Peur de personne
“Celui qui commence à se rendre étranger à lui-même ne tarde pas à s’oublier tout-à-fait”.
Emile
“J’entre avec une secrète horreur dans ce vaste désert du monde”, écrit Saint-Preux à sa Julie, de Paris où il vient de débarquer. Il pénétrerait aux enfers, ce ne serait pas pire : “Juge si j’ai raison”, conclut-il, la plume encore tremblante des pages effarées qu’il vient de noircir, “juge si j’ai raison de m’effrayer d’une solitude où je ne trouve qu’une vaine apparence de sentiments et de vérité qui change à chaque instant et se détruit elle-même, où je n’apperçois que larves et fantômes qui frapent l’oeil un moment, et disparoissent aussi-tôt qu’on les veut saisir ? Jusqu’ici j’ai vû beaucoup de masques ; quand verrai-je des visages d’hommes ?”1
- “Beaucoup de masques ? Il peut parler ! Comme s’il n’en était pas un lui-même ! s’indignera le Parisien, piqué. Moi, un fantôme ? Comme si nous ne savions pas tous, ici, quel citoyen se cache derrière son voile de fiction. Moi, une larve ? Pareil jugement téméraire de la part de ce couard ne manque pas de sel ! Quoi, on se fait appeler Saint-Preux, ni plus ni moins qu’un fier Croisé sorti du Tasse pour courir sus au Sarrasin et libérer Jérusalem, et l’on n’a pas plutôt mis les pieds dans la Ville-lumière qu’on a peur de son ombre ? On se met à trembler comme un Saint-Antoine au milieu du désert ? Si Monsieur ne supporte pas l’air de Paris, qu’il s’en retourne écouter meugler ses vaches et bêler ses moutons. Il en verra, là-bas, des visages d’hommes”…
Et, ricanant : “personnage de roman, va !”
C’est sévère, mais L’Amant l’a un peu cherché, aussi. Il aurait dû surveiller sa plume : on ne traite pas impunément un Parisien de larve, de fantôme, de masque sans visage. L’animal est rusé, méfions-nous. Mine de rien, il se vengera par quelque perfidie bien dans son style, faites-moi confiance. Même et surtout si notre jeune compatriote avait raison…
- En l’occurence, il a tort, évidemment. Il cherche des sentiments, de la vérité vraie ? Des visages d’hommes à découvert ? Qu’il prenne seulement la peine d’ouvrir les oreilles et les yeux. Force lui sera bien de constater que les Parisiens sont des personnes comme tout le monde – en plus civilisées, naturellement. Toujours polies, souriantes, simples. Franches comme l’or. Pas comédiennes, ni hypocrites pour un sou. Bref : humaines. Très humaines.
Julie, du reste, sera la première de cet avis. Son ci-devant précepteur en fait trop, dans le genre Grand-guignol. Il n’a pas déballé sa malle, qu’il se mêle de critiquer tout. Et puis d’abord, lui fait-elle remarquer en substance2, on ne dit pas comme ça du mal des gens qui vous accueillent à bras ouverts, qui vous invitent à l’Opéra, dans leurs salons, à la Foire, qui vous y présentent à des gens importants, intéressants, très connus, des barons de ceci, des duchesses de cela, des auteurs à la mode, des philosophes, des archevêques, tout le gratin de la critique : des Professeurs de Faculté, même. Qu’on ne s’étonne pas, ensuite, si ces gens-là s’amusent à vous faire peur, et se moquent de vous en vous voyant trembler comme une feuille au moindre de leurs sourires.
Pauvre Saint-Preux… Au fond, même à vingt ans passés, c’est encore un enfant : “Sors de l’enfance, ami, réveille-toi !”3, lui écrira Milord Edouard, quand il aura dépassé la trentaine. Débarquant à Paris, comment ce grand enfant n’aurait-il pas eu peur des masques ? N’est-ce pas l’auteur de la Julie qui l’affirme lui-même, dans son Emile : “Tous les enfants ont peur des masques”, la première fois qu’on leur en montre ?
Pourquoi peur ? Tout bêtement parce qu’il s’agit d’objets nouveaux, et que “naturellement tous les objets nouveaux intéressent l’homme”4. C’est comme tels que les Parisiens de l’un ou l’autre sexes intéressent notre Amant. Intéressent, au sens fort : l’intérêt qu’il leur porte n’est pas spéculatif. Il est vital. Ces nouveaux objets-là, pour lui, recèlent une menace virtuelle. Ils mettent en jeu son être, son identité mêmes. En voyant grimacer aimablement tel ou tel de ces visages, une angoisse le saisit : que me veut-il, celui-là, à me faire cette tête ? Que sais-je de ses intentions, de ses désirs à mon égard ? Il me traite en enfant, me caresse, mais n’est-ce pas pour m’étouffer ? Quel parti prendre ? Celui d’en rire ou d’en pleurer ? D’attendre voir qui se larvait sous ce fantôme ou de n’hésiter pas à lui baiser les mains – en supposant qu’il ait des mains ? Eclaire-moi, ô mon amour : baiserai-je, Julie ? Ou si je ne ferais pas mieux, par prudence, d’enfourcher le premier palefroi venu pour retourner, dare-dare, me réfugier dans ton giron ?
Tel est l’homme, chétive créature : “Il se sent si faible qu’il craint tout ce qu’il ne connoit pas.” Alors qu’on pense ! Si à vingt ans un Saint-Preux tremble encore en entrant dans le monde, que sera-ce d’un nouveau-né, au moment où il sort du ventre de sa mère ?
Lumières naturelles
D’autant qu’il ouvrira les yeux très tôt. Buffon : “La plupart des animaux ont encore les yeux fermés pendant quelques jours après leur naissance : l’enfant les ouvre aussitôt qu’il est né”. Certes, “ternes et fixes”, ces yeux ne vous regardent pas encore. “On n’y voit pas ce brillant qu’ils auront dans la suite, ni le mouvement qui accompagne la vision. Cependant la lumière qui les frappe semble faire impression.”5 Quelle impression ? Mauvaise apparemment, selon Rousseau, puisqu’“en naissant un enfant crié” (261). Quoi de plus naturel ? A peine vient-il d’ouvrir ses petits yeux à la lumière, que cette lumière les lui blesse. Comment ne crierait-il pas ? Il était si bien dans sa nuit.
Tant pis, c’est comme ça : Post Tenebras Lux ! Il faut s’attendre à tout, en entrant dans la vie. Et d’abord à voir, sans s’en effaroucher, les mêmes choses changer brusquement de face, soit qu’elles vous apparaissent dans une autre lumière, ou dans la même lumière, sous une autre figure. Ce qui suppose qu’on se soit habitué d’abord à supporter, quelque supplice qu’elle vous inflige à première vue, la lumière qui les éclaire.
Cette habitude, les nouveaux-nés la prennent vite. Dès les premiers jours, ils semblent sentir obscurément que cette lumière les regarde. Et non seulement ils ne tardent pas à s’y (et s’en) accommoder6, mais on dirait qu’ils y prennent goût. La preuve : leurs yeux “se portent toujours du côté le plus éclairé de l’endroit qu’ils habitent”, observe Buffon7. Rousseau confirme : “on voit leurs yeux se tourner sans cesse vers la lumière” (282).
Excellent exercice. On ne le répétera jamais assez : “l’éducation de l’homme commence à sa naissance ; avant que de parler, avant que d’entendre, il s’instruit déjà. L’expérience prévient les leçons” (281). Or la première expérience n’est-elle pas celle à laquelle nous voyons se livrer tout naturellement un enfant nouveau-né, quand il tourne ses yeux vers la lumière ? Philosophe sans le savoir, ne nous signifie-t-il pas par là qu’il ne demande qu’à être éclairé par la seule lumière naturelle, qui vaut mieux que les plus savants discours ?
Encore faut-il l’y exposer dans des conditions telles que cette accoutumance ne se change pas en mauvaise habitude. Si la lumière leur vient toujours du même côté, dit Buffon, donc si “il n’y a que l’un de leurs yeux qui puisse s’y fixer, l’autre, n’étant pas exercé, n’acquerra pas autant de force”. Et vous aurez un enfant louche. “Pour prévenir cet inconvénient, il faut placer le berceau de façon qu’il soit éclairé par les pieds, soit que la lumière vienne d’une fenêtre ou d’un flambeau”8. Même conseil chez Rousseau9 : “On doit avoir soin de leur opposer le visage au jour, de peur qu’ils ne deviennent louches ou ne s’accoutument à regarder de travers” (282). Peur d’autant plus légitime, chez un éducateur soucieux d’aguerrir l’enfant aux aléas de sa vie d’adulte, qu’un sujet accoutumé dès le berceau à tout voir de travers, ou en louchant, aura bien de la peine, adulte, à regarder les choses en face et simplement. Voulez-vous faire de votre petit garçon un de ces germanopratins à qui la vue d’une banale racine d’arbre suffira à donner la nausée, des angoisses ? Non. En tous cas, ce n’est pas précisément à ce genre d’existentialisme-là qu’Emile sera formé par son sage gouverneur. Au contraire. Né et élevé loin des villes, il apprendra à porter sur ce qui l’environne le regard droit, sauvage et sans complexe d’un naturaliste en herbe…
Objets
Dès qu’il sera capable, bien sûr, d’y distinguer des objets. Car les nourrissons “ont besoin de beaucoup de temps pour se former peu à peu les sensations représentatives qui leur montrent les objets hors d’eux-mêmes” (282). A commencer par le sein, dont un Emile aura plein la vue chaque fois qu’il en aura plein la bouche. Lorsqu’il commencera à percevoir ce sein comme extérieur à lui, c’est gros comme une montagne qu’il le verra se profiler dans la lumière, entre deux sommes réparateurs. Avant que de se résoudre à ramener ce sein aux proportions décemment exigibles d’une nourrice (fût-elle de qualité exceptionnelle, comme c’est le cas de la sienne), il lui faudra encore du temps. “On sèvre trop tôt tous les enfants” (292), regrette Rousseau : qu’on leur laisse donc le temps de prendre la mesure de ce premier objet.
Mais attention ! Tout bon objet qu’il soit à leur goût, et justement pour cette raison, ce sein nourricier ne doit pas devenir l’unique objet de leur désir. Qu’ils se réveillent parce qu’ils en ont besoin, et se rendorment une fois ce besoin satisfait, fort bien : rien là que de naturel. Qu’on n’aille pas cependant, montre en main, les réveiller à heures fixes, pour leur mettre automatiquement le sein sous le nez. Outre qu’ils risquent de devenir bigles s’ils ne sont pas déjà louches, “la nourriture et le sommeil, trop exactement mesurés, leur deviennent nécessaires au bout des mêmes intervalles ; et bientôt le désir ne vient plus du besoin, mais de l’habitude, ou plutôt l’habitude ajoute un nouveau besoin à celui de la nature : voilà ce qu’il faut prévenir”.
Et prévenir comment ? En les habituant à s’attendre à tout, donc à ne s’habituer à rien : “La seule habitude qu’on doit laisser prendre à l’enfant est de n’en contracter aucune”. Voilà pourquoi, “dès que l’enfant commence à distinguer les objets, il importe de mettre du choix dans ceux qu’on lui montre” (282). Du choix, entendez : de la variété. Mais une variété choisie. Or, que choisit-on de montrer d’ordinaire, aux nourrissons bien nés ? “Des grelots d’argent, d’or, du corail, des cristaux à facettes, des hochets de tout prix et de toute espèce : que d’apprêts inutiles et pernicieux !” (292).
Le sauvageon
Rien de tel autour du berceau d’Emile : “Point de grelots, point de hochets. De petites branches d’arbre avec leurs fruits et leurs feuilles, une tête de pavot dans laquelle on entend sonner les graines, un bâton de réglisse qu’il peut sucer et mâcher l’amuseront autant que ces magnifiques colifichets, et n’auront pas l’inconvénient de l’accoutumer au luxe dès la naissance.”
A quoi l’accoutumeront-ils, en revanche ? A vivre la vie du sauvageon10 qu’il est à sa naissance, et doit rester durant son premier âge. Gigotant librement dans un berceau de verdure, il apprendra à y découvrir quoi ? Les faux-semblants d’une civilisation à la dérive ? Non : la mère nature, s’offrant à ses yeux sous les espèces de ces quelques spécimens végétaux, représentatifs de celle dans laquelle errait, heureux et solitaire, sans nul autre souci que de soi-même, l’homme du début du second Discours.
Car qu’on y songe : cette branche d’arbre chargée de fruits, qu’est-ce, sinon un fragment hautement emblématique de cette forêt des origines, vert paradis où il suffisait de tendre le bras pour attraper la pomme, et la croquer innocemment ?
Il est vrai qu’Emile est à l’âge où les pommes, faute de dents, ne se mangent qu’en compote. Qu’à cela ne tienne : en attendant que les dents lui viennent (et pour qu’il s’en fasse d’autres que celles d’un carnassier de luxe, avec ces os à ronger pour gosses de riches que sont l’ivoire ou “la dent de loup” de sinistre augure (292)) il pourra mâchouiller un bout de racine, fruste régal des bons sauvages : ce bâton de réglisse en tient évidemment lieu.
Quant à la tête de pavot dont il entend tintinnabuler gaiement les graines entre ses petits doigts encore gourds, qu’elle est loin des grelots d’argent sonnant et trébuchant aux oreilles prévenues d’un bébé de fermier général ! Qu’elle est différente, même, de cette rose qu’un Condillac passe sous la narine fémissante de sa statue restée jusque là de marbre. Laquelle, ainsi qu’il sied à une jeune personne de qualité aux émois distingués, se sentira odeur de rose, assure le bon abbé.11
Quoiqu’il soit très condillacien par ailleurs, et que, dormant les trois-quart du temps, il semble mener une existence quasi végétative, Emile bébé ne se sentira pas odeur de pavot, au réveil. Si d’ailleurs il devait se sentir odeur de quelque chose, ce serait odeur de fleur bleue, vu son sexe, et de fleur bleue sauvage, vu son état. Mais à la vérité, il ne se sentira odeur de rien du tout. Et ceci pour la bonne raison que, à la différence de ce qui se passe dans le cas des statues qu’on anime, “l’odorat est de tous les sens celui qui se développe le plus tard dans les enfants ; jusqu’à l’âge de deux ou trois ans il ne parait pas qu’ils soient sensibles ni aux bonnes ni aux mauvaises odeurs.” (284) Comment Emile se sentirait-il odeur de rose, de myosotis ou de pervenche, à l’âge où il est encore tout à fait insensible à cette sauvage odeur de ne-m’oubliez-pas que d’impérieux besoins le poussent à dégager au nez toujours en alerte de son gouverneur ?
Sans s’attarder à spéculer sur ces matières, on avisera : un bain s’impose. Glacé, naturellement. Egarées par d’imbéciles Diafoirus, des mères se récrieront. Elles feraient mieux de réviser leur mythologie, et de prendre exemple sur Thétis, mère d’Achille.12 Ce n’est pas avec des bains chauds qu’elles auront chance, plus tard, de voir leur nourrisson devenir un petit gars aussi vaillant et dur au mal qu’un héros d’Homère. Ce que sera le jeune Emile, lui, avant même de savoir marcher sur ses quatre pattes. Car là aussi son éducation commencera très tôt. Mais n’anticipons pas. La guerre de Troie – la guerre tout court – ce sera pour un peu plus tard, quand tout aura fini de “commencer à changer de face”, pour parler comme dans le Discours sur l’Origine de l’Inégalité parmi les hommes, dont le sage gouverneur est évidemment pénétré.
Pour le moment, Emile est un sauvageon. Avant de découvrir les mâles beautés du père Homère, il convient qu’il ait appris à lire couramment dans le grand livre de la Nature, en commençant par ce B-A-BA que constitue le paisible environnement végétal au milieu duquel son gouverneur a choisi de le faire pousser, sans mot dire – son principe pédagogique premier étant, rappelons-le, de laisser toujours parler les choses avant lui. Pas n’importe quelles choses, on l’a vu. Ni dans n’importe quel ordre : les sensations d’un nourrisson “étant le premier matériau de ses connaissances, les lui offrir dans un ordre convenable, c’est préparer sa mémoire à les fournir un jour dans le même ordre à son entendement” (284).
Tirésias
Jusqu’à présent, donc, la leçon de choses en est restée au niveau d’une botanique élémentaire, genre “découverte des plantes de la forêt”. Mais la forêt des origines, c’est tout un monde. Notre petit sauvage y fera des rencontres. Lesquelles ? De ses semblables ?
Non, il est trop tôt. On s’étonnera : mais cette nourrice, ce gouverneur omniprésents autour de lui ? Précisément : Emile, à quelques jours, n’a nulle possibilité encore de reconnaître en eux des alter ego, des semblables. Réduits chacun à l’organe propre à leur fonction (cette source de vie qu’est la mammelle de l’une, cet astre au ciel du petit lit qu’est l’oeil toujours ouvert de l’autre) ils font si bien partie du paysage qu’ils s’y confondent. L’idéal, pour Rousseau, serait même que toute différence entre les deux soit neutralisée, qu’Emile n’ait pas l’idée qu’une Mère est là derrière, chaque fois qu’il tète le sein, ni que c’est un regard de Père qu’il aperçoit dardé sur lui, là-haut, au-dessus des branchages, chaque fois qu’il le réclame. Car il sera tenté de faire un choix, et l’on sait à quelles tragiques extrémités peut conduire ce genre de choix, pour un petit garçon non préparé, entre “son père et sa mère, ou à défaut sa nourrice et son gouverneur” (274).
Aussi, à la limite, “est-ce déjà trop de l’un des deux”. Pour bien faire il faudrait à Emile une nourrice portant barbe – ou mieux encore : un gouverneur à mammelles. Mais ce serait trop exiger d’un mortel à qui Rousseau sait bien qu’il demande déjà quasiment l’impossible, en le chargeant d’éduquer son Emile : “Ce rare mortel est-il introuvable ? Je l’ignore. En ces temps d’avilissement, qui sait à quel point de vertu peut atteindre encore une âme humaine ?” (263) Une chose est sûre : à quelque point de vertu qu’il atteigne, quelque profond savoir qu’il possède sur cette nuit des temps d’où sort l’enfant et sur le destin lumineux qui l’attend, le gouverneur d’Emile ne saurait prétendre être un Tirésias à cent pour cent. Nul n’est parfait en ce bas monde. Même à un aussi rare mortel, il manquera toujours ce petit quelque chose qui fait le partage des femmes : des mammelles.
Telle est la loi de la nature. Rousseau l’admet. Comme à regret, mais il l’admet : “Ce partage est inévitable. Tout ce qu’on peut faire pour y remédier” – afin qu’Emile n’en pâtisse pas – “est que les personnes des deux sexes qui le gouvernent soient si bien d’accord sur son compte que les deux ne soient qu’un pour lui” (274), qu’elles constituent un seul et même Autre, avatar du Deus sive Natura spinozien, à la loi duquel le sauvageon obéira sans savoir, ainsi qu’obéissait à celle de Dieu – ou si l’on veut, de la Nature – l’homme primitif quand, seul, “sans guerre, et sans liaisons, sans nul besoin de ses semblables, comme sans désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître un individuellement”13, il errait dans la forêt des origines, encore indemne de la cognée.
Le carnaval des animaux
Cela dit, toute vierge encore qu’elle soit de présence proprement humaine, la jungle reconstituée d’Emile n’en est pas moins peuplée. Il y a des bêtes. Des vraies. Pas en peluche : vivantes.
Quelle espèce de bêtes ? Des singes ? des perroquets ? Non. Déjà un peu humaines, trop humaines, ces bêtes-là. Et puis, pourquoi aller chercher midi à quatorze heures, quand on a une araignée, là, dans le plafond, à portée de main ? Et même plusieurs. Car il va de soi que le gouverneur disposera de tout un bataillon d’araignées, filant tranquillement leur toile au plafond de la chambre rustique qu’il a élue pour domicile à son Emile.
Le lecteur frémira : des araignées dans le plafond ? Et la nourrice acceptera sans protester ? “Ne raisonnez point avec les nourrices. Ordonnez”, répond Rousseau (279). Ordre aura donc été donné à celle-ci de fiche la paix aux araignées. – Mais son lait va lui tourner dans le sein, la pauvre fille, de frayeur ! – Taratata : “Je n’ai jamais vu de paysans, ni homme ni femme ni enfant, avoir peur des araignées”, a beau jeu de rétorquer notre auteur14 à ces pleutres qui, “élevés dans des maisons propres où l’on ne souffre point d’araignées, ont peur des araignées” au point d’en avoir contracté une phobie chronique (car “cette peur leur demeure souvent étant grands” (282-83)).
C’est si facile à prévenir, pourtant ! Qu’un bébé en ait peur, la première fois qu’il en voit une, d’accord : “Il se sent si faible qu’il craint tout ce qu’il ne connaît pas”. Mais “l’habitude de voir des objets nouveaux détruit cette crainte”, à condition d’agir tôt : “Pourquoi donc l’éducation d’un enfant ne commencerait-elle pas avant qu’il parle et qu’il entende, puisque le seul choix des objets qu’on lui présente est propre à le rendre timide ou courageux ?” (283)
J’imagine par conséquent qu’un beau matin, au réveil, Emile aura la surprise d’apercevoir, filant sa toile dans la ramure plantée au pied de son berceau, une araignée. Ce matin là, chagrin : il aura peur de cet objet nouveau. Lorsqu’à midi, il en découvrira une autre, que son gouverneur aura soin de tenir par une patte à la distance raisonnable de quelque pouces (pour éviter un trop grand choc), le bébé aura sans doute encore un peu peur. Mais, à la tétée du soir, espoir : le sage gouverneur constatera que celle qu’il aura lâchée soudain sur la gorge de la nourrice ne fera plus ni chaud ni froid à son petit élève.
Et voilà. Le tour est joué : pas le moindre chagrin sur la frimousse du nourrisson, lorsque, le lendemain matin, il s’éveillera avec une araignée sur le bout de son nez.
La stratégie de l’araignée
Je sais : j’en rajoute, j’en fais dire à Rousseau beaucoup plus qu’il ne dit dans le texte, je le travestis à ma mode, grognera le lecteur, pas content.
Mais quoi ! A vouloir s’attacher dévotement à la lettre du texte, ne court-on pas le risque d’en perdre l’esprit, ce qui serait autrement plus grave ? Au reste, Rousseau lui-même attend de son lecteur qu’il y mette du sien. Combien de fois, après avoir donné un exemple de ces jeux pédagogiques où sa leçon est mise en acte, ne vous interpelle-t-il pas en ces termes : “En voila bien assez, trop peut-être pour faire entendre l’esprit de ces sortes de jeux. S’il faut tout vous dire, ne me lisez point.” (386)
Or que lisons-nous ici ? Que pour qu’Emile devienne un petit garçon courageux, “je veux qu’on l’habitue à voir des animaux laids, dégoûtants, bizarres, mais peu-à-peu, de loin, jusqu’à ce qu’il y soit accoutumé, et qu’à force de les voir manier à d’autres il les manie enfin lui-même.” (283)
Avec cette araignée, que fais-je d’autre qu’appliquer la règle ? Loin de défigurer Rousseau, ne montré-je pas au contraire que ses idées sur l’éducation (qu’avec la modestie qu’on lui connaît il qualifie de “rêveries d’un visionnaire”15 ) sont parfaitement réalisables ?
Naturellement, on ne s’en tiendra pas aux araignées. Le jour suivant on répétera l’opération avec un nouvel animal, familier lui aussi de toute maison rustique qui se respecte, et que le gouverneur aura laissé croître et multiplier en paix, sachant quel précieux auxiliaire pédagogique il serait, le moment venu. Un cafard, mettons. Cafard vous-même ! s’indignera mon dévôt de la lettre, arguant qu’à la différence de l’araignée, nul cafard n’apparaît noir sur blanc, dans le texte. Et après ? Ne s’agit-il pas là d’un animal suffisamment laid, dégoûtant, bizarre ?
Mais bon : écrasons le cafard, et faisons taire la critique. A la place du cafard, prenons un rat. – Doux Jésus ! Un rat ! – Un rat, naturellement : dans ce logis campagnard, où l’araignée se sent chez elle, on peut raisonnablement s’attendre à trouver quelques rats, non ? – Enfin ! des rats, chez une nourrice ! a-t-on jamais vu ça ? ne manquera pas de glapir l’obsédé de service.
L’homme aux rats
Preuve qu’il connaît bien mal la vie et l’oeuvre de notre auteur. Car ce ne sont pas les rats qui manquaient aux Charmettes, chez Maman. Petit, un jour, en a pris quatre. Et il lui en a même fait tout un poème, à la Maman, de la prise de ces quatre rats16. Un poème ? Méfiez-vous, me dira-t-on : les poètes exagèrent toujours, grossissent les chiffres, enjolivent les choses. Ils font une épopée en vers avec des riens.17 J’en conviens. Aussi ces prétendus quatre rats sont-ils à manier avec la plus extrême prudence. Quand on sait par ailleurs dans quel état d’angoisse ce même dératiseur intrépide se mettra, à Venise, à la seule idée d’en prendre un sur la gorge d’une jolie fille (et encore, il s’agissait d’un rat tout symbolique18), on se dit qu’une enquête approfondie, dans les bibliothèques et aux archives, s’impose. Qu’on se rassure. Elle est en cours.
De toutes façons, c’est d’Emile, pas de Jean-Jacques qu’il s’agit ici. Et Emile au berceau n’aura pas peur de prendre un rat, lui. Non plus que n’importe quelle vilaine bestiole qui pourrait vous tomber sous la main. Après le rat, montrez-lui donc, que sais-je…? Un ver de terre, une limace trouvés dans la salade. Faites lui tripoter la chose. Ou plutôt : laissez ce soin à la nourrice. Car il est temps pour vous deux, qui ne faisiez qu’un jusqu’ici, de commencer à vous partager les rôles.19 Tandis qu’elle lui donnera le sein, ou qu’ils s’amuseront de compagnie avec le ver ou la limace, allez donc faire un tour dans les marais voisins, cherchez sous les pierres sèches, écumez les ruisseaux. Chassez, pêchez, n’épargnez pas votre peine : la santé mentale de votre Emile en dépend : “Si, durant son enfance il a vu sans effroi des crapauds, des serpents, des écrévisses, il verra sans horreur étant grand quelque animal que ce soit. Il n’y a plus d’objets affreux pour qui en voit tous les jours.” (283)
Emile en verra donc quotidiennement. Autour de son berceau, ce sera le carnaval des animaux, toujours nouveaux, toujours plus laids, plus dégoûtants, bizarres. Jusqu’à ce que, la faune locale commençant à s’épuiser, et compte tenu qu’Emile est un sauvage, certes, mais “un sauvage fait pour habiter dans les villes” (484), son sage gouverneur, non content de lâcher les bêtes, devra bien lui montrer… Quoi ? Son premier visage d’homme, enfin ? Non. Son premier loup. – Un loup ? Au fou ! – Un loup, oui. “Je le répète : l’éducation de l’homme commence à sa naissance ; avant que de parler, avant que d’entendre il s’instruit déjà. L’expérience prévient les leçons ; au moment qu’il connoît sa nourrice il a déjà beaucoup appris.” (281) Appris à ne pas hurler d’effroi, en la voyant pénétrer dans son champ de vision avec une araignée, un rat, un crapaud, une couleuvre, une écrévisse dans les mains. Mais il n’a pas appris encore à éclater de rire à son aspect, lorsqu’elle se penchera sur son berceau avec un loup.
L’homme au loup
Un loup sur la figure, s’entend, vu qu’il s’agira d’un loup figurément parlant. N’empêche : puisque “tous les enfants ont peur des masques”, tous auront peur de ce genre de loups-là, la première fois qu’ils en verront. A en croire le savant Furetière, c’était d’ailleurs bien leur fonction, au départ : de faire peur aux petits enfants.20 D’où le nom de ces masques, d’abord portés par des femmes. En velours noir, en carton blanc ou fantaisie, on sait avec quelle rapidité ces loups métaphoriques se sont multipliés et répandus un peu partout sous nos climats, notamment dans certains bals bien parisiens : celui des Incohérents par exemple, où ils sont de rigueur (pour qui n’a pas les moyens, bien sûr, de se payer un travesti complet de Templier, ou de pirogue congolaise21) – et naturellement à Venise, au temps du Carnaval. Les dames, on le sait, s’en couvraient le visage. Les messieurs aussi, y compris celui qui, de tous, fut certainement le moins enclin à se prêter à ce genre de mascarade.22 J’ai nommé notre vertueux concitoyen. Qu’on se souvienne, pourtant : la scène se passait un soir de grand raout, dans le palais de je ne sais quel sénateur : “Tous ceux qui virent entrer ma gondole avec la livrée de T Ambassadeur furent frappés”, racontera l’auteur d’Emile, au livre VII de ses Confessions. Frappé, le Tout-Sérénissime l’eût été à moins : un Ambassadeur en livrée de gondole vénitienne, passe… Mais une gondole vénitienne en travesti d’Ambassadeur de France ! Enfoncé, Goldoni.
Ce n’était rien encore. La grosse surprise fut pour l’instant d’après : “J’entre, je me fais annoncer sous le nom d’una Siora Maschera”. Le sénateur se dit sans doute, in petto : “Son Excellence en Dame masquée ? Mamma mia ! On va rire !” Il déchante vite : “Sitôt que je fus introduit, j’ôte mon masque et je me nomme. Le Sénateur pâlit et reste stupéfait”23. Horreur : ce n’était pas son Excellence !
Il y avait de quoi rester médusé. Non pas tellement de ne point voir paraître, sous le masque, la figure de cette vieille ganache de Montaigu, notre Ambassadeur à l’époque. Mais que son jeune secrétaire jetât ainsi le masque publiquement, pour vous montrer ce qu’est un homme, un vrai !, cela c’était du jamais vu, chez un sénateur vénitien.
Pas plus d’ailleurs que dans quelque autre des derniers salons où l’on causait alors, en Europe. Qu’il soit connu comme le loup blanc pour son hideux sourire de patriarche ou ses faux-airs de bon gros baby philosophe et sceptique, “l’homme du monde est tout entier dans son masque” (515). Parviendrait-on à le lui arracher, que trouverait-on dessous ? Un autre masque. Soit une autre personne. Et sous cette autre ? Une autre encore. Et finalement ?
Personne. Rien. Rien en tous cas qui ait figure humaine : un monstre d’homme, tout pareil “à la statue de Glaucus que le tems, la mer et les orages avoient tellement défigurée, qu’elle ressemblait moins à un Dieu qu’à une Bête féroce”24 – un autre loup, de la pire espèce celui-là : le lupus civilis au coeur velu, à l’âme ténébreuse et aux dents longues, d’autant plus grondeur et prêt à mordre que, devenu le Cerbère de ses propres enfers en même temps que celui de la civilisation dont il est le produit, il a le cou pelé, les chairs à vif à force de tirer sur les chaînes dorées qui l’attachent aux institutions où il a sa niche – où il donne des fêtes, des bals, des leçons magistrales, des audiences, chante des Te Deum, fait des mots, organise des colloques. Bref, où rien ne lui manque apparemment pour être heureux, tant on l’y voit mener joyeuse vie.
Heureux, lui ! Si l’on savait – s’il savait lui-même, amis lecteurs25… Mais il préfère n’en rien savoir : “Nous jugeons trop du bonheur sur les apparences ; nous le supposons où il est le moins ; nous le cherchons où il ne sauroit être : la gaîté n’en est qu’un signe très équivoque. Un homme gai n’est souvent qu’un infortuné, qui cherche à donner le change aux autres, et à s’étourdir lui-même. Ces gens si riants, si ouverts, si sereins dans un cercle, sont presque tous tristes et grondeurs chez eux, et leurs domestiques portent la peine de l’amusement qu’ils donnent à leurs sociétés” (515). Que ces sociétés soient de gens de lettres, galantes ou savantes, peu importe : l’essentiel est de sauver les apparences, d’en jeter plein la vue à tous les autres loups qui vous environnent, et qui feront de même, tous s’avançant masqués pour se saluer les uns les autres avec force courbettes et grands sourires automatiques, chacun félicitant son vis-à-vis de la croix qu’il arbore, de son teint de jeune fille, ou de son dernier livre que personne n’a pas lu, tous se déclarant mutuellement ravis de se revoir ici, sous les lambris dorés de cette galerie de glaces où l’on se sent enfin chez soi, entre gens du même monde.
En ce sens, oui : homo homini lupus. Rousseau, là-dessus, serait bien d’accord avec Hobbes. Et Saint-Preux, après avoir décrit à sa Julie la mascarade d’enfer qu’est la vie parisienne, aurait très bien pu conclure : “Jusqu’ici j’ai vu beaucoup de loups ; quand verrai-je des visages d’hommes?”26
Emile aussi verra beaucoup de loups le jour où, devenu grand garçon, il sortira du paradis boisé de son enfance et s’aventurera sur cet autre théâtre qu’est la jungle des villes, puisqu’il est un sauvage fait pour y habiter, à l’occasion, quand bien même il ne s’y sentirait pas à sa place. Mais il les verra sans effroi, lui.
D’où la question : comment son gouverneur aura-t-il trouvé moyen de le civiliser sans le dénaturer le moins du monde, et fait en sorte qu’il soit capable de survivre au milieu de ces loups, sans être tenté de danser, moins encore de hurler avec eux ?
Un temps pour rire
La méthode est fort simple, et ses résultats garantis, à condition qu’on s’y soit pris, là encore, dès le berceau. Enfin, dès le berceau – entendons-nous : pas avant que le sauvageon ait atteint l’âge canonique de quarante jours.
Pourquoi quarante ? Parce que, à la différence de celle qui vise à inoculer l’enfant contre tout risque de phobie des autres animaux, la cure préventive de la peur du loup ne peut aller sans rire. Or Buffon est formel : un enfant “ne commence à rire qu’au bout de quarante jours : c’est aussi le temps où il commence à pleurer, car auparavant les cris et les gémissements ne sont point accompagnés de larmes.”27 Dans les mois qui suivront, le langage vocal consistera dans cette simple alternance du rire et des pleurs. Rousseau : “Un enfant n’a que deux affections bien marquées, la joie et la douleur ; il rit ou il pleure, les intermédiaires ne sont rien pour lui : sans cesse il passe de l’un de ces mouvements à l’autre.” (516).
Ces mouvements, écrit-il. En effet, “au langage de la voix se joint celui du geste, non moins énergique. Ce geste n’est pas dans les faibles mains des enfants ; il est sur leurs visages”. Pas encore dans leurs yeux, vu que “l’expression des sentiments est dans les regards”, et qu’ils n’ont pas encore de véritables sentiments à exprimer. En revanche, ils éprouvent des sensations de plaisir ou de déplaisir. Et “l’expression des sensations est dans les grimaces”.
Or quelle variété, quelle éloquence naturelle dans les grimaces des nourrissons ! “Il est étonnant combien ces physionomies mal formées ont déjà de l’expression : leurs traits changent d’un instant à l’autre avec une inconcevable rapidité. Vous y voyez le sourire, le désir, l’effroi naître et passer comme autant d’éclairs ; à chaque fois vous croyez voir un autre visage.” (286) Cela s’explique : “Ils ont certainement les muscles de la face plus mobiles que nous” (285) qui, paralysés par les convenances, et redoutant à tout instant de perdre la face, cultivons jusqu’à l’obsession le genre de la maison à laquelle nous appartenons. S’il nous arrive de changer de physionomie, ce n’est jamais que pour changer de masque.28
Il convient donc qu’Emile en soit averti avant qu’il soit trop tard. Il le sera dès le quarantième jour, brave petit bonhomme. Bonhomme, car c’est à partir de ce jour-là aussi que le futur homme perce sous l’animal qu’était jusqu’alors ce sauvageon, sensible, mais sans âme. Propres de l’homme, “le rire et les larmes sont des produits de deux sensations intérieures, qui toutes deux dépendent de l’action de l’âme”, rappelle Buffon. “Toutes deux sont des passions qui supposent des connaissances, des comparaisons et des réflexions”29, donc une lueur d’entendement. Le gouverneur le sait bien, qui, penché sur le berceau d’Emile, “épie avec vigilance la première lueur de son entendement, comme aux approches du premier quartier les musulmans épient l’instant du lever de la luné” (279).
Et le quarantième jour, quand tombe le crépuscule, à l’heure où dans le vaste désert du monde une meute se presse à l’entrée des théâtres – ici pour y frémir d’effroi, en s’y croyant, devant les actions atroces de monstres abominables (des Mahomet, des Phèdre, des Médée, des Oedipe30), ailleurs pour se moquer en choeur du vertueux Alceste31 – le gouverneur est là, dans sa cabane au fond des bois, son matériel à portée de main, toute sa petite troupe, fin prête, assise sur des bancs de bois, attendant le moment d’entrer en scène, quand…
Variante de la cure-type
Lisons :
“Je commence par montrer à Emile un masque d’une figure agréable. Ensuite quelqu’un s’applique devant lui ce masque sur le visage ; je me mets à rire, tout le monde rit, et l’enfant rit comme les autres. Peu à peu je l’accoutume à des masques moins agréables, et enfin à des figures hydeuses. Si j’ai bien ménagé ma gradation, loin de s’effrayer au dernier masque, il en rira comme du prémier. Après cela je ne crains plus qu’on l’effraye avec des masques.” (283)
Il s’agit là, on le constate, d’un simple protocole de cure, comparable au canevas dont disposaient les acteurs de la commedia dell’arte avant de monter sur les trétaux du théâtre de la Foire. Libre à chacun d’improviser à partir de l’esquisse fournie par le dramaturge. En respectant l’intrigue, bien sûr, et sans trahir l’esprit de son personnage : quand on s’est revêtu de l’habit d’Arlequin, on ne se conduit pas avec Polichinelle et Colombine comme si l’on s’était mis en Pantalon : la fantaisie apparemment la plus débridée obéit, en ces matières, à des règles strictes.
Mutatis mutandis, chaque lecteur des lignes précitées (à moins qu’il se cantone dans le rôle de spectateur passif dont l’auteur d’Emile n’a que faire) est invité à s’en faire à la fois le réalisateur et l’interprète : autrement dit à oser jouer son propre jeu sans rien céder sur l’orthodoxie, en proposant une variante de la cure-type32, libre certes, mais suffisamment respectueuse du texte de notre concitoyen pour ne pas risquer de déformer outrageusement la vision si originale qu’il avait de la pédagogie.
Ce qui n’est pas facile, je le confesse sans détours. A quoi, précisément, rêvait Rousseau, en écrivant ces lignes ? Comment, concrètement, eût-il conduit la cure ? J’avoue que je l’ignore. Je ne suis pas Rousseau. Il y a longtemps qu’on me l’a reproché. Mais dépend-il de moi de me donner d’autres yeux, et de m’affecter d’autres idées ? Non. Il dépend de moi de ne point abonder dans mon sens, de ne point croire être seul plus sage que tout le monde ; il dépend de moi, non de changer de sentiment, mais de me défier du mien : voilà tout ce que je puis faire, et ce que je fais.33
Et ce que je continuerai de faire, en disciple exemplaire : donc sans renoncer à la liberté que le Maître non seulement me concède, mais m’enjoint d’exercer. Ne serait-ce que parce que son texte laisse bien des questions ouvertes : quelle figure agréable envisager pour le premier masque ? Qui se l’appliquera devant l’enfant ? Qui seront les rieurs ? Comment ménager la gradation dans le désagréable, qui culmine avec ces figures hydeuses ? Ces dernières ont-elle quelque chose à voir avec Milord Hyde, dont il sera parlé à la fin du livre II ? Quels rapports avec le Dr Jekyll ? etc.
Toutes questions cruciales, à certaines desquelles je ne saurais prétendre apporter de réponse, du moins dans le cadre de cette modeste communication scientifique. A commencer par celle qui porte sur l’identité de ce Je énonçant : Je commence… Qui parle, ici, à la première personne ? Le gouverneur, dira-t-on. Mais cette figure du gouverneur est une fiction de l’auteur d’Emile. Lequel n’est pas sans rapport avec l’auteur des Confessions, qui lui aussi parle en première personne. En conclurai-que le Je qui proclamera : “Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateurs. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de sa nature ; et cet homme ce sera moi. Moi seul” etc., est identique à celui qui énonce ici : “Je commence par montrer à Emile un masque d’une figure agréable” etc.?
L’examen de cette question nous engagerait dans un labyrinthe de problèmes où nous ne nous retrouverions plus. Simplifions les choses et entendons ce Je référant à un sujet supposé savoir auquel le lecteur doit viser à s’identifier, comme on entendrait celui qui, dans le titre alléchant de l’ouvrage de Ginette Mathiot, asserte (à l’adresse de quiconque voudra l’asserter à son tour sans risquer de faire fuir de terreur celui ou celle à qui il entendra le prouver) : Je sais cuisiner.34
Reprenons donc, en suivant les articulations du texte point par point. Je commence :
1. Je commence par montrer à Emile un masque d’une figure agréable.
a) Un masque, soit un objet nouveau, pour mon Emile. Quelle qu’en soit la figure, ce masque provoquera nécessairement chez lui une affection de déplaisir, laquelle se traduira sur son visage par une grimace d’effroi. Quel enfant (à moins qu’on le suppose perverti avant l’âge) ne verrait pas sans horreur se balancer au bout de son cordon cette espèce de tête coupée que – tel un muet du sérail de retour de mission, devant le Grand Seigneur – je lui brandis devant le nez ? Buffon, toujours excellent observateur, note que “dans la peur, la terreur, l’effroi et l’horreur, le front se ride, les sourcils s’élèvent, la paupière s’ouvre autant qu’il est possible ; elle surmonte la prunelle, et laisse paroître une partie du blanc de l’oeil au-dessus de la prunelle, qui est abaissée et un peu cachée par la paupière inférieure ; la bouche est en même temps fort ouverte, les lèvres se retirent et laissent paroître les dents en haut et en bas”35. Mis à part qu’Emile, à quarante jours, ne saurait me montrer les dents, voilà à peu près la grimace que je verrai passer comme un éclair sur son petit visage, à la vue de mon masque. Comme un éclair car,
ce masque offre à ses yeux une figure agréable. Donc déjà vue, bien connue. Or quelle figure Emile connaît-il mieux, à un mois et dix jours, que celle – non de sa mère, symboliquement mise à mort par Rousseau dès la naissance36 – mais de sa nourrice, dont la douce image est associée dans son petit coeur à tant de succulents festins ?
Mettons donc que je commence par montrer à Emile un masque reproduisant fidèlement le visage de sa nourrice. Du coup, le plaisir qu’il éprouvera à reconnaître sa face souriante dans les traits de mon masque, viendra neutraliser le violent déplaisir causé par la nouveauté de l’objet. Sa grimace s’estompe, un sourire s’esquisse. Pour un peu, il allait pleurer, un peu plus, va-t-il rire ? Non : His Majesty the Baby balance entre rire et larmes, une sueur froide se mêle à la salive, et dans la moue indécise, équivoque, buridane, qui se suspend sur son visage, je ne puis percevoir encore cette première lueur d’entendement que je guette, me dit Rousseau, “comme aux approches du premier quartier les musulmans épient l’instant du lever de la lune”.
2. Ensuite quelqu’un s’applique devant lui ce masque sur le visage.
Qui quelqu’un ? Quelque compère, forcément. Ou commère. Et dans le genre, il en est une toute désignée : la nourrice elle-même, mon inséparable associée, ma scrupuleuse exécutante, vraie Champmeslé ou vraie Béjart de ce Racine ou de ce Molière que je suis, pour la bonne cause.
Si cette hypothèse est juste, il faudra donc que la nourrice s’applique son propre masque sur le visage.
Problème, dira-t-on.
En soi, la chose n’a pourtant rien d’absurde, bien au contraire. Raisonnons un instant : testée moralement et reconnue “aussi saine de coeur que de corps” (273), la nourrice d’un Emile ne saurait être une hypocrite. Campagnarde de mère en fille, elle ignore ce que c’est que fards, faux-cils, mouches, poudres aux yeux des Parisiennes. Loin de se montrer autre qu’elle n’est, elle incarne exemplairement ce principe d’identité à soi-même que la logique du citadin, “toujours en contradiction avec lui-même” (249) viole systématiquement. En s’appliquant ce masque, la nourrice ne fera donc que paraître ce qu’elle est, savoir : une bonne mère, nature.
Les choses ne sont pourtant pas si simples : car si, d’ordinaire, on a recours à une nourrice mercenaire, c’est pour suppléer à la mère naturelle, défaillante. Or “la sollicitude maternelle ne se supplée point. Celle qui nourrit l’enfant d’une autre au lieu du sien est une mauvaise mère”, affirme Rousseau. Si la nourrice est une mauvaise mère pour son propre enfant37, “comment sera-t-elle une bonne nourrice” pour l’enfant d’une autre ? Sans doute, “elle pourra le devenir, mais lentement ; il faudra que l’habitude change la nature” (257), autrement dit : que cette mère se dénature. En gouverneur conscient de mes responsabilités, je veillerai, certes, à ce que cette dénaturation n’ait pas d’effets pervers sur mon Emile. Reste que la nourrice, les premiers temps, vivra en contradiction avec elle-même, déchirée qu’elle sera entre la mauvaise mère qu’elle travaille à refouler en elle, et la bonne mère nourricière qu’elle s’applique à paraître, aux yeux d’Emile et de moi-même.
Lui ordonnant de s’appliquer ce masque d’elle-même sur le visage, tout se passerait donc comme si je la poussais à s’identifier, trait pour trait, à la figure idéalisée qu’il exhibe. Et qui sait ? Peut-être la brave fille y parviendra-t-elle si bien que ce masque finira par lui coller à la peau ? Les exemples ne manquent pas où le petit d’une autre en vient à s’attacher à sa mère nourricière comme il se fût attaché à sa vraie mère. L’auteur d’Emile nous le rappelle : “où j’ai trouvé les soins d’une mère ne dois-je pas l’attachement d’un fils” (257) – jusqu’à ne plus l’appeler que Maman38 ?
Ce qui n’est ordinairement pas du goût de l’autre mère. Sourde à la voix de la nature, cette mauvaise mère a préféré faire admirer son sein d’albâtre dans les salons du beau monde, plutôt que de laisser son rejeton le lui gâter. Mais, retrouvant le nourrisson grandi, comment supportera-t-elle de voir ce Chérubin “aimer une autre femme autant et plus qu’elle, de sentir que la tendresse qu’il conserve pour sa propre mère est une grâce, et que celle qu’il a pour sa mère adoptive est un devoir ?” Madame crèvera de jalousie, et se conduira comme toutes les mères de sa sorte, avec ces trop aimables rivales. Circonvenant leurs enfants, elles n’ont de cesse que de leur inspirer “du mépris pour leur nourrice en les traitant en véritables servantes. Quand leur service est achevé on retire l’enfant ou l’on congédie la nourrice ; à force de la mal recevoir on la rebute de venir voir son nourriçon. Au bout de quelques années il ne la voit plus, il ne la connoit plus.”
Mais l’enfant ne transférera pas pour autant sur cette mère l’amour qu’il portait à sa nourrice. C’est en vain que Madame tentera de s’appliquer le même masque grâce auquel la nourrice était parvenue à faire illusion : “la mére qui croit se substituer à elle et réparer sa négligence par sa cruauté, se trompe. Au lieu de faire un tendre fils d’un nourriçon dénaturé, elle l’éxerce à l’ingratitude, elle lui apprend à mépriser un jour celle qui lui donna la vie, comme celle qui l’a nourri de son lait.” (257)
Bref, tout le monde trinque, la maman, la nounou et bébé. Quel gâchis ! Pour ne pas dire : quelle tragédie !
Par bonheur, Emile ne risque pas de se trouver dans ce cas de figure-là : celle qui lui a donné la vie est morte, emportée par une hypothèse foudroyante. Il pourra donc aimer d’un pur amour filial celle qui l’aura nourri de son lait, et l’appeler maman sans états d’âme. Oui mais, allez savoir si la mauvaise mère naturelle que cette bonne mère supplémentaire aura refoulée tout au fond d’elle-même, ne fera pas retour un jour à la surface ? Qui vous dit que (ce genre de tragédie aussi s’est vu) brûlant pour le petit devenu grand des mêmes feux d’enfer qu’une Phèdre pour Hippolyte, elle ne prêtera pas une oreille complaisante au libidineux serpent qui veille dans le sein de toute Oenone, et qui lui soufflera : “vas-y donc, ma fille ! Qu’as-tu à redouter du Ciel ? Ce Chérubin n’est pas ton fils, après tout”. Qui vous garantit que, n’y tenant plus, elle ne laissera pas soudain tomber le masque, vain ornement, avec ces voiles qui lui pèsent, pour apparaître, horr(…)39 ?
Mais nous ne sommes ni à Thèbes, ni à Trézène, ni même à Chambéry.
Revenons à notre cabane. Emile, l’oeil fixé sur le masque qu’il vient de voir sa nourrice s’appliquer sur le visage, commence à saliver timidement, quand :
3. Je me mets à rire…
De quoi ? Du comique de la scène ? Elle n’a rien de comique. En aurait-elle une ombre, que le vertueux gouverneur d’Emile que je me suppose être n’y trouverait pas matière à rire, “le plaisir même du comique étant fondé sur un vice du coeur humain.”40
Si j’éclate de rire, c’est de propos délibéré. Mon rire est réfléchi, volontaire : C’est un rire pour rire, sans mobiles psychologiques, mais non sans excellents motifs pédagogiques. Tel le grand comédien du Paradoxe (oeuvre d’un ex-alter ego, passé dans le camp de mes persécuteurs41) qui sait garder la tête froide au moment où l’autre est emporté par le délire de la passion, je joue sciemment, froidement, le rôle de rieur que je me suis prescrit. Et, comme prévu, me voyant rire…
4. tout le monde rit…
Pas de moi, inutile de le dire. Personne ici n’en aurait l’idée. Tout le monde me respecte.
Qui tout le monde ? Des valets en livrée, des soubrettes, ces canailles dont la nuée bourdonnante environne les berceaux de la capitale ? Ces Scapins, ces Toinettes, toujours à ricaner dans le dos de leurs maîtres, comme les voit faire chez Molière, leur âme damnée ?42 Sûrement pas !
Non : de braves gens du hameau, en blouse et en sabots : des Colins, des Colettes, mon jardinier Robert (331 sqq), mon bateleur et son canard (437 sqq), mes deux crêpeuses de chignon (329), – tous acteurs de bonne foi que j’aurai pris soin de mettre dans ma poche depuis longtemps, ainsi que mon auteur me le recommande : “Tandis que l’enfant est encore sans connoissance on a le soin de préparer tout ce qui l’approche à ne frapper ses prémiers regards que des objets qu’il lui convient de voir.” La nourrice a été la première à avoir été dressée. Elle n’aura pas été la seule : “Vous ne serez point maître de l’enfant si vous ne l’êtes de tout ce qui l’entoure”. Pour ce faire, je n’aurai pas lésiné sur les moyens. Et pas seulement financiers. Car, même si un peu d’argent par-ci par-là peut faciliter les choses, “il ne s’agit point d’épuiser sa bourse et de verser l’argent à pleine mains” : la corruption ne suffit pas pour asseoir une autorité. “Cette autorité ne sera jamais suffisante si elle n’est fondée sur l’estime de la vertu” (325). Et je n’aurai pas été avare de vertu. “Raccommodez les gens qui se brouillent, prévenez les procés, portez les enfans au devoir, les pères à l’indulgence, favorisez d’heureux mariages”, bref montrez-vous vrai Devin du village. J’aurai fait le nécessaire pour mériter ce titre, et je serai aimé, respecté des bouseux, autant que le sera le gouverneur d’Emile : “sa réputation, ses discours, son exemple auront une autorité qu’ils ne sauraient avoir à la ville : étant utile à tout le monde chacun s’empressera de l’obliger” (326).
Quelle révolution ce sera, chez ces pauvres gens accoutumés à subir les avanies, les vexations, le mépris des hobereaux locaux ! On se pliera à mes quatre volontés, spontanément. On se battra pour me faire plaisir. Me faut-il des branchages pour le berceau du petit ? Aucun problème, on me cisaillera les plus beaux pommiers. De la réglisse ? Qu’à cela ne tienne, on arrachera les topinambours pour planter des réglisses à la place. De la fleur de pavot ? Un jour d’été, me promenant dans la campagne en racontant à quelques misérables faucheurs la fin et la suite de l’Origine de l’inégalité parmi les hommes, je passerai devant un champ de sarrazin, appartenant à quelque tyranneau du voisinage. Avisant les pavots qui se haussent orgueilleusement du col au-dessus du niveau d’un sarrazin moyen, il m’aura suffi, sans mot dire, d’empoigner ma houlette, et de faire un large geste circulaire, horizontal, à l’ancienne43 : le soir même, je me verrai livrer une pleine charrette de têtes de pavots, conduite par mes moissonneurs escortés de leurs femmes et de leurs petits enfants, et on dansera, et on chantera… Ah ! ça ira, ce sera un grand soir44 !
Et puis, dans les gentilhommières précipitamment désertées, on élèvera pour moi des colonies de cafards. On me taupera tous les rats du pays. Les gamins du village ne seront pas en reste. Les plus petits me livreront des vers de terre à treize à la douzaine. Les plus grands des paniers de crapauds, des bassines d’écrévisses. Chaque matin, je trouverai devant ma porte une bourriche toute grouillante de couleuvres, que chacun se proposera de manier devant Emile, voire d’avaler si ça me fait plaisir, histoire de me montrer qu’on est bien éduqué et qu’on n’a peur de rien, dans la France profonde.
Je dirai : “non, merci : la nourrice s’en chargera. Allez plutôt me cueillir quelques belles et larges feuilles de bardane (autrement dite arction45) – ou plutôt d’herbe aux teigneux, leur dirai-je, pour leur parler dans leur langage. Et rendez-vous demain, pour la première répétition”.
Le lendemain matin, ils seront là, tous. Je leur expliquerai quel rôle j’entends qu’ils jouent afin que, le quarantième jour, la représentation soit un franc succès. Il m’écouteront gentiment, sourire aux lèvres. “Non, citoyens, pas de souris, cela pourrait créer une équivoque dans le jeune entendement de mon Emile, les reprendrai-je, connaissant mon Buffon.46 Eclatez-moi d’un ris sans équivoque, clair et sonore : comme ça…” – et je leur en ferai la démonstration par l’exemple, confirmant de la sorte, point par point, la justesse des observations du grand naturaliste selon qui : “le ris est un son entrecoupé subitement et à plusieurs reprises par une sorte de trémoussement qui est marqué à l’extérieur par le mouvement du ventre, qui s’élève, et s’abaisse précipitamment ; quelquefois, pour faciliter ce mouvement, on penche la poitrine et la tête en avant ; la poitrine se resserre et reste immobile ; les coins de la bouche s’éloignent du côté des joues, qui se trouvent resserrées et gonflées ; l’air, à chaque fois que le ventre s’abaisse, sort de la bouche avec bruit, et l’on entend un éclat de la voix qui se répète plusieurs fois de suite, quelquefois sur le même ton, d’autres fois sur des tons différents qui vont en diminuant à chaque répétition”47, et qui iront en diminuant, en effet, à chaque répétition qu’en feront mes acteurs – toujours dans le plus parfait unisson (claire expression de la volonté générale que ce bon petit peuple aura de me complaire).
Voilà pourquoi, le jour dit, sitôt que je me mets à rire, le signal est aussitôt compris, et obéi : tout le monde rit comme un seul homme…
5. …et l’enfant rit comme les autres
Notons ce comme, à ne pas confondre avec un simple avec. Emile n’ayant pas assisté aux répétitions, il ne sait évidemment pas qu’il faut rire. Et l’on ne saurait expliquer non plus qu’il se mette à rire spontanément de ce masque porté par sa nourrice. Pourquoi n’en aurait-il pas ri l’instant d’avant ?
S’il rit comme les autres, c’est qu’il rit à l’imitation des autres : “L’homme est imitateur, l’animal même l’est ; le goût de l’imitation est de la nature bien ordonnée” (340) et se manifeste très tôt chez le petit enfant. Il est donc naturel que, voyant et entendant les autres rire, les coins de sa petite bouche s’éloignent du côté de ses petites joues, qui se trouvent resserrées et gonflées ; que l’air, à chaque fois que son petit ventre s’abaisse, sorte de sa petit bouche avec un petit bruit, et qu’on entende un petit éclat de sa voix frêle se répéter plusieurs fois de suite, cherchant d’abord maladroitement le juste ton, puis finissant par le trouver, et diminuant à chaque répétition, jusqu’à venir mourir, ainsi qu’un piccolo aigu terminant sa partie après que les bassons, les hautbois, les musettes de l’orchestre se sont tus, sur un tout petit Hi ! – l’air de leur dire à tous : “rira bien qui rira le dernier.”
Rira bien, oui. Mais rira mieux encore qui rira le premier, au dernier masque. Nous n’en sommes encore qu’au tout début de la cure. En riant le dernier à la vue de ce premier masque, Emile aura manifesté un signe extérieur de courage, certes. Mais il n’en sera pas devenu courageux pour autant. Son courage, pour l’instant, n’est qu’une simagrée de courage, de même que, plus tard, sa charité ne sera qu’une simagrée de charité tant que, ignorant la valeur de l’argent, il se contentera d’imiter son gouverneur en le voyant donner ostensiblement quelques sous (339) à un compère déguisé en mendiant : “Je sais que toutes ces vertus par imitation sont des vertus de singe, et que nulle bonne action n’est moralement bonne que quand on la fait comme telle et non parce que d’autres la font.” Mais comment procéder autrement ? “Dans un âge où le coeur ne sent rien encore, il faut bien faire imiter aux enfans les actes dont on veut leur donner l’habitude en attendant qu’ils les puissent faire par discernement et par amour du bien.” (340)48.
Emile a ri. Pas par courage, mais il a ri. Voilà qui est déjà encourageant, et qui suffit pour cette première séance. Sur un baiser de sa nourrice démasquée, il ferme la paupière et s’endort, l’âme en paix, sa tête de pavot serrée dans son petit poing. Les autres se lèvent, quittent leurs bancs, et me saluent bien bas. Tirant discrètement le second masque de derrière le tas de fagots où, près d’une bassine et d’un panier d’osier, j’en entrepose toute une collection : “Demain, vous me rirez de ça, mes bons amis”, leur annoncé-je, avec un clin-d’oeil entendu.
6. Le lendemain, la même scène se répète exactement : au vu du second masque, même grimace ambiguë sur le visage d’Emile. A cette différence près que, la veille, tout le déplaisir venait du masque, objet nouveau, et tout le plaisir de la figure, souriante, de sa nourrice. A présent le masque en tant qu’objet lui fait déjà moins peur : une tête coupée au dessus du berceau, il a vu ça au moins une fois. Mais (ce qui l’inquiète à proportion) il y a du nouveau dans la figure que je lui balance : la nourrice a très légèrement changé de face, elle lui sourit d’un drôle d’air, qu’il ne lui connaissait pas encore. Entre plaisir et déplaisir, rire et larmes, nouvel équilibre instable, donc. Lequel se rompt à mon signal : je ris, tout le monde rit, Emile emboîte le pas. Et puis s’endort tranquille.
Le troisième jour, troisième tête coupée. Emile commence à en avoir l’habitude. Mais la figure maternelle s’est altérée d’un nouveau degré. Elle ne sourit plus du tout. N’importe. Emile rira quand même. Et cette fois, probablement avec les autres, puisqu’il est habitué à les entendre rire à mon signal.
On a compris le mécanisme. Comme le dit justement Jean Starobinski49, Emile est un chien de Pavlov. A ceci près que, de séance en séance, le chien russe s’accoutume à se faire de la bile. Emile, lui, s’en fait de moins en moins au fur et à mesure que la figure maternelle s’altère davantage, fronce le sourcil, perd ses joues roses, blêmit, grisonne, tire la langue, s’outre, se tératise par degrés.
7. Car, tout continuant à changer de face, peu à peu je l’accoutume à des masques moins agréables, et enfin à des figures hydeuses. Emile en rit. Il en vient même à rire, je suppose, avant les autres, qui du coup ne servent plus à rien : je les laisse à leur glanes, à leurs vendanges, à leurs labours, à leurs semailles, et les séances se poursuivent à trois, quotidiennement, durant des jours, des semaines, des mois probablement50.
Allongé sur sa couche, le regard braqué sur cette théorie de loups qu’il m’a vu lui balancer l’un après l’autre entre les branchages aux feuilles bientôt jaunissantes, puis dénudés (l’hiver arrive, les loups sont à la fête) avant de venir se plaquer sur le visage de la nourrice, il secoue sa marotte de graines de pavots, et rit, rit, rit comme un petit fou. Cependant que moi-même, son sage gouverneur, assis derrière le berceau sur une chaise de paille, j’observe, j’écoute, je déchiffre, j’analyse ce rire, un calepin (ou un paquet de cartes à jouer) à la main, pour y dresser procès verbal de la séance, et tenir registre des progrès de la cure. Je suis satisfait : cela va lentement, mais sûrement : mi-novembre, j’ai l’immense joie de ne même plus avoir à rire : à quoi bon désormais ? Mon jeune patient me devance. Non seulement il rit bien, mais il rit le premier. Puis il s’endort, pour faire de beaux rêves, plein de masques hideux, probablement. Du moins puis-je interpréter comme tel celui qu’il fait, certaine nuit de fin décembre, quand je l’entends soudain se mettre à rire au plus profond de son sommeil paradoxal. “Allons, pensé-je. C’est la Nuit du Destin. Demain tout sera dit.”
Alors le lendemain, dès l’aube, tandis que l’enfant dort encore, je sors de derrière les fagots le dernier masque. J’ouvre le grand panier d’osier, je soulève le couvercle de la bassine, j’invite la nourrice à se servir, et, pendant qu’elle s’attife dans la cuisine, je m’installe sur ma chaise de paille. Comme avant chaque séance, je tire de ma poche un papier plié en quatre, et manifestement fatigué, à force : c’est mon programme à moi, mon guide-âne pour la conduite de cette variante de la cure-type. Il s’agit de quelques notes prises naguère dans l’Encyclopédie, que je n’hésiterais pas à qualifier de Monument des Lumières si un certain article, signé d’un rond, n’y jetait une vilaine ombre.
Ce n’est pas le cas de celui que le bon D.J. consacre au Masque de théâtre. Il méritait un bref extrait. En attendant que mon actrice soit prête à entrer en scène, je me mets en devoir de relire ma copie – crayon en main pour le cas où me viendrait à l’esprit quelque remarque de dernière minute, quoique ses marges soient déjà couvertes de griffonnages, de renvois difficilement déchiffrables, sans parler des mots soulignés, des points d’exclamation surajoutés, etc :
“Les masques de théâtre, commence D.J., étoient une espèce de casque qui couvroit toute la tête, & qui outre les traits du visage, représentait encore la barbe, les cheveux, les oreilles, et jusqu’aux ornemens que les femmes employaient dans leur coeffure.
Du moins, c’est ce que nous apprennent tous les auteurs qui parlent de leur forme, comme Festus, Pollux, Aulu-Gelle ; c’est aussi l’idée que nous en donne Phedre, dans la fable si connue du masque & du renard ;
Personam tragicam fortè vulpes viderat &c.51
Il ne faut pas croire cependant que les masques de théâtre ayent eu tout-d’un coup cette forme ; il est certain qu’ils n’y parvinrent que par degrés. & tous les auteurs s’accordent à leur donner de faibles commencemens. Ce ne fut d’abord, comme tout le monde sait, qu’en se barbouillant le visage, que les premiers acteurs se déguisèrent. “– ici, en marge, un renvoi à mon Discours second52 “Ils s’avisèrent dans la suite de se faire des especes de masques avec des feuilles d’arction, plante que les Grecs nommèrent, à cause de cela prosopôn ; ce qui étoit aussi quelquefois nommée personata chez les Latins...53
Un petit cri aigu, venu de la cuisine, me donne à penser qu’on en est aux parures d’oreilles. Je me hâte :
“Lorsque le poëme dramatique eut toutes ses parties, la nécessité où se trouvèrent les acteurs de représenter des personnages de différent genre, de différent âge, & de différent sexe, les obligea de chercher quelque moyen de changer tout-d’un-coup de forme et de figure ; & ce fut alors qu’ils imaginèrent les masques dont nous parlons ; mais il n’est pas aisé de savoir qui en fut l’inventeur…”
“On nous a néanmoins conservé le nom de ceux qui en ont mis les premiers au théâtre quelque espece particulière. Suidas, par exemple, nous apprend que ce fut le poëte Phrynicus, qui exposa le premier masque de femme au théâtre, & Néophron de Sicyone, celui de cette espèce de domestique ( !) que les anciens chargeaient de la conduite de leurs enfans, & d’où nous est venu le mot de pédagogue” (en italique chez D.J., et souligné par moi, avec cette mention, dans la marge54 :) D’un autre côté, Diomède assure que ce fut un Rosius Gallus, qui le premier porta un masque sur le théâtre de Rome, pour cacher le défaut de ses veux qui étoient bigles. Athénée nous apprend aussi qu’Aeschile fut le premier qui osa faire paroître sur la scène des gens ivres dans sa piéce des Cabires ; & que ce fut un acteur de Mégare qui inventa les masques comiques de valet et de cuisi…
“Crébondieu de bon dieu, les sales bêtes !”, vient de lâcher l’autre, là-bas. La coiffure a du mal à tenir, apparemment. Dépéchons-nous.
J’avais noté ensuite que, parmi ces masques, “les premiers et les plus communs représentaient les personnes au naturel ; & c’était proprement le genre qu’on nommoit prosôpeion,” – visage ; que d’autres “ne servoient qu’à représenter des ombres d’homme : mais comme l’usage en était fréquent dans les tragédies, & que leur apparition ne laissoit pas d’avoir quelque chose d’effrayant, les Grecs les nommaient mormolukieon”, mot qui proprement signifie épouvantail55, ou mannequin pour faire peur aux petits enfants. Qu’enfin il y avait des masques qui vraiment n’étaient pas beaux à voir, même pour les grandes personnes. Que “Pollux en distinguait trois sortes : des comiques, des tragiques, & des satvriques” : qu’“il leur donne à tous, dans la description qu’il en fait, la difformité dont leur genre est susceptible, c’est-à-dire des traits outrés & chargés à plaisir, un air hideux ou ridicule, et une grande bouche béante, toujours prête, pour ainsi dire, à dévorer les spectateurs” ; que selon Pausanias, “ce fut Aeschyle qui mit en usage les masques hideux et effrayans dans sa pièce des Euménides ; mais qu’Euripide fut le premier qui s’avisa de les représenter avec….”
Un concert de sifflements m’avertit que la nourrice est prête. Je suspends ma lecture, je replie mon papier, le remets dans ma poche. Et je me dis, en me frottant intérieurement les mains :
8. Si j’ai bien ménagé ma gradation, loin de s’effrayer au dernier masque, il en rira comme du prémier.
Ce qui ne manque pas. A ma voix, l’enfant s’éveille, et, gazouillant, s’amuse un instant avec son animal du jour, histoire de ne pas perdre la main. Ce matin c’est son vers de terre qu’il tripote, lorgné par son crapaud, bavant d’envie. Quand soudain, à travers l’arachnéen rideau de dentelles naturelles qu’autour de son berceau, séance après séance, infatigables pénélopes, tissent et retissent trois bonnes fées à longues pattes, il aperçoit quoi ?
Oh, rien de bien sorcier : blême, sourcil froncé, paupière révulsée, des joues de moire aux reflets vert-de-mer ; la lèvre se tordant en un rictus de gondolier qui tout-à-coup chavire, ivre de vers du Tasse, dans l’eau saumâtre de la Lagune (et qu’on repêche bouche bée, mais quelque mois trop tard, dans celle, glaciale, de la Baltique) ; le front livide horripilé d’un grouillant fouillis de couleuvres dégoulinant en grosses nattes molles ainsi qu’un faux chignon qui se défait par une pluie d’orage, non sans laisser entrevoir, accrochées par les pinces au lobe de l’oreille, une paire d’écrévisses battant frénétiquement de la queue : voilà à peu près sous quel masque hydreux (hybride de diva sans âge et de monstre marin) sa mère nourricière apparaîtra à mon Emile, penchée vers lui comme pour un baveux et dévorant baiser, en le fixant droit dans les yeux de ses yeux glauques.
“Je vois déjà le lecteur effrayé juger de cet enfant par les nôtres : il se trompe” (321). Lourdement. Car c’est gagné ! Mon Emile rit, brave petit ! Il en rit même au point de réduire en bouillie son ver de terre, qu’il serre dans sa menotte.
Je souris56. Je savais ma nourrice inventive, excellente interprète, et même devenue un rien hystérique, ces derniers temps. Mais là, bravo. Elle m’épate. Pas vous ?
Non ? Hé bien, ami lecteur ? Vous en faites, une tête !57… Je vous devine, allez : “O tempora ! O mores ! gémissez-vous dans votre coeur, qu’est devenue cette Ecole de Genève où l’on vous enseignait naguère à respecter le texte littéraire comme un texte sacré ! Et qu’eût pensé de ces buffonneries grotesques notre vertueux concitoyen, lui qui, dans son Emile, n’a pas de mots assez durs contre ces singes grimaciers qui hantent les banlieues du Parnasse ! Autrefois, au moins savait-on se tenir dans la République des Lettres. Aujourd’hui, “nos Arlequins de toute espèce imitent le beau pour le dégrader, pour le rendre ridicule ; ils cherchent dans le sentiment de leur bassesse à s’égaler ce qui vaut mieux qu’eux, ou s’ils s’efforcent d’imiter ce qu’ils admirent on voit dans le choix des objets le faux goût des imitateurs.” (340)
Je suis un de ces Arlequins-là, n’est-ce pas ? Vil sectateur de Mômus58, je trouve un malin plaisir à défigurer, à caricaturer post-mortem un malheureux auteur qui en a bien assez vu comme ça durant sa vie, en répandant sur ses pages sublimes l’ordure de mon délire et de mes rêves ?
Mauvais procès, ami lecteur : si quelqu’un délire et rêve ici, ce n’est pas moi, c’est l’Encyclopédie. C’est l’auteur de l’Emile, qui l’avait lue. C’est De Jaucourt qui, dans le long article qu’il y consacre aux masques de théâtre, rappelle qu’Eschyle mit en usage les masques hideux et effrayants. Mais qu’Euripide alla plus loin, puisqu’il fut le premier… Tenez, regardez mon papier. J’en étais là. Lisez vous-mêmes :
“…mais qu’Euripide fut le premier qui s’avisa de les représenter avec des serpens sur la tête”. Et que ses successeurs ne se privèrent pas d’en rajouter. Que ces masques étaient “faits exprès pour inspirer la terreur et ne ne représentaient que des figures affreuses, telles que les Gorgones et les Furies ; et c’est ce qui leur fit donner le nom de gorgoneion”, dernier degré dans la hideur.
Alors, pourquoi pas ces serpents qui sifflent sur sa tête, à ma nourrice ? Ils étaient là, sur cette même page 283, quelques lignes plus haut, voisinant avec les écrévisses et les crapauds. Pour réaliser le désir exprimé par l’auteur dans le scénario de la cure-type, ne me fallait-il pas exhiber à mon Emile une figure de cauchemar, la plus hydeuse imaginable ? Je n’avais qu’à utiliser les restes. C’était la solution rêvée59. J’ai ramassé tout ça, plus quelque autres références manifestes, ou à peine latentes, et j’ai laissé le soin à ma nourrice de m’élaborer quelque chose qui fût tout à la fois conforme au souci de Rousseau (quand on écrit la Nouvelle Héloïse, on ne peut pas ne pas penser au nouvel Abélard) et particulièrement difficile à avaler pour n’importe quel petit garçon. Pourquoi pas un Gorgoneion à l’ancienne – ou une tête de Méduse à la freudienne60 – comme dernier masque ?
Sans me flatter, j’ose croire que l’auteur d’Emile m’eût tiré son chapeau, et lancé, me tapotant l’épaule : “joli boulot, mon garçon ! Après cela…
9. Après cela, je ne crains plus qu’on l’effraye avec des masques.
Oui mais, avec des casques ?
Car la question se pose. Plongé dans l’eau du Styx à sa naissance, Emile est né pour devenir aussi vaillant qu’un héros d’Homère. Jusqu’ici, c’est encore un petit sauvage, parvenu à la fin de cet heureux “âge des cabanes” durant lequel “tout commence à changer de face”. Hélas, c’était écrit. Le premier ou la première qui, s’étant barbouillé la figure et mis une plume sur la tête, déclara : “ceci c’est moi”, aurait dû y réfléchir à deux fois. Nous ne serions pas là où nous en sommes aujourd’hui. Nous n’aurions pas besoin de Docteurs Freud, ou Lacan.
Et encore : la guerre qui fait rage entre hommes-aux-loups de bonne famille n’est qu’une guerre pour rire. Mais il y a l’autre. Déclarée en chantant, la guerre des Bouffons ne pouvait en effet manquer de dégénérer dans le sang et les larmes. Bientôt, c’en sera fait de la jeunesse du monde. Jusque là très nature, Eros réservait ses dards au cercle de famille61. Lui aussi change de face. On ne s’aime plus comme on s’aimait avant. Laissant sa soeur allaiter le petit dans le lit conjugal, on quitte la cabane le bec enfariné, pour s’en aller chanter fleurette à la soeur du voisin. On en revient la gueule cassée. “La jalousie s’éveille avec l’amour ; la discorde triomphe, et la plus douce des passions reçoit des sacrifices de sang humain”62. Des Pâris enlèvent de belles Hélènes, des Ménélas cocus crient vengeance, des Agamemnons s’arment de leurs boucliers à tête de Gorgone, les dieux, les vents et les devins s’en mêlent. Que l’amour paternel soit mis à rude épreuve, une triste Iphigénie en saura quelque chose. Un petit Astyanax aussi, quand il verra le terrifiant appareil chevalin que sous les yeux de sa mère Andromaque, Hector son père, casqué (…).
Brisons là63. Allumée par Mômos, la guerre de Troie aura bien lieu, c’est un fait. Et pas besoin d’être un Oedipe pour deviner qu’elle n’est pas terminée, et que chaque petit enfant qui naît doit être mis en mesure de l’affronter sans crainte, ni risque de se tromper de camp. Ce qui ne va pas de soi : un certain petit Hans, par exemple, en fera toute une maladie.
Pas le petit Emile. Entre son gouverneur et sa nourrice, il s’en sortira comme un chef. Par quel nouveau miracle de pédagogie ? On le verra, en relisant avec Rousseau la page de l’Iliade qu’il propose en modèle pour son trio. Comme quoi, épiques ou tragiques, les grands Anciens auront toujours quelque chose à apprendre à qui veut pratiquer avec sérieux les cures d’enfants.
Un mot seulement, pour conclure sur le début de celle-ci.
Saint-Preux, c’est clair, aurait besoin d’une analyse. Wolmar s’en chargera, mais trop tard. Et puis, quelle idée d’aller se faire analyser à Clarens ! S’y faire refaire le nez, tirer la peau, d’accord. Mais analyser l’âme ! Quand chacun sait – j’en fais moi-même depuis vingt ans l’expérience bi-hebdomadaire – qu’il n’est d’analyste fiable que parisien.
Après tout, tant pis pour ce garçon s’il continue à avoir peur des fantômes, des larves, des femmes voilées jusqu’à en faire, certaines nuits, d’épouvantables cauchemars64.
Mon Emile, en revanche, n’aura aucun problème de ce côté-là. Débarquant à Paris, il y rencontrera beaucoup de masques, lui aussi. Mais qu’ils lui jouent Molière ou Crébillon le père, Marivaux, Fuzelier ou Voltaire, il les verra d’un oeil trop averti pour marcher dans leurs sinistres farces. “Qu’on se figure mon Emile, auquel dix-huit ans de soins assidus n’ont eu pour objet que de conserver un jugement intègre et un coeur sain ; qu’on se le figure au lever de la toile, jetant pour la première fois les yeux sur la scène du monde ; ou plustôt placé derrière le théâtre, voyant les acteurs prendre et poser leurs habits, et comptant les cordes et les poulies dont le grossier prestige abuse les yeux des spectateurs. Bientôt à sa prémière surprise succéderont des mouvemens de honte et de dédain pour son espèce ; il s’indignera de voir ainsi le genre humain dupe de lui-même, s’avilir à ces jeux d’enfans ; il s’affligera de voir ses frères s’entredéchirer pour des rêves, et se changer en bêtes féroces pour n’avoir pas su se contenter d’être hommes.” (534)
Il n’en tremblera pas. Il n’en rira pas non plus : il a bien assez ri quand il était dans son berceau. Le coeur serré, il s’en rira, ce qui n’est pas pareil. On lui massacrera Alceste, à la plus grande joie du parterre. En deviendra-t-il pour autant misanthrope lui-même ? Portera-t-il sur le malaise de notre civilisation, ses symptômes et ses causes, un jugement de philosophe, façon Hobbes ? Non. Il est resté bien trop sauvage. “Un sauvage nous juge plus sainement que ne fait un philosophe”, surtout un Hobbes. “Celui-ci sent ses vices, s’indigne des nôtres, et dit en lui-même : nous sommes tous des méchants”, de vrais loups. “L’autre nous regarde sans s’émouvoir, et dit : vous êtes des foux” (535), avec vos loups.
Le sauvage “a raison, car nul ne fait le mal pour le mal”. Jamais. Nulle part. Même ici. La bête féroce endimanchée qui s’y déchaîne est un Vendredi qui s’ignore : sous ce hideux fantôme, vous entendrez toujours, en tendant bien l’oreille, battre le coeur du bon sauvage.
Ecoutez : vous entendez ?
Rien ?
Très franchement, vous m’en voyez plus que surpris : mortifiée.
Ecoutez mieux… Vous entendez ?
Rien ?
Ne tremblez pas. Venez plus près…
Voilà.
Ici.
Et maintenant, vous entendez ?
De Paris, ce trente octobre nouante treize.
____________
1 Julie, Seconde Partie, Lettre XIV, O.C., Pléiade, II, p. 236.
2 “Observer en trois semaines toutes les sociétés d’une grande ville ; assigner le caractère des propos qu’on y tient, y distinguer exactement le vrai du faux, le réel de l’apparent, et ce qu’on y dit de ce qu’on pense ; voila ce qu’on accuse les François de faire quelquefois chez les autres peuples, mais ce qu’un étranger ne doit point faire chez eux ; car ils valent bien la peine d’être étudiés posément. Je n’approuve pas non plus qu’on dise du mal du pays où l’on vit et où l’on est bien traitté : j’aimerois mieux qu’on se laissât tromper par les apparences, que de moraliser aux dépends de ses hôtes.” (Lettre XV, p. 238)
3 Ibid., Cinquième Partie, Lettre I.
4 Emile, I ; O.C., Pléiade, IV, p. 282. Les références à l’Emile seront indiquées désormais par le numéro de la page, entre parenthèses.
5 BUFFON, Histoire naturelle, De l’Homme, éd. de Michèle Duchet, Paris, Maspéro, 1971, p. 52.
6 Dès les premiers jours, note Buffon, “la prunelle, qui a déjà jusqu’à une ligne et demie ou deux de diamètre, s’étrécit ou s’élargit à une lumière plus forte ou plus faible”.
7 Ibid., p. 60.
8 Ibid.
9 Moins le flambeau. Car “il faut aussi qu’ils s’habituent de bonne heure aux ténèbres ; autrement ils pleurent et crient sitôt qu’ils se retrouvent à l’obscurité” (282). On reviendra, ailleurs, sur la peur des ténèbres.
10 A entendre aussi dans son sens botanique. Exemple : “Vous aurez beau planter des pepins de poire ou de pommes des meilleures espéces, il n’en naîtra jamais que des sauvageons. Ainsi, pour connoître la poire et la pomme de la nature, il faut chercher non dans les potagers mais dans les forets, La chair n’en est pas si grosse ni succulente, mais les semences en meurissent mieux, en multiplient davantage, et les arbres en sont infiniment plus grands et plus vigoureux. Mais j’entame ici un article qui me meneroit trop loin…” (Lettres sur la botanique, VII ; O.C., Pléiade, IV, p. 1188).
11 Traité des sensations, I, 1, §2.
12 “Thétis, pour rendre son fils invulnérable, le plongea, dit la fable, dans l’eau du Stix. Cette allégorie est belle et claire…” (259).
13 Discours sur l’Origine de l’inégalité, Première Partie, O.C., Pléiade, III, p. 160.
14 Lequel, il est vrai, n’est pas allé voir à Tarente (cf. Encyclopédie, art. “Tarentule”).
15 “On croira moins lire un Traité d’éducation que les rêveries d’un visionnaire sur l’éducation. Qu’y faire ? Ce n’est pas sur les idées d’autrui que j’écris ; c’est sur les miennes. Je ne vois point comme les autres hommes ; il y a longtemps qu’on me l’a reproché. Mais dépend-il de moi de me donner d’autres yeux, et de m’affecter d’autres idées ? Non. Il dépend de moi de ne point abonder dans mon sens, de ne point croire être seul plus sage que tout le monde ; il dépend de moi, non de changer de sentiment, mais de me défier du mien : voilà tout ce que je puis faire, et ce que je fais” (Préface, p. 242. On souligne).
Au reste, qui lui a reproché de ne pas avoir de bons yeux, de se laisser égarer par une vision faussée des choses, sinon des lecteurs éduqués en dépit du bon sens ? C’est-à-dire bigles, louches, voyant eux-même tout de travers ?
16 Virelai à Madame la Baronne de Warens ; O. C., Pléiade, II, p. 1122 :
Madame, apprenez la nouvelle
De la prise de quatre rats.
Quatre rats n’est pas bagatelle
Aussi ne badiné-je pas etc.
17 La Batrachomyomachie en est un des premiers exemples connus, qui chante, on s’en souvient, un fabuleux combat de batraciens et de rongeurs, arbitré par les écrevisses.
18 “Elle comprit, et mes yeux lui confirmèrent, que le dégout n’avait point de part à ce rat. Il ne lui fut pas difficile de m’en guérir et d’effacer cette petite honte. Mais au moment que j’étais prêt à me pâmer sur une gorge qui semblait pour la première fois souffrir la bouche et la main d’un homme, je m’apperçus…” (Confessions, VII ; O.C., Pléiade, I, p. 321).
Furetière : “On dit qu’une arme a pris un rat, lorsque le chien s’est abattu, & que l’arme n’a pas prit feu. On le dit aussi de celuy qui a manqué son coup en quelque autre sorte d’affaires”. Sur la question, voir ici même : Yves CITTON, “Angoisses d’impuissance et dispositifs narratifs au XVIIIe siècle”. Et pour des estimations chiffrées plus fiables : Jacques BERCHTOLD, “La peur des rats dans les récits d’emprisonnement de Cyrano de Bergerac à Casanova”.
19 “Ce fut alors que s’établit la première différence dans la manière de vivre des deux sexes, qui jusqu’alors n’en avaient qu’une”, lit-on en effet dans le second Discours, (p. 168) à propos de l’“âge des cabanes” : “Les femmes devinrent plus sédentaires, et s’accoutumèrent à garder la cabane et les enfants, tandis que l’homme alloit chercher la subsistance commune.”
20 Dictionnaire : “Loup, est aussi une espèce de masque dont les femmes se servent depuis quelque temps. Il n’est point attaché, & elles le tiennent avec un bouton dans la bouche. Il prend depuis le front jusques sous le menton, à la diférence des masques quarrez, qu’elles portaient auparavant. Elles lui ont donné ce nom, parce que d’abord il faisoit peur aux petits enfans.”
21 Cf. Alphonse ALLAIS, Un drame bien parisien, in Oeuvres anthumes, Paris, Laffont, 1989, p. 44, et Umberto ECO : Lector in fabula, le rôle du lecteur, Paris, Grasset, 1985.
22 Cf. Confessions, VII, p. 318 : “Je ne pus me déguiser parce que cela m’est toujours impossible…”
23 Ibid., p. 302.
24 Second Discours, Préface, p. 123.
25 “Lecteurs, souvenez-vous toujours que celui qui vous parle n’est ni un savant, ni un philosophe ; mais un homme simple, ami de la vérité, sans parti, sans sistême…” (348)
26 Il est vrai que ce loups, mis pour masques, n’aurait pas du tout plu à l’Amante. A en juger par sa réponse (lettre XV), elle aurait trouvé là un argument supplémentaire pour reprocher à notre Amant d’en porter un lui-même, tant elle a peine, déjà, à reconnaître l’homme de sa vie dans le style louche, équivoque, alambiqué de cette lettre de Paris. Peut-être même eût-elle bondi : Lui, ça ! Mon homme, là-dessous ? Et le jugeant à jamais défiguré, perdu, aurait-elle chiffonné cette lettre avant de la jeter au panier. C’en était à coup sûr fini de leur correspondance.
Mais il ne l’a pas mis. Fort heureusement pour l’histoire de la Littérature.
27 Ibid.
28 Sur la physionomie, cf. pp. 515-516.
29 Ibid., p. 54.
30 Cf . Lettre à M. d’Alembert sur les spectacles, passim. “On frissonne à la seule idée des horreurs dont on pare la scène française, pour l’amusement du peuple le plus doux et le plus humain qui soit sur la terre !” ; Paris, Garnier-Flammarion, 1967, p. 92.
31 “…mais il fallait faire rire le parterre”, ibid., pp. 103, 104, 106, 109.
32 Cf . J. LACAN, Ecrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 323 sqq.
33 Cf. note 15.
34 Ginette MATHIOT, Je sais cuisiner, Paris, Albin Michel, 1932, 1959 et 1965. “C’EST UN DEVOIR DE LA FEMME DANS TOUTES LES CONDITIONS SOCIALES DE S’OCCUPER DE SON FOYER”, rappelle l’auteur, en majuscules, dans son avant-propos. Un peu gênée sans doute de dire aux autres que leur place est aux fourneaux alors qu’elle, pendant ce temps, écrit des livres tout comme un homme, elle poursuit, en minuscules : “Surveiller le travail ménager exécuté sous ses ordres ou le faire seule ; expliquer les diverses préparations culinaires qui composent un repas ou les mener à bien elle-même, telles sont les préoccupations actuelles de chaque femme. On ne s’improvise pas ménagère : il y a une science du ménage. On ne s’improvise pas cuisinière : il y a un art culinaire…” etc.
On ne s’improvise pas davantage pédagogue. Rousseau lui-même en a fait l’expérience : c’est toute une science. Ni critique littéraire : c’est tout un art. Pour en savoir plus long sur le sujet, on pourra consulter, du même auteur et dans la même série : Je sais faire la patisserie (900 recettes), Je sais faire les conserves (600 recettes), Je sais cuisiner en vacances, Je sais cuisiner autour du monde (cuisine étrangère et exotique). On attend un : Je sais cuisiner au Paradis, toujours en préparation.
35 BUFFON, ibid., p. 118.
36 “Emile est orphelin. Il n’importe qu’il ait son pére et sa mére. Chargé de leurs devoirs, je succède à tous leurs droits…” (267).
37 Il faut, en effet, “une nourrice nouvellement accouchée à un enfant nouvellement né” (273).
38 “Je devenois tout à fait son oeuvre, tout à fait son enfant et plus que si elle eut été ma vraye mère…”, Confessions, V, p. 223.
39 “J’étais comme si j’avais commis un inceste”, ibid., p. 197.
40 Lettre à d’Alembert, p. 92.
41 “J’avais un Aristarque sévère et judicieux, je ne l’ai plus, je n’en veux plus, mais je le regretterai sans cesse, et il manque bien plus encore à mon coeur qu’à mes écrits” (ibid., Préface, pp. 49-50).
42 “Voyez comment, pour multiplier ces plaisanteries, cet homme trouble tout l’ordre de la société ; avec quel scandale il renverse tous les rapports les plus sacrés sur lesquels la société est fondée ; comment il tourne en dérision les respectables droits des pères sur leurs enfants, des maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs ! Il fait rire, il est vrai, et n’en devient que plus coupable, en forçant, par un charme invincible, les sages mêmes de se prêter à des railleries qui devraient attirer leur indignation.” (Ibid., p. 94).
“C’est encore ici une des raisons pourquoi je veux élever Emile à la campagne loin de la canaille des valets, les derniers des hommes après leurs maîtres, loin des noires moeurs des villes que le vernis dont on les couvre rend séduisantes et contagieuses pour les enfants”. (Emile, 326).
43 “Ce que les anciens ont fait avec l’éloquence est prodigieux ; mais cette éloquence ne consistoit pas seulement en beaux discours bien arangés, et jamais elle n’eut plus d’effet que quand l’orateur parloit le moins. Ce qu’on disoit le plus vivement ne s’exprimoit pas par des mots, mais par des signes ; on ne le disoit pas, on le montroit (…) Trasibule et Tarquin coupant des têtes de pavots (…) ne parloient-ils pas mieux que s’ils avaient fait de longs discours ?” (647)
44 Cf . ici même, B. BACZKO, “Les peurs de la terreur”.
45 Le prosôpon des anciens grecs (cf. infra, note 53).
46 “Philosophe dont je cite souvent le livre, et dont les grandes vues m’instruisent encore plus souvent” (382). Et philosophe qui note que, si “le souris est une marque de bienveillance, d’applaudissement et de satisfaction intérieure : c’est aussi une façon d’exprimer le mépris et la moquerie” (BUFFON, ibid., “De l’âge viril”, p. 117).
47 Ibid.
48 “Le singe imite l’homme qu’il craint, et n’imite pas les animaux qu’il méprise ; il juge bon ce que fait un être meilleur que lui.” Quand un gendarme rit, dans la gendarmerie, tous les gendarmes rient, dans la gendarmerie. Et les voleurs aussi.
49 Ici même, “Surmonter la peur”.
50 “Oserai-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile régle de toutes éducation ? Ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. Lecteurs vulgaires, pardonez-moi mes paradoxes…” (323)
51 “Un renard avait vu par hasard un masque de tragédie. ‘O la grande beauté, dit-il, dépourvue de cerveau.’” Cf . LA FONTAINE, Le Renard et le Buste.
52 P. 171 : “Tant que les hommes se contentérent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornérent à coudre leurs habits avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs…”
53 Cf . supra note 45.
54 Chercher in Néophron à quoi ressemblait ce genre de masque-là.
55 Cf . PLATON, Phédon, 77 e.
56 Cf. note 46.
57 Cf. note 35.
58 Fils de la Nuit, dieu de la raillerie, de la dérision et des méchants bons mots, selon HESIODE (Théog, 214), Mômus tournait en ridicule les hommes et les dieux. On le représente couramment à la Renaissance levant son masque d’une main et tenant de l’autre une marotte, symbole de la folie (cf. ERASME, Eloge de la folie), nous rappelait récemment Gauthier Ambrus.
59 Cf. FREUD, Traumdeutung, chap. V (“le matériel et les sources du rêve”) et VI (“Le Travail du rêve”).
60 Cf. FREUD, “La tête de Méduse” (1922), in Résultats, idées, problèmes, Paris, P.U.F., pp. 49 sqq.
61 “Il falloit bien que les premiers hommes épousassent leurs soeurs…” (Essai sur l’Origine des langues, chap. IX ; éd. J. Starobinski, Paris, Folio Gallimard, 1990, p. 107).
62 Second Discours, p. 169.
63 Le présent texte est un fragment. On en lira la suite ailleurs, accompagnées des justifications méthodologiques qui s’imposent.
64 Julie ou la Nouvelle Héloïse, V, Lettre IX ; p. 616.