Les peurs de la Terreur
La peur a joué un si grand rôle dans notre révolution, son autel fut si large, qu’on attribua souvent à la politique, à l’ambition, à des vues profondes, ce qui ne fut fait que pour étourdir un adversaire, et le frapper lui-même de crainte et de terreur. Sébastien MERCIER, Le Nouveau Paris, III/82, 1800.
« Terreur » est emprunté (vers 1356) au latin classique terror signifiant « terreur, effroi » et par métonymie « objet inspirant de l’effroi ». Terreur, d’autre part, est employé à la fois pour décrire le sentiment de peur intense (« terreur panique », 1625) et pour cerner l’objet qui l’inspire. Plusieurs périphrases confirment l’usage de cette acceptation : la terreur des coupables (1718), la terreur des ennemis (1718), ou encore ce bandit est la terreur de… Ne convient-il pas pour commencer de cerner l’usage spécifique qui est fait du mot « terreur » durant la période révolutionnaire ?
On peut d’abord constater une évolution du terme lui-même. En 1789, on utilise le terme terreur pour signifier une « peur paralysante, une peur panique », notamment face à un danger dont les origines sont inconnues par l’individu apeuré. Mais, dans le contexte social et politique de la Révolution française, le sens du mot va basculer très rapidement. Il va désigner les moyens de coercition politique visant à maintenir des opposants dans un état de crainte. Après Thermidor, on commence à utiliser le terme « système de Terreur », « pouvoir de Terreur », le mot « terroriste », dont l’usage est attesté dès 1794, signifie « agent de la Terreur ». « Terrorisme », « terroriste » qualifient alors les partisans d’un régime de terreur qui veulent intimider leurs adversaires. On peut donc mesurer une évolution sémantique entre un concept qui décrit une réalité de type psychologique à un concept nécessaire à désigner un système de pouvoir politique. Finalement, l’usage retiendra ce dernier terme qui décrit un régime politique fondé sur une peur collective produite par le pouvoir pour briser les résistances, punir les « contre-révolutionnaires » et prévenir la « contre-révolution ». Du coup, après Thermidor qui met fin au système de la Terreur, trois sens du terme subsistent. Le premier sens traditionnel est conservé, le second sens décrit le « système de Terreur », et puis émerge une troisième acception, légèrement différente de la seconde, soit la période de la Révolution pendant laquelle a fonctionné cette forme particulière du pouvoir reposant sur la peur collective. « Terreur » prend alors une majuscule dans l’historiographie d’aujourd’hui attachée à ordonner la chronologie de la Révolution ou à problématiser les spécificités de la période de la « Terreur ». Le 9 thermidor an II (27 juillet 1794) est communément reconnu comme un point de non-retour, comme une date symbolique qui marque, sinon la fin de la Terreur, du moins le début de cette fin. Par contre, sur le début de la Terreur, les opinions divergent, aussi bien chez les contemporains des événements que chez les historiens. Tout se passe donc comme si les acteurs politiques n’étaient pas entrés dans la Terreur d’un seul coup, mais comme s’ils avaient glissé vers elle, par toute une série de dénivellements. La Terreur n’était pas la réalisation d’un projet politique préconçu ; elle se construisait progressivement, mais en mettant en œuvre des matériaux déjà produits et accumulés pendant la Révolution.
En 1932, à la fin de La Grande Peur de 1789, Georges Lefebvre affirme que « ce n’est pas seulement le caractère étrange et pittoresque de la grande peur qui mérite de retenir l’attention : elle a contribué à préparer la nuit de 4 août et, à ce titre, elle compte parmi les épisodes les plus importants de l’histoire » de la Révolution française. Convient-il de distinguer un niveau des « peurs subies » attachées au monde traditionnel de l’Ancien Régime et celui des « peurs organisées » par l’Etat révolutionnaire pour aborder le problème de l’effroi durant la période de mutations politiques initiée en juillet 1789 ?
En s’interrogeant sur la Terreur comme « système », ses éléments constitutifs et ses conditions de possibilité, plutôt que de reprendre la séquence événementielle du « glissement » dans la Terreur, on s’aperçoit facilement qu’une de ces conditions consiste dans les rapports ambigus qui existent entre révolution et violence. Dès ses débuts, la Révolution secrète sa propre mythologie qui est celle de la violence fondatrice, symbolisée par le 14 juillet, la prise de la Bastille. La « grande peur » est un exemple classique du sens nouveau que le fait et le discours révolutionnaires impriment aux peurs et violences traditionnelles. La « grande peur » est construite sur des jacqueries paysannes très traditionnelles, nourries des rumeurs et des peurs particulières à l’Ancien Régime, notamment rural, qui culminent au XVIIe siècle, et dont les dimensions sociale et symbolique ont été magistralement mises en lumière par Yves-Marie Bercé. Après un siècle de relative accalmie, un effroi collectif surgit, aggravé par le contexte social de l’été 1789, il mêle peur des brigands et panique face aux troupes étrangères venues pour s’emparer des récoltes. Amplifiées par le phénomène révolutionnaire, ces jacqueries prennent pourtant une autre dimension sociale et politique, puisqu’elles se retournent contre les « aristocrates », qui est d’ailleurs un terme nouveau venu des villes. Née pour traquer les brigands, mais débouchant sur la mise à sac des châteaux et domaines, cette violence paysanne organisée va déraper vers des objectifs politiques inédits, notamment en exigeant de la part des châtelains la restitution des terriers ou des titres de féodalité qui sont alors livrés au feu. Gonflée par les colères paysannes, une rumeur tenace qui court les campagnes durant l’été 1789 affirme que le roi autorise la destruction massive des documents légitimant le régime féodal. Ainsi, la « grande peur » est un phénomène social et mental nourri des terreurs et fureurs paysannes traditionnelles qui sont pourtant réorientées et canalisées dans des mécanismes de mise en route de la Révolution. Peurs traditionnelles paysannes, mais également paniques urbaines. Dès le début de la Révolution, se manifeste une sensibilité collective croissante aux phénomènes de la peur. Pour exemplariser cette attitude nouvelle face à la peur, prenons comme exemple Sébastien Mercier toujours à l’affût des particularités culturelles de son temps. Dans le Nouveau Paris (1798), le chroniqueur-philosophe affirme qu’il importerait, à l’exemple de l’Antiquité, d’ériger des « autels de la peur » car, depuis les journées héroïques du 14 juillet, dans toutes les journées révolutionnaires intervient un mouvement de panique provoqué par des rameurs. En 1790, l’auteur anonyme d’une brochure (L’éloge de la peur, prononcée par elle-même en séance de l’Assemblée nationale), faisait parler la peur personnifiée en essayant d’expliquer au lecteur, c’est-à-dire à l’opinion publique, qu’il importait de ne pas s’abandonner à des mouvements de panique.
Légitimité politique et violence sont inscrites dans une dépendance ambiguë durant la Révolution. A ce propos, comment peut-on penser les rapports entre révolution et violence collective ? L’épisode révolutionnaire donne-t-il naissance à une forme inédite de violence ou au contraire suscite-t-il des manifestations archaïques de brutalité ?
Dès le début du mouvement révolutionnaire, l’intervention de la peur prend place dans la vie collective. Mouvements de peur qui vont de pair avec des explosions de violence collective dont la place, comme je l’ai déjà souligné, est très ambigüe dans le discours et la mythologie révolutionnaires. D’abord il convient de discerner la « violence fondatrice et héroïque » symbolisée par la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789. Etre « vainqueur de la Bastille », avoir son nom répertorié sur la liste officielle, confèrent un titre d’honneur très important dans l’imaginaire social et révolutionnaire. D’autre part, prennent place les meurtres réalisés dans un climat de violence très archaïque, attisé par la panique de la foule. Pensons à l’exécution sommaire de Bertier de Sauvigny, intendant de Paris, à celle de Foulon, son gendre, au meurtre de Launay, le commandant de la Bastille, tous massacrés par une foule paniquée et surchauffée. Ce lynchage s’insère dans le rituel d’une violence traditionnelle, spontanée, « sauvage » au sens propre et métaphorique de ce terme, et symbolisée par la décapitation des têtes placées, tels des panaches victorieux, au sommet des piques qui entraînent la foule. Peur collective et rite de violence expiatoire constituent ici un rituel social qui fait partie intégralement du processus révolutionnaire. Or, après de telles effusions de sang qui accompagnent le « patriotisme des héros » de juillet 1789, s’est immédiatement posé le problème de l’héritage de la violence populaire dans le contexte de la Révolution. En effet, pour les élites révolutionnaires, il s’agissait de savoir « que faire ? » avec de tels excès populaires. On se souvient des paroles célèbres de Barnave, prononcées à l’Assemblée Nationale au lendemain du meurtre de Bertier et de Foulon : « On veut nous attendrir en faveur du sang versé hier à Paris ! Ce sang était-il donc si pur ! » Leur démagogie même traduit l’embarras devant les actes du « peuple », à la fois patriote et féroce. L’Assemblée ne peut ni l’approuver totalement, ni catégoriquement le condamner. Le « sang » des patriotes serait ainsi implicitement opposé à celui, « impur », des agents du despotisme. Une certaine violence apparaît donc comme acte fondateur de la Révolution, « héroïque » et « sublime ». La Révolution déploie une violence qui est légitime car elle exprime la volonté de la Nation souveraine qui ne se reconnaît plus dans le passé, dans ce régime rapidement qualifié d’ancien. Une violence légitime donc, qui est pourtant contraire à la légalité, au droit positif. En effet, le droit positif n’autorise ni à prendre la Bastille, ni à tuer celui qui protège la forteresse royale, ni à massacrer un individu désigné comme un affameur du peuple. Or la Révolution revendique pour elle une légitimité antérieure à tout droit positif, une légitimité inédite qui fonde un nouveau droit. Autrement dit, la légalité révolutionnaire se réclame d’une légitimité qui met entre parenthèses le droit positif traditionnel. C’est bien à ce point que les rapports entre révolution, légitimité et violence deviennent extrêmement ambigus. En effet, jusqu’où est-il possible de remonter dans la reconnaissance de la légitimité de cette violence inédite et fondatrice ? Et surtout, à qui appartient-il de distinguer le sang « pur » du sang « impur », la violence exercée par le « Peuple », voire la « Nation », de celle qui ne serait qu’un massacre ?
Peut-être dès juillet 1789, mais certainement en été 1792, plusieurs signes semblent annoncer le règne de la violence et de la peur en matière politique. La prise des Tuileries était meurtrière, elle provoqua environ 400 victimes du côté des assaillants ; elle est suivie par le déchaînement de la violence populaire contre les défenseurs du roi, notamment contre les Suisses dont plusieurs centaines furent massacrés. Dans un climat de vengeance et de panique attisé par la crainte de l’invasion du sol national et les menaces du « manifeste Brunschwick », on trouve une première forme de terreur populaire exercée par une parodie de justice, c’est-à-dire sommaire et arbitraire, au moment des massacres perpétrés par la foule du 2 au 6 septembre 1792 contre environ 1300 incarcérés entassés dans les prisons de Paris (marginaux traditionnels de l’Ancien Régime, faussaires des assignats, prêtres réfractaires, aristocrates fraîchement arrêtés). Comment s’insère cet épisode des massacres de septembre dans la généalogie de la Terreur ?
Le cas des massacres de septembre survenus dans les prisons parisiennes en 1792 est révélateur des ambiguïtés qui existent entre l’Etat révolutionnaire et la violence issue de la Révolution, se réclamant en plus du « peuple ». En effet, né d’un foyer multiforme de passions et de peurs amalgamées, cet épisode dramatique permet de mesurer le passage entre une violence traditionnelle et une violence nouvelle, ou plutôt de la réunion de ces deux formes de la violence. Quels sont d’abord les points d’ancrage traditionnels du mouvement de panique sociale qui aboutit au massacre d’environ 1300 personnes incarcérées dans les prisons de Paris ? Comme on le sait, à l’origine des massacres de septembre se trouve la rumeur d’une « conspiration des prisons ». La rumeur concernant ce prétendu complot prend place au moment où les armées révolutionnaires connaissent des revers militaires, notamment à Verdun et Longwy, villes tombées aux mains des troupes coalisées contre la France. A ce désarroi s’ajoute l’effroi collectif d’une vengeance sanglante provoquée par le « manifeste Brunswick » qui menace Paris révolutionnaire d’un bain de sang expiatoire au cas où la famille royale serait violentée. Ce climat de peur favorise la naissance d’un fantasme concernant un complot organisé à l’intérieur des lieux de détention de Paris (prisons traditionnelles, couvents, etc.) peuplés d’environ 3000 détenus et dont l’objectif viserait à « égorger » les femmes et les enfants parisiens abandonnés sans défense du fait de la « levée en masse » des hommes pour l’armée nécessaire à défendre les frontières de la Nation. Le fantasme du « complot » s’alimente de la volonté de « venger » les patriotes tombés le 10 août ; cette soif de violence punitive est très vive, notamment chez les Fédérés présents à Paris et qui se sont distingués lors de la prise des Tuileries. Les appels de Marat, de Hébert et de Fréron, dans leurs journaux qui invitent à « purger » Paris des traîtres, incitent explicitement au massacre. Annoncée comme « préventive », à l’instar des actes de violence collective traditionnelle qui s’affirmaient comme protection de la communauté menacée, attisant la peur face au mal qui pourrait guetter les femmes, cette agressivité vindicative infligerait donc la « juste punition » à ceux qui sont censés menacer le peuple. Or, si les détails précis du déclenchement des massacres de septembre demeurent obscurs, certains événements mineurs soulignent le climat de tension propice aux rumeurs et à la panique sociale. Notamment, le comportement d’un prisonnier de droit commun exposé le 1er septembre au pilori en place de Grèves qui crie « vive le Roi » et invective les autorités révolutionnaires. Amplifiée par les rumeurs de la ville, cette protestation sans lendemain est perçue comme le signe confirmant le complot des prisons et, en contre-coup, va servir de justification aux massacreurs. Comme dans les émeutes populaires traditionnelles, le signal au massacre est donné par le tocsin.
De même, la violence durant les massacres de septembre est très archaïque. A Paris, durant cette période, les armes sont largement disponibles. Or, dans les prisons on ne fusille pas les « comploteurs », mais, au moyen de bâtons ou d’outils, les massacreurs abattent les prisonniers avec cruauté. Cette cruauté est particulièrement caractéristique d’une violence archaïque, mal canalisée, toujours débordante dans les phénomènes de colère collective. Le corps des victimes devient l’objet de mille humiliations et atrocités (mutilations des membres, décapitation, viols, etc.) commises avec la volonté prononcée de faire souffrir les individus punis. La violence des septembriseurs se veut politique et frappe, effectivement, des détenus incarcérés pour des raisons politiques (faussaires des assignats, prêtres réfractaires, « aristocrates », etc.). Pourtant, il est révélateur que sept fois sur dix cette volonté de « purification » des « ennemis » de Paris s’exerce contre les prisonniers traditionnels de l’Ancien Régime (faux-monnayeurs, prostituées enfermées à Bicêtre, voleurs de bas étage, vagabonds, etc). A côté des peurs traditionnelles qui structurent les massacres de septembre, il importe de discerner des éléments nouveaux qui leur donnent, une spécificité inédite : nouveauté dans le déroulement des événements, nouveauté aussi dans la justification de la violence. En ce qui concerne l’événementiel des massacres, il ne faut pas oublier que les septembriseurs sont relativement peu nombreux. Les évaluations des contemporains varient entre 200 et 500 personnes pour le nombre d’égorgeurs (mais dans certaines prisons, les tueurs ne sont pas plus d’une cinquantaine). Aux massacres assistent de nombreux spectateurs dont le nombre est d’autant plus difficile à estimer, que la « rude besogne » dure parfois toute une journée pour une seule prison. Donc, nous ne sommes pas en présence de cette foule traditionnelle, spontanément rassemblée, toujours présente au moment des jacqueries ou des séditions de l’Ancien Régime. Au contraire, les septembriseurs forment un groupe organisé qui pendant cinq jours se déplacent impunément d’une prison à l’autre, dispersées dans Paris.
Quelle est l’identité des « septembriseurs » ?
Qui sont ces tueurs en effet ? En l’an IV, une quarantaine de septembriseurs seront retrouvés et incriminés par la justice. Trois seulement furent condamnés à 20 ans de fer, tous les autres furent relaxés faute de preuve. Or, autant qu’il soit possible d’identifier les semptembriseurs, on peut dire que presque tous ceux qui furent jugés appartiennent largement à la sans-culotterie parisienne. Ces hommes sont des artisans du faubourg, des petits commerçants, des limonadiers, tous plus ou moins actifs dans leurs sections. Cette population de septembriseurs semble préfigurer le contour socio-politique du futur personnel terroriste. Réuni par la volonté punitive, enivré par l’acte et le spectacle du carnage, ce groupe ne pouvait agir qu’avec la complicité tacite de la Commune de Paris, qui dans l’hypothèse la plus favorable pour elle, s’enferme dans une politique du laisser-faire.
Peut-on trouver une responsabilité des élites révolutionnaires, voire de la population parisienne, face aux massacres de septembre ?
Il ne s’agit pas ici de savoir si Marat ou Danton sont personnellement responsables des exactions de septembre, et à ce propos l’historiographie abonde sans arriver à une conclusion certaine. Cela dit, la complicité passive avec les semptembriseurs est réelle, notamment celle de la population parisienne. Dans Paris peuplé d’environ 600’000 habitants se déplace et agit une bande d’environ 500 tueurs chauffés à blanc… et la ville ne bouge pas. Durant les massacres de septembre la vie parisienne continue. Les gens sortent, ils vaquent à leurs affaires, ils vont au spectacle. D’autre part, il existe une garde nationale qui est armée et dont la tâche est d’assurer la sécurité publique. Beaulieu, dans une des premières histoires de la Révolution, affirmait en 1820 qu’il suffisait d’une centaine de gardes nationaux, fusils au poing, pour mettre en échec la violence meurtrière des septembriseurs. Refus d’intervention des pouvoirs publics, laxisme de la population : la complicité collective avec les septembriseurs est donc avérée. Un peu comme si la ville toute entière était paralysée par cette « punition collective » organisée dans les prisons de la capitale. Donc en septembre, terrorisée, la ville est saturée de violence. On dispose de quelques témoignages de Parisiens qui sont précieux pour mesurer les racines de la complicité passive envers les tueurs de septembre. Indifférence ou démission morale, le laxisme collectif signale surtout la peur de s’opposer à la violence organisée.
Cruelle, cette violence attise la peur collective notamment en permettant de signaler les « tièdes » ?
En effet, face à la foule qui assiste au spectacle du lynchage collectif, vouloir contrer les septembriseurs signifie être complice des ennemis punis. D’ailleurs, face à cette violence vindicative, la foule n’est certainement pas un acteur social homogène. Durant les journées de septembre, sa taille évolue, sa composition change, ses sentiments varient, ses peurs se métamorphosent. Impossible de vraiment percevoir, par exemple, si à la fin des massacres la foule est lassée par ce spectacle de la cruauté. L’agressivité présente à ce moment ne se limite pas aux quelques centaines de septembriseurs. Ceux-ci provoquent et exploitent le sentiment d’effroi collectif. Le dossier des massacres de septembre comprend également leur enjeu politique postérieur. Débordement de la « populace », pouvoir exagéré et incitation de la Commune, violence barbare et sauvage bafouant la justice et la morale révolutionnaires : les Girondins placeront les massacres de septembre au cœur du débat politique engagé contre les Jacobins en automne 1792, notamment en attaquant Marat, Danton et surtout Robespierre. Construite sur la dénonciation des violences populaires, l’hostilité politique de la Gironde se traduit par des discours enflammés. Robespierre, qui d’ailleurs n’a jamais fait l’éloge des septembriseurs, en répondant aux Girondins le 4 novembre 1792 dans un discours sur la violence révolutionnaire, demande : « Vouliez-vous une Révolution sans révolution… ? Qui peut marquer, après coup, le point précis où doivent se briser les flots de l’insurrection populaire ? » Effet de rhétorique et argument politique d’une habileté remarquable, qui entretient les ambiguïtés entre légitimité révolutionnaire et violence arbitraire « sauvage ». En conséquence, les massacres n’étaient pas justifiés sans être pourtant désavoués, ils se trouvaient placés en même temps à l’extérieur et à l’intérieur d’une violence légitime aux contours flous, et surtout ils étaient escamotés.
A Paris, le « spectacle de la Terreur » concrétisé par l’usage de la guillotine dressée sur la place du Carrousel, puis de la Révolution, et ensuite à la Barrière du Trône renversé, s’enracine certainement dans cet ancien « spectacle de la douleur » toujours présent durant l’Ancien Régime autour des exécutions infligées publiquement pour « effrayer le crime ». Or l’enjeu symbolique et concret de la guillotine n’est-il pas celui du monopole de la violence que veut exercer l’Etat terroriste ?
Le progressif glissement vers la Terreur s’effectue pour canaliser la violence « sauvage », plus ou moins spontanée, pour assurer au gouvernement révolutionnaire le monopole à la fois de la diffusion de la peur et de l’exercice de la violence. Le symbole de la Terreur devient, et demeure jusqu’à aujourd’hui, l’exécution publique capitale, avec son rituel rapidement codé : la condamnation par le Tribunal révolutionnaire (ou par une institution analogue), les préparatifs à la prison, le transport en charrette au lieu de l’exécution, la guillotine et la mise à mort par le bourreau qui prend le nom d’« exécuteur des jugements criminels ».
Ainsi, durant la période du paroxysme de la Terreur, au centre de l’espace public, se trouve le spectacle de la guillotine qui symbolise le monopole de la violence préventive et vindicative détenue par le gouvernement révolutionnaire. Tout en revendiquant ce monopole, le pouvoir se montrait tolérant à l’égard de la « violence sauvage », à l’égard des exécutions arbitraires de masse, notamment à Lyon, dans le Midi et surtout en Vendée. La répression contre les Vendéens s’exerce d’ailleurs avec une telle cruauté et dans un tel déchaînement de passions, que dans l’action des « colonnes infernales » les limites s’estompent entre violence légale et violence « sauvage ». La Terreur tend inévitablement à transgresser ses propres limitations, combien incertaines. Les noyades de Nantes en fournissent un exemple mémorable par leur cruauté. Comme on le sait, ces mises à mort nocturnes ont été perpétrées arbitrairement en automne-hiver de l’an II (1793-1794), sur des prisonniers vendéens, notamment des prêtres, par la « compagnie de Marat », sorte de milice armée regroupant des terroristes locaux, avec le consentement, voire l’encouragement, de Carrier, conventionnel en mission, disposant à ce titre des pouvoirs illimités. En même temps, l’armée se charge de fusiller des centaines d’autres prisonniers, après un simulacre de jugement par un tribunal militaire ad hoc. Cela dit, cette violence semble jouir d’une complicité tacite de la ville. Terrorisée elle-même par les « Marat », elle ne cache pas pourtant ni sa haine, ni sa peur à l’égard de ces rustres paysans. De ces sentiments mêlés des citadins témoigne peut-être le mieux la rameur sur l’épidémie d’une maladie contagieuse, voire de la peste, qui sévirait dans les entrepôts où sont entassés les prisonniers. Retour donc d’une peur ancienne à travers laquelle, dans un contexte nouveau, s’exprime sur un registre fantasmatique l’attente sociale inavouée et inavouable d’une « purification » de la ville devenue en quelque sorte « nécessaire ».
Canalisant les manifestations des peurs collectives, le pouvoir terroriste doit pourtant être évalué à l’aune de son projet dans le cadre de la culture politique de la Révolution. Quelle est alors la nature concrète du système de la Terreur ? Trouve-t-elle justification dans les « circonstances » défavorables à la Révolution ? Sur quoi repose cette politique de la peur mise à l’œuvre par le personnel terroriste ? Doit-on parler d’un terrorisme d’Etat ?
Pour comprendre les caractères originaux du pouvoir terroriste, je ne vais pas en restituer ici le contexte social et politique, ni celui des menaces militaires qui pèsent sur la France dès 1793. Trop souvent on a présenté la Terreur comme une réaction aux « circonstances » extérieures, notamment aux défaites des armées révolutionnaires. Mais, comme l’a montré Mona Ozouf dans un très bel article (Guerre et Terreur dans le discours révolutionnaire 1791-1794), il existe une dissociation entre les dangers militaires et la politique terroriste. Le comble de la la Terreur, en été 1794, coïncide avec des victoires remportées par l’armée révolutionnaire, notamment en Belgique. La Terreur est un système qui fonctionne en raison de sa propre mécanique interne. Le gouvernement révolutionnaire n’est certes pas le premier gouvernement dans l’histoire qui s’appuie sur la peur. Le rapport entre pouvoir, peur et violence est aussi ancien que l’histoire du pouvoir politique ; en conséquence, la spécificité du gouvernement révolutionnaire est ailleurs. L’originalité de l’Etat révolutionnaire ressort du pouvoir qu’il exerce au nom d’une légitimité nouvelle, inédite dans l’histoire, issue de la Nation. La Terreur est justifiée comme un mode d’exercice de cette souveraineté de la Nation, voire du Peuple, par le gouvernement révolutionnaire, les lois terroristes ne seraient que cette même souveraineté illimitée agissante au nom du « salut public ».
La Terreur installe donc une violence d’Etat à une échelle jusqu’alors inédite. Le suspect, à la fois un concept et une représentation, constitue la pièce angulaire de la Terreur. La loi des suspects du 17 septembre 1793 est l’aboutissement d’un dispositif et d’un imaginaire punitif dans lequel puisait largement la Terreur. Cette loi ne substitue pas seulement l’arbitraire à la justice, mais elle légalise et encourage tout un réseau de délation et de surveillance. Légalisant la répression des « suspects », ce type de législation terroriste est construit sur une logique d’exclusion. La Terreur est un système de pouvoir qui menace et punit les individus en raison de ce qu’ils sont et non pas en raison de qu’ils ont fait. Comme le dira un conventionnel en mission, « par leurs origines et leurs intérêts, les suspects sont des ennemis naturels de la Révolution ». A ce propos, il importe de ne pas réduire la spécificité de la violence révolutionnaire à ses manifestations les plus visibles. Le « spectacle de la guillotine » qui est la partie visible de l’iceberg de la Terreur occulte les dimensions massives de ce phénomène politique. Prenons les chiffres des individus exécutés à la suite d’une sentence rendue par un tribunal révolutionnaire, une commission militaire, etc. Par divers recoupements et dénombrements, les historiens estiment que le nombre de ces victimes ne devrait pas dépasser 50.000 personnes. Il serait déplacé de relativiser les dimensions de cette saignée humaine par des comparaisons anachroniques avec des formes de violence massive particulière au XXe siècle (guerres mondiales, génocide perpétré par l’Etat hitlérien, etc.). Par contre, face au nombre des suspects enfermés pendant la Terreur, le chiffre des exécutions est relativement bas. En l’absence de tout registre central des personnes enfermées, on peut estimer en effet qu’environ cinq cent à sept cent mille, voire un million d’individus, ont été arrêtés comme « suspects » par les autorités révolutionnaires. Dans une population nationale s’élevant à près de 28 millions, une telle masse de « suspects » concrétise la dimension massive de cette répression politique.
Mais, selon les lois révolutionnaires, qui donc est « suspect » ?
Tout se joue en effet sur la définition légale du « suspect ». Or la loi des suspects permet à vrai dire d’arrêter n’importe qui pour n’importe quoi. Ainsi, la loi incrimine des situations, des actes et des comportements plus ou moins précis : par exemple, avoir un émigré dans sa famille ou entretenir des relations avec des émigrés, ne serait-ce que par lettres. Mais sont également « réputés suspects » tous ceux qui se sont montrés « partisans de la tyrannie et du fédéralisme » et ennemis de la liberté, et cela soit par « leur conduite, soit par leur relation, soit par leurs propos et leurs écrits ». « Suspects » aussi tous les ci-devants nobles et leurs familles qui « n’ont pas constamment manifesté leur attachement à la République ». De même est suspect celui à qui a été refusé le certificat de civisme. Or, l’octroi de ce document par un comité révolutionnaire local est aussi arbitraire qu’est arbitraire le refus de délivrer ce document. On le refuse, notamment, parce que l’on est suspect, et on est « réputé suspect » car on ne l’a pas obtenu : la boucle de l’arbitraire est ainsi bouclée.
Comment finalement se distingue un suspect ? Quels sont, pour ainsi dire, les signes extérieurs qui signalent l’individu suspect ? En fait le suspect hante l’imaginaire politique des révolutionnaires. Fustigeant les « ennemis du peuple », exigeant que l’Etat « pressure les traîtres », Saint-Just dira le 10 octobre 1793 que le « suspect » se reconnaît, non seulement dans celui qui s’est opposé à la Révolution, mais aussi dans celui qui « est passif dans la République ». La seule passivité politique suffit pour signaler l’ennemi que l’Etat doit surveiller et exclure par des « lois révolutionnaires ». Le suspect est un individu mis au ban de la Nation au nom de laquelle le gouvernement révolutionnaire exerce la Terreur nécessaire à neutraliser les ennemis politiques, voire à les éliminer physiquement. La nature de cette peur qui se niche dans le projet terroriste est donc à la fois préventive et punitive. Le dévergondage de l’imaginaire punitif auquel poussait la politique de l’exclusion ressort d’une manière brutale dans le discours et le langage terroristes. Ainsi, apprenant la capitulation de Toulon devant les Anglais (le 27 août 1793), la Convention, dans son adresse solennelle du 6 décembre 1793, appelle à la « vengeance inexorable » et proclame que les Toulonnais « ne sont plus des Français, ne sont plus des hommes, que les lâches habitants de Toulon, l’horreur et la honte de la terre, disparaissent enfin du sol des hommes libres ». Un autre exemple : le 7 septembre 1793, le conventionnel André Dumont, commissaire dans le département de la Somme, informe la Convention qu’il a arrêté soixante-quatre prêtres insermentés (ayant refusé la Constitution civile du clergé), qu’il les a fait traverser la ville, « liés deux à deux », avant de les enfermer dans une prison : « Les cris de Vive la République retentissaient dans les airs à côté de ce troupeau de bêtes noires. Indiquez-moi la destination que je dois donner à ces cinq dizaines d’animaux que j’ai fait exposer à la risée publique ». Les « traîtres » et les ennemis sont donc exclus du genre humain, ce sont des « sous-hommes », des « bêtes ». La rhétorique de l’exclusion atteint ainsi son paroxysme, et la surenchère de la violence verbale laisse présager la brutalité de la répression.
Peur préventive, neutralisation politique : l’objectif de la Terreur émerge clairement de ce spectacle de l’humiliation publique des prêtres réfractaires mis au ban de la Nation. Différent de celui qui entoure la guillotine, ce rituel punitif construit sur le cortège des prisonniers ou symbolisé par l’inscription « repaire de suspects » mise sur un château transformé en maison d’arrêt, veut produire l’exclusion définitive des ennemis politiques.
Peut-on connaître la peur qui tenaillait les individus réputés suspects ou arrêtés pour cela ?
Si on lit les mémoires des prisons, on voit très bien que les suspects arrêtés sont hantés par deux menaces qui les épouvantent. D’une part, une peur aiguë devant l’idée d’être convoqués devant le Tribunal révolutionnaire. A cette crainte de la violence légale concrétisée par la guillotine s’ajoute la terreur devant un éventuel retour des massacres organisés « spontanément » par des apprentis septembriseurs. Prenant maintes formes d’expression, cette double peur polarise radicalement l’imaginaire des prisonniers, dont la crainte est d’ailleurs fondée. Ainsi, lors de la séance du 5 septembre 1793 où la Terreur a été « mise à l’ordre du jour », le conventionnel Drouet (ce maître de poste qui à Varennes reconnut Louis XVI en fuite) propose à la barre que la Convention déclare que « si la liberté était en péril », les « traîtres » seront « massacrés impitoyablement ». « Soyons brigands pour le bonheur du peuple », s’exclame-t-il. Conscients que Drouet par son excès donne crédit à la propagande contre-révolutionnaire, d’autres conventionnels répondent que les « révolutions ne se font pas pour le crime, mais pour la vertu », et c’est au nom de la justice que les « têtes des hommes criminels doivent tomber sur l’échafaud ». Robespierre, quelques mois plus tard, tranchera le dilemme, vertu ou Terreur, par une sorte de formule synthétique : « Le ressort du gouvernement populaire en révolution » est à la fois la vertu et la Terreur. La vertu, sans laquelle la Terreur est fausse, la Terreur sans laquelle la vertu est impuissante ». Ainsi la peur serait réservée aux ennemis de la Révolution. A peine un mois après le 9 Thermidor, en analysant le « système de la Terreur », on trouve cette formule extraordinaire par sa densité : le pays a été divisé « en deux classes : celle qui fait peur et celle qui a peur » (Talien).
Générer la vertu par la peur : un tel projet semble éducatif. Faut-il alors évoquer une sorte de « pédagogie de la Terreur » nécessaire à imposer la vertu ?
Il est difficile de retenir le concept de « pédagogie de la Terreur ». D’abord il s’agirait de savoir : une pédagogie à l’égard de qui ? Des opposants ? Non, car la Terreur ne vise pas à transformer les contre-révolutionnaires en bons patriotes, mais, dans le meilleur des cas, cherche à les neutraliser, voire à les punir. On pourrait éventuellement parler d’une forme de pédagogie par la peur et la violence, par rapport aux paysans dont se chargent les armées révolutionnaires qui représentent un des instruments de la Terreur. Il ne faut pas oublier à ce propos que la Terreur était également conçue comme réponse au problème classique de l’économie de l’Ancien Régime, celui des subsistances, aggravé encore par la guerre et la crise des assignats. Mise sur pied le 9 septembre 1793, suivie par la taxation autoritaire des denrées (loi sur le Maximum général du 29 septembre 1793), les armées révolutionnaires composées de sans-culottes ont pour objectif d’assurer le ravitaillement de Paris et d’autres grandes villes, notamment en ce qui concerne les céréales. Or la réquisition des denrées se redouble d’une forme de pédagogie radicale assumée par l’armée révolutionnaire qui doit prêcher la « bonne parole » patriotique à travers les terroirs. L’imagerie révolutionnaire a fixé les traits caricaturaux du sans-culotte, soldat de l’armée révolutionnaire, volontiers bonhomme, la face ornée de grosses moustaches, tramant derrière lui un imposant sabre, et convertissant les paysans aux valeurs républicaines. Pratiquement, de petits groupes de sans-culotte parisiens débarquent dans les bourgades et les campagnes, recherchent du blé et imposent sa vente selon le « maximum » ; la propagande se contente trop souvent d’actes de déchristianisation, notamment de pratiques iconoclastes dans les églises, défiguration des statues, etc.
Si la Terreur ne représente pas une forme de pédagogie sociale, ne veut-elle pas tout de même rassembler l’opinion et les masses derrière un consensus politique nécessaire à concrétiser le projet révolutionnaire ?
La réponse est plus complexe que la question. Avec la proclamation de la « Terreur à l’ordre du jour » en automne 1793, la Terreur est aussi une réponse politique à une pression sociale venue d’en bas. Face aux défaites militaires, face à la Vendée, face à la crise des subsistances, face à la revendication des militants sans-culottes qui exigent l’arrestation des suspects et la punition des responsables du « complot de famine ». Cette consigne est d’ailleurs révélatrice du fonctionnement des fantasmes révolutionnaires, largement attachés à ceux de l’Ancien Régime. En effet, le mythe du « complot des affameurs », renforcé d’ailleurs par la bonne récolte de l’été 1793, appartient à un imaginaire social archaïque qui joue un rôle massif dans le déclenchement des peurs collectives durant la Révolution. Le Terreur exprime une volonté politique de canaliser les désirs de violence et la volonté punitive des foules révolutionnaires. Mais au-delà de cette recherche de contrôle des violences populaires, une fois mise en marche, la Terreur est un système politique qui va fonctionner d’une manière autonome, qui s’alimente toute seule, quelques soient les circonstances extérieures. La modernité radicale de la Terreur se trouve certainement dans ce détachement politique avec la société. Au moment où la Vendée est vaincue, lorsque le danger militaire a disparu sur les frontières, lorsque presque rien ne bouge dans le pays paralysé par l’empire efficace de la peur, la Terreur continue de fonctionner grâce à ses mécanismes et à son personnel. En fait, les hommes qui mettent en œuvre la Terreur sont rapidement pris dans un engrenage qui légitime le terrorisme de l’Etat. Cet engrenage terroriste a été raillé par une célèbre caricature anglaise qui montre sous des traits cruels Robespierre mettant sa tête dans la lucarne de la guillotine et activant lui-même la « machine » après avoir fait guillotiner toute la France. Or une dynamique de la Terreur existe. Car en frappant les diverses opposition politiques, Girondins dès juin 1793, hébertistes et dantonistes au printemps 1794, la dictature jacobine et montagnarde montre aux acteurs politiques que personne a priori ne peut prétendre échapper à l’action punitive du pouvoir. L’instance décisive et incontestable de la vie politique, voire de la vie tout court, devient celle qui détient le monopole de statuer qui est « ennemi », actif ou passif.
Cela dit, la peur que l’on fabrique et que l’on croit gérer, a nécessairement des effets pervers. Distillant la peur à l’intérieur même du personnel révolutionnaire, notamment dans les sections parisiennes et la Commune de Paris, ce mécanisme de la répression vise à neutraliser toute vélléité politique de résistance. En fait, au cœur de la Terreur, personne n’est hors de soupçon. Autrement dit, contrairement au mot de Tallien qui voyait une France divisée entre ceux qui « ont peur » ceux qui « font peur », la Terreur repose sur une dynamique plus complexe. Le personnel terroriste « fait peur », car il a lui-même peur, parce qu’il vit dans la crainte d’être soupçonné ou dénoncé. Dans l’imaginaire politique de la Terreur, celui qui « fait peur » légitime en fait la répression qui peut s’abattre sur lui-même. Brandie sans cesse, la menace des « suspects » et des complots conduit à généraliser la peur dont s’alimente la Terreur, mais à laquelle finalement personne n’échappe. Dans la nuit du 9 au 10 Thermidor, le fantasme du complot contre-révolutionnaire, diffusée par une rumeur fabriquée de toute pièce par ceux qui ne savent pas encore qu’ils sont en train de devenir des thermidoriens, se retourne contre Robespierre et ses acolytes. Dénoncé comme ennemi de la Révolution et comme tyran, Robespierre est frappé de l’exclusion absolue : d’abord celle de la mise hors la loi, ensuite celle de la mise à mort.
En 1989, dans Comment sortir de la Terreur, vous affirmez que le « silence gardé sur les réalités de la Terreur était un des éléments du “système” lui même. Plus exactement sous la Terreur, la parole était monopolisée par le discours terroriste, par sa rhétorique, ses symboles et son idéologie ». La langue de bois signale-t-elle le succès absolu de la « terreur révolutionnaire » ? Ou alors, corollaire du mutisme, la langue de bois manifeste-t-elle une culpabilité particulière face à la violence d’Etat légitimée par le pouvoir révolutionnaire ? Existe-t-il alors une relation immédiate entre le discours produit sur la Terreur et son organisation implicite ?
En effet, le monopole du discours politique sur la Terreur est un élément constitutif du système. Nous avons évoqué jusqu’à maintenant le discours de la Terreur qui est un discours sur la peur. Mais l’autre face du discours de la Terreur est fait de l’exaltation de la Révolution et de la vertu. Toute une langue de bois, c’est-à-dire un ensemble de formules stéréotypées, se met en place à travers une rhétorique révolutionnaire de plus en plus usée et qui la diffuse. Cette langue de bois s’« organise » d’ailleurs à travers les allégories et les symboles révolutionnaires. Pensons, par exemple à toutes ces « montagnes » qui s’élèvent sur la plaine de la Beaune comme le dira plus tard l’abbé Grégoire. L’exaltation de la Montagne n’est d’ailleurs pas sans connotations religieuses : on trouve même des textes qui comparent la Montagne à un « nouveau Sinaï ». Or ce discours sur la Terreur qui exalte la violence révolutionnaire et le pouvoir qui manie cette violence occultent en fait les réalités concrètes de la Terreur, son cortège de victimes et de peurs. On peut discerner ici une sorte de jeu de miroirs entre la Terreur et le discours du pouvoir. Après Thermidor, les « souvenirs de prison » qui décrivent les conditions infectes de détention (promiscuité, odeurs fétides, nourriture pourrie, insalubrité, etc.) deviennent un genre littéraire nouveau dans la production littéraire de la Révolution. Ainsi, P.J.B. Nougaret publie en l’an V (juin 1797) quatre volumes d’Histoire des prisons de Paris et des départements. Nous disposons ainsi d’un discours collectif qui décrit la Terreur dans ses réalités concrètes, notamment l’angoisse des convocations devant le Tribunal révolutionnaire, la peur des mouchards, l’attente de la mort inexorable, l’épouvante de la guillotine. Par contre, le discours terroriste sur la Terreur évacue totalement le concret quotidien de la Terreur et reste du côté des périphrases symboliques. Par exemple, l’« inébranlable Montagne qui purge le sol de la France des êtres indignes ». « Purger » est évidemment un terme abstrait, éloigné de toute finalité de mort. Or ce discours de la Terreur occulte pratiquement toute violence réelle. Un rapport annonce à la Convention les noyades de Nantes en ne les nommant pas, mais en exaltant la Loire, ce « torrent révolutionnaire » qui emporte les ennemis. A l’intérieur même du discours révolutionnaire, nous voyons cohabiter le monopole du discours vertueux sur la Terreur et la peur de ceux qui peuvent se retrouver du côté des exclus.
Si l’on replace le dossier de la Terreur dans celui de l’émergence de l’État démocratique, quel est alors le sens de son héritage politique ? Devrait-on penser que l’aspect moderne de la Terreur serait de rendre possible une forme précoce de totalitarisme ?
A ce propos soyons prudents. Au XXe siècle, en parlant de la Terreur et de ses mécanismes coercitifs, on généralise facilement, et on pense notamment à la genèse du système totalitaire de type hitlérien ou stalinien. Il me semble anachronique de vouloir projeter les mécanismes du pouvoir totalitaire sur la période terroriste de la Révolution française. Liés aux grandes crises démocratiques du XXe siècle, tournés contre les valeurs politiques et morales issues précisément de la Révolution, les systèmes totalitaires sont historiquement datés. On a vu que nous trouvons depuis toujours des liens entre violence et pouvoir politique. De tels rapports existaient bien avant la Terreur, ils ont fonctionné d’une manière particulière pendant celle-ci, ils existeront bien après Thermidor. Soit dans sa variante nazie, soit dans sa variante stalinienne, le système totalitaire qui repose certes largement sur l’usage politique de la peur, demande un examen spécifique, car il met en œuvre des mécanismes politiques inexistants à la fin du XVIIIe siècle, et il parasite notamment sur la crise de la démocratie dans les deuxième et troisième décennies de notre siècle.
D’autre part il existe un interminable débat sur la spécificité de la Terreur. La Terreur est-elle une partie intégrante de la Révolution ou, au contraire, est-elle extérieure aux principes et aux valeurs de la Révolution ? Je me méfierais surtout de toute explication simpliste et sommaire. Certes, la Révolution est un bloc, pour paraphraser Clemenceau, et la Terreur prolonge et pousse à l’extrême certaines tendances particulières à la culture politique de la Révolution. Mais, du coup, elle devient une impasse à la fois politique et culturelle. Si la Terreur prend fin le 9 Thermidor avec la chute de Robespierre, c’est aussi parce qu’elle débouche sur une impasse politique. Inscrite dans le processus révolutionnaire, la Terreur est un échec politique qui montre aussi les limites de la radicalisation extrême du projet révolutionnaire. Après Thermidor, la « réaction » contre la Terreur – Benjamin Constant sera l’un des premiers à penser Thermidor en ces termes – est bien une réaction au sens premier du mot, c’est-à-dire aussi un contre-coup aux exactions terroristes. Un des grands problèmes qui va se poser le lendemain du 9 Thermidor, qui va dominer toute la période du Directoire, est de savoir comment éviter la réapparition de la Terreur. Certes, les thermidoriens (au sens large du terme, y compris le Directoire) exploitent souvent sans vergogne l’épouvantail du retour de la Terreur à leurs propres fins politiques. Cela dit, le projet de revenir à la Terreur, à la réutiliser, existait réellement. A ce propos, la « conspiration pour l’égalité » de Babeuf en 1796 est caractéristique, notamment en raison de sa volonté de prendre revanche sur les revanchards thermidoriens. Evidemment, la conspiration de Babeuf ne se limite pas au projet de faire revenir la Terreur. Il serait superflu et trop long d’évoquer ici l’utopie égalisatrice dont elle se nourrit. Cela dit, les mesures de dictature révolutionnaire, qui devaient assurer pendant une période provisoire – mais non déterminée – cette utopie ne laissent aucun doute : la Terreur y est de retour.
Robespierre renversé, les peurs de la Terreur ne vont-elles pas permettre finalement de mettre en garde contre le retour de la violence politique ?
Sur un plan général, après Thermidor, émerge la conscience politique que la Révolution n’est plus réductible aux Lumières, promesses du bonheur. On dirait qu’avec la sortie de la Terreur, la Révolution gagne en histoire et son discours en historicité. En effet, le discours révolutionnaire postérieur à la Terreur doit à la fois frapper de l’oubli l’épisode terroriste, l’exorciser en quelque sorte, renier le fait qu’il fait partie intégrante de la Révolution. Mais d’autre part, comme il s’agit de prévenir le retour de la Terreur, celle-ci devient aussi un enjeu capital de la mémoire collective afin que la Nation n’oublie pas le cortège des peurs et des violences. Entre oubli et souvenir : telles sont les ambiguïtés du discours post-thermidorien qui doit à la fois assumer le moment terroriste et en prévenir la résurrection.