujours, c’est encore dans le goût que Leiris éprouve à manipuler les mots – à jouer avec, ou sur eux. C’est enfin et surtout dans la sollicitation du hasard qui permet la « trouvaille », la révélation de quelque chose qu’on n’attendait pas – l’irruption du merveilleux.

Mais cette activité ludique ne se laisse pas enfermer dans l’espace étroitement circonscrit du jeu. Il y a chez les surréalistes, chez Breton en particulier, ce qu’Audouin appelle une « impatience d’agir » ; le jeu doit permettre de connaître poétiquement le monde (êtres et objets), et par là d’agir sur lui – de « changer la vie » – ne serait-ce qu’en remettant en cause les rapports apparents entre les choses.

Si dans un premier temps, pour Leiris, le glossateur semble essentiellement voué à l’exploration de son univers le plus intime, de son moi, par la prise en compte de la valeur personnelle des mots5, dans un second temps il s’ouvre aussi au monde extérieur. Tout d’abord, dans la mesure où l’une des règles qu’il se donne exige précisément qu’il prenne en compte l’univers réel tel qu’il se présente à lui6 ; d’une livraison du Glossaire à l’autre, on voit le vocabulaire à connotations sociales ou politiques occuper de plus en plus de place – avec, dans la troisième livraison, des charges lourdement satiriques contre le fascisme, l’Eglise, l’Armée, l’ordre policier, judiciaire et pénitentiaire, les institutions patriotiques et académiques, etc. La glose, alors, en dévoilant certains aspects du réel, ne se contente pas de révéler : elle dénonce, et par là peut prétendre à la transformation de « la vie », contribuer à la « révolution surréaliste ».

Mais il y a plus : le jeu, chez les surréalistes, peut aussi prendre la forme de ces pratiques magico-ludiques qu’on rencontre dans L’Amour fou, lorsque Breton se propose, par exemple, de « faire surgir à volonté la bête aux yeux de prodige », de « faire apparaître une femme » par le choix de certains gestes, de certaines manipulations rituelles7. Breton parle à ce propos d’« appâts » (au sens de ce qui attire, comme par magnétisme) : le terme n’est pas sans évoquer la notion d’« appel » à laquelle recourt Leiris pour qualifier le mot-entrée de la glose8 ; le mot, par sa structure phonique ou sa forme graphique, en appelle d’autres ; par son mystère, il appelle un travail d’« élucidation » (ou du moins de « transposition dans le parler autre qui est positivement un Sésame pour le quêteur de poésie ») ; à travers sa glose, il appelle, il attire au jour ce qui était caché en nous : c’est cette fonction-là qui autorise Leiris à le désigner comme un oracle. En ce sens, le jeu sur les mots a valeur épistémologique : il nous « donne à voir » notre « part d’ombre », il nous fait connaître ce qui se dérobe en nous. Mais simultanément, il opère une métamorphose, la métamorphose du donné premier, des mots eux-mêmes : la glose, le travail de « dissection » des mots permet de dégager leurs « vertus » spécifiques, de leur rendre leur énergie primitive ; les mots passent d’un état d’inertie à un état actif : il s’agit, dira Langage tangage, de « changer ces matériaux lourds de signification mais presque inertes en sources vivantes de pensée »9 : l’on retrouve ainsi à la fois la vie du langage et la vitalité de la pensée. Mais par une sorte de contiguïté propre à la pensée magique, l’individu qui joue avec les mots en vient à voir cette vie se communiquer à lui. On a souvent rappelé que les jeux, dans bon nombre de cas, ne sont que la forme profane d’anciens rites sacrés. Avec Leiris, le mouvement s’inverse, le jeu retrouve le rite, cherche à réaccéder au sacré. En mimant les gestes d’un démiurge ou d’un chamane qui par une suite d’opérations plus ou moins mécaniques redonnerait vie à ce qui était mort, Leiris joue à échapper lui-même à la mort, à se réinsuffler cette vie qu’il sait si fragile.

Cet aspect-là n’est perceptible qu’en filigrane dans la note de 1925, et pour autant qu’on connaisse l’ensemble de l’œuvre de Leiris. En revanche, le prière d’insérer de 1939 lui accorde une place bien plus importante, ne serait-ce que par la mise en avant du jeu, précisément. Le terme était absent de la note de 1925, il est répété trois fois en 1939. Et ce jeu est situé dans un espace clairement désigné : celui du théâtre, plus exactement du théâtre dans le théâtre. On rejoint l’ancien topos du monde comme théâtre : une scène « empuantie », avec « ses planches utilitaires et ses cintres religieux ». Et c’est au cœur de ce théâtre que l’on espère trouver « un peu de place » pour un autre jeu : le jeu de la poésie. Un jeu « à hauteur d’homme », « à niveau d’air » : un jeu qui, en ce sinistre avant-guerre, permettrait d’échapper à la puanteur générale, d’éviter aussi bien le bourbier où nous entraîne l’Histoire que la grandiloquence (religieuse, patriotique, etc.) des discours qui l’accompagnent. Le jeu naguère sérieux auquel se livrait le surréaliste Michel Leiris, vire à la caricature, à la parodie : d’où les « vieillerie poétique, grimaces, blasphèmes, logomachie, mirages, kabbale », face auxquels le moi reste à distance : c’est « la bouche » qui parle, ce sont « les mots » qu’on laisse s’animer d’eux-mêmes ; c’est la poésie qui joue son jeu. Le geste n’est plus actif (comme lorsqu’il s’agissait de disséquer les mots) : le poète paraît demeurer en retrait, laisser les choses se faire ; et s’il joue à la sibylle, c’est en ayant conscience de jouer, avec le désespoir de celui qui connaît la vanité du jeu.

Le jeu, toutefois, n’est pas gratuit. Monter sur la scène, c’est déjà respecter l’une des règles que s’impose Leiris à partir de ces années-là : c’est prendre en compte un destinataire, un public, et partager le jeu avec lui.

Mais lors de son voyage en Afrique (1931-1933), Leiris a pu étudier une autre manifestation du jeu. A Gondar, en Ethiopie, il a découvert des cérémonies de possession dont il a relevé le caractère théâtral (d’où le titre de l’ouvrage qu’il leur a consacré : La Possession et ses aspects théâtraux chez les Ethiopiens de Gondar) ; il a montré combien était difficile à tracer la frontière entre rite et jeu, entre simulacre et expérience authentique d’un certain état, entre « théâtre joué » et « théâtre vécu ». Mais par la même occasion, il a compris que c’était précisément dans cette ambiguïté que résidait la force du jeu. Car le jeu mobilise des éléments affectifs, il confère à la vie un peu de ce brillant qui lui manque ; il aide à surmonter la misère morale et physique qui accable les femmes qui s’y adonnent, en leur accordant un rôle que la société leur refuse, et en se proposant de les guérir des maladies auxquelles elles sont sujettes. A travers le jeu, c’est la vie même qui est touchée, qui est « en jeu », si j’ose dire. Mais le côté ludique, pour sa part, opère la distanciation nécessaire pour ce que Leiris désigne nommément comme une catharsis10 : les passions (disons aussi bien les désirs que les souffrances) sont rendues moins nocives du fait de leur extériorisation, de leur cristallisation en un masque auquel on peut s’identifier tout en le considérant de l’extérieur.

C’est bien un phénomène analogue que Leiris postulait pour lui-même dans la pratique de ses jeux de mots. Langage tangage le spécifie : le rôle assigné à la poésie était alors « curatif » : « j’y voyais essentiellement un moyen de lever l’angoisse et de faire meilleur ménage avec l’idée de la mort »11. Or la langue de la glose, langue bouleversée, « rebelle à nos carcans logiques », était présentée comme une langue de la mort, à l’image de ce « monde à l’envers » qu’est « l’outre-tombe » ; une langue qui ferait que pour qui la parle, la mort n’est plus la mort.

« Entrer dans la peau du rôle » (selon les termes du prière d’insérer), c’est alors, si l’on suit Langage tangage, « se mettre dans la peau » d’un autre, « faire comme si l’on était ressortissant de l’autre monde et récipiendaire ou promoteur d’une révélation ; s’offrir le luxe d’une sorte de théâtre, auquel on s’adonne avec fougue mais sans vraiment y croire ; passer, en imagination, de l’autre côté de la rampe pour découvrir ce que seraient les choses vues autrement qu’à travers nos verres déformants »12.

Mais c’est peut-être un rêve rapporté dans Nuits sans nuit (et contemporain du premier Glossaire) qui nous aidera à mieux comprendre le pouvoir conféré au jeu de mots13.

Une certaine Nadia, quoique sachant fort bien nager, feint de se noyer, par un jeu à demi sérieux qui vise à la connaissance : « pour s’amuser à me faire peur et savoir si j’aurais du chagrin de sa mort ». Mais le simulacre vire au drame réel : Nadia « se noie pour de bon » ; « je commence par pleurer beaucoup, jusqu’à ce que le jeu de mots « Nadia, naïade noyée » – fait au seuil du réveil – m’apparaisse à la fois comme une explication et comme une consolation ».

Relevons le moment où se livre le jeu de mots : « au seuil du réveil » ; un moment intermédiaire, à mi-chemin entre le rêve et la veille : le moment ambigu par excellence, qui illustre à merveille l’ambiguïté du jeu. Le jeu est aux portes du réel : il peut à tout instant virer au drame ; à l’inverse, le drame peut trouver sa résolution dans le jeu. Toutefois, le mouvement entre les deux n’est pas de même nature, apparemment : en succédant au jeu, le drame l’abolit, le fait brutalement disparaître ; au contraire, le jeu de mots ne saurait en aucune manière modifier la triste réalité, faire ressusciter la « naïade noyée » : il confère à sa mort, simplement, une sorte de logique, qui serait celle du langage (de la paronomase), comme si le destin de la malheureuse était inscrit dans son nom, comme si l’un et l’autre s’expliquaient et s’impliquaient réciproquement. Mais l’explication n’est pas seule en cause : le jeu de mots s’accompagne d’une esthétisation, la glose du nom, dira Leiris, produit un « bel équilibre de structure »14. Allons plus loin : non seulement la glose elle-même, mais tout le récit de ce rêve offre un « bel équilibre de structure », celui du chiasme (le jeu vire au drame, le drame se résout en jeu) ; et la consolation qu’éprouve alors le rêveur sur le point de se réveiller est celle de l’esthète, pour qui la réalité du fait pâlit devant la beauté de la construction dans laquelle il entre. Mais s’il y a consolation, ce n’est peut-être pas uniquement dans la mesure où l’événement funèbre est relu et perçu a posteriori d’un point de vue esthétique : la logique apaisante de la glose semble bien résider dans une espèce de nominalisme pour lequel le réel, aussi dramatique qu’il puisse être, ne serait que la forme théâtralisée de jeux de mots : le monde n’est qu’un rêve, et ce rêve n’est que l’effet du pouvoir ludique du langage.

La note de 1925 apparaît alors comme la version optimiste de cette conception : jouer sur les mots, à l’extrême, ce peut être agir sur le monde, du moins apprendre à connaître ce qui n’est que le produit du langage. Le prière d’insérer de 1939, en revanche, en mettant l’accent sur le jeu, sur une théâtralisation générale, cède à la dérision : jouer avec les mots, c’est accepter qu’on ne puisse demeurer à l’extérieur de la scène du monde, mais en essayant d’y tenir sa partie de la plus belle manière qui soit, de façon à accéder à ce point où joué et vécu se confondent : c’est chercher à entrer de plain-pied dans l’espace de la littérature.

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1 Cf. Gérard Genette, « Signe : singe », in Mimologiques, voyage en Cratylie, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1976, pp. 351-375. On consultera également Xavier Durand, « Michel Leiris et la substance verbale », Cahiers de l’Association internationale pour l’élude de Dada et du surréalisme, 4, 1970, et surtout M.-P. Berranger, Dépaysement de l’aphorisme, Paris, Corti, 1988. J’ai moi-même abordé la question de la bipartition des textes du Glossaire en mot-entrée et glose dans ma thèse de doctorat (Tombeau de Michel Leiris, à paraître aux éditions Fourbis, Paris).

2 On trouvera l’une et l’autre dans Brisées, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1993, aux pp. 11-12 et 79.

3 « Robert Desnos, une parole d or », in Le Monde des livres, 26 janvier 1979 ; repris dans le numéro des Cahiers de l’Herne consacré à Desnos, 1987.

4 Cf. Art. Surréalistes (jeux) in Dictionnaire des jeux, René Alleau éd., Paris, Tchou, 1964 ; version remaniée sous le titre « Le surréalisme et le jeu », in Le Surréalisme, entretiens dirigés par F. Alquié, Paris-La Haye, Mouton, 1968.

5 Cf. le prière d’insérer de Haut mal, in Brisées, op. cit., p. 70.

6 A l’inverse de ce qui se produisait dans Aurora, notamment (où Siriel effaçait d’un geste rageur cet univers), ou dans les poèmes de Simulacre.

7 Cf. A. Breton, L’Amour fou, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1986, p. 22.

8 Cf. Langage tangage, Paris, Gallimard, 1985, p. 99.

9 Op. cit., p. 100.

10 Cf. La Possession et ses aspects théâtraux chez les Ethiopiens de Gondar, Fata Morgana, 1989, p. 131.

11 Op. cit., pp. 154-155.

12 Ibidem, pp. 178-179.

13 Cf. Nuits sans nuit et quelques jours sans jour, Paris, Gallimard, 1961, p. 43 (14-15 mars 1925).

14 Cf. Langage tangage, op. cit., p. 156.