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La femme et le tricheur

La Joueuse dupée (1664) de Jean de La Forge

Stefan SCHŒTTKE

A E.

Les historiens de la littérature et les critiques, lorsqu’ils abordent les pièces de théâtre qui, selon des modalités diverses, traitent du thème du jeu de hasard dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, ne reconnaissent traditionnellement que deux catégories de comédie dans lesquelles on est susceptible de les distribuer : la « comédie de caractère » qui devrait nous montrer comment la passion du jeu prend possession d’un individu et le mène inexorablement à sa ruine ; et la « comédie de mœurs », pour laquelle Antoine Adam avait également proposé jadis l’étiquette de « comédie d’observation »1, et qui peut se développer dans deux directions selon qu’elle prend le « jeu » sur un plan général comme phénomène social2 ou qu’elle s’en saisit à l’occasion d’un événement d’actualité particulier, comme par exemple l’interdiction du lansquenet promulguée par arrêt du Conseil d’Etat le 18 juillet 16873. On sait, à la suite des commentaires sur le Joueur de Regnard4, que la période qui nous préoccupe n’a pas été en mesure de produire un modèle satisfaisant pour illustrer la première de ces catégories et qu’il faudra attendre l’adaptation de Saurín5 du Gamester d’Edward Moore6 pour voir émerger un tel modèle dans le domaine français. Ne resterait donc, dans les faits, que la « comédie de mœurs » comme cadre générique aux contours flous et aux orientations multiples. Aussi est-ce là que l’on range habituellement la pièce de Jean de La Forge7 qui retiendra plus particulièrement notre attention dans la présente étude. A la première lecture, ce classement apparaît pleinement justifié. La Joueuse dupée témoigne en effet de phénomènes sociaux nouveaux et caractéristiques, semble-t-il, de l’époque de Louis XIV, tel l’engouement des femmes pour les jeux de hasard8 ou encore la manière dont certains individus aux origines douteuses usurpent des titres de noblesse pour faire leur chemin dans le monde et cela grâce au jeu précisément9. Elle renseigne encore sur les différents jeux qui se jouaient dans les années 166010 et sur les pratiques des joueurs. Le cadre de la « comédie de mœurs » paraît néanmoins trop étroit et cette lecture demeure insatisfaisante dans la mesure où elle ne prend en considération que la valeur « documentaire » de la pièce et qu’elle ne rend pas compte de la fonction que le jeu de hasard nous semble y avoir, fonction que l’on pourrait essayer de définir comme celle de la constitution d’un espace ludique où le couple de l’homme et de la femme serait amené à régler le conflit de leurs désirs réciproques, selon une problématique proche de celle de la farce, sur le mode d’un échange symbolique.

Les renseignements dont nous disposons sur la pièce de Jean de La Forge sont pratiquement inexistants. Tout ce que nous pouvons dire avec certitude, c’est qu’elle a été publiée en 166411. Nous ne savons rien sur les circonstances de sa représentation, ni même si elle a été représentée. Si elle a été jouée, cette représentation n’est pas restée dans les mémoires. Les frères Parfaict, dans la notice qu’ils consacrent à la pièce de La Forge, contrairement à leur habitude ne signalent ni la date, ni le lieu de la représentation ; ils la font cependant figurer dans leur « Table chronologique des Poèmes Dramatiques qui ont été représentés depuis l’année 1380 jusqu’à la fin de l’année 1665 »12. Victor Foumel, sur la base du Dictionnaire manuscrit de H. Duval, croit pouvoir préciser qu’elle a été représentée sur le théâtre du Marais, au mois de juin 166413. Quoi qu’il en soit, la forme que nous reconnaissons à cette pièce et qui dérive de celle de la farce ne contredirait pas l’éventualité qu’elle ait été écrite pour ce théâtre et qu’elle y fut représentée. Au début des années 1660, en effet, le théâtre du Marais tenta de renouer avec une tradition qui fut la sienne14 et sollicita les auteurs pour lui fournir des farces afin de pouvoir profiter de la vogue que connut cette forme de pièces courtes dont la fonction essentielle était de clôturer le spectacle, mais qui depuis le succès des Précieuses n’était pas la moindre des attractions. Le théâtre du Marais espéra ainsi attirer à nouveau un public qui l’avait délaissé depuis l’époque glorieuse des premières pièces de Corneille, public qui affluait à présent au Palais Royal grâce, notamment, au souffle nouveau que Molière avait su donner à la farce.

Le succès de Molière, à ses « débuts » parisiens, ne releva pas seulement, comme l’on sait, de l’originalité de son jeu de scène, mais tout autant de ses trouvailles d’auteur qui lui permirent de littéralement transfigurer un des genres les plus conventionnels du registre comique et de le ressusciter ainsi sur les scènes de la capitale, lesquelles l’avaient sacrifié, dans le deuxième tiers du siècle, au nom de la respectabilité qu’il convenait alors de donner au théâtre15. Rappelons, d’après Pierre Voltz, quelques unes des principales innovations que Molière apporte à la farce : tout d’abord, la « satire directe » dont les « applications » possibles et les « allusions » semblent avoir fait l’essentiel du succès des Précieuses, procédé que Molière semble avoir abandonné dans les pièces suivantes16 ; l’opposition entre les personnages « sympathiques » et les personnages « antipathiques » qui « amène le public à prendre parti pour un groupe de personnages contre un autre, car le personnage ridicule mérite toujours par quelque travers la leçon qu’on lui donne, et le rire sanctionne sa punition »17 ; enfin, en posant le problème de la « morale du couple » dans des pièces comme L’Ecole des maris et L’Ecole des femmes, la transformation de la farce en terrain de combat pour une « morale de la nature et de la liberté »18.

Avec une puissance créatrice limitée, Jean de La Forge, comme d’autres auteurs mineurs contemporains, essaie d’appliquer la recette. L’intrigue de la Joueuse dupée, très schématique, peut se résumer comme suit. Clidamant est amoureux de Cléonice. Pour l’obtenir en mariage, il croit, à tort ou à raison, devoir plaire à la mère, Uranie, qui ne vit que pour assouvir sa passion pour le jeu. Il joue donc contre elle. Mais Uranie triche, et Clidamant ne cesse de perdre. Cléonice, devenue l’enjeu de leurs parties, restera hors de portée pour son amant tant que celui-ci perd. Ainsi se présente la situation par laquelle débute l’action proprement dite de la pièce. Pour « gagner » et ainsi arracher Cléonice à sa mère, Clidamant a recours à un marquis, tricheur patenté, qu’il décide de faire jouer à sa place. Pendant que le marquis joue et gagne effectivement contre Uranie, le couple des amants peut s’échapper, leur fuite – aux yeux d’Uranie déjà aveuglée par le jeu – étant encore masquée par un couple de valets19. Sur leur chemin, les amants rencontrent malheureusement Valère, le père de Cléonice, qui les ramène sur la scène. Ce dernier acceptera de donner sa fille à Clidamant à condition qu’il prenne Uranie en dot.

On reconnaîtra sans peine, je pense, en particulier dans la partie de cartes qui oppose Uranie au marquis, une forme de « satire directe » qui ridiculise les travers des joueurs. Parallèlement, s’il manque par ailleurs une portée morale à la pièce que le génie de La Forge ne semble pas avoir été en mesure de lui donner, le public ne manquera pas d’éprouver de la sympathie pour le couple des amants dont le bonheur est menacé par le vice de la mère. Dancourt, une vingtaine d’années plus tard, en reprenant l’intrigue de la Joueuse dupée pour la donner comme cadre aux plaintes d’un groupe de joueurs à l’occasion de l’interdiction du lansquenet20, renforcera cet aspect de la pièce en lui appliquant la structure des Femmes savantes. Dans la Désolation des joueuses, la mère n’acceptera en effet qu’un joueur comme gendre pour sa fille. Le jeu y occupe donc une fonction comparable à celle des prétentions intellectuelles de Philaminte dans la pièce de Molière. Si cette lecture peut être appliquée à la Joueuse dupée, rien pourtant n’y invite explicitement. A aucun moment Uranie n’est directement confrontée à une demande en mariage au sujet de sa fille, elle n’a donc pas à se prononcer sur son choix éventuel. Autrement dit, en s’engageant à jouer pour complaire à Uranie, Clidamant répond à des exigences ou à une demande imaginaires. Ce détail sera pour nous un premier indice qui incite à découvrir sous la structure apparente, où le bonheur de deux jeunes gens est compromis par une perversion de l’autorité parentale, une structure plus profonde qui ressort à une forme plus archaïque de la farce. Une forte opposition entre un pôle masculin et un pôle féminin caractérise en effet la pièce de La Forge. Le traitement, d’une part, du double thème de la « perte d’argent » et de la « vengeance », que nous interpréterons comme des variantes de ceux de l’« homme berné par la femme » et du « trompeur trompé », et, d’autre part, une série d’effets d’« écriture » qui suggèrent des rapports d’équivalence entre les personnages masculins, d’un côté, féminins, de l’autre, mettent en place un antagonisme qui amène les « hommes » et les « femmes » de la pièce à figurer les différents aspects de deux pôles qui s’affrontent. Au lieu donc d’avoir un conflit qui opposerait les enfants aux parents, la pièce présenterait d’une manière voilée un affrontement entre l’homme et la femme au sein du couple dont l’équilibre dépend de la satisfaction de leurs désirs respectifs. L’intérêt de la pièce de La Forge sera de faire du jeu le lieu où cet affrontement pourra trouver un règlement.

La Joueuse dupée s’achève sur une diatribe de Valère contre Uranie, où il se présente comme sa victime (1) et où il lui reproche de le ruiner (2) :

(1)

Ah ! joueuse fatale au repos de mes jours.

Que je suis las enfin d’endurer tous vos tours (310) !

(2)

(Uranie) perd tout mon bien (311)21.

C’est sur ce double thème de la « perte » masculine et de la ruse (/ tricherie) féminine que s’ouvrait déjà la pièce. Dans la deuxième scène, en effet, Turlupin, le valet de Clidamant, essaie de mettre en garde son maître contre la menace de se voir ruiné s’il continue de jouer comme il le fait :

(…) vous ne sçavez pas mal

Prendre le grand chemin qui mène à l’hospital (293).

Clidamant essaie d’excuser cette dépense ruineuse au nom de son amour pour Cléonice et comme moyen de séduire Uranie et ainsi la disposer à éventuellement lui accorder sa fille. Turlupin réplique alors que cette stratégie ne vaut rien, car Uranie triche et se sert de Cléonice comme d’un appât pour mieux le dépouiller :

Et vos gens cependant, avec vos carolus,

Prennent pour eux la belle et vous donnent du flus (293-4).

Valère et Clidamant, victimes des artifices d’Uranie, dépossédés par elle de leurs biens, partagent donc une même fonction de dupe. L’identité de fonction suffirait à établir un parallèle entre les deux hommes, le texte cherche néanmoins à surdéterminer cette relation d’équivalence. En effet, si on accepte l’idée que les pertes qu’Uranie fait subir à Valère le rapprochent de Clidamant, on admettra encore que Valère l’invite implicitement à se substituer à lui, lorsqu’il lui demande de prendre également sa femme en épousant sa fille.

Parallèlement au couple constitué par Clidamant et Valère, on trouvera celui du maître et du valet. Après avoir essuyé les critiques de Turlupin quant à ses pertes au jeu, Clidamant lui retourne le reproche en lui rappelant qu’il a joué et perdu comme lui, ce que Turlupin est contraint d’admettre, mais qu’il cherche à excuser en protestant qu’il l’a fait dans leur intérêt commun, si l’on accepte toutefois l’ambiguïté du « nostre » que l’on lira dans sa réplique :

Clidamant.

Mais tu risques toy-mesme, et pers ainsi qu’un autre.

Turlup.

Eh ouy, de par le diable ! il y va trop du nostre,

Et je me suis si bien avec vous contrefait, Que je n’en sais que trop pour y perdre mon fait (295).

La mise en équivalence de Turlupin et de Clidamant opère donc par un jeu d’imitation où le valet s’identifie au maître. Avec Turlupin, les trois hommes qui dans la pièce sont engagés envers une femme (Valère / Uranie, Clidamant / Cléonice, Turlupin / Lisette) se trouvent tous placés sous un même signe de la « perte ».

Par rapport à l’action de la pièce, le thème de la « perte » n’est pourtant que le ressort de la situation initiale. L’action ne développera pas cette variante de l’homme (/ mari) « battu et content », mais une variante du « trompeur trompé » où la « vengeance » a pour fonction de compenser les effets de la perte.

Si la « perte » réunissait Valère, Clidamant et Turlupin, la « vengeance » réunira les deux derniers et le marquis. Après avoir avoué, dans la même scène II, qu’il a été une dupe consentante, Clidamant se dit décidé, pour contrer les ruses d’Uranie, à faire intervenir un marquis qui sera plus tard présenté comme un parangon du tricheur :

J’ay pour les abuser un marquis dans ma manche (295).

La formule mérite qu’on s’y arrête. Elle a tout d’abord pour effet de faire de Clidamant lui-même un tricheur, et ainsi de le mettre en parallèle avec le marquis. Mais plus que cela, elle suggère encore que dans la partie qui va se jouer entre le marquis et Uranie, c’est en fait Clidamant qui tiendra les cartes et que le marquis sera une « carte » gagnante qu’il saura habilement glisser dans son jeu pour remporter la partie en question.

Quant à Turlupin, double de son maître dans la perte, il le sera dans la vengeance. Enthousiasmé par le projet de faire jouer un marquis tricheur contre Uranie, il aura une formule qui soulignera le rapport d’équivalence que le texte cherche à établir entre ces trois personnages :

De nous emmarquiser mon désir est extrême (296 ; je souligne).

Les différents « personnages » masculins semblent donc bien constituer un seul pôle. Celui-ci s’organise autour de Clidamant pour qui Turlupin, Valère et le marquis figurent les différents moments et aspects de la relation qui l’unit à l’objet de son désir. Si Turlupin, comme nous le verrons dans l’analyse de la partie de cartes, révèle la part sexuelle du désir de Clidamant, et que le marquis représente l’instrument de la vengeance, c’est-à-dire la ruse qui répond aux artifices de la femme, le retour, avec Valère, du thème de la « perte » à la fin de la pièce, plutôt que d’indiquer un mouvement cyclique, suggère que Valère fait figure du destin de mari bafoué qui attend Clidamant, mais un destin face auquel l’action de Clidamant au cours de la pièce anticipe la parade.

Si les personnages masculins figurent différents aspects d’un même pôle, il en va de même pour les principaux personnages féminins, à savoir Uranie, Cléonice et Lisette. Egalement structuré par deux séries de mises en équivalence22, ce pôle, parallèlement au premier, s’organise autour de Cléonice. Lisette représentera, par ses refus aux avances de Turlupin, la retenue et la pudeur qu’il convient à une jeune fille comme Cléonice de manifester, tandis qu’Uranie fera figure de son devenir de femme. Le personnage de Polixène qui fera son entrée à la scène V ne se prête pas à ces équations. Sa fonction dans la pièce est secondaire et consistera essentiellement à révéler la duplicité du caractère d’Uranie et à mettre en évidence certains aspects des enjeux de la partie de cartes à laquelle elle participera.

Si Uranie triche, elle essaie cependant de donner d’elle-même l’image d’une joueuse désintéressée. Dans une conversation qui précède la partie de cartes, elle critiquera une tricheuse contre qui elle a joué la veille, et elle fera d’elle-même un portrait élogieux qui commence à la troisième personne :

La perte ny le gain, le bien ny le malheur,

Ne sont pas assez forts pour changer sa froideur ;

Elle sçait en user avec plus de franchise,

Et l’on m’enleveroit jusques à ma chemise,

Que je ne dirais pas un seul mot de courroux (301-2).

Ce masque finit cependant par voler en éclats et sa cupidité se révèle lorsque, pendant la partie de cartes, elle se bat avec Polixène pour un demi-écu dont chacune prétend que c’est la mise qu’elle a engagée. Mais, bien que prise en flagrant délit de tricherie, Uranie, pleine de mauvaise foi, tente de préserver son masque de « belle joueuse », à entendre comme synonyme de « bonne joueuse » :

Polixène.

Voilà cette belle joueuse !

Uranie.

Je la suis plus que vous (310).

Le portrait de la joueuse est donc marqué par cette ambivalence : elle triche, mais elle ne reconnaîtra pas sa tricherie, même prise sur le fait ; elle est cupide, mais elle est convaincue d’être désintéressée. La tricherie d’Uranie est donc en quelque sorte « naturelle ». En ce sens, elle est, dans la pièce de La Forge, synonyme de la « ruse » que la farce attribue traditionnellement à la nature féminine. A cette tricherie « naturelle » d’Uranie, qui donne l’explication du titre de la pièce, s’opposera la tricherie calculée des hommes.

L’enjeu de la partie de cartes semble être constitué par les corps symboliques des « deux » partenaires. Cet enjeu sera précisé dans le texte à l’occasion de trois séries d’équivoques qui portent respectivement sur les termes « jeu » (de hasard / de l’amour), « partie » (de cartes / spectacle théâtral) et « carte » (carte / personne).

Pendant la partie de cartes, dans laquelle Uranie affronte le marquis qui remplace Clidamant, alors que les deux amants ont quitté la scène, deux dialogues interfèrent, celui du valet et de la servante et celui des joueurs. Dans le dialogue qui oppose valet et servante, Turlupin essaie, en vain, de convaincre Lisette de passer la nuit avec lui :

Je veux aussi jouer, ma petite badine (308).

Puisqu’en vain à jouer je t’invite, Lisette,

Bonsoir et bonne nuit, je vais faire retraite (309).

A ce dialogue du valet et de la servante répond celui des joueurs dans lequel le marquis joue également de l’équivoque pour réconforter Uranie qui perd :

Ne plaignez pas si fort l’argent de votre bourse :

De ce qu’un jeu vous ôte un autre est la ressource,

Et du sexe en cela l’avantage est si grand

Que l’on joue avec vous, et mesme sans argent (309).

Le texte, par le biais de l’équivoque, mais aussi par l’imbrication des deux dialogues l’un dans l’autre, tisse un rapport étroit entre le jeu de l’amour et le jeu de hasard. Mais si l’absence des amants pendant la partie de cartes pourrait porter à interpréter celle-ci comme une allégorisation des rapports amoureux, une telle interprétation nous paraît toutefois abusive. La partie de cartes n’est pas là pour figurer le jeu de l’amour qu’il aurait été impossible de représenter. Les deux domaines du jeu et de l’amour sont plutôt dans un rapport complémentaire. Les équivoques sur « jeu », en esquissant une corrélation entre la circulation de l’argent et l’« échange » des corps, suggèrent que le jeu de hasard a pour fonction d’actualiser et de compenser les manques de la vie amoureuse.

Lorsque Polixène arrive chez Uranie, elle invite cette dernière à se joindre à une « partie » qu’elle a organisée. L’excitation avec laquelle Uranie accueille cette proposition se mesure à la déception qu’elle éprouve en comprenant que Polixène entend l’emmener au théâtre, tandis qu’elle croyait qu’il s’agissait d’une partie de cartes :

Polixène.

Allons donc, mon carrosse est icy.

Uranie.

Où, Madame ?

Polixène.

A l’Hostel, chercher la comédie.

Comment ! A ce seul nom vous semblés refroidie ?

Est-ce au Palais-Royal que vous voulez aller ?

Uranie.

Point du tout, c’est du jeu que j’entendois parler (304).

Cette équivoque sur « partie » sert de préambule à un parallèle qui oppose le plaisir du spectacle théâtral et celui des jeux de hasard. La conclusion sera en faveur de ce dernier, puisque Polixène renoncera à aller au théâtre pour jouer avec Uranie et le marquis. Un des arguments importants, développés par le marquis, et qui semble être celui qui emporte la décision, met encore une fois en évidence la composante physique de ce qui est en jeu dans la partie de cartes :

Le Marquis.

Aussi bien qu’au théâtre on y trouve des loix,

Et l’on y fait agir des Dames et des Roys.

Polixène.

Ce ne sont en effet que des figures mortes.

Le Marquis.

Non, mais on les anime en cent diverses sortes (306).

L’explication des sentiments d’Uranie, au début de la scène, pourrait bien se trouver dans cette possibilité d’« animer » les « figures », qui, pour les joueurs, est en puissance dans le jeu de cartes. Autrement dit, le plaisir du jeu consisterait en quelque sorte dans la manipulation de corps symboliques dont les cartes seraient le support et qui pourraient faire l’objet d’un investissement affectif plus important que les personnages d’une pièce de théâtre.

Si la première série d’équivoques a conduit à esquisser un rapport entre l’argent que l’on met en jeu dans une partie et les corps des joueurs, et la deuxième un autre entre cartes et corps symboliques dont elles peuvent devenir le support, la troisième vient confirmer ces deux mises en rapport en les combinant d’une certaine façon entre elles. Nous avons déjà relevé comment le marquis peut être considéré comme une carte gagnante dans le jeu de Clidamant et ainsi lui permettre de remporter la mise. Dans la scène de reproches que Turlupin adresse à son maître, au début de la pièce, Clidamant lui-même avait été identifié à une carte à jouer :

Vous êtes bonnement leur valet de carreau (294).

Furetière indique à propos de cette expression qu’elle est employée pour exprimer le « mépris » que l’on éprouve pour quelqu’un. Ce que Turlupin veut donc dire à son maître, c’est qu’Uranie le prend pour dupe et se moque de lui. Dans le contexte de la thématique de la « perte » où se trouve ce vers et par rapport au réseau sémantique que nous essayons de mettre en évidence, cette expression s’enrichit toutefois d’autres résonances. Clidamant est réduit par les artifices d’Uranie à cette seule carte, et c’est sur cette carte qu’il perd sa fortune et se perd lui-même. Une même association entre une personne, une carte et l’argent de la mise peut être signalée à propos de Cléonice. Nous avons déjà cité les vers en question :

Et vos gens cependant, avec vos carolus,

Prennent pour eux la belle et vous donnent du flus (293-4).

Il convient d’en expliquer le sens ambigu. Victor Foumel, dans une note, donne l’explication suivante : « Turlupin fait sans doute allusion à la bourse de son maître. Avoir un flux de bourse, c’est voir fuir et s’écouler son argent, se ruiner. »23 En se référant à Furetière ou à l’Académie, une autre explication est toutefois possible. Citons Furetière : « flus, se dit aussi en plusieurs jeux de cartes, quand il y en a plusieurs de suitte de même couleur. » La lecture que propose Fournel est sans doute à rejeter car redondante avec la fin du vers précédent. Nous proposons de lire ce passage de la manière suivante : en fonction du parallélisme du vers, Cléonice a un statut de carte que les adversaires de Clidamant ramassent sur la table pour la joindre à celles qu’ils ont en main et ainsi pouvoir abattre un jeu gagnant qui leur permet de remporter la mise. En outre, la valeur symbolique des corps peut non seulement être figurée par les cartes à jouer, mais encore être fixée par les sommes d’argent misées et qui circulent entre les partenaires de la partie.

Ces différentes séries de jeux sur le sens des mots, qui permettent de définir l’enjeu de la partie de cartes, confirment si nécessaire que la fonction du jeu dans la pièce de La Forge dépasse celles qu’on lui attribue traditionnellement. On ne se contente pas de jouer pour se divertir, ni pour satisfaire une passion ou encore pour essayer d’apaiser une simple soif du gain. Si on joue à corps perdu, c’est bel et bien le « corps » des partenaires qui est enjeu. Les équivoques que nous avons relevées indiquent en effet que le jeu est l’occasion de ce déplacement dont nous formulions l’hypothèse au début de cette étude, déplacement de ce qui se joue au sein de la relation amoureuse dans une sphère ludique pour être rejoué selon les modalités d’une opération d’ordre symbolique. Les partenaires de la partie se jouent, autant et peut-être davantage qu’ils ne jouent. Ce que les joueurs réactualisent à travers le jeu, c’est leur désir, leur désir de l’autre, et plus précisément la demande du corps de l’autre pour satisfaire ce désir. Si les équivalences qui sont établies entre les joueurs et les cartes suggèrent que ce sont bien les « corps » qui sont symboliquement engagés dans la partie, les mises ont un double statut : elles tiennent à la fois lieu de la demande et de l’objet qui pourrait la satisfaire.

La dimension symbolique des corps dans la pièce de La Forge s’éclaire, à notre avis, par la transposition dans le registre de la farce du statut des corps des conjoints selon l’ancienne conception du mariage et de la théorie de la « dette conjugale » qui en est un des principaux fondements.

Dans l’élaboration de la doctrine chrétienne du mariage24, les théologiens devaient donner une réponse à la question de la sexualité à laquelle ils étaient confrontés sur le plan de la morale et qui posait le délicat problème du désir dont la satisfaction menaçait d’aliéner le chrétien au plaisir charnel, synonyme de péché, et donc de l’écarter du chemin étroit qui mène vers Dieu. La réponse fut complexe. La solution idéale eût été l’abstinence, mais il est évident que, dans les faits, le modèle du monachisme ne pouvait pas être imposé aux gens mariés. Devant l’impossibilité d’éviter la contrainte de l’acte sexuel, il fallait néanmoins lui donner des limites qui devaient préserver les individus de succomber à l’attrait du plaisir que l’acte pouvait représenter. On imagina successivement une double justification. Si, dans un premier temps, l’acte sexuel n’était autorisé que pour servir à la procréation, les théologiens du XIIe siècle ajoutèrent à cette première légitimation une seconde qui consistait dans l’obligation de lutter contre la concupiscence. C’est ce deuxième point qui entra dans la doctrine sous le nom de debitum conjugale, et qui, dans la mesure où il est un facteur déterminant dans l’investissement des rôles que l’homme et la femme sont amenés à tenir dans les rapports sexuels, est susceptible de donner un sens particulier, par le biais d’un glissement sémantique, à la demande engendrée par le désir sexuel et partant de donner lieu à un imaginaire dont les éléments constitutifs participent de la problématique du jeu telle que nous la concevons pour la pièce de La Forge.

La théorie du debitum, qui oblige à se répresenter le « devoir conjugal » dans les termes d’une « dette » réciproque qui engage les époux l’un envers l’autre, repose point par point sur un passage de la Première Epître aux Corinthiens de saint Paul :

Propter fornicationem autem unusquisque suam uxorem habeat, et unaquaeque suum virum habeat. Uxori vir debitum reddat, similiter autem et uxor viro. Mulier sui corporis potestam non habet, sed vir ; similiter autem et vir sui corporis potestam non habet, sed mulier. (I Cor., 2-4 ; cité d’après le texte de la Vulgate.)

Néanmoins pour éviter la fornication, que chaque homme vive avec sa femme, et chaque femme avec son mari. Que le mari rende à sa femme ce qu’il lui doit, et la femme ce qu’elle doit à son mari. Le corps de la femme n’est point en sa puissance, mais en celle de son mari, de même le corps du mari n’est point en sa puissance, mais en celle de sa femme (traduction du Maistre de Sacy).

Sur la base de ces lignes, les rôles de l’homme et de la femme devant le « devoir conjugal » sont réciproquement définis comme ceux de créancier et de débiteur. Dès lors qu’il y a mariage, le corps de chaque époux ne lui appartient plus en propre, mais au conjoint : il devient, au moment de l’engagement nuptial, le dépôt que l’autre lui confie, que celui-ci est en droit d’exiger chaque fois qu’il en ressent le besoin et dont on devra s’acquitter aussitôt. Si sur le plan théorique toujours – et c’est l’aspect le plus paradoxal de cette conception du devoir conjugal dans la mesure où il va à l’encontre des pratiques et des convictions de l’ancienne société quant à la soumission de la femme à l’homme –, les deux sexes sont égaux devant la dette, on essaya toutefois de tenir compte des différences de « nature » que l’on reconnaissait traditionnellement entre l’homme et la femme dans l’établissement des modes de restitution de la dette, autrement dit des formes que pouvait prendre l’expression du désir. Conformément à l’image de virilité, l’homme pouvait ainsi formuler explicitement sa volonté de consommer l’acte de chair, la femme, en revanche, tenue à la pudeur, devait suggérer son désir. Pour pallier ce déséquilibre, les théologiens tentèrent de privilégier les femmes en établissant que si la femme ne pouvait dire son désir, l’homme devait faire l’effort de le deviner à travers ses gestes et ses mimiques. Concrètement cette prise de position en faveur des femmes devait toutefois contribuer à renforcer leur rôle passif. La théorie du debitum, d’une manière beaucoup plus élaborée que l’idée de « procréation » qui se limite à une simple légitimation de l’acte, se présente donc comme une tentative de répondre à la manifestation du désir en définissant les rôles des époux et en fixant leurs comportements. Appliquée en droit canon25, diffusée au sein du confessional où les prêtres durent lutter, pour l’imposer, contre les résistances des hommes et des femmes dont elle choquait les habitudes et les mentalités, cette théorie, du XIIe siècle jusqu’au début du XXe, a servi de modèle de réflexion à partir duquel il était possible de trouver les solutions capables de régler la vie sexuelle des gens mariés.

Si l’accomplissement du « devoir conjugal » a pour but, comme le souligne Philippe Ariès, « d’éteindre le désir et non pas de l’augmenter ou de le faire durer »26, il n’en demeure pas moins que la notion de « dette » non seulement légitime, sur le plan aussi bien moral que juridique, l’expression de ce désir, mais encore opère un déplacement dans le symbolique qui lui donne les moyens de s’exprimer tout en déculpabilisant sa formulation. Ce déplacement est par conséquent à même d’en masquer, en les canalisant, ou la violence ou l’avidité excessive du désir, qui ailleurs seraient à même de troubler les consciences. Mais si les formulations de la « dette » masquent ces aspects du désir, elles en sont aussi bien les traces dont les témoignages pourraient être d’éventuelles répétitions de la demande du corps de l’autre comme d’un bien qui nous appartient et qui nous est dû.

Nous pouvons à présent reformuler la partie de notre hypothèse initiale qui concerne la farce. Si, dans le cadre du mariage, le corps de l’autre est un dû qui nous revient, ce bien qui nous appartient, dans le registre de la farce, par un glissement de sens facile à comprendre, pourrait être traduit dans des termes pécuniaires. Par conséquent, si la farce, comme véhicule de la satire antiféminine, stigmatise une perversion des rapports entre le mari et la femme en créditant cette dernière d’un appétit sexuel tel qu’il condamne ipso facto le personnage du mari à l’impuissance, le désir de la femme pourrait être exprimé dans le discours de la satire par une demande d’argent – substitut symbolique du « corps » – et se mesurer à la ruine financière du mari.

Ce point de notre hypothèse trouve une illustration exemplaire dans les Femmes coquettes de Raymond Poisson. Une analyse rapide de cette pièce, postérieure à celle de La Forge, nous permettra de préciser notre interprétation de la Joueuse dupée. Comme dans la pièce de La Forge, mais d’une manière moins systématique, on retrouve une mise en équivalence entre certains personnages. Pour nous limiter aux hommes, les personnages du mari et de l’oncle partagent une même fonction en face du principal personnage féminin. Tous les deux sont les victimes des ruses de Flavie qui les dépossède de leurs biens pour satisfaire ses caprices. L’oncle, qui répond au nom évocateur de Docile, figure l’aveuglement de la complaisance du mari, Flavio, quant à la vie dépravée de sa femme et à ses manigances pour arriver à ses fins. Un des buts de la trame de la pièce sera d’éclairer Docile sur la vraie nature de Flavie qu’il prend pour un ange de vertu qui emploie son argent pour faire des œuvres de charité. De la scène VII du premier acte jusqu’à la fin de la pièce, Docile se tiendra dans une cachette de laquelle il observera l’acharnement de Flavie à bafouer son mari. Mais si Flavio, dans le temps qui a précédé le début de l’action de la pièce, était profondément épris de Flavie et a tout accepté de sa part, sa complaisance à présent est feinte et il prépare sa vengeance, une vengeance qui n’éclatera pourtant véritablement que dans la dernière scène du cinquième acte. La structure des Femmes coquettes articulent donc d’une tout autre façon que la pièce de La Forge le double thème de la « perte » et de la « vengeance ». L’action de la pièce développe essentiellement le thème du mari « battu et content » et l’acte d’autorité qui punit Flavie, en la conduisant loin de Paris sur des terres que Flavio possède en Italie, rétablit d’une manière somme toute assez artificielle l’équilibre rompu du couple. Il n’en demeure pas moins que la valeur symbolique de l’argent est la même dans les deux pièces et que son traitement dans celle de R.  Poisson permet à nos yeux de mieux comprendre celui que nous avons rencontré dans la pièce de La Forge.

De ce point de vue, l’intérêt des Femmes coquettes tient pour nous dans les moyens employés par Flavie pour satisfaire son désir. Ses plaisirs sont ses caprices qui se manifestent par son goût pour le jeu, par sa volonté de changer d’attelage parce que la couleur de ses chevaux n’est plus à la mode, et par des soupers où elle réunit ses amies. Retenons le « jeu » dont le thème est développé de façon intermittente du deuxième au quatrième acte et le « souper » qui occupe l’acte V, pour établir le rapport qui existe dans cette pièce entre la circulation de l’argent et la satisfaction de la « dette conjugale ».

Le souper de l’acte V donne lieu a une scène fantasmatique. Flavio a rejoint Docile dans sa cachette. Les deux hommes observent ensemble la réunion de femmes organisée par Flavie et pendant laquelle la conversation consiste essentiellement à se moquer des maris auxquels on ne reconnaît d’autre rôle que d’être leurs créanciers et de leur permettre de cacher leurs débauches sous le nom respectable d’épouse :

Sainte Helene. – Quand on prend un mari ce n’est pas pour l’aimer.

Flavie. – Vraiment non, l’on le prend pour se faire estimer

Dessous ce nom de femme, et faire nos affaires ;

Pour nous fournir enfin en cent choses nécessaires,

Et nous donner l’argent dont nous avons besoin (V, v)27.

Ce passage, parmi beaucoup d’autres de la pièce, suggère assez clairement la valeur symbolique de l’argent comme substitut du « corps » de l’époux et comme palliatif de ses insuffisances. Cette valeur symbolique prend toute son ampleur, au moment fort de la soirée, dans la surprise que Flavie a réservée à ses amies. Celle-ci consiste à leur servir en guise de repas un plat rempli de tout l’argent qu’elle a réussi à soutirer à son mari. Les hommes regardent pendant un moment ces femmes brasser l’or qui leur a été offert par Flavie avant de sortir de leur cachette et de leur faire part du sort qui les attend. Flavio reprend son bien, annonce à sa femme qu’il l’emmène en Italie, et aux autres que leurs maris, qu’il avait convoqués avant la soirée pour participer à sa vengeance, les attendent dans une pièce à côté et qui, pour les punir, ont l’intention de les mettre dans un couvent.

Le jeu dans les Femmes coquettes occupe une place beaucoup moins centrale que dans la Joueuse dupée. Sa fonction, contrairement à ce que l’on pourrait croire à première vue, est néanmoins similaire. Flavie ne joue pas directement contre Flavio. Ses deux partenaires au jeu sont Du Manoir et Du Boccage qui trichent de façon éhontée, ce qui fait rire Flavie qui perd tout ce qu’elle mise28. Nous essaierons néanmoins de montrer que dans la partie qui se jouera entre Flavio et les deux tricheurs, ce sera en fait Flavie qui sera opposée à son mari.

Pour satisfaire son désir de jouer, Flavie ne cesse d’exiger de l’argent de Flavio qui ne peut refuser aucune de ses demandes. Ces demandes incessantes qui ruinent Flavio traduisent, selon notre hypothèse de la transformation de la « dette conjugale » en des termes monétaires dans le registre satirique, le désir sexuel de Flavie que Flavio, par son statut de mari, ne peut pas combler. L’ambiguïté des demandes de Flavie, à cet égard, se révèle à l’occasion de la jalousie que Flavio manifeste vis-à-vis des deux tricheurs. Interrogeant Colin, que Flavio a placé comme espion auprès de sa femme, sur la nature des parties que Flavie joue avec Du Manoir et Du Boccage, celui-ci répond de façon équivoque :

Colin. – Deux Monsieurs ont joué sur son lit tout le jour.

Crispin. – Sur son lit.

Flavio. – A quel jeu ? Veux-tu me satisfaire ?

Colin. – Ils ont joué à leur jeu ordinaire…

Crispin. – Ce jeu-là me fait peur.

Flavio. – A quel jeu donc, fripon ?

Colin. – A la bête, Monsieur (II, III)29.

Une partie de la vengeance de Flavio sera de jouer contre les deux tricheurs pour essayer de récupérer une partie de l’argent que Flavie a perdu contre eux. Cet épisode, qui prépare son action de la scène finale, est resté une « scène à faire »30 et le texte de la pièce ne signale que l’intention de Flavio et le résultat de son entreprise. Le texte ne précise pas comment Flavio s’y est pris pour reprendre son argent, il semblerait que ce soit par un acte de force ou par des menaces31 :

Je tiens et mes Pipeurs et mon argent aussi.

Ils vont dans un moment sortir de la derrière,

Fort tremblants de la peur que je leur viens de faire (IV, VI)32.

Cette partie qui a eu lieu hors scène entre les deux tricheurs et Flavio a été annoncée de la manière suivante. Prévenu par une suivante de leur arrivée, Flavio lui répond :

Va le dire à ma femme, afin qu’elle s’apprête,

Puisqu’ils viennent jouer, à les bien recevoir :

Et moi, de mon côté, je ferai mon devoir (IV, I ; je souligne)33.

Les intentions de Flavio à ce stade de l’action ne sont pas encore claires. On pourrait croire qu’il entend laisser jouer Flavie contre Du Manoir et Du Boccage, pour intervenir à un moment opportun de la partie et démasquer la tricherie de ces derniers. L’expression « faire son devoir » n’aurait alors qu’une signification anodine : Flavio va se venger des deux tricheurs qui abusent de la naïveté de sa femme. Le projet de Flavio sera précisé un peu plus loin. Les deux joueurs se présentent ; Flavio, et non pas Flavie, les reçoit et leur annonce qu’il sera « de la partie »34. De fait, Flavio jouera seul contre Du Manoir et Du Boccage. Pendant ce temps, Flavie occupera la scène, se préparant à rejoindre les joueurs avec la résolution de confondre Flavio et de lui prouver l’innocence des deux tricheurs. Elle ne les rejoindra cependant jamais. A la fin de la partie, Du Boccage et Du Manoir convaincus de tricherie et Flavio rentré en possession de son bien, les deux époux se retrouvent pour une dispute lors de laquelle Flavie fera preuve d’une mauvaise foi – à l’égard de leur culpabilité – comparable à celle d’Uranie à l’égard de la sienne. Du point de vue strict de l’action, à aucun moment de la pièce, Flavio et Flavie ne jouent donc à proprement parler l’un contre l’autre. Que la partie qui a opposé Flavio aux deux tricheurs se sera en réalité jouée entre le mari et la femme semble toutefois être suggéré par une homophonie entre le nom de Du Boccage et celui de Boccace. Les Femmes coquettes s’ouvrent en effet sur un commentaire de Boccace dont le Décaméron est présenté comme le manuel par excellence pour les femmes qui veulent s’instruire sur la meilleure manière de vivre avec leurs époux, c’est-à-dire apprendre tous les tours qu’il convient de leur jouer. Les deux tricheurs, au lieu d’être opposés à Flavie, pourraient donc bien figurer la tricherie/ruse féminine dont le mari est la victime et qui cause sa ruine. L’argent perdu est en effet moins celui de Flavie que celui de Flavio, et il l’est au nom du plaisir de Flavie. Si une telle lecture est possible, l’expression « faire son devoir » pourrait rappeler le sens spécifique que lui attribue la littérature aussi bien satirique que théologique, à savoir « accomplir son devoir conjugal »35. Dans le cadre particulier de la partie qui oppose les époux, cela signifierait que l’acte de force auquel se résoud Flavio et qui lui permet de reprendre son argent est à comprendre comme un acte de compensation qui vient pallier un « devoir » que, par convention, il ne peut jamais honorer tant qu’il cherche à satisfaire une demande qui ne peut jamais être satisfaite.

Ce qui est remarquable dans les épisodes du « souper » et de la « partie de jeu », qui frappent par leur symétrie, c’est l’ambiguïté de l’absence et de la présence, respectivement du mari et de la femme. Lorsque Ravie présente son plat rempli d’or, Flavio est là, mais caché. Lorsque Flavio joue contre Du Manoir et Du Boccage pour reprendre son bien, Ravie non seulement est « représentée » par les deux tricheurs, si on suit notre lecture onomastique, mais encore sa participation ne cesse d’être annoncée : elle aurait dû recevoir les joueurs, elle aurait dû participer à la partie, elle s’apprête à la rejoindre et, lorsque la partie est finie, tout se passe, lors de la dispute au sujet de la culpabilité des tricheurs, comme si elle y avait été présente. Ce qui est au centre de chaque épisode, c’est l’argent qui se donne à lire comme substitut symbolique du « corps » de celui qui est absent/présent : l’argent qui n’a pu être refusé à celle qui le demandait ou qui aura été pris par ruse, l’argent qui sera repris par un acte de force lors de la partie de jeu, puis par un acte d’autorité à la fin de la pièce.

La Joueuse dupée présente une solution à la fois plus subtile et plus cynique au règlement des désirs qui opposent l’homme et la femme au sein du couple. Cette solution accorde au jeu une fonction primordiale dans la mesure où c’est dans le jeu que celle-ci pourra être trouvée, à condition d’admettre bien sûr, pour la pièce de La Forge, une double temporalité : une temporalité linéaire qui suit le déroulement de l’action, et une temporalité non pas cyclique, mais où le futur est anticipé dans le présent. Si, d’autre part, on accorde du crédit à notre hypothèse selon laquelle la théorie de la « dette conjugale » peut trouver une traduction dans le registre de la farce dans des termes pécuniaires, l’enjeu des parties qui opposent les époux est constitué par un équivalent symbolique de ce qui fait l’objet de la « dette ». Le « jeu » devient ainsi, dans cette pièce, mais aussi dans celle de R. Poisson, le lieu où se réactualise sur un plan symbolique le déséquilibre engendré par l’affrontement des désirs respectifs de l’homme et de la femme, tel du moins que ce déséquilibre est donné initialement par le cadre de la farce. Mais La Forge, au lieu de restaurer l’équilibre par un acte d’autorité comme le fait Poisson, propose de retrouver un équilibre par le jeu lui-même. Cet équilibre, c’est-à-dire la réciprocité dans l’é-change de ce qui est substitué symboliquement à l’objet de la « dette », ne devient toutefois possible que lorsque les deux partenaires de jeu se mettent à tricher de concert.

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1 Cf. Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle. Tome III. L’apogée du siècle. Boileau-Molière, Paris, Del Duca, 1962, pp. 415 sqq.

2 Compte tenu de la généralité de la définition qu’implique la notion de « phénomène social », toutes les pièces de cette période ayant le « jeu » pour thème pourraient figurer dans cette catégorie à un titre ou à un autre. Citons toutefois parmi les principales, outre la pièce de La Forge qui d’un point de vue chronologique inaugure la série, Les Femmes coquettes (1670) de Raymond Poisson, Les Bourgeoises à la mode (1692) de Dancourt, Le Joueur (1697) de Regnard, Le Chevalier joueur (1697) de Dufresny. Pour trouver une liste plus exhaustive, je renvoie le lecteur à l’ouvrage de Leo O. Forkey, The Role of Money in French Comedy during the Reign of Louis XIV, Baltimore-Londres-Paris, 1947, pp. 34-49 et passim.

3 La Désolation des joueuses (1687) de Dancourt exploite cet événement qui lui assure son succès. Cf. André Blanc, Le Théâtre de Dancourt, Paris-Lille, 1977, t. I, p. 61.

4 Pour une synthèse du débat autour de la question de la classification générique du Joueur, voir l’Introduction de John Dunkley à Jean-François Regnard, Le Joueur, Genève, Droz, 1986, pp. 33-41.

5 Cf. Bernard Joseph Saurin, Béverlei, Tragédie bourgeoise, imitée de l’anglois, en cinq actes et en vers libres, Paris, Veuve Duchesne, 1768.

6 Cf. Edward Moore, The Gamester, A Tragedy, Londres, R. Francklin, 1753. Deux traductions françaises ont précédé l’adaptation de Saurín. La première est celle de l’abbé Bruté de Loirelle, Le Joueur, Tragédie bourgeoise (1762), la seconde est due à Diderot (cette traduction ne paraîtra qu’en 1819).

7 Cf. Henry C. Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century. Part III. The Period of Molière 1652-1672, Baltimore-Londres-Paris, 1936, vol. II, p. 667 ; Antoine Adam, op. cit., p. 415 ; Tamara Alvarez-Detrell, « The Gaming Table as Social Equalizer », Cahiers du XVIIe siècle, III, 1 (1989), pp. 23-32.

8 Le goût des femmes pour le jeu a effectivement été un des phénomènes sociaux marquants de la deuxième moitié du siècle (cf Olivier Grussi, La vie quotidienne des Joueurs sous l’Ancien Régime à Paris et à la cour, Paris, Hachette, 1985, pp. 107-8). 1 semblerait que, pour les contemporains, ses débuts soient à dater du milieu des années 1660, si l’on en croit l’anonyme des Désordres du Jeu, qui écrit en 1691 ; « Ce n’est que depuis vingt-cinq ans ou environ que les femmes se sont émancipées à joüer ; car auparavant elles n’étoient occupées qu’à élever leurs enfans, à travailler de leurs mains, ou à regier leurs affaires domestiques » (Les Désordres du Jeu, par Monsieur**, Paris, E. Michallet, 1691, pp. 136-7). La pièce de La Forge en serait donc un des premiers témoignages littéraires. Molière, après y avoir fait allusion dans l’Ecole des femmes (1662 ; I, 1 et III, 2), s’en fera encore l’écho dans l’Avare (1668), dans le portrait que Frosine fait de Mariane : « elle a une aversion horrible pour le jeu, ce qui n’est pas commun aux femmes aujourd’hui ; et j’en sais une de nos quartiers qui a perdu, à trente-et-quarante, vingt mille francs cette année » (II, 5). Ailleurs qu’au théâtre, on trouvera des portraits de joueuses dans les petits romans satiriques qui ont été écrits sur le modèle de l’Histoire amoureuse des Gaules, voir notamment celui de la maréchale de la Ferté, dans Bussy-Rabutin, Histoire amoureuse des Gaules, suivie de la France galante. Romans satiriques du XVIIe siècle attribués au comte de Bussy, Paris, Garnier Frères, s.d., Les Amours de la maréchale de la Ferté (après 1672), pp. 3-58. Les moralistes ne s’attaqueront à la question qu’à la fin du siècle ; voir, entre autres, outre les anonymes Désordres du Jeu, J. Frain Du Tremblay, Conversations morales sur les jeux et les divertissements (1685), J. Brillon, Le Théophraste moderne (…) (1699).

9 Le marquis de la pièce est présenté de la manière suivante : « C’est un de ces marquis si connus au théâtre, / De la façon desquels le peuple est idolâtre, / Et qui couvrent leurs noms d’un noble marquisat / Pour attraper la duppe, et se mocquer du fat. / La mode dans Paris en est toute commune. / Ils sçavent par adresse attirer la fortune ; / Le jeu les entretient (…) » (scène II).

10 On trouvera une énumération de trente-deux différents jeux à la scène V de la pièce.

11 La Joueuse dupée ou l’Intrigue des Académies, Comédie en un Acte, en vers, par J.D.L.F., Paris, A. de Sommaville, 1664. Cette édition est dédiée au marquis Dubois. Depuis cette date, cette pièce n’a été réimprimée qu’une seule fois, in Victor Fournel, Les Contemporains de Molière. Recueil de comédies, rares ou peu connues, jouées de 1650 à 1680, Paris, 1863-1865 (Genève, Slatkine Reprints, 1967), t. IIΙ, pp. 289-312. Nos citations renverront à cette dernière édition.

12 Cf. E. et C. Parfaict, Histoire du théâtre françois depuis son origine jusqu’à présent,…, Paris, 1746 (reprint : New York, Burt Franklin, 1968), t. IX, p. 317-320 (pour la notice), p. (39) (pour l’année 1664 de la table).

13 Cf. Victor Fournel, op. cit., p. 285.

14 Ibid., pp. XVII-XVIII.

15 Cf. Pierre Voltz, La Comédie, Paris, A. Colin, coll. U, 1964, p. 67.

16 Ibid., pp. 69 et 70.

17 Ibid., p. 68.

18 Ibid., p. 70. Au même endroit, Voltz précise encore, à propos du problème de la « morale du couple » dans les deux Ecoles : « Le thème choisi, celui du mariage d’une jeune fille et de son bonheur menacé, permet à Molière d’aborder ce problème dans toute son ampleur – éducation des jeunes gens, attitude de ceux qui détiennent l’autorité, rapports des conjoints. »

19 A la fin de la scène V, une didascalie indique très clairement cette fonction du couple des valets : « Cléonice et Clidamant sortent, et Lisette avec Turlupin demeurent, et se mettent au devant des joueuses, de peur qu’elles ne les voyent sortir » (308).

20 Voir n. 3.

21 Dans la même tirade, Valère aurait déjà considéré comme un « gain » le fait que Clidamant accepte d’emmener Uranie en prenant Cléonice en mariage : « Et je gagneray trop si, pour finir mes maux, / Vous daignez me priver de ces deux animaux » (311).

22 Une première relation d’équivalence s’esquisse entre Lisette et Uranie par le biais de l’argent que les hommes dépensent et dont elles sont les bénéficiaires. Uranie soutire de l’argent à Valère et gagne celui de Clidamant grâce à ses tricheries au jeu. Lisette de même profite des dépenses des hommes. Au début de la pièce, elle obtient de l’argent de Clidamant qui fait preuve de prodigalité pour la dédommager du fait qu’elle ne recueille plus les mêmes profits que ceux qu’elle retirait auparavant indirectement du jeu, mais aussi pour l’encourager à l’aider dans son entreprise à enlever Cléonice. Une autre relation se met en place entre la mère et la fille. Elle est suggérée par les échos entre les différents dialogues de Clidamant et de Cléonice, d’un côté, d’Uranie et du marquis, de l’autre, dialogues qui alternent et se confondent à la scène IV de la pièce. Le parallèle entre les deux femmes devient évident à la fin de la pièce lorsque Valère demandera à Clidamant de prendre la mère avec la fille et qu’elles seront ainsi amenées à partager un même sort.

23 Victor Fournel, op. cit., p. 294. Fournel a pu trouver cette explication chez Littré ; elle se trouve déjà chez Richelet et chez Furetière.

24 Nous suivrons dans ce développement sur la question de la sexualité et du mariage dans l’ancienne société les mises au point de Jean-Louis Flandrin, in Le sexe et l’occident. Evolution des attitudes et des comportements, Paris, Seuil, 1981, pp. 127-135, et « La vie sexuelle des gens mariés dans l’ancienne société : de la doctrine de l’Eglise à la réalité des comportements », in Communications, 35 (1982), « Sexualités occidentales », pp. 102-113. On trouvera également un exposé succint de ce point de doctrine dans le Dictionnaire de théologie catholique, Paris, Librairie Letouzey et Ané, 1927, t. IX, 2, col. 2075-6.

25 Les peines encourues pour refus de « restitution » de la dette étaient la simple amende, le pilori et, finalement, l’excommunication, cf. A. Esmein, Le mariage en droit canonique, Paris, Larose et Forcel, 1891, t. II, pp. 8-13. L’impuissance entraînait la dissolution du mariage ; sur ce point particulier, voir Pierre Darmon, Le Tribunal de l’impuissance. Virilité et défaillances conjugales dans l’ancienne France, Paris, Seuil, 1979, et, du même, « Les procès pour impuissance sexuelle au XVIIe siècle », in Amour et sexualité en Occident, Paris, Seuil, coll. « Points », 1991, pp. 229-233.

26 Philippe Ariès, « L’amour dans le mariage », in Communications, 35 (1982), « Sexualités occidentales », p. 119.

27 Raymond Poisson, Les Femmes coquettes, in Les Œuvres de Mr. Poisson (…), Paris, Compagnie des Libraires Associés, 1743, t. II, p. 110.

28 Voir le début de la scène VII de l’acte ΙII.

29 Raymond Poisson, op. cit., pp. 52-3. La « Bête » est le nom d’un jeu de cartes.

30 A. Ross Curtis, Crispin 1er. La vie et l’œuvre de Raymond Poisson comédien-poète du XVIIe siècle, Toronto et Buffalo, University of Toronto Press, 1972, p. 206.

31 On apprendra à l’acte V qu’ils seront pendus comme voleurs, cf. Raymond Poisson, op. cit., p. 120.

32 Ibid., p. 82.

33 Ibid., p. 75.

34 Ibid., p. 78.

35 Voir, pour les emplois de cette expression dans ce sens, le chapitre « Les devoirs de la possession », in Yves Citton, Impuissances. Défaillances masculines et pouvoir politique de Montaigne à Stendhal, Paris, Aubier, 1994, pp. 60-64.