Présentation
“… espérer, c’est se flatter de la jouissance d’un bien ; craindre, c’est se voir menacé d’un mal. Nous pouvons remarquer que l’espérance et la crainte contribuent à augmenter les désirs. C’est du combat de ces deux sentiments que naissent les passions les plus vives.” (Condillac, Traité des sensations, 1754)
En 1978, dans La Peur en Occident1, Jean Delumeau s’intéressa à la manière dont la peur s’est lentement acclimatée dans la société de l’époque moderne fragilisée par les incertitudes nées des schismes religieux, des épidémies de peste, de la pression turque sur le limes chrétien2. Envahissant l’imaginaire collectif, visible dans l’explosion des procès de sorcellerie des XVIe et XVIIe siècles, la peur qui se répand alors du haut en bas de la société occidentale signale les doutes individuels, le désarroi collectif, voire la démobilisation morale que ne surent endiguer les élites religieuses ou politiques convaincues que Satan et ses suppôts campaient nuit et jour aux portes de la cité humaine. La synthèse proposée par Jean Delumeau demeure une entreprise inégalée et reste indispensable pour aborder l’histoire de la peur, de ses manifestations sociales et de ses représentations culturelles. Pourtant, il faut convenir qu’à côté de cet ouvrage manquent encore des études monographiques, particulièrement en français, qui seraient consacrées aux formes spécifiques qu’a pu prendre la peur lorsqu’elle assaille l’individu, ordonne ses réflexions, guide son imaginaire, nourrit ses cauchemars, attise son inquiétude ou renforce sa foi. En particulier, l’ouvrage de Delumeau ne réserve qu’une trentaine de pages très générales au XVIIIe siècle, notamment aux mécanismes de la rumeur et aux cris de l’émeute préfigurant la Grande Peur de l’été 17893. Ne se situant pas sur le même terrain de l’histoire des mentalités, les recherches récentes de Christian Begemann proposent une étude de la peur dans le débat des idées pour la période du XVIIIe siècle4. Le XVIIIe siècle, cet “âge de transition entre la pensée théologique et la pensée positive” selon Robert Mauzi, nous a semblé offrir un cadre conceptuel favorable à une première enquête sur certaines peurs particulières chez les contemporains de Montesquieu et de Rousseau : “le siècle des Lumières n’a pas supprimé le surnaturel : il l’a rationalisé »5. La peur est un objet d’études complexe et difficilement saisissable, qui se situe au carrefour des réflexions de chercheurs d’horizons variés6.
Peurs individuelles, peurs collectives.
Bien que la peur n’appartienne pas à l’inventaire cartésien des six passions “primitives”, elle s’intègre cependant – en tant que conséquence radicale de l’étonnement – parmi les affections qui marquent l’âme et peuvent paralyser l’individu “glacé d’effroi”. Or, individuelle ou collective, la peur reste un indicateur complexe de l’évolution des “seuils de tolérance” qui fonctionnent dans une société, urbaine ou rurale, marquée par “l’angoisse et la rumeur”7. Religieux, pétri par les attitudes sociales devant la mort dont les diverses pathologies épuisent jusque dans la seconde moitié du XVIIIe siècle les sociétés traditionnelles, ce monde ancien suscita, par contre-coup, un savoir rationnel que prônent les élites instruites. Manifeste dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire (1764), cette pédagogie de la raison vise à défaire les “superstitions” afin de cerner les sources réelles de la peur pour éteindre les terreurs imaginaires de l’individu ou de la cité “assiégés” par des forces hostiles. Durant l’Ancien Régime, la peur et ses figures multiples reposent donc sur des effrois concrets qui nourrissent l’imaginaire social.
La peur du mal : limitée par la mort qu’entourent prêtres et bientôt médecins, l’existence humaine fut longtemps menacée par le “pacte satanique”. La sorcière, promise au bûcher expiatoire dans les Etats catholiques et protestants entre les XVIe et XVIIe siècles, incarne la menace de l’emprise du mal qui pèse sur les communautés8. La peur de la nature : les épidémies (lèpre médiévale) signalèrent longtemps l’ire divine que des processions religieuses cherchaient à apaiser, et que de sévères mesures de police vont juguler (peste de 1720) ; cataclysmes et phénomènes météorologiques relevés dans les Almanachs attisèrent aussi les superstitions collectives ; la terreur de la dépopulation suscita l’alarme infondée des médecins vers la fin du XVIIIe siècle. La Nature menace l’Homme qui se doit de vivre dans les rêts du contrat social et qui tente le pari de la raison pour dompter son effroi. La peur de l’Etat : les séditions contre les “gens de guerre” ou les émeutes contre la Ferme royale traduisent aussi les effrois collectifs des communautés de l’Ancien Régime, apeurées par les bouleversements institutionnels apparus avec l’absolutisme. Au-delà de cet effroi solidaire du tocsin mobilisateur des jacqueries se laisse apercevoir le rêve de restaurer un âge d’or mythique délivré de la peur, dans lequel l’Etat, débarrassé de son centralisme et de sa fiscalité pesante, serait incarné par la figure archaïque du “bon roi” proche et paternel, dispensant la justice sans intermédiaires. La peur de la faim : violentes, désespérées, opposant la “populace” à la troupe, ou formulées au contraire à travers les inversions carnavalesques, les “émotions” frumentaires du XVIIe siècle contre le “pain cher” traduisent l’effroi des communautés rurales soumises dans leur régime alimentaire à la “tyrannie des céréales”, et apeurées par une disette qui aggravait la précarité démographique. La peur du marginal : depuis le “Grand renfermement” des pauvres au XVIIe siècle, toujours promis au bannissement ou aux galères, “sans aveux” les vagabonds isolés ou “associés” en bandes attisèrent les terreurs sociales à l’égard des déracinés de toute espèce, capables de menacer par le fer ou le feu les communautés rurales. Cette inquiétude et cette hostilité face aux marginaux itinérants, mille fois exprimées lors de manifestations collectives de panique, dégénéra en définitive à l’occasion de la “Grande Peur” de 1789 qui vit se propager dans les terroirs français la rumeur du “complot de famine” sciemment organisée par des “affameurs”. De façon plus générale, toujours signalée par les rassemblements (parfois très ponctuels) et les cris de “foules bouleversées”, la peur structure les “émotions populaires” dans chaque ville et chaque bourg. C’est ainsi qu’en mai 1750, par exemple, le faubourg parisien “malade de ses pauvres” est agité jusqu’à l’émeute meurtrière par une rumeur terrifiante (dont témoigne Barbier dans son Journal) selon laquelle la police du roi “vole les enfants” du peuple parisien afin qu’“un Prince ladre [puisse se guérir par] des bains de sang humain”9.
Si la peur trouve ainsi son terreau privilégié dans l’irrationnel collectif, elle suscite aussi la réflexion des penseurs qui tentent d’alimenter et de renouveler le débat sur la réfutation philosophique de la peur, en prenant ancrage dans la sagesse des Anciens. Parmi les derniers enseignements de Socrate dispensés en prison, il y a la longue réponse à la question des disciples sur la peur des hommes vulgaires que l’âme, au moment de la mort, ne se dissipe et ne finisse son existence :
Cébès : “Fais, Socrate, comme si cette crainte était la nôtre ! (…) Bien plutôt, ne fais pas comme si c’était nous qui avions cette crainte, mais comme s’il était probable qu’au-dedans de nous il y eût un enfant, un enfant à qui font peur ces sortes de choses ! C’est donc cet enfant qu’il te faut tâcher de réconforter, d’empêcher de craindre la mort comme il craint le Croquemitaine.” (Phédon, 77E ; Platon, O.C. (Pléiade), I, p. 795).
Sur le plan philosophique, se réclamer du sage d’Athènes revient au XVIIIe siècle à s’en prendre de front aux craintes instinctives et “enfantines”, mais aussi aux craintes transmises et alimentées par la superstition, le fanatisme et l’intolérance. Voltaire, Diderot, Rousseau, souvent identifiés à de “modernes Socrates” à telle ou telle période de leur évolution, ne cessèrent de s’inspirer de leur modèle pour pallier la désaffection pour le message christique qui avait su rassurer si longtemps la communauté des esprits (“Rassurez-vous, n’ayez pas peur” : cf. Matt. 10, 28-31 ; 14,25-27 ; 17,5-7).
Le présent recueil se veut un miroir de cette richesse émanant de lectures plurielles : on y a pris le parti de réunir à la fois des études de critiques littéraires et d’historiens, pour proposer des approches singulières et souvent spécifiques de l’objet “peur” au XVIIIe siècle.
La peur : pratiques et réflexions.
En marge du discours chrétien en pleine rénovation, des catéchismes didactiques à l’usage des enfants transmettent l’héritage biblique en tempérant le caractère violent des épisodes vétéro-testamentaires (propres à effrayer inutilement). Destinés à des pratiques de lectures encadrées par un maître, ces catéchismes portent néanmoins témoignage de la volonté de conserver intacte l’autorité pastorale auprès du troupeau des laïcs, par le bon usage d’une peur édifiante et par le biais de représentations illustrant les punitions divines qui seraient réservées aux enfants contempteurs ou moqueurs.
Monopole de l’Etat depuis l’absolutisme, le régime pénal est investi par la raison critique des Lumières qui désacralisera le contentieux criminel. Au XVIIIe siècle le droit pénal légitime la peur du gibet dressé sur le forum de la cité comme moyen absolu visant à la déterrition du crime. Or celle-ci suscite l’ire des “réformateurs” ou des magistrats éclairés, lecteurs parfois des thèses de Beccaria, qui espèrent “corriger” les délinquants sans plus recourir à la “pédagogie de l’effroi”. A la fin du siècle, au moment où l’arbitraire va être remplacé par le régime légal des peines, cette modernisation du discours et de la pratique judiciaires débouche sur une nouvelle philosophie pénale : substituer à la terreur du châtiment l’amour de la loi que le législateur-pédagogue doit ancrer dans le cœur de chacun.
La Révolution française s’ouvre par la Grande Peur de 1789, alimentée par la rumeur d’un complot de brigands et d’aristocrates voulant “affamer le peuple”. Chénier l’a montré dans les autels de la peur : à partir de la dictature jacobine, la culture politique de la Révolution repose sur l’effroi. Instaurée en sptembre 1793, la Terreur rend exemplaire un système de gouvernement s’employant radicalement à menacer, neutraliser et éliminer les opposants et les “suspects”. Codée dans une langue de bois et concrétisée par la guillotine, la peur doit rassembler la Nation derrière ses représentants. Signant l’arrêt de mort des membres du gouvernement terroriste, le 9 Thermidor an II signifie une victoire provisoire sur la peur en matière politique : sortir de la Terreur permet aux contemporains d’historiciser la Révolution et de stigmatiser les signes qui annonceraient un retour de la peur comme moyen de gouvernement.
Commune à l’homme et à l’animal dans ses manifestations physiques, la peur est intériorisée psychiquement par l’être humain : depuis l’Antiquité, la tradition philosophique se propose d’armer les âmes contre la peur par la raison, ce qui conduit les stoïciens à l’indifférence sereine face à la mort. Pour Montaigne, vaincre la peur est un combat qui n’est jamais gagné de façon certaine. Décrite dans le cadre du répertoire des “passions de l’âme”, la peur est perçue depuis Hippocrate comme source de mélancolie. Voulant se défaire de cette peur qui, pour Hobbes et Spinoza, relève de l’état de nature, Rousseau propose au pédagogue idéal de l’Emile une thérapie du rire pour faire pièce aux terreurs que l’enfant affronte à l’aube de son existence. Or, si le “rire de Bossey” n’a pas sauvé Rousseau enfant de son effroi face à la nuit, il continue à apaiser le “vieil enfant” survivant sous le masque de l’adulte tout en renforçant le “lien métaphorique entre ténèbres et persécution”.
Représentations de la peur.
Des peurs privées sont l’objet d’investigations nouvelles. Peur atemporelle par excellence, le fantasme de l’impuissance sexuelle qui hante la culture masculine à travers les siècles revêt au XVIIIe siècle un visage original. L’expérience du fiasco sexuel cherche à se dire, afin de neutraliser l’association avec l’angoisse qui reposait largement sur le silence : d’abord dans le cercle des “petits maîtres” (de Crébillon) résolus à dominer les relations affectives et sociales par une maîtrise rhétorique, elle ne craint pas de s’exhiber comme telle, participant à la réflexion libertine sur le mécanisme du désir ; chez Rousseau, ensuite, où le récit du fiasco se donne comme garantie ultime d’un discours de sincérité. Peur sexuelle : peur féminine aussi. Le roman “sentimental” du XVIIIe siècle, inauguré par Richardson, met en scène des héroïnes accrochées à un idéal de “vertu” et assiégées par les injonctions pressantes du désir masculin rendu d’autant plus effrayant qu’il suscite une confrontation à laquelle l’éducation ne les a pas préparées. La peur éprouvée par la jeune fille s’exprime (lors de la confession épistolaire à un tiers) dans un langage qui ne laisse pas d’être singulièrement ambigu, puisque l’aversion pour l’autre redouté, affirmée avec une apparente fermeté, porte les traces sournoises d’une réciprocité du désir qui ne peut pas s’avouer à lui-même.
Très loin, en apparence, de la sphère sexuelle, la peur éprouvée dans la solitude renvoie elle aussi à des formes, des représentations ou des obsessions récurrentes. Si la prison est à la fin du XVIIIe siècle l’objet d’une réflexion nouvelle chez les réformateurs éclairés (Howard), la réalité concrète de l’emprisonnement, en revanche, se modifie peu, et l’imaginaire associé au milieu carcéral, alimenté par les récits des détenus, laisse observer certains “invariants” : la peur des rats androphages offre à cet égard un exemple particulièrement significatif. L’autre effrayant ressortit ici à une catégorie animale située à l’extérieur d’une barrière circonscrivant le “familier” et (sur le plan ontologique) l’humanité.
Cet autre qui est l’objet de l’effroi, les précurseurs du roman noir ou fantastique, Révéroni Saint-Cyr, Cazotte, Potocki, en dressent l’inventaire. Mais il apparaît que c’est bien plus dans la conscience du sujet apeuré qu’il faut chercher l’origine du déclenchement du phénomène. La peur romanesque est une passion qui a ses formes d’expression, et qui se traduit par une symptomatologie descriptive à la fois riche et conventionnelle. A l’origine, la perturbation des facultés de perception occasionne la perversion du rapport entre un sujet et les objets qu’il perçoit dans le monde qui l’environne – quel que soit le statut objectif de leur pouvoir effrayant. Cette perturbation de la perception paraît a priori concerner essentiellement le sens visuel. Mais Diderot montre de son côté, à l’occasion d’une Leçon de clavecin, que le musicien sait lui aussi provoquer chez l’amateur de musique des sentiments d’inquiétude et d’effroi tout à fait analogues. Au monde des objets visibles qui suscitent l’épouvante des personnages romanesques se substitue dès lors un monde artistique et acoustique, le “labyrinthe musical” des enchaînements sonores disposés de telle sorte que l’auditeur se transporte tout entier dans ce registre pour y goûter le sentiment angoissant d’y perdre pied.
La peur dans l’espace.
Descente dans le labyrinthe encore, mais cette fois dans une géographie anglaise bien réelle : donnant lieu ici encore à une peur maîtrisée, l’usage nouveau d’expéditions programmées dans la caverne de Castleton met à portée des audacieux – certains des plus grands esprits littéraires de l’époque – les frissons de l’expérience de la “descente aux Enfers”. La diversité des témoignages laissés par les voyageurs qui l’entreprirent montre que la banalisation croissante de l’équipée souterraine laisse cependant à chacun l’occasion de retranscrire son expérience vécue selon une configuration d’associations imaginaires ou symboliques qui lui restent radicalement propres.
Images collectives, peur exportée : s’agissant d’un tout autre voyage, le bédouin apparaît aux yeux du lectorat européen comme un humain différent, habitant un territoire très éloigné. Des voyageurs intrépides se succèdent pour le rencontrer en ses terres désertiques, et leurs comptes rendus colorés modulent ici le témoignage d’une relation ethnographique à l’autre, offrant de lui autant de portraits contrastés – motivés par des démarches argumentatives différentes : au topos du mauvais bédouin (qu’il faut craindre) répond le topos concurrent du bon bédouin.
Venu de très loin pour susciter une peur collective vécue dans la réalité la plus immédiate, le choléra morbus asiatique fait irruption en Europe et cette proximité provoque une panique dans la population genevoise des années 1831-1832. La prise en compte de cette peur dans l’univers mental s’impose comme une priorité absolue (au même titre que la prévention de la maladie elle-même) aux autorités et aux médecins helvétiques, qui n’ont cessé, durant ces années-là, de dispenser les signes rassurants visant à faire pièce aux représentations terrifiantes héritées des traumatismes des anciennes épidémies de peste.
La peur en actes
Apprendre à l’enfant à se défaire de la peur est une préoccupation essentielle du pédagogue de l’Emile. Tandis que Saint-Preux dénonçait les Parisiens comme n’étant qu’une assemblée de masques en représentation posés sur des ombres, le déchiffrage des étapes successives par lesquelles il convient de faire passer Emile entraîne un exégète (à l’origine parisien) de Rousseau dans un parcours de lecture commentée qui le renvoie au vacillement de ses propres repères et de ses propres assurances. D’apprendre à surmonter le sentiment premier de révulsion qu’inspire l’aspect de formes bestiales conduit Emile à se méfier de tous les masques et de toutes les identités, dont le premier effet pervers pourrait se manifester par exemple dans la relation de confiance qui l’unissait à sa nourrice. Le programme pédagogique d’un labyrinthe artificiel et initiatique suscite en définitive d’autres peurs en provoquant l’égarement de l’enseigné (et du locuteur critique) dans l’inconnu.
Née bien souvent de croyances, de superstitions, de préjugés, de maladies incurables ou de comportements collectifs irrationnels, la peur reste au centre de la culture savante des Lumières, qui, proposant une relecture des problèmes religieux hérités du XVIIe siècle, veut dompter la culture populaire ou s’interroger sur les fondements de ce “contrat social” par lequel on cherche à définir le bonheur collectif depuis la fin des années 1750. Souvent irrationnelle, susceptible de revêtir mille masques, la peur n’est pas un objet uniforme dont l’étude pourrait être conduite selon des critères communs à un critique littéraire ou à un historien des idées. Chez un philosophe contemporain de Diderot, la peur sert à cerner ce que l’homme doit combattre à l’intérieur de lui-même par la raison ; vers 1780, chez un auteur de fictions imbu de sensualisme, voire réfractaire aux modèles du “bonheur collectif’, la peur pourra servir une démarche esthétique visant à libérer l’individu asservi aussi bien aux codes littéraires qu’aux carcans produits par cette même raison10.
Fruit d’un travail commun11 et miroir des originalités individuelles qui attestent de la vigueur des études dix-huitiémistes menées dans la Faculté des Lettres de Genève, les treize essais publiés ici abordent, par des démarches et des méthodes spécifiques de l’histoire et de la critique littéraire, des facettes diverses et obscurément miroitantes de la thématique de la peur au XVIIIe siècle. Cette diversité ne doit pas étonner le lecteur attentif de ce recueil, qui découvrira souvent des résonnances implicites fécondes entre les contributions parfois différentes quant à leurs présupposés méthodologiques.
Par ce livre, qui n’a pas la prétention d’épuiser la thématique de la peur au XVIIIe siècle, nous espérons apporter une modeste contribution au dialogue nécessaire entre critiques littéraires et historiens, trop souvent cantonnés dans le champ clos de leur spécialité. Réfléchir sur la peur au siècle des Lumières en profitant de la diversité des approches, c’est tenter de surmonter celle de la spécialisation outrancière menant au confinement épistémolgique et qui brise le champ des sciences humaines en de multiples sous-ensembles venant détraire le projet d’une culture universelle construit par les contemporains de l’Encyclopédie.
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1 Jean DELUMEAU, La Peur en Occident XIVe-XVIIIe siècles. Une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978 ; cet ouvrage fut bientôt suivi par Le Péché et la peur. La culpabilisation en Occident, XIIIe-XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1983.
2 Le pasteur zurichois Oskar PFISTER, l’ami de Freud, avait consacré une vaste étude sur l’idéologie chrétienne face à la peur : Das Christentum und die Angst. Eine religionspsychologische, historische und religionshygienische Untersuchung, Zurich, Artemis Verlag, 1944.
3 Cf. l’ouvrage marquant de Georges LEFEBVRE, La Grande Peur de 1789, Paris, [1932], A. Colin, 1970 ; pour une étude récente de certains aspects de celle-ci dans une région circonscrite, voir Clay RAMSAY, The Ideology of the Great Fear : The Soissonais in 1789, Baltimore (etc.), The Johns Hopkins University Press, 1992.
4 Christian BEGEMANN, Furcht und Angst im Prozess der Aufklärung : zu Literatur und Bewusstseinsgeschichte des 18. Jahrhunderts, Francfort-sur-le-Main, Athanaum, 1987.
5 Robert MAUZI, L’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, Paris, A. Colin, 1960 ; « Thèmes et antinomies du bonheur dans la pensée du XVIIIe siècle”, Bulletin de la Société française de philosophie, 64, 1970, pp. 122-133.
6 En témoignent quelques publications récentes : La Peur, études de Jean DELUMEAU, Anne CAUQUELIN et al., Paris, Desclée De Brouwer, 1979 ; La Peur, Traverses, revue trimestrielle, 25, juin 1982 ; J.-L. BOURGEON, “La peur d’être enterré vivant au XVIIIe siècle : mythe ou réalité ? ”, Revue d’histoire moderne et contemporaine, 30, 1983 ; La Peur. Actes du Colloque organisé par le Centre de recherches sur l’Angleterre des Tudor à la Régence, éd. par Alain MORVAN, Lille, Presses de l’Université de Lille, 1985 ; Peurs (dirigé par Bernard PAILLARD), Communications, 57, 1993 (notamment Jean DELUMEAU, “La Peur et l’Historien”, entretien avec B. Paillard, pp. 17-23).
7 Cf. Alain CORBIN, Le village des cannibales, Paris, Aubier, 1990, pp. 57-86 (chap. II).
8 Sur la peur devant les sorcières, outre l’ouvrage de Delumeau, voir notamment Robert MUCHEMBLED, Sorcières, Justice et société aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Imago, 1987 (avec une précieuse bibliographie, pp. 249-261) ; Evelyn HEINEMANN, Hexen und Hexenangst. Eine psychoanalytische Studie über den Hexenwahn des frühen Neuzeit, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1989 ; et Carlo GINZBURG, Le sabbat des sorcières [1989], Paris, Gallimard, 1992.
9 Voir Arlette FARGE et Jacques REVEL, Logiques de la foule. L’affaire des enlèvements d’enfants Paris 1750, Paris, Hachette, 1989.
10 Pour une rêverie sur l’émergence du roman gothique en contrepoint de l’avènement des Lumières, voir Annie LE BRUN, Les châteaux de la subversion, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1982.
11 Cinq des études réunies ici ont d’abord fait l’objet d’exposés présentés lors du colloque La Peur au XVIIIe siècle organisé à Genève le 14 mars 1992, et inscrit dans le cadre des activités du “Groupe d’études du XVIIIe siècle” (sous l’égide des professeurs Bronislaw Baczko, Alain Grosrichard et Jean Starobinski). Les éditeurs remercient les auteurs pour la confiance témoignée lors de la préparation de ce recueil, qui a aussi bénéficié de l’attention constante du professeur Bronislaw Baczko : qu’il en soit ici chaleureusement remercié.