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Surmonter la peur

Jean STAROBINSKI

Université de Genève

A la mémoire de R. A. Leigh.

Armer les âmes contre la peur. Telle fut la tâche antique de la philosophie, tel fut le bien qu’elle promettait à ceux qui consentaient à écouter ses leçons. Elle leur apprendrait à ne pas craindre la mort, à conquérir la sereine indifférence. Et c’était promettre de surcroît la liberté. Qui n’a plus peur de mourir ne peut être contraint par la volonté du tyran. Le monde peut s’écrouler, mais le sage n’aura pas tremblé. Que de fois les moralistes n’auront-ils pas repris et varié le thème formulé par Horace dans un poème illustre : Impavidum ferient ruinae !

Montaigne mesura toute la difficulté d’une victoire raisonnée sur la peur. “Elle engendre de terribles esblouissemens” (I, 18). Serons-nous jamais assez résistants pour n’être pas surpris par la peur ? Montaigne en doute. “Je ne me sens pas assez fort pour soustenir le coup et l’impetuosité de cette passion de la peur, ny d’autre vehemente” (III, 5). Il est légitime d’avoir peur de la peur. “C’est ce dequoy j’ay le plus de peur que la peur” (I, 18). L’altière philosophie, avec ses traités sur la tranquillité de l’âme, protège moins de la peur que ne le fait la simplicité rustique. L’appréhension est l’un des méfaits de l’imagination : à force de “prudence”, nous nous portons au-devant de dangers inexistants. La stupidité est préférable. Un meilleur exercice de l’imagination consiste à s’aveugler par avance : “Il m’advient souvant d’imaginer avec quelque plaisir les dangiers mortels et les attendre : je me plonge la teste baissée stupidement dans la mort, sans la considerer et recognoistre” (III, 8). Montaigne ne s’en est pas tenu à ce qui concernait ses propres dispositions. Il voit autour de lui un monde cruel, les histoires sont remplies de récits atroces. La torture est pratiquée sous ses yeux, et le fut de tout temps. D’où cela vient-il ? “J’ai souvent ouy dire que la couardise est mère de cruauté” (II, 27). La peur fait verser le sang. “Qui rend les Tyrans si sanguinaires ? c’est le soing de leur seurté, et que leur lache cœur ne leur fournit d’autres moyens de s’asseurer, qu’en exterminant ceux qui les peuvent offenser”…

A partir des mêmes sources antiques relayées par les leçons des humanistes, la passion de la peur occupe les scènes théâtrales de la Renaissance et de l’âge classique. D’abord parce que l’un des buts de la tragédie est d’éveiller la terreur et la pitié. Phobos kai eleos. Ensuite parce que dans certaines situations, la peur et le déni de la peur sont entre personnages une admirable matière à débat. Le prince se déclare inaccessible à la peur. Ainsi font les conspirateurs qui se révoltent contre le prince. Relisons Shakespeare : après une nuit affreuse, au matin des ides de mars, César refuse d’écouter les sollicitations de Calpurnia. Elle lui avait avoué son effroi :

Caesar, I never stood on ceremonies,

Yet now they fright me.

A quoi il répond :

Cowards die many times before their deaths ;

The valiant never taste their death but once.

Of all the wonders that I ever have heard,

It seems to me most strange that men should fear.

(II, 2)

Or dans le rejet de la peur, et par la vertu même du mépris, Brutus, le héros stoïcien, se montre l’égal de celui qu’il poignardera :

If it be aught toward the general good,

Set honour in one eye and death i’th’other,

And I will look on both indifferently :

For let the gods so speed me as I love

The name of honour more than I fear death.

(1,2)

Le sang pourra couler glorieusement, dès lors qu’aucun des ennemis n’aura été retenu par la peur.

*

Qu’en est-il au regard des savoirs d’aujourd’hui ? La peur nous est commune avec l’animal. Ainsi en va-t-il de l’agressivité, devant ce qui est perçu comme une menace. Ce sont des conduites élémentaires. Les physiologistes en ont repéré les centre dans les zones profondes – archaïques – du cerveau. C’est là que s’élaborent la riposte au danger, les réactions qui sauvegardent la vie. Sauvegarde irraisonnée, imparfaite, mais qui, au commencement, est la seule chance de l’espèce. Au regard de la théorie évolutionniste, la raison se développe au long des millénaires, tandis que les peurs et les réactions d’agressivité primitives restent logées dans le tréfonds de l’homme. La raison n’est pas toute-puissante : elle modère, elle réprime, elle discipline. Au dire des psychologues, et notamment de Freud, l’homme connaît doublement la peur : il en rencontre les signaux dans le monde extérieur, et dans son for intérieur. L’animal ne rencontre la menace qu’au dehors et peut réagir musculairement par la fuite ou par le combat. Nous avons hérité de ce dispositif. De surcroît, l’homme, lorsqu’il éprouve en lui la pulsion comme une menace interne, n’a pas la ressource d’une fuite dans l’espace extérieur : il répond psychiquement par l’angoisse. L’accès de panique constitue une entité que la psychiatrie d’aujourd’hui doit affronter. On ajoutera aussi bien : l’homme n’en reste pas, dans l’agression, aux brefs assauts impulsifs de l’animal. Il organise son agressivité, il l’instrumente, il la déguise. Il s’équipe pour la guerre. Il se protège en renvoyant la peur dans le camp de l’ennemi.

*

Les moralistes et les médecins de la tradition classique savaient que la violence et les terreurs ne se laissent pas refouler à volonté. Les maladies de l’âme n’épargnent pas ceux qui désirent le plus sincèrement la sagesse et la sérénité. La loi du corps, c’est-à-dire les humeurs et le tempérament, peuvent en décider autrement. Qui peut se déclarer à l’abri de la mélancolie, laquelle se définit depuis Hippocrate comme un mélange de peur (phobos) et de tristesse (dysthymia) ? Montaigne n’a pas été le premier à dire que le génie le plus élevé y était le plus exposé. Il donnait Torquato Tasso pour exemple. Rousseau, à son tour, évoque le Tasse avec insistance. Il a pour lui une admiration passionnée. Il s’identifie à lui. Et il lui ressemble en effet quand il se croit environné d’ennemis. (Rousseau n’a cessé de percevoir une haine cachée sous le masque de la civilité.) Mais nous savons qu’il refusait d’être tenu lui-même pour un mélancolique : il s’emploie, on le sait, à en convaincre Malesherbes dans l’une des fameuses lettres de 1762, et nous verrons, dans un instant, que le combat contre la peur a tenu une place importante dans ses écrits.

A travers une peinture de Delacroix, Baudelaire, quant à lui, n’hésitera pas à trouver dans Le Tasse en prison une image de sa propre condition :

Le Doute l’environne, et la Peur ridicule,

Hideuse et multiforme, autour de lui circule.

*

Que la peur soit première, présociale : il n’a pas fallu attendre les conjectures évolutionnistes du dix-neuvième siècle pour que l’idée s’impose. On la trouve dans la plupart des philosophies politiques occidentales, dès la Renaissance. S’il y a eu dispute, ce ne fut pas sur la réalité de la peur, sur la “timidité” (au sens fort du terme) de l’homme de la nature, mais sur les conséquences de ce sentiment. Pour Hobbes, la peur et le désir possessif vont de pair. C’est l’une des premières affirmations du De Cive (II, 1,2) : “Si la crainte (metus) était ôtée parmi les hommes, ils se porteraient de leur nature plus avidement à la domination, qu’à la société. C’est donc une chose tout avérée, que l’origine des plus grandes et plus durables sociétés ne vient point d’une réciproque et durable bienveillance que les hommes se portent, mais d’une crainte mutuelle qu’ils ont les uns des autres.” Et Hobbes de préciser, dans une “remarque”, qu’il convient de ne pas confondre “la crainte avec la terreur et l’aversion.” La crainte, selon lui, n’est qu’“une nue appréhension ou prévoyance d’un mal à venir”. Hobbes sait fort bien que la terreur peut déterminer la fuite. Mais ce n’est pas cela qui lui paraît importer : “Je n’estime pas que la fuite seule soit un effet de la crainte : mais aussi le soupçon, la défiance, la précaution, et même je trouve qu’il y a de la peur en tout ce dont on se prémunit et se fortifie contre la peur.” Pufendorf reprend l’argument dans Le Droit de la Nature et des Gens (Livre VII, I).

L’entrée en société fait disparaître la peur. Nul ne le dit plus nettement que Spinoza, dans le Tractatus theologico-politicus : “Ex fundamentis Reipublicae supra explicatis evidentissime sequitur, finem ejus ultimum non esse dominari, nec homines metu retinere, et alterius juris facere, sed contra, unumquemque metu liberare, ut secure quoad ejus fieri potest, vivat, hoc est, ut jus suum naturale, ad existendum et operandum, absque suo et alterius damno, optime retineat”1 (ch. XX).

Les adversaires déclarés de Hobbes ne rejettent pas le motif de la peur, mais en soustraient la composante agressive et précautionneuse. Dès lors, il devient impossible de voir dans la peur, selon Hobbes et Pufendorf, “la cause de l’établissement des sociétés civiles”. La peur, réduite à la frayeur momentanée, a pour conséquence la fuite ou la paralysie. Montesquieu, au début de l’Esprit des Lois, en fait dériver une “loi naturelle”, qui n’est autre que la paix : “L’homme, dans l’état de nature […] ne sentirait d’abord que sa faiblesse ; sa timidité serait extrême : et si l’on avait là-dessus besoin de l’expérience, l’on a trouvé dans les forêts des hommes sauvages ; tout les fait trembler, tout les fait fuir. Dans cet état, chacun se sent inférieur ; à peine chacun se sent-il égal. On ne chercherait donc point à s’attaquer, et la paix serait la première loi naturelle” (Livre I, ch. II).

Rousseau, dans l’un de ses écrits sur l’abbé de Saint-Pierre, affirme à son tour la priorité de la peur. C’est pour déclarer résolument, contre Hobbes, qu’il n’y a pas de guerre avant que ne se forment les sociétés : “L’homme est naturellement pacifique et craintif, au moindre danger son premier mouvement est de fuir ; il ne s’aguerrit qu’à force d’habitude et d’expérience” (O.C., Pléiade, t. III, p. 601). Le verbe s’aguerrir est chargé d’ambiguïté. Est-ce à dire que l’homme de la nature devient guerrier, qu’il entre en lutte avec ses semblables ? Ce n’est pas ce que la suite du texte laisse entendre. L’agression n’intervient qu’après la formation du lien social : “Ce n’est qu’après avoir fait société avec quelque homme qu’il se détermine à en attaquer un autre ; et il ne devient soldat qu’après avoir été citoyen”. Dans la reconstruction hypothétique de Rousseau, il y a deux phases dans l’existence de l’homme de la nature : celle de la peur, puis celle de l’assurance gagnée à force d’habitude. L’homme a surmonté la peur avant d’avoir franchi le seuil de la vie sociale.

Tandis que chez Hobbes la peur va croissant dans l’état de nature, en raison de l’“arrogance” des uns et de la “modestie” des autres (De Cive, I, 1,4), Rousseau, dans le Discours sur l’Inégalité, préfère en appeler à l’autorité de Montesquieu pour déclarer : “Rien n’est si timide que l’homme dans l’état de nature”. Mais l’homme ne tarde pas à pouvoir “comparer ses forces avec les dangers qu’il a à courir”. Le cours de la nature est uniforme. Il ne la craindra bientôt plus, pas plus qu’il ne craindra les animaux, après avoir comparé ses forces aux leurs (O.C., t. III, p. 136). Rousseau n’omet pas d’envisager l’hypothèse de la violence, de la compétition brutale : elles resteront épisodiques, elles ne créeront pas les “chaînes de la dépendance”. La ressource de la fuite reste toujours possible. “Je fais vingt pas dans la forêt, mes fers sont brisés (…)” (Op. cit., p. 161). Au chapitre IX de l’Essai sur l’origine des langues, Rousseau, à nouveau, placera la peur au point de départ. Les hommes des premiers temps “craignaient tout”. Il admet, un peu plus nettement que dans ses textes précédents, des combats occasionnels et sporadiques entre individus. “Ils attaquaient pour se défendre”. Chacun “était prêt à faire aux autres ce qu’il craignait d’eux”. La violence, quoique présente, est comme nulle. Rousseau peut se permettre un effet d’oxymore : “Les hommes, si l’on veut, s’attaquaient dans la rencontre, mais ils se rencontraient rarement. Partout régnait l’état de guerre, et toute la terre était en paix.”

Dans la rencontre… C’est l’une d’elle qu’évoque Rousseau dans le désormais fameux chapitre III de l’Essai sur l’origine des langues : “Un homme sauvage en rencontrant d’autres se sera d’abord effrayé. Sa frayeur lui aura fait voir ces hommes plus grands et plus forts que lui-même ; il leur aura donné le nom de géants.” Il faudra “beaucoup d’expériences” pour qu’il découvre que l’idée attachée à ce mot est impropre à l’objet désigné. L’idée, c’est celle de l’effrayante supériorité. Un homme vu sans peur doit désormais porter un autre nom. Nous retrouvons ici, appliquées au domaine de l’invention du langage, les notions que mentionnaient les textes précédemment cités : l’habitude et l’expérience. Celles-ci impliquent l’acte intellectuel de comparaison, qui ouvre l’ère de la réflexion. En l’occurrence, le trope, l’hyperbole correspondent à une passion bien déterminée, qui est la peur. Le mot géant est mêlé d’affect. Le sens propre n’est créé qu’au moment où l’individu conquiert le sentiment de sa sécurité, et la calme “indifférence” qui en résulte. En prenant conscience de l’inadéquation d’une peur désormais surmontée, l’individu pourra considérer le mot géant comme une figure, fausse quant à l’objet désigné, véridique quant au sentiment exprimé. Pour la perception dépouillée d’affect, il créera le mot homme.

Lorsqu’il s’agira de pédagogie, Rousseau se souviendra de sa réflexion sur les commencements de la société. L’un des premiers devoirs du précepteur est faire en sorte que la peur n’ait pas prise sur l’enfant. De même que, par les rencontres renouvelées, le sauvage apprenait à ne plus craindre les ennemis extérieurs, Emile s’habituera à regarder sans trouble ce qui effraie les autres enfants. Le précepteur doit faire un choix très attentif des objets montrés à Emile. Nous trouvons là une méthode de conditionnement, fondée sur la traditionnelle morale de l’exercice et de l’habitude. La pédagogie du courage commence dès la période prélinguistique de la croissance.

En quoi très logiquement Rousseau fait de l’infans l’homologue du sauvage de son second Discours : “Pourquoi l’éducation d’un enfant ne commencerait-elle pas avant qu’il parle et qu’il entende, puisque le seul choix des objets qu’on lui présente est propre à le rendre timide ou courageux ? Je veux qu’on l’habitue à voir des objets nouveaux, des animaux laids, dégoûtants, bizarres, mais peu à peu, de loin, jusqu’à ce qu’il y soit accoutumé, et qu’à force de les voir manier à d’autres il les manie enfin lui même” (O.C., t. IV, pp. 382 sq.). Puisque “tous les enfants ont peur des masques”, on préviendra cette peur par un procédé qui ressemble au montage du réflexe pavlovien : en montrant un masque, on lui associera un second stimulus – le rire. Si bien que par une progressive association, l’enfant devient incapable de séparer le rire et le masque. C’est une pratique immunisante. Ou une variante de la thérapeutique si fréquemment invoquée par Rousseau : utiliser les poisons pour en faire des drogues, chercher “le remède dans le mal”. Rousseau prend pour exemple l’admirable scène de l’Iliade où l’on voit “le petit Astyanax, effrayé du panache qui flotte sur le casque de son père.” Rousseau n’oublie pas “le souris mêlé de larmes” que l’effroi de l’enfant arrache à sa mère. Rêvant sur cette scène, il la développe : “Que faut-il faire pour guérir cet effroi ? Précisément ce que fait Hector ; poser le casque à terre, et puis caresser l’enfant. Dans un moment plus tranquille on ne s’en tiendrait pas là ; on s’approcherait du casque, on jouerait avec les plumes, on les ferait manier à l’enfant, enfin la nourrice prendrait le casque et le poserait en riant sur sa propre tête”. Le rire, une fois encore, est l’antidote de la peur enfantine. Et il faut de surcroît que le casque guerrier passe sur la tête d’une femme. La menace est ainsi annulée, au moment où s’accomplit la féminisation de l’objet redoutable.

Mais le rire a-t-il toujours été, pour Rousseau lui-même, ce principe libérateur ? Le Livre II de l’Emile relate un singulier souvenir d’enfance. Rousseau le rapporte à propos de la méthode à suivre pour fortifier l’enfant contre la terreur la plus tenace et la plus répandue : la peur des ténèbres. Comment s’y prendre ? Rousseau recommande, selon son principe homéopathique habituel : “Beaucoup de jeux de nuit.” La gaîté doit accompagner ces jeux : “Qu’il rie en entrant dans l’obscurité ; que le rire le reprenne avant qu’il en sorte.” Ainsi “l’horreur des ténèbres” pourrait être vaincue à force de familiarité avec les lieux obscurs, et avec le rire pour bague magique.

Rousseau, à ce moment, ne résiste pas au plaisir de narrer un épisode de son séjour à Bossey chez le pasteur Lambercier. Jean-Jacques s’était vanté de son courage. Au cours d’une nuit très obscure, le pasteur met l’enfant au défi : “Il me donna la clé du temple, et me dit d’aller chercher dans la chaire la Bible qu’on y avait laissée.” L’enfant se met en chemin, il traverse “gaillardement” le cimetière, car il n’a pas peur en plein air. A peine entré dans l’église, il est saisi d’une “terreur” qui lui fait “dresser les cheveux”. Il bat en retraite, il se met à fuir “tout tremblant”. Une seconde tentative ne réussit pas mieux : dans l’église obscure, Jean-Jacques perd la tête, il ne sait plus s’orienter, il tombe dans un “bouleversement inexprimable”. Il ne trouve l’issue de l’église qu’à grand peine, “bien résolu de n’y jamais rentrer seul qu’en plein jour.” Il ne lui reste qu’à revenir à la maison. “Prêt à entrer, je distingue la voix de M. Lambercier à de grands éclats de rire ; je les prends pour moi d’avance, et confus de m’y voir exposé, j’hésite à ouvrir la porte.” Jean-Jacques ne supporte pas d’être l’objet d’une inquiétude, et surtout d’une dérision. “A l’instant toutes mes frayeurs cessent et ne me laissent que celle d’être surpris dans ma fuite : je cours, je vole au temple sans m’égarer”… Cette fois la gageure est tenue. La Bible est ramenée triomphalement.

Faut-il ne retenir de cette histoire que la conclusion qu’en tire Rousseau : “Rien n’est plus capable de rassurer quiconque est effrayé des ombres de la nuit que d’entendre dans une chambre voisine une compagnie assemblée rire et causer tranquillement” ? Ce texte nous en a dit bien davantage. Entendant les éclats de rire, Jean-Jacques s’est senti visé. Ses frayeurs n’ont pas toutes cessé, puisqu’il lui restait celle d’être surpris dans sa fuite. Frayeur plus grande que la crainte des ténèbres. Le rire a changé de sens : il exprime une hostilité destructrice, il diffame.

Le récit de Rousseau abonde en effets comiques. Il rit lui-même en racontant sa panique, ses va-et-vient dans la nuit, et l’encouragement paradoxal qu’il trouve dans le rire qu’il entend venir de la maison. En décrivant cet épisode, il applique la thérapeutique par le rire, qu’il préconise. Avait-il, en écrivant, un reste de peur à conjurer ?

Rousseau ne dissimule pas la composante paranoïaque de la scène. L’on discerne déjà, dans la façon dont Rousseau interprète (sur le moment ? dans sa mémoire ?) le rire de Lambercier, une structure psychique qui trouvera son plein développement au moment où il se sentira “enlacé” par “ces messieurs”. Le rire des autres en veut à sa propre image.

Non, le rire de Bossey n’a pas guéri Jean-Jacques de la crainte des ténèbres. Il a plutôt contribué à créer ou à renforcer le lien métaphorique entre ténèbres et persécution. “Mon penchant naturel est d’avoir peur des ténèbres”, lit-on dans un passage célèbre du Livre XI des Confessions (O.C., t. I, p. 566 et note p. 1550). L’auteur des Dialogues et des Rêveries ne cesse d’évoquer “les noires ténèbres” qu’on renforce sans relâche autour de lui. Mais il proclame sans relâche aussi une sérénité reconquise. Le motif du rire, discrètement, reparaît, comme un moyen d’exorcisme dont Rousseau disposerait contre la calomnie et les malins sourires de ses persécuteurs. L’Ile de Saint-Pierre lui apporte le souvenir de ses “images riantes”. Objectera-t-on que ce n’est là qu’une épithète banale ? Relisons alors la Huitième Rêverie. Voici l’œuvre de ceux qui veulent inspirer la terreur : “Je tombai dans tous les pièges qu’on creusa sous mes pas, l’indignation, la fureur, le délire s’emparèrent de moi, je perdis la tramontane, ma tête se bouleversa, et dans les ténèbres horribles où l’on n’a cessé de me tenir plongé je n’aperçus plus ni lueur pour me conduire, ni appui, ni prise où je pusse me tenir ferme et résister au désespoir qui m’entraînait.” L’égarement ressemble à celui que Rousseau décrit dans l’épisode de l’église. Voici maintenant la réponse apaisante : “Comment vivre heureux et tranquille dans cet état affreux ? J’y suis pourtant encore et plus enfoncé que jamais, et j’y ai retrouvé le calme et la paix et j’y vis heureux et tranquille et j’y ris des incroyables tourments que mes persécuteurs se donnent sans cesse tandis que je reste en paix, occupé de fleurs, d’étamines et d’enfantillages et que je ne songe pas même à eux.” On peut douter de la valeur protectrice de ce rire. C’est néanmoins une arme que Rousseau ne cesse d’alléguer, pour rassurer le “vieil enfant” qu’il se sent devenu.2

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1 “Partons des principes de l’Etat que nous avons exposés : il s’ensuit, avec la plus grande évidence, que son but final n’est pas d’exercer la domination, de maintenir les hommes dans la crainte, ni de les soumettre au joug d’un autre. Tout au contraire, son but est de libérer chacun de la peur, de sorte que chacun vive autant que possible en sécurité, conservant de la meilleure manière son droit naturel d’exister et d’agir, sans qu’il en résulte nul dommage pour lui ou pour autrui.”

2 Le texte de Rousseau est cité dans une orthographe modernisée.