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Une peur vaincue : L’émergence du mythe bédouin chez les voyageurs français du XVIIIe siècle

Sarga MOUSSA

Fonds national suisse de la Recherche scientifique

I. Des créatures démoniaques

Les Bédouins sont traditionnellement l’objet d’un discours dépréciatif chez les voyageurs français antérieurs aux Lumières. Les pèlerins qui traversent le désert pour se rendre en Terre Sainte se sentent en effet directement menacés par des populations pratiquant volontiers la razzia. De la peur du pillage naît une image devenue rapidement stéréotypée dans la littérature de voyage. Pour l’homme de la Renaissance qu’est Thevet, les nomades arabes sont ainsi des êtres dont la cruauté découle tout naturellement de leur réputation de voleurs : “Les Arabes, gens fort brutals et inhumeins […], sont tous grans larrons, et vont communément de nuit sacager ce qu’ils peuvent…”1. La généralité du propos trahit la peur diffuse qu’inspire un monde encore peu connu. Représentés comme un peuple de la nuit, les « Bédouins » apparaissent comme des êtres néfastes qui hantent l’imagination occidentale confrontée à l’altérité orientale. Sans qu’aucune référence à son expérience personnelle ne soit nécessaire, le voyageur sait d’avance que ces nomades sont des ennemis. Vivant dans un espace représenté comme l’envers de la civilisation, ils ne sont pas seulement étrangers, mais bien inhumains, comme le dit Thevet.

Les Bédouins habitent en effet une étendue aride et hostile. A l’instar de la montagne à la même époque, le désert suscite généralement le rejet, et n’est guère décrit qu’en termes d’effets négatifs sur la conscience. Ainsi la traversée du Sinaï, au début du XVIIe siècle, plonge le Père Boucher dans un désespoir profond : “Cheminant donc par ces Déserts épouvantables, séjour naturel de l’horreur et de la frayeur, au milieu desquels je me vois accablé de toutes sortes d’incommoditez ; tantôt gourmandé par la faim, tantôt desséché par la soif, tantôt consommé par le chaud, tantôt mi transi de peur et de crainte, me voyant seul Chrétien en ces lieux effroyables, en la compagnie de cinq à six cens ennemis infidèles…”2. Le pèlerin a beau se trouver au milieu d’une caravane : les Turcs et les Arabes qui l’entourent appartiennent au même registre effroyable que le désert. Le sentiment de peur de l’autre s’accroît encore lorsque les voyageurs ont affaire aux nomades arabes, dont le Frère Roger, à la même époque, affirme qu’ils “font des ravages incroyables, ruynent les villages qui ne veulent pas leur payer tribut, emmenent le bestail, détroussent les Caravanes aussi bien des Turcs comme des Chrestins et Iuifs, sans excepter personne”3. Erigés en fléau universel, les Bédouins symbolisent ici la menace de mort à laquelle le voyageur doit s’exposer pour parvenir à son but. Incarnation du mal absolu, cette figure renvoie à la logique paradoxale du pèlerinage : pour renforcer sa foi chrétienne, le pèlerin doit affronter les forces sataniques4.

Les Bédouins ne se rencontrent pas que sur le chemin de la Terre Sainte. Jean Thévenot les mentionne lorsqu’il arrive à Rosette, en janvier 1657. Il les qualifie aussitôt de “Pirates du Nil”5 et les considère dans la suite de son voyage en Egypte comme un danger permanent. D’où un dispositif de défense qui transforme sa petite expédition en un véritable camp retranché :

Durant nôtre navigation nous allumions la nuit plusieurs mèches, que nous attachions en dehors à l’entour de la barque, et les Arabes voiant toujours ces mêches, croient facilement que ce sont autant d’arquebuses, qu’ils aprehendent fort, n’en aiant point du tout l’usage, outre cela nous avions des armes à feu, que nous tirions souvent, tant de nuit que de jour, pour les leur faire entendre : et nonobstant tout cela, il vint une nuit une barque de larrons proche de nos Caïques, mais quelqu’un l’aïant découverte, éveilla les autres, et on leur cria de s’éloigner, là-dessus ils crierent en Turc que nous n’eussions point peur, et qu’ils étoient amis, et vouloient aller de compagnie, mais comme on cria derechef que s’ils ne s’en alloient pas on tireroit sur eux, ils s’en retournèrent.6

L’apparition de ces créatures insaisissables pourrait être ajoutée au registre des peurs noctures recensées par Jean Delumeau7. Il est d’ailleurs significatif qu’à aucun moment, les « Bédouins » (qui parlent turc !) ne sont reconnus comme tels : il suffit que des voix étrangères soient entendues dans la nuit pour déclencher des réactions de défense chez les voyageurs. Mais le tintamarre de cris qui en résulte trahit bien l’émotion qui s’empare soudain des Français. Les ruses qu’emploie la raison pour tenit à distance ces fantômes révèle d’ailleurs rapidement leur propre inutilité : allumer des feux s’avère en fait une stratégie de déraison, puisque ce sont vraisemblablement ces mêmes feux qui ont attiré des inconnus. Double paradoxe qui conduit le voyageur à chasser les démons qu’il a lui-même convoqués et à devenir peut-être, à son tour, un objet de panique chez des personnes qui n’avaient pas manifesté d’intentions hostiles.

Thévenot ne fait ici que reproduire, semble-t-il, le combat ancestral mené par les citadins contre les nomades. Il signale ainsi qu’à Alexandrie, outre les forces de police habituelles, “il y a encore soixante hommes, qui courent toutes les nuits deçà et delà, pour surprendre les voleurs, qui sont des Arabes des deserts ; ces pendarts se dépouillent tout nuds, puis se frottent d’huile, afin qu’on n’ait aucune prise sur eux, et s’en viennent ainsi à la ville, où ils volent ce qu’ils peuvent, et lorsqu’ils sont poursuivis, ils se jettent à la nage dans le fleuve, et passent de l’autre côté”8. La désorganisation réelles des autorités (dont témoigne la course anarchique des gardes) est ici compensée, symboliquement, par une représentation clivée du territoire. Une frontière « naturelle » (le Nil, ou plus probablement l’un de ses canaux) sépare deux espaces porteurs de valeurs opposées : la nudité des Bédouins renvoie à la « sauvagerie » du désert, où la ruse et la violence remplaceraient le respect des lois caractéristique de la « civilisation » urbaine9. S’il appartient à un monde « primitif » situé aux franges des villes, le nomade, du point de vue des Arabes sédentarisés, n’a rien d’un « bon sauvage » : il représente au contraire une menace de perversion de l’ordre social.

Pour Thévenot, les Bédouins sont donc marqués au sceau d’une double altérité, puisqu’ils font partie d’un Orient qu’il oppose globalement à l’Europe, et qu’en outre, dans la culture orientale, ils symbolisent déjà la négation des valeurs civilisées. Véritables concentrés d’« Orientaux », les nomades du delta constituent, dans les Voyages, la forme radicalisée d’un imaginaire de l’ennemi. La noirceur de peau de celui-ci est d’ailleurs aussitôt interprétée comme un signe d’appartenance au monde démoniaque :

Dans ce voiage de Rosette au Caire je remarquai que toutes les terres qui bordent le Nil sont fort excellentes, et l’on peut dire assurément que l’Egypte est un paradis terrestre, mais qu’il est habité par des Diables, tant parce que les Habitans sont fort basannez, que parce qu’ils sont fort vicieux, mais ils sont principalement grands larrons, et gens à tuer un homme pour un sou, aussi sont-ils fort pauvres, c’est pourquoi quand on va sur le Nil, il faut faire bonne garde contre ces Corsaires.10

La campagne égyptienne est au fond une région que Thévenot souhaiterait vide d’habitants. Il aurait alors vraiment l’impression de se trouver en plein âge d’or, sur une terre fertile produisant tout d’elle-même. Mais les Bédouins sont là, et l’empêchent de poursuivre en toute quiétude son rêve éveillé. Par moment, le voyageur semble même vouloir fuir le monde humain. Ainsi la visite à l’intérieur de la pyramide de Chéops est-elle tout d’abord narrée sur le mode euphorique de la rêverie cosmique : “Je fis tenir un homme tout au haut de la seconde allée avec une chandelle, qui faisoit un effet assez agréable, paraissant comme une petite étoile”11 Tout se passe comme si l’accès aux profondeurs pharaoniques permettait à Thévenot de refouler temporairement ses peurs diurnes. Dès lors, c’est la remontée à la surface qui fait renaître, très logiquement, l’angoisse du pillage. Le cauchemar bédouin a lieu cette fois-ci en plein jour :

Enfin étant sortis de cette pyramide, nous nous apperçûmes d’une faute que nous avions faite car nôtre Janissaire, qui n’y étoit jamais entré, y entra avec nous, et en étant par bonheur sorti un peu après avec quelques-uns des nôtres, ils aviserent six Arabes à cheval qui s’approchoient de la pyramide, mais les aiant couchez en joué avec son mousquet, et les nôtres avec leurs fusils, ils s’en retournèrent par où ils étoient venus ; s’ils fussent venus un moment plutôt, ils eussent pris toutes nos provisions, et nous eussent dépouillez tout nuds à mesure que nous fussions sortis.12

Rien ne s’est passé. Mais le pire aurait pu se produire : c’est le propre de la peur irraisonnée, que de conduire le sujet à anticiper un avenir qu’il imagine catastrophique. Car le fantasme de Thévenot n’est pas seulement de se faire voler par des Bédouins, mais encore de se retrouver dans l’état de nudité qui caractérise la « sauvagerie ». Le risque que croit courir le voyageur « civilisé » est alors de régresser au point de ressembler à l’homme du désert. D’où le sentiment de culpabilité sous-jacent à l’entreprise itinérante elle-même, et dont le terme de faute pourrait être un indice : les Bédouins, dans ce monde d’après la chute, apparaissent comme des créatures démoniaques toujours prêtes à punir celui qui cherche à regagner le Paradis dont il a été expulsé.

Parcourir le delta en évitant ses habitants, telle semble être la tâche que s’est assignée Thévenot, dont l’imaginaire encore médiéval est bien représentatif de la peur viscérale qu’inspirent les Bédouins aux voyageurs français jusque vers le milieu du XVIIe siècle.

II. La formation d’une nouvelle image

Le commerçant Jean-Baptiste Tavemier, contemporain de Thévenot, porte sur les nomades arabes un regard bien différent qui le situe déjà du côté de la modernité. Après avoir parcouru pendant une trentaine d’années les routes de la Perse, de la Turquie et des Indes, il fait paraître en 1676 ses Voyages. C’est dans le livre second qu’on trouve les pages les plus significatives consacrées aux Bédouins. Loin d’éviter ceux-ci, il entre souvent (bien qu’indirectement) en contact avec eux, dans la mesure où il se joint à des caravanes lorsqu’il doit traverser le désert en Syrie et en Mésopotamie. Or les voies empruntées par les voyageurs sont contrôlées par des cheikhs, qui exigent un droit de passage. Longeant le Tigre en 1638, Tavemier note ainsi : “Il y a cela d’incommode qu’au moindre village ou pavillon d’Arabes que l’on trouve sur le bord il faut aller raisonner et y laisser quelque argent”13. Les Bédouins ne sont donc nullement l’objet d’une appréciation positive, mais ils ne sont pas non plus démonisés. Ils constituent avant tout un obstacle sur le chemin qui relie Alep à Bagdad. Les rapports qu’entretient le chef de la caravane avec les nomades sont de type pragmatique. A l’occasion des haltes aux points d’eau, il tâche de négocier à son avantage le passage des voyageurs. Un jour, un émir à qui il a apporté des étoffes et des marmites juge ce présent insuffisant et réclame 400 écus supplémentaires. S’engage alors un marchandage :

Nous contestâmes en vain pendant sept ou huit jours pour nous défendre de lui donner cette somme. En tous lieux il faut céder à la force, chacun de nous se cotisa selon ses moyens et, la somme lui étant payée, il traita les principaux de la caravane avec du pilav, du miel et des dattes et leur donne en les quittant cinq ou six moutons bouillis.14

Les Bédouins n’apparaissent plus comme des créatures malfaisantes qu’il faut maintenir à distance, mais comme des hommes âpres au gain, avec lesquels on finit toujours par s’entendre, et qui sont parfois capables d’offrir un « contre-don » une fois leur tribut obtenu. Le simple fait que les voyageurs aient osé résister toute une semaine aux exigences de l’émir montre que le calcul rationnel l’emporte désormais sur la peur. Une certaine familiarité peut même s’instaurer à travers cet échange. De figure ennemie dont Thévenot cherchait constamment à se protéger, l’Arabe nomade devient chez Tavemier un interlocuteur potentiel, voire un auxiliaire nécessaire, comme lorsque le voyageur quitte Alep pour entrer dans le désert : “Monsieur de Bremon, notre consul, avait souhaité que je demeurasse encore deux jours auprès de lui, et à mon départ il me donna deux bédouins qui sont des gens du pays pour me conduire jusqu’à la caravane”15. De toute évidence, ce rapport de proximité physique contribue à « humaniser » les Bédouins dans la conscience des lecteurs. Tavernier est d’ailleurs l’un des premiers auteurs à remettre en question explicitement le stéréotype du Bédouin pillard : “S’il y a des Arabes qui font métier de voler, il y en a aussi qui ont de la bonne foi et des sentiments d’honnêteté comme parmi les nations d’Europe”16. Cet effort de différenciation est en outre complété par le récit d’expériences positives, qui témoignent de la fascination naissante qu’exerce sur le négociant français une société pour laquelle le troc est encore une valeur essentielle. Certaines rencontres se terminent même dans une sorte d’euphorie collective. Tavemier raconte ainsi avec humour comment une série de portraits de courtisanes deminues, effectués par un peintre qui l’accompagnait, enthousiasmèrent à ce point deux jeunes Bédouins, que ceux-ci se mirent à leur tour à prodiguer des cadeaux aux voyageurs, renversant pratiquement les rôles du rituel de péage17.

C’est vers la fin du XVIIe siècle qu’on assiste à une véritable réévaluation des Bédouins dans les récits de voyage. Laurent d’Arvieux s’embarque en 1653 avec son cousin nommé consul de France à Saïda. Revenu à Marseille après douze années de séjour en Orient, il consigne ses notes dans un journal qui ne sera édité que posthumement, en 171718. Ce texte étonnant, qui présente un Européen complètement intégré dans le monde bédouin, fait alterner le récit du séjour du jeune Provençal, en 1664, dans une tribu arabe de Syrie, et des chapitres généraux sur les moeurs des Bédouins. Il n’est évidemment pas possible de déterminer dans quelle mesure d’Arvieux, qui dit avoir joué le rôle de secrétaire auprès d’un cheikh, rapporte une expérience authentique. En revanche, il est symptomatique que cette expérience puisse être présentée comme vraisemblable au public français du début du XVIIIe siècle. Fiction ethnographique ou carnet d’observations fidèles, ce récit témoigne d’un changement de sensibilité à l’égard des Bédouins. Le regard « du dedans » sur lequel repose la narration, tout empreinte de sympathie à l’égard des hôtes du voyageur, fait voir dans leurs occupations quotidiennes des populations avec lesquelles les Européens n’avaient eu jusqu’alors que des contacts épisodiques. La mise en cause de l’image dépréciative des Bédouins, esquissée chez Tavernier au détour d’une phrase, est ici pleinement accomplie par une inversion systématique de toute une série de clichés négatifs. Si d’Arvieux présente encore le brigandage comme “le métier favori des Arabes”19, il s’insurge en revanche contre les conclusions hâtives que les Européens en tirent généralement : “On se trompe grossièrement quand on prend les Arabes pour des gens impolis, grossiers, brutaux, injustes, violens, sans fidélité, sans sentimens”20. Et d’opposer à cette vision simpliste le respect de la parole donnée et le sens de l’hospitalité des Bédouins :

Ceux qui n’ont vû les Arabes que sur les grands chemins, ou qui ne les connaissent que par le rapport qu’on leur fait de leurs courses et de leurs pillages, ont peine à se persuader qu’il y ait chez eux de la bonne foi, de la fidélité et de l’hospitalité. Rien pourtant n’est plus vrai. […]. Le premier Arabe qui apperçoit l’Etranger qui vient au village ou au camp, ne manque pas d’aller au-devant de lui. La civilité oblige de mettre pied à terre, on s’embrasse comme si on se connoissoit depuis longtems, on se baise réciproquement la barbe, et on écoute les complimens que l’on fait. Quel bonheur pour nous, dit l’Arabe, que vous veniez chez nous, vous y apportez la bénédiction de Dieu, soyez le bienvenu…21

La description détaillée de la cérémonie d’hospitalité, suivie de celle du rituel du repas en commun, vise à inverser l’image du Bédouin hostile. Tout se passe dès lors comme si, en mettant l’accent sur la douceur des moeurs d’un peuple réputé pour son goût du pillage, le voyageur cherchait à se refouler sa propre peur. Appréhender les Bédouins sous forme d’une généralité mythique (ils seraient à la fois primitifs et civilisés), c’est surmonter l’angoisse d’une rencontre appréhendée comme dangereuse. Le désert, décrit traditionnellement chez les pèlerins comme un séjour d’horreur, apparaît dans les Mémoires du chevalier d’Arvieux comme un monde à part, où l’humanité aurait au contraire conservé les valeurs positives des sociétés archaïques. D’Arvieux insiste d’ailleurs sur le fait que les Bédouins constitueraient une race pure, donc inchangée depuis qu’elle existe : “Ils sont extrêmement jaloux de la noblesse de leur origine, et se regardent comme les premiers Peuples du monde, ils ne se mésallient presque jamais en épousant des femmes Turques ou Maures”22. Dans la mesure même où il échappe à la domination ottomane, ce peuple nomade vivrait ainsi dans “une heureuse simplicité”23.

Ces réflexions, où tous les éléments d’une future image idéalisée des Bédouins sont déjà présents, restent isolées au début du XVIIIe siècle. Elles constituent cependant le germe d’un mythe que les Lumières vont faire éclore. Dans sa compilation de récits de voyage qui paraît dès 1765, l’abbé de La Porte consacre plusieurs lettres aux Bédouins, dont il se plaît à mettre en cause, après d’Arvieux, la réputation effrayante :

Vous frémissez, Madame, de me savoir parmi les Arabes ; car sans doute la lecture des voyageurs vous a prévenue contre cette nation que vous regardez comme un peuple de brigands et de voleurs. Rassurez-vous ; il y a parmi eux des gens estimables, et tout préjugé à part, les Arabes, si décriés dans nos relations, ne sont pas si féroces, si barbares, si Arabes, en un mot, qu’on se l’est imaginé.24

Se défaire de ses préjugés implique un paradoxe linguistique qui est ici fort bien illustré par la formule à laquelle conduit ce passage : les Arabes ne sont pas des « Arabes » (c’est-à-dire des gens cruels). Pour considérer ce peuple avec un regard neuf, il faut arracher les connotations négatives attachées à un terme qui dénote d’abord une simple appartenance ethnique. Mais l’abbé de La Porte ne se contente pas de questionner la légitimité de certains clichés, qui se perpétuent à la même époque, notamment dans la très influente Histoire des deux Indes (1770)25 – il en inverse le sens : “Vous vous imaginez sans doute, Madame, que ces peuples, si adonnés au pillage, sont des gens injustes et barbares […]. Ils sont au contraire hospitaliers, bons et civils à leur manière […] ; ils suivent, au surplus, la loi de la nature”26. Peuple « primitif » ignorant aussi bien l’agriculture que l’industrie, les Bédouins n’auraient ainsi connu aucun stade de l’évolution de l’humanité. Les Arabes nomades sont loués par La Porte pour leur laconisme, présenté comme un contre-modèle au bel-esprit des salons parisiens27 que Rousseau venait de fustiger dans la Nouvelle Héloïse. Evoquer les Bédouins peut donc être une manière oblique de parler de la civilisation française. La réévaluation de leur image va de pair avec la critique des moeurs à laquelle se livrent les élites éclairées de l’époque. Sans être réductibles à une simple variante du « bon sauvage », les Bédouins des Lumières suscitent chez les philosophes le même enthousiasme que d’autres sociétés exotiques (l’Amérique, la Chine, Tahiti, mais aussi la Suisse), présentées comme dépositaires de valeurs menacées de disparition en France.

III. La passion de la liberté

Cette idéalisation se retrouve du reste à la même époque dans d’autres cultures européennes. Pour un voyageur comme Niebuhr, qui, après avoir participé à l’expédition orientale du gouvernement danois de 1761, donne l’une des premières listes des tribus de Bédouins d’Arabie, ceux-ci apparaissent comme les garants d’une liberté perdue chez les autres peuples vivant sous domination ottomane. Echappant au « despotisme oriental » par leurs vertus guerrières et par leur nomadisme, ils apparaissent, dans la Description de l’Arabie, comme un fer de lance contre le pouvoir turc, dont ils contestent la suprématie pour la protection des pèlerins traversant le désert :

Les Turcs qui conduisent les caravanes, sont trop fiers pour traiter les grands Schechs arabes comme des Souverains ; ils les regardent au contraire comme des rébelles et des voleurs, qui n’ont aucun droit de demander péage ou des présens aux voyageurs qui vont visiter les lieux saints ; aussi envoient-ils annuellement des armées pour couvrir les caravanes qui vont à la Mékke, et dont les pélerins aussi bien que les marchands, sont communément armés. De leur côté les Arabes, surtout en tems de guerre et pour soutenir leurs prétentions, opposent une armée à ces armées turques ; et l’on auroit tort de nommer une bande de voleurs, des troupes qui ont à leur tête ces grands Schechs, qui sont incontestablement Seigneurs du désert, et ont le droit de s’opposer à ceux qui veulent s’ouvrir un passage sur leurs terres par force.28

Niebuhr ne se contente pas de relater un conflit d’intérêt : il prend nettement parti pour les Bédouins, qu’il considère comme les maîtres légitimes de l’Arabie, et qu’il décrit comme une force politique respectable. En outre, il qualifie les Arabes nomades (qu’il prend soin de distinguer des Arabes des villes, soumis à la corruption des moeurs étrangères) de “vrais Arabes qui ont toujours fait plus de cas de leur liberté que de l’aisance et des richesses”29.

Ce goût de l’indépendance constitue évidemment une valeur dans laquelle peuvent se reconnaître les élites cultivées des Lumières. Du statut historique de nomades que les Ottomans ne parviennent pas à contrôler, les Bédouins glissent peu à peu, dans le discours des voyageurs de la fin du XVIIIe siècle, à celui de modèle de résistance contre la tyrannie. Ainsi, dans ses Lettres sur l’Egypte (1785) qui paraissent à la suite d’un voyage effectué entre 1776 et 1779, l’orientaliste Claude-Etienne Savary n’hésite pas à faire des Bédouins des “martyrs de la liberté”30 :

L’amour de l’indépendance vit encore dans leur coeur. Leur aversion pour toute domination étrangère, leur fait préférer l’horreur des déserts aux établissements les plus avantageux. La liberté a tant de charmes pour eux, qu’avec elle ils supportent courageusement la faim, la soif, et les ardeurs dévorantes du soleil.31

Libres parce que leur mode de vie frugal les a maintenus à l’écart des villes, les Bédouins constituent bien un peuple « idéal ». Le débat est désormais lancé. Volney, qui s’en prend systématiquement à Savary dans son Voyage en Egypte et en Syrie (1787), tentera de présenter une vision plus nuancée des Bédouins. Bien que son éditeur moderne lui dénie une connaissance approfondie du désert32, il est de fait que Volney sera rapidement considéré comme une autorité par les voyageurs ultérieurs33. Parti en 1782 en Orient, où il apprend pendant huit mois l’arabe dans un couvent du Liban, le jeune idéologue en revient avec une mine d’informations qu’il met à profit pour rédiger son récit de voyage, dont un chapitre est consacré aux Bédouins de Syrie. Le regard « sociologique » qu’il porte sur ceux-ci est, dans un premier temps, dépourvu de complaisance. Tout en reconnaissant que la générosité est une valeur fondamentale dans la société bédouine, il rappelle que la pauvreté – lot de la plupart des nomades – empêche une dépense excessive de leur part. Il critique en outre l’“état habituel de guerre”34 dans lequel vivent les Bédouins et l’ignorance de ceux-ci en matières scientifique et culturelle35.

Cependant, le jugement de Volney n’est, de loin, pas toujours dépréciatif. Sans vouloir légitimer la pratique du vol chez les Bédouins, il en attribue implicitement la cause à la difficulté de se procurer de la nourriture dans le désert. En outre, il voit dans leur simplicité de vie une condition de rapports sociaux équilibrés, et finit même par tomber d’accord avec Savary dans l’éloge qu’il prononce de la liberté nomade :

Privés d’une multitude de jouissances que la nature a prodiguées à d’autres pays, ils ont moins de moyens de se corrompre et de s’avilir. Il est moins facile à leurs chaiks de se former une faction qui asservisse et appauvrisse la masse de la nation. Chaque individu pouvant se suffire à lui-même, en garde mieux son caractère, son indépendance ; et la pauvreté particulière devient la cause et le garant de la liberté publique.36

La liberté, qui apparaît comme une valeur centrale dans l’imaginaire français des Bédouins, est ici comprise non comme l’indépendance d’une nation, mais comme une forme d’association non contraignante entre les membres d’une même communauté. En ce sens, il n’est pas impossible de voir dans ces lignes une critique indirecte des inégalités de l’Ancien Régime : bien qu’il soit imposé par des circonstances extérieures (la stérilité du désert), le mode de vie guerrier, égalitaire et frugal des Bédouins, n’en constitue pas moins le modèle d’une société libre, peu hiérarchisée et fidèle à ses valeurs propres. On devine, en arrière-plan, la référence Spartiate37.

Les Bédouins apparaissent, à un autre titre encore, comme une arme dont les voyageurs français peuvent se servir pour juger leur propre pays. En insistant sur la liberté des nomades en matière de religion, Volney ne les oppose pas seulement aux Arabes des villes (et aux Turcs auxquels ceux-ci sont soumis), mais encore, implicitement, à toute forme d’intolérance – donc aussi au catholicisme auquel s’en prennent les Philosophes :

Ils [les Bédouins] passent généralement pour des infidèles, sans loi et sans prophètes. Ils disent même assez volontiers que la religion de Mahomet n’a point été faite pour eux :

« Car, ajoutent-ils, comment faire des ablutions, puisque nous n’avons point d’eau ? Comment faire des aumônes, puisque nous ne sommes pas riches ? Pourquoi jeûner le ramadan, puisque nous jeûnons toute l’année ? Et pourquoi aller à la Mekke, si Dieu est partout ? » Du reste, chacun agit et pense comme il veut, et il règne chez eux la plus parfaite tolérance.38

Ces Bédoins incarnent parfaitement le déisme d’un Voltaire. Ils pratiqueraient une religion naturelle dépouillée des rituels et de la hiérarchie, fondée sur une communion de tous les instants avec l’Etre suprême. Leur pauvreté n’apparaît nullement comme une contrainte, mais au contraire comme la condition même de leur liberté religieuse, en même temps que de leur attachement profond à la divinité.

IV. Une hospitalité patriarcale

“C’est chez les Arabes que le philosophe devrait aller étudier l’homme primitif, et non parmi les peuples dont le despotisme et la servitude ont corrompu l’esprit, le coeur et les affections”, note Savary dans ses Lettres sur l’Egypte39. L’attrait de l’originaire, qui doit évidemment beaucoup à la tradition rousseauiste du « bon sauvage », ne signifie nullement, dans le contexte de la rencontre des Bédouins, la référence à un pur « état de nature » qui, précisément, exclurait toute sociabilité. Il implique au contraire des relations humaines développées, dans la mesure même où une valeur comme l’hospitalité est considérée comme propre aux sociétés « primitives »40. L’accueil désintéressé est donc une vertu qui existerait encore, et que le voyageur pourrait lui-même constater de visu, pourvu qu’il se rende dans des lieux suffisamment éloignés des centres de la civilisation. Ce « programme » est du reste mis en application par Volney, qui insiste sur le caractère sacré du rituel d’hospitalité : “Le Bédouin a-t-il consenti à manger le pain et le sel avec son hôte, rien au monde ne peut le lui faire trahir”41. La fascination que ce monde exerce sur le voyageur est du reste bien mise en lumière dans les propos d’un chef bédouin que rapporte le narrateur du Voyage en Egypte et en Syrie : « Pourquoi, me disait ce chaik, veux-tu retourner chez les Francs ? Puisque tu n’as pas d’aversion pour nos moeurs, puisque tu sais porter la lance et courir un cheval comme un Bédouin, reste parmi nous… »42.

L’éloge de l’hospitalité apparaît ainsi comme un élément important dans la constitution du topos bédouin, puisque c’est cette valeur qui, désamorçant la peur éprouvée par les voyageurs, incite ceux-ci à partir à la rencontre des nomades. Dès lors, l’image du Bédouin pillard s’en trouve elle-même modifiée dans un sens positif. Niebuhr, qui fait des habitants de l’Arabie les “voleurs les plus civilisés du monde” [ !], assure qu’“ils sont même hospitaliers et officieux envers ceux qu’ils ont dépouillés ; ils leur rendent quelques vivres et quelques vieux habits ; ils vont même jusqu’à les accompagner dans leur voyage, crainte qu’ils ne périssent dans le désert”43. Cette façon d’insérer en une même série narrative deux imaginaires contradictoires témoigne bien sûr d’un certain embarras. On peut y déceler une tentative de mettre à distance une peur encore latente. Mais l’image du sauvage gentleman, au-delà de son caractère invraisemblable, révèle aussi la façon dont le mythe bédouin évolue au XVIIIe siècle : au lieu de récuser le cliché du nomade pillard, Niebuhr lui attribue un sens nouveau en l’intégrant à la vision globalement positive des Bédouins hospitaliers.

Le modèle auquel les voyageurs se réfèrent le plus fréquemment pour décrire les Bédouins est celui des anciens Hébreux. Ce parallèle remonte à Thomas Shaw, qui séjourne au Maghreb entre 1720 et 1733. L’érudit anglais avait accompli à cette occasion un voyage à Jérusalem, où il tentait d’identifier systématiquement les lieux saints en se référant aux descriptions bibliques. Cette démarche l’avait conduit à émettre dans ses Travels (1738) l’hypothèse que les Bédouins modernes “ont conservé quantité d’usages dont il est fait mention dans l’Histoire sacrée et profane”44. Bien que Shaw ne tire finalement aucune conclusion positive de cette comparaison45, celle-ci est au fondement d’un mythe qui se développera dès la fin du XVIIIe siècle et qui fera des Bédouins les cousins des Européens, puisque tous deux descendraient des Hébreux : les premiers en auraient conservé les traditions, alors que les seconds auraient hérité de leur religion. Cette filiation commune expliquerait pourquoi les voyageurs européens des Lumières ont été fascinés par le rituel d’hospitalité bédouin : entrer comme un membre de la famille dans la tente de l’Arabe nomade, c’est en quelque sorte célébrer des retrouvailles symboliques et parier sur l’universalité des valeurs humaines plutôt que sur les différences culturelles, religieuses, linguistiques, etc. Ainsi Savary, dans ses Lettres sur l’Egypte (1785), reprendra une comparaison de Shaw pour rapprocher l’hospitalité des Bédouins de l’attitude d’Abraham recevant les anges (Genèse 18, 1-8) : “Les Arabes font la même réception aux étrangers et aux voyageurs qui abordent à leurs tentes. Des serviteurs leur lavent les pieds. Les femmes paîtrissent des pains sans levain qu’elles font cuire sous la cendre, et on leur sert des moutons rôtis, du lait, du miel, et les meilleurs alimens que l’on possède”46. Cette fois-ci, l’attitude hospitalière des Bédouins est bien l’objet d’une idéalisation, et constitue désormais une référence pour les voyageurs ultérieurs. Elle est ainsi reprise par Choiseul-Gouffier, au tome II de son Voyage pittoresque de la Grèce : “C’est sur-tout dans les contrées où les moeurs ont conservé leur simplicité originelle, c’est sous les tentes de ces nomades, riches de leurs nombreux troupeaux et heureux de leur indépendance, qu’on retrouve les habitudes patriarchales ; qu’on croit voir encore Abraham, oubliant le poids des années pour courir audevant des voyageurs inconnus, et les conjurer de ne pas dédaigner sa demeure…”47. Ce mythe primitiviste, qui tend à effacer l’image effrayante de l’Arabe pillard pour lui substituer celle du Bédouin hospitalier, sera fréquemment réemployé au XIXe siècle, y compris dans des ouvrages de type « sociologique » comme les Modern Egyptians (1836) de l’orientaliste anglais Edward W. Lane48. Parmi les voyageurs de la fin du XVIIIe siècle, même le très rationnel Volney se montre sensible à cet imaginaire des origines : “Ses filles et ses parentes [au cheikh] lavent le linge, et vont, la cruche sur la tête et le voile sur le visage, puiser l’eau à la fontaine : c’est là précisément l’état dépeint par Homère, et par la Genèse dans l’histoire d’Abraham”49.

Mais cette démarche idéalisante a sa contrepartie négative. Le portrait des Bédouins qui apparaît dans les récits de voyage de la fin du XVIIIe siècle ne peut être compris que par opposition avec l’image d’autres « peuples » non-européens. Les Orientaux qui ne sont pas de confessions musulmane sont souvent l’objet du mépris des voyageurs français contemporains. A propos des maronites, des orthodoxes et des juifs de Syrie, Savary note : “Ils s’occupent entièrement du commerce, du change et des arts. […]. On ne peut compter sur leur droiture : il faut toujours être en garde contre leurs artifices”50. Ce discours dépréciatif n’est pas seulement lié à la méfiance qu’inspireraient certaines professions, mais bien à des préjugés tenaces associés en particulier au chrétiens d’Orient. Alors que les Bédouins symbolisent une permanence historique remarquable, les Grecs constituent au contraire, dans la tradition mishellène encore très vivace à cette époque, un peuple dégradé par des siècles de domination ottomane et indigne de ses glorieux ancêtres, dont il aurait oublié jusqu’au souvenir : “Le Voyageur sensible, conduit par l’enthousiasme qu’inspirent des lieux qui furent le théâtre de tant d’événements mémorables, ira long-tems encore les visiter. Hélas ! au lieu d’un peuple libre, savant et belliqueux, il trouvera des esclaves lâches et ignorans”51. Les coptes ne sont en général pas mieux considérés. Volney, qui, à la suite d’Hérodote, les prend pour des Noirs, dénonce “la barbarie et l’ignorance” dans laquelle ils seraient tombés52. L’antisémitisme est également fréquent dans la littérature de voyage contemporaine. Si les juifs sont pratiquement absents du Voyage en Egypte et en Syrie, on les retrouve chez un naturaliste comme Sonnini qui, parcourant l’Orient à la fin des années 1770, oppose la “soigneuse propreté” des musulmans au soit-disant manque d’hygiène des juifs, qualifiés de “peuple le plus sale de l’univers”53. Certes, les Arabes nomades ont conservé un mode de vie qui évoque certaines scènes de l’Ancien Testament. Mais plus fondamentalement, il faut constater que les voyageurs français, à quelques exceptions près54, adoptent une attitude anti-juive dont hériteront les romantiques. Ainsi le célèbre peintre orientaliste Horace Vernet, qui affirme dans un opuscule que “la race juive s’est évidemment détériorée partout”55, conclut en se référant à son voyage en Orient de 1839 : “Il faut le dire, le publier et prouver que les Arabes sont les transmissionnaires des coutumes des Hébreux”56.

Un autre peuple « repoussoir », qui permet à un voyageur comme Volney de définir les nomades arabes ex negativo, est celui des Indiens :

En considérant que la condition des Bédouins, surtout dans l’intérieur du désert, ressemble à beaucoup d’égards à celle des sauvages d’Amérique, je me suis quelquefois demandé pourquoi ils n’avaient point la même férocité ; pourquoi, éprouvant de grandes disettes, l’usage de la chair humaine était inouï parmi eux ; pourquoi, en un mot, leurs moeurs sont plus douces et plus sociables.57

La réponse de Volney consiste à opposer deux types d’environnement : d’une part la forêt américaine qui, incitant l’homme à chasser, contribue à donner aux indigènes un “caractère violent” ; d’autre part le désert qui, déterminant un mode de vie pastoral, conserve chez ses habitants “un coeur humain et sensible”. Chateaubriand, au bord du Jourdain, se souviendra de cette comparaison : “Ce qui distingue surtout les Arabes des peuples du Nouveau Monde, c’est qu’à travers la rudesse des premiers on sent pourtant quelque chose de délicat dans leurs moeurs”58. Ce que l’auteur du Voyage en Egypte et en Syrie explique par une différence entre deux formes de nature, celui de l’Itinéraire le formule comme une opposition entre nature et civilisation. Pour Chateaubriand en effet, la relative douceur des Bédouins s’expliquerait par le fait que ceux-ci seraient “les descendants de la race primitive des hommes” : “On sent qu’ils sont nés dans cet Orient d’où sont sortis tous les arts, toutes les sciences, toutes les religions”59. Cependant, ce primitivisme positif n’est pas sans faire problème, puisqu’on peut lire, quelques lignes plus loin : “En un mot, tout annonce chez l’Américain le sauvage qui n’est point encore parvenu à l’état de civilisation, tout indique chez l’Arabe l’homme civilisé retombé dans l’état sauvage”60. En outre, le narrateur avait déjà formulé des remarques tendant à prouver qu’il cherchait précisément à mettre en cause l’image de l’imuable hospitalité bédouine : “Les moeurs des Bédouins commencent à s’altérer par une trop grande fréquentation avec les Turcs et les Européens. Ils prostituent maintenant leurs filles et leurs épouses, et égorgent le voyageur qu’ils se contentaient autrefois de dépouiller”61.

Cette hésitation entre deux représentations contradictoires est caractéristique du rôle charnière que joue Chateaubriand dans la tradition des voyages en Orient. Héritier des voyageurs des Lumières (on sait ce qu’il doit à Volney dans sa critique du « despotisme ottoman »), il se veut aussi le père d’une nouvelle génération de pèlerins à Jérusalem62. Tout en véhiculant encore une pensée primitiviste qui avait élevé les Bédouins au rang de modèle patriarcal, le narrateur de l’Itinéraire est conduit à déconstruire ce mythe en opposant globalement l’Orient musulman à l’Europe chrétienne. A l’exception des moines de Terre Sainte, les figures rencontrées sur son chemin lui apparaissent donc le plus souvent comme ennemies ou au moins comme dégradées63. Dans ce nouveau contexte, les Bédouins ne peuvent qu’être contaminés par un imaginaire résolument anti-islamique. Le discours que tient le voyageur chrétien au moment d’aborder en Palestine témoigne du reste d’un sentiment d’hostilité déclarée à leur égard : “L’Arabe, errant sur cette côte, suit d’un oeil avide le vaisseau qui passe à l’horizon : il attend la dépouille du naufragé, au même bord où Jésus-Christ ordonnait de nourrir ceux qui ont faim, et de vêtir ceux qui sont nus”64.

Il n’est pas exclu que Chateaubriand éprouve par ailleurs une certaine fascination pour ce mode de vie libre qui le renvoie à la « sauvagerie » américaine dont il avait célébré les vertus dans Atala et dans René. Mais à aucun moment le narrateur de l’Itinéraire ne prend la responsabilité de fraterniser avec les Bédouins qu’il rencontre. Ainsi lorsqu’il se fait accompagner par Abou-Gosh, le célèbre cheikh qui contrôle la route de Jérusalem, il précise : “Nous gardions toujours la robe et la contenance de pauvres pèlerins latins, mais nous étions armés sous nos habits”65.

Chateaubriand réinstalle la peur des Bédouins dans les récits de voyage en Orient. Pourtant, cette peur est bien différente de l’imaginaire démoniaque qui transparaissait encore dans les Voyages de Thévenot. Alors que celui-ci cherchait à se tenir à distance des Arabes nomades, Chateaubriand accepte – tout en restant méfiant – de se faire accompagner par eux lors de son voyage à Jérusalem. Au XIXe siècle, les Bédouins représentent pour les voyageurs français un danger qu’ils se sentent capables d’affronter. L’Itinéraire annonce une génération romantique qui concevra le parcours méditerranéen comme une aventure personnelle, où le je-voyageur s’implique comme héros de son propre texte. La rencontre des Bédouins constituera dès lors un passage obligé qui permettra de surmonter une peur toujours présente par de nouvelles stratégies de représentation66.

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1 André THEVET : Cosmographie de Levant (1554), éd. Frank Lestringant, Genève, Droz, 1985, p. 159-160. Jusque dans les années 1770, c’est en général le terme d’Arabes qui est employé (avec ou sans prédicat : nomades, errants, voleurs…) pour désigner les Bédouins. Il est ainsi tout à fait significatif que l’index des matières de l’Histoire générale des voyages (qui paraît dès 1746), de l’abbé PREVOST, contienne seulement l’entrée “Arabes”, alors que celui de l’Abrégé de l’histoire générale des voyages (dès 1780), édité par LA HARPE répertorie le mot “Bédouins”. Celui-ci existe en fait depuis longtemps, mais il n’est admis par les grands dictionnaires qu’au XIXe siècle.

2 Jean BOUCHER : Le Bouquet sacré ou le voyage de la Terre Sainte (1618), Rouen, Oursel, 1735, p. 96.

3 Eugène ROGER : La Terre Sainte ou Terre de Promission, Paris, 1664, pp. 231-232.

4 A propos de son voyage à Jérusalem (ca. 1550), André Thevet met en lumière le statut ambigu du pèlerin, soumis au risque du péché (Cosmographie de Levant, Op. cit., préface, pp. 15-16).

5 Le récit de voyage en Orient de Jean THEVENOT paraît pour la première fois sous le titre de Relation d’un voyage fait au Levant.…, Paris, Bilaine, 1664. Cité ici d’après les Voyages de Mr. de Thevenot au Levant…, Amsterdam, Charles le Cène, 1727, t. II, p. 398.

6 Ibid., t. II, p. 400.

7 Cf. La Peur en Occident, Paris, Fayard, 1978, p. 87 et ss.

8 Voyages de Mr. de Thevenot au Levant, Op. cit., t. II, p. 398.

9 L’opposition sauvagerie/civilisation, appliquée au couple Arabes bédouins/Arabes citadins, se trouve déjà formulée au XIVe siècle chez l’historien arabe IBN KHALDOUN : “Repoussés quelquefois des hauts plateaux par les troupes préposées à la garde de ces régions fertiles, ils [les nomades] se voient obligés d’éviter le juste châtiment de leurs méfaits [antérieurs]. Aussi ce sont les plus farouches des hommes et les habitants des villes les regardent comme des bêtes sauvages, indomptables et rapaces.” (Les Prolégomènes, trad. baron de Slane, Paris, Imprimerie impériale, 1863-1865,1, p. 25 ; je remercie le professeur Antoine Raybaud pour cette référence). Les premières traductions françaises d’Ibn Khaldoun datent toutefois du XIXe siècle.

10 Voyages.…, Op. cit., t. II, p. 399.

11 Ibid., t. II, p. 422.

12 Ibid., t. II, pp. 422-423.

13 Les six voyages en Turquie et en Perse de Jean Baptiste Tavemier, publiés en 1676, ont été rédigés par Samuel CHAPPUZEAU d’après les notes de TAVERNIER. Ils paraissent en deux volumes ; le premier a été réédité par Stéphane Yerasimos : Les six voyages en Turquie et en Perse, Paris, Maspéro, 1981 (2 vol.). Je renvoie à cette éd. (ici 1.1, p. 213).

14 Ibid., 1.1, pp. 223-224.

15 Ibid., t. I, p. 219. On notera que l’emploi même du terme bédouins, très rare à l’époque, témoigne de l’impression de familiarité avec le monde du désert que Tavemier cherche à transmettre à son public.

16 Ibid., t. I, p. 228.

17 Ibid., t. I, pp. 228-229.

18 Le Voyage fait par ordre du roy Louis XIV, dans la Palestine, vers le grand Emir, chef des princes arabes du désert connus sous le nom de Bédoüins ou d’Arabes Scenites… est d’abord édité par La Roque, puis repris, avec des voyages ultérieurs, au t. III des Mémoires du chevalier d’Arvieux (1735) édités par le dominicain Labat, en 6 vol. Après son retour en France, Laurent D’ARVIEUX fournira à Molière les “turqueries” du Bourgeois gentilhomme.

19 Mémoires du chevalier d’Arvieux, éd. par le Père Jean-Baptiste Labat, Paris, Delespine, 1735, t. III, p. 267 (chap. XIII : Des occupations des Arabes).

20 Ibid., t. III, p. 188 (chap. XI : Des Moeurs des Arabes).

21 Ibid. t. III, pp. 179-181 (chap. X : De l’hospitalité des Arabes dans leurs camps, et de celle de leurs vassaux dans les Villages).

22 Ibid., t. III, pp. 149-150 (chap. VII : Des Arabes en général).

23 Ibid., t. III, p. 153.

24 Joseph de LA PORTE : Le voyageur françois, ou connaissance de l’ancien et du nouveau monde, cité ici d’après la 4e édition, Paris, Cellot, 1772-1774, t. II, p. 383. La formule est visiblement reprise des Mémoires du chevalier d’Arvieux : “Les Arabes, tout Arabes qu’on se les représente, ne sont pas cruels naturellement, ils abhorrent le sang” (Op. cit., t. III, p. 198).

25 “Ces hommes [les Arabes] si humains, si fidèles, si désintéressés entre eux, sont féroces et avides avec les nations étrangères. […]. Quand le maître et le chameau sont prêts et dressés pour le brigandage, ils partent ensemble, traversent les sables du désert, et vont attendre sur les confins le marchand ou le voyageur, pour les piller. L’homme dévaste, massacre, enlève ; et le chameau porte le butin” (abbé Guillaume-Thomas RAYNAL : Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes, 3e éd., Genève, Pellet, 1780, t. III, p. 293).

26 Le voyageur françois, Op. cit., t. II, pp. 466-467.

27 “Ils prêtent beaucoup d’attention à ce qu’on leur dit, et ne répondent que longtemps après qu’on a achevé de parler. En ce point, ce pays [l’Arabie déserte] est l’antipode moral de la France” (Ibid., t. II, p. 463).

28 Carsten NIEBUHR : Description de l’Arabie, Copenhague, Möller, 1773, p. 330. L’original allemand paraît sous le titre de : Beschreibung von Arabien aus eigenen Beobachtungen... (Copenhague, Möller, 1772). Dans sa “Notice de différens voyages en Arabie”, Jean-Baptiste EYRIES rendra hommage à la fois aux observations astronomiques et aux recherches sur les moeurs des Bédouins effectuées par Niebuhr (Nouvelles Annales des Voyages, janvier-mars 1834, pp. 6-8).

29 Ibid., p. 327. Niebuhr s’inspire certainement de la critique de la civilisation à laquelle se livre Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755).

30 Lettres sur l’Egypte, Paris, Bleuet, 1798, t. II, pp. 7-8. SAVARY est par ailleurs l’auteur d’une célèbre traduction du Coran (1783).

31 Ibid., t. III, p. 38. Cette association entre pauvreté et liberté, fortement tributaire de la critique rousseausiste de la civilisation, avait déjà été exprimée dans l’Esprit des lois (1748) par MONTESQUIEU, pour lequel ceux qui sont pauvres par choix ou à cause de leur environnement (contrairement à ceux qui ont été appauvris par un gouvernement tyrannique) “peuvent faire de grandes choses, parce que cette pauvreté fait une partie de leur liberté” (t. II des Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 1951, p. 587).

32 Dans son introduction au Voyage en Egypte et en Syrie, Jean GAULMIER affirme que “Volney n’a rien de ce pionnier du désert que nous présentent la plupart de ses biographes. Il ne s’est guère écarté des lieux habités […] il n’a connu que par ouï-dire les grandes tribus nomades, les Anézés ou les Tay, qu’il place vaguement « au fond du désert »” (Paris-La Haye, Mouton, 1959, p. 5).

33 Il est repris par Jean-François de LA HARPE, dans sa compilation de récits de voyage ; cf. le 3e vol. du Supplément à l’Abrégé de l’histoire générale des voyages, Paris, Moutardier, t. 26 (an VIII), pp. 203-212. Sur l’importance de Volney dans le contexte des voyages en Orient aux XVIIIe et XIXe s., cf. Denise BRAHIMI, Arabes des Lumières et Bédouins romantiques, Paris, Le Sycomore, 1982, pp. 27ss.

34 Voyage en Egypte et en Syrie, Op. cit., p. 206.

35 “Leurs sciences sont absolument nulles (…)” ; (ibid., p. 210).

36 Ibid., p. 212.

37 Sur l’éducation des jeunes Spartiates et le vol auquel la tradition veut qu’on les encourageât (pour autant qu’ils ne se fissent pas prendre sur le fait), cf. PLUTARQUE : Vie de Lycurgue, XXXVI. Sur le modèle Spartiate, cf. Elizabeth RAWSON : The Spartan Tradition in European Thought, Oxford, Clarendon Press, 1969.

38 Voyage en Egypte et en Syrie, Op. cit., p. 212.

39 Op. cit., t. III, p. 39.

40 Dans un passage de l’Histoire des deux Indes où il se livre à des réflexions sur les voyageurs, DIDEROT critique la recherche du profit qui va de pair avec le développement moderne des auberges, à quoi il oppose l’hospitalité désintéressée des premiers temps (Op. cit., t. II, p. 370). Sur l’attribution de ce texte à Diderot, cf. Michèle DUCHET : Diderot et l’Histoire des Deux Indes ou l’Ecriture Fragmentaire, Paris, Nizet, 1978, p. 80.

41 Voyage en Egypte et en Syrie, Op. cit., pp. 211-212. Même un voyageur comme l’abbé Mariti, qui définit les Bédouins comme “des hommes champêtres, errans et voleurs”, loue l’accueil que ceux-ci réservent à leurs hôtes (Giovanni MARITI : Voyages dans l’Isle de Chypre, la Syrie et la Palestine, avec l’histoire générale du Levant, Neuwied, Société typographique, 1791, t. II, pp. 17-18 ; éd. originale : Viaggi per l’isola di Cipro.…, 1769-1776).

42 Voyage en Egypte et en Syrie, Op. cit., p. 213.

43 Description de l’Arabie, Op. cit., p. 332.

44 Voyages de Monsr. Shaw, M. D. dans plusieurs provinces de la Barbarie et du Levant, La Haye, Neaulme, 1743, t. I, p. 390.

45 L’érudit anglais appartient encore à une génération de voyageurs pour laquelle prédomine une image largement dépréciative des Bédouins. Après avoir mentionné l’hospitalité de ceux-ci, SHAW ajoute en effet : “Malgré cette politesse extérieure, les Arabes ne dérogent en rien à leur penchant et à leur inclination. Ils sont naturellement perfides et grands voleurs, et on les voit quelquefois dépouiller le matin sur le grand chemin, ceux qu’ils ont régalés le soir auparavant, et à qui ils ont fait toutes les démonstrations imaginables d’amitié et d’hospitalité” (ibid., t. I, p. 392).

46 Op. cit., t. III, pp. 24-25.

47 Paris, 1809, p. 58.

48 Cf. An Account of the manners and customs of the Modem Egyptians, London, Knight, 1836, t. I, p. 376.

49 Voyage en Egypte et en Syrie, Op. cit., p. 209.

50 Lettres sur l’Egypte, Op. cit., t. III, pp. 40-41.

51 Claude-Etienne SAVARY : Lettres sur la Grèce faisant suite à celles sur l’Egypte, Paris, Onfroi, 1788, p. 2.

52 Voyage en Egypte et en Syrie, Op. cit., p. 64.

53 Charles Nicolas Sigisbert SONNINI DE MANONCOURT, Voyage en Grèce et en Turquie.…, Paris, Buisson, 1801, t. II, p. 116.

54 Parmi les exceptions de poids, il faut citer CHATEAUBRIAND qui, dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), manifeste une attitude de sympathie face aux juifs de Jérusalem, chez lesquels il veut voir une race qui, contrairement aux Bédoins, n’aurait subi aucun mélange (cf. Oeuvres romanesques et voyages, t. II, Paris, Gallimard, Pléiade, 1969, pp. 1126-1127).

55 Opinions sur certains rapports qui existent entre le costume des anciens Hébreux et celui des Arabes modernes, Paris, Bonaventure et Ducessois, 1856, p. 16.

56 Ibid., p. 7. Horace VERNET se réfère par ailleurs explicitement aux “observations du docteur Shaw sur les rapports entre les modernes habitants du désert et les patriarches de l’Ancien Testament” (ibid.).

57 Voyage en Egypte et en Syrie, Op. cit., pp. 210-211. Le jugement fortement dépréciatif que portera VOLNEY sur les Indiens d’Amérique, par opposition aux Bédouins, ne fera que renforcer la comparaison faite en 1787 (« Observations générales sur les Indiens ou Sauvages de l’Amérique-Nord » [1803] ; cf. t. IV des Oeuvres de C. F. Volney, 2e éd., Paris, 1825, pp. 374-375).

58 Itinéraire de Paris à Jérusalem, Op. cit., p. 1013.

59 Ibid. ; Chateaubriand réactive ici une étymologie présente à la conscience de tous les voyageurs contemporains : le terme d’Orient vient du latin oriri (se lever, surgir, naître).

60 Itinéraire, Op. cit., p. 1014.

61 Ibid., p. 999.

62 Cf. la préface que CHATEAUBRIAND rédige à l’occasion de la reprise de son récit de voyage dans ses Oeuvres complètes (1826) : “J’ai donc eu le très petit mérite d’ouvrir la carrière, et le très grand plaisir de voir qu’elle a été suivie après moi. En effet mon Itinéraire fut à peine publié, qu’il servit de guide à une foule de voyageurs” (Op. cit., p. 695). Sur le rôle de modèle que joue Chateaubriand pour les voyageurs romantiques, cf. l’introduction de Jean-Claude BERCHET à son anthologie Le voyage en Orient, Paris, Laffont, 1985.

63 Le passage de Chateaubriand à Constantinople, qu’il quitte d’ailleurs aussi vite que possible, lui inspire cette condamnation sans appel : “Ce qu’on voit n’est pas un peuple, mais un troupeau qu’un iman conduit et qu’un janissaire égorge” (ibid., p. 942).

64 Ibid., p. 963.

65 Ibid., p. 977. Il est significatif que le seul passage de l’Itinéraire témoignant d’un sentiment d’euphorie lié à la vie bédouine n’est pas assumé par le narrateur, qui ne fait que rapporter les paroles d’un ancien soldat de l’armée française resté au Caire comme mamelouk au service du vice-roi : ce Français “avait vécu longtemps dans le désert avec les Bédouins, et il regrettait singulièrement cette vie. Il me contait que quand il se trouvait seul dans les sables, sur un chameau, il lui prenait des transports de joie dont il n’était pas le maître” (ibid., p. 1145).

66 J’ai examiné l’image ambivalente des Bédouins que révèle le Voyage en Orient (1835) de Lamartine dans ma thèse en littérature française : La rencontre de l’autre. Enquête sur la communication dans les récits de voyage en Orient (1811-1861) ; à paraître en 1994 chez Klincksieck.