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La descente dans la caverne et l’expérimentation symbolique de la peur de la mort

A propos de quelques récits de voyage du XVIIIe siècle

Ute HEIDMANN VISCHER

Université de Neuchâtel

Comment les narrateurs de voyage décrivent-ils l’expérience du souterrain ? Que nous enseignent leurs descriptions au sujet de leurs motifs, de leurs sentiments et de la signification d’une telle expérience ? Les récits de voyage du XVIIIe siècle nous fournissent un riche matériel pour répondre à ces questions. En effet, les descriptions de cavernes y sont nombreuses : il semble que la visite d’espaces souterrains ait été, en tout cas à partir de la deuxième moitié du siècle, un passage obligé du voyageur, une expérience importante à acquérir, un sentiment essentiel à vivre.

Le sentiment fondamental agissant chez le visiteur de l’espace souterrain, est sans doute la peur des ténèbres. Jean Delumeau, dans son livre La Peur en Occident, attire l’attention sur le fait qu’on a d’emblée attribué à l’obscurité une valeur symbolique particulière. “Déjà, la Bible”, dit-il, “avait exprimé cette défiance envers les ténèbres commune à tant de civilisations et défini symboliquement le destin de chacun d’entre nous en termes de lumière et d’obscurité, c’est-à-dire de vie et de mort1. Cette valeur symbolique des ténèbres n’est que renforcée, lorsqu’il s’agit de l’obscurité du lieu souterrain. Le séjour des âmes après la mort est souterrain : c’est ce qu’enseigne la mythologie de l’antiquité gréco-latine, dont la symbolique est familière aux voyageurs du XVIIIe siècle.

L’association de l’espace souterrain au monde des morts et de la mort prend, me semble-t-il, une importance grandissante au cours de ce XVIIIe siècle, tant sur le plan du vécu que sur celui de la narration. Ce qui, dans les descriptions de la première moitié du siècle, est encore souvent une simple comparaison, un moyen stylistique pour rendre la description plus suggestive, s’élargit pour devenir un réseau complexe de symboles, de figures et de situations dans lequel le voyageur lui-même, jusque-là plutôt réticent à l’exploration des Enfers, prend un rôle important. Il devient acteur dans le monde des ombres, devient Enée ou l’initié aux Mystères, vivant comme eux une mort symbolique.

J’aimerais retracer et analyser cette évolution dans une série de récits qui décrivent une même caverne, célèbre à l’époque : la caverne de Castleton en Angleterre. Située dans le comté de Derbyshire, au Nord des Midlands, entre le Yorkshire au Nord-Est et le Nottinghamshire à l’Est, elle appartient géologiquement au Peak District, une région que les écrivains anglais qualifiaient de “paysage pittoresque” et “romantique” bien avant d’appeler ainsi les paysages du Lake District et de la Suisse. Cette région formée de hauts plateaux et de gorges profondes, où l’on exploitait des mines de plomb et d’autres métaux depuis le XVIIe siècle, était à la fois célébrée et redoutée pour son caractère sauvage et extrême. Elle possédait des formations géologiques étranges généralement appelées “The Wonders of the Peak” (dont la grotte de Castleton) qui attiraient, dès le XVIIe siècle, un nombre croissant de curieux.

Dans son Journal of a Tour into Derbyshire, datant de l’année 1662, Sir Thomas Browne, médecin et écrivain renommé, donne une description détaillée de son voyage à travers le Derbyshire qu’il entreprend à cheval en compagnie de ses amis en touriste curieux, aisé et cultivé. Tout en évoquant avec précision ce qu’il aperçoit de l’industrie naissante de la région, il décrit avec emphase les dangers du chemin qui mène à travers les gorges du Peak, région qu’il appelle “this desolate vast wide country”2. C’est ainsi qu’il introduit sa description de la caverne de Castleton :

As soon as wee were got to the town, wee prepar’d our selves to see this place so much talk’d of, called (save your presence) the devill’s arse, which in my judgment is no unfit appellation considering its figure […].3

Le narrateur rapportant son voyage n’en reste pas à la simple mention de ce qui était effectivement le nom populaire de cette grotte. Il reprend et développe l’image grotesque en décrivant sa visite souterraine comme le séjour dans le “intestinum rectum” du diable :

[…] wee did not onely enter, but travailed some space up the intestinum rectum, and had made further discovery of the intralls had the way been good, and the passage void of excrement ; but the monster having drunke hard the day before, did vent as fast now, and wee, thinking it no good sayling up Styx against the tide […] returned again to the upper world (…).4

Browne se sert principalement du registre symbolique grotesque de la croyance populaire médiévale pour décrire son expérience souterraine. S’il évoque le registre plus solennel des Enfers antiques en mentionnant le Styx, c’est pour exprimer son intention de ne pas poursuivre l’exploration souterraine. La vue des tisserands habitant l’entrée de la grotte le fait encore hésiter quant au choix de l’image appropriée. Il se demande

whither they were onely Ascarides, which did wrigle up and downe […] in the devil’s postern, answerably to wormes in men, or whither they were shades dwelling in these Tartarian caverns […].5

Le narrateur développe finalement l’image grotesque, l’association des ombres du Tartare n’est pas retenue davantage. La métaphorique des Enfers antiques reste dans ce texte du XVIIe siècle une métaphore ponctuelle, qui prête à la description une note suggestive, mais qui ne ne semble pas offrir au voyageur les images appropriées pour décrire son expérience du souterrain qu’il n’est d’ailleurs pas enclin à prolonger.

Un autre visiteur de Castleton est Daniel Defoe, l’auteur de Robinson Crusoe, qui publie entre 1724 et 1726 les trois volumes de son Tour through the Whole Island of Great Britain. Pour le journaliste qui est en quête des signes du progrès économique et culturel de son pays, la région du Peak n’est que “a houling wilderness”6. Defoe part en guerre contre tous ceux qui d’après lui ont célébré les merveilles (“the wonders”) de cette région qu’il appelle des “trifles”, des banalités7. Il est difficile de trouver ce qu’elle a de merveilleux, dit-il à propos de la caverne de Castleton, dont il donne une description extrêmement succinte et sobre : il évoque l’entrée large, le fait que le toit rocheux de la caverne descend progressivement, que le visiteur doit traverser deux filets d’eau et qu’ensuite il est obligé de faire demi-tour puisque le rocher descend pratiquement jusqu’à la surface d’un troisième cours d’eau en barrant le passage. “This is the whole wonder”, conclut-il8. Pas d’émotion particulière donc lors de cette inspection de la caverne qui s’arrête d’ailleurs, comme celle de Sir Browne, au premier obstacle. Pas de métaphorique des Enfers, pas d’association avec la mort chez le journaliste rationnel et éclairé qui n’est pas en quête d’émotions personnelles, mais à la recherche de signes du progrès économique et social. De manière presque programmatique, Defoe cherche au contraire à détourner l’attention de toute association possible entre les phénomènes naturels et les sensations et angoisses existentielles, afin de diriger cette attention sur les phénomènes sociaux et économiques qui lui importent. Il n’utilise la métaphore des Enfers qu’une seule fois, mais dans un sens autre, significatif de cette attitude. Il recourt à l’image de l’habitant des sombres régions souterraines (“inhabitant of the dark regions below”) à propos d’un mineur squelettique au teint de plomb qu’il voit émerger d’un puits9. Son utilisation de cette image renvoie non pas à la problématique de la vie et de la mort, mais à la division particulière de l’univers social en un monde supérieur et un monde inférieur, le monde souterrain étant occupé par les défavorisés, le monde de lumière par les riches.

Au cours des décennies qui suivent les visites de Browne et Defoe, la réticence et le refus font place à un plus grand intérêt et un plus grand investissement émotionnel de l’expérience souterraine. L’aménagement touristique de la caverne de Castleton au courant du siècle favorisait cette évolution. J’ai trouvé la description la plus précise de cet aménagement dans un texte de l’antiquaire William Bray datant de 1777 destiné à servir de guide pour les touristes sur place. Ce texte n’a pas d’intérêt particulier quant à la représentation de la peur, mais il décrit avec précision les différents éléments de cet aménagement touristique par lequel on avait créé une sorte de parcours souterrain qui jouera un rôle important dans les textes que j’analyserai par la suite.

“The celebrated cavern well deserves to be seen”, déclare Bray au début de sa description, “and is visited without danger, and with much less trouble than may be imagined by those who have not gone into it.”10 Il indique la hauteur de l’entrée, mentionnant le fait que des ouvriers avaient construit leurs cabanes dans la vaste ouverture de la caverne. Il conseille au voyageur de suivre le cours de la rivière souterraine que Defoe avait pris pour plusieurs filets d’eau séparés, jusqu’à l’endroit où le toit descendant progressivement toucherait presque la surface de l’eau. Bray explique qu’une barque remplie de paille, dans laquelle le visiteur souterrain serait tenu de se coucher, servirait à le faire passer sous le rocher, la barque étant poussée par un guide qui marcherait et plongerait dans l’eau. Après ce passage, le voyageur parviendrait dans un vaste espace illuminé partiellement par des bougies. Le même guide le ferait traverser la rivière une deuxième fois sur son dos, pour l’amener dans une autre cavité appelée “Roger Rain’s House” à cause d’une pluie de gouttes permanente tombant du toit de la caverne. A cet endroit le visiteur serait surpris par le chant d’un choeur caché à sa vue, placé à un endroit plus élévé. En sortant de la caverne, dit Bray en abandonnant un peu son style sobre, la lumière du jour produirait sur le visiteur un effet “beyond description”11. Voilà donc une sorte de spectacle Son et Lumière organisé pour le visiteur souterrain du XVIIIe siècle, qui peut nous faire sourire, mais qui n’a pas manqué d’avoir son effet sur les voyageurs de cette époque et qui révélera son sens potentiel dans leurs descriptions.

Il est intéressant de voir ce que l’auteur d’un autre guide, destiné plus spécifiquement aux voyageurs allemands, fait de ce spectacle souterrain de la caverne de Castleton. Johann Jakob Volkmann, qui publie en 1781 son guide, intitulé Neueste Reisen durch England, s’est très certainement servi du texte de Bray, qu’il reprend parfois jusque dans les tournures. En effet Volkmann, qui n’a fait qu’un bref séjour en Angleterre, a sélectionné et recomposé à sa manière d’autres guides et descriptions. A la différence de Bray, il ne se contente pas de communiquer les faits et d’orienter le voyageur sur place, mais il cherche à lui mettre en perspective les sensations et émotions à vivre. C’est ainsi que l’“on” arrive chez Volkmann non pas dans un “vaste espace” comme chez Bray, mais “dans les premièrs appartements d’une déesse souterraine”, qualifiées de “séjour terrible”12. Les bougies, installées pour permettre aux visiteurs de distinguer les formes des cavités, servent chez Volkmann à mieux cerner “l’atroce obscurité” et à “augmenter le caractère triste du séjour souterrain”. Tandis que chez Bray le parcours se termine simplement par la perception de la lumière du jour, le voyageur de Volkmann, lui, arrive “enfin” à la sortie de cette “étrange” caverne.13

L’intention de Volkmann apparaît assez clairement dans ces quelques tournures : il veut procurer au visiteur des sensations d’épouvante tout en l’assurant que la visite ne comporte aucun danger réel. Le voyageur n’a qu’à suivre ses instructions pour ressentir les frissons et le soulagement d’avoir échappé à un danger de mort. Ces sensations n’ont rien de personnel, puisqu’elles sont façonnées par des stéréotypes.

Un an plus tard, en 1782, Karl Philipp Moritz, alors éditeur de la première revue allemande de psychologie, appelée Erfahrensseelenkunde, visite la caverne de Castleton et nous donne une version plus personnalisée et plus sophistiquée de son expérience souterraine dans un récit intitulé Reisen eines Deutschen in England im Jahre 1782. II commence la description de la caverne ainsi :

Indem ich so voll Verwunderung da stand, bemerkte ich im dunklen Eingang der Höhle einen Mann von wilden und rauhem Ansehen, der mich fragte, ob ich die Höhle sehen wollte, wobei seine harte Stimme in der Höhle einen starken Widerschall gab.

Als ich dies bejahete, fragte er mich weiter, ob ich auch über die Flüsse gesetzt sein wollte ? und bestimmte zugleich eine Kleinigkeit an Gelde, die ich dafür bezahlen müsste. Dieser Mann hatte mit seinem schwarzen struppigen Haar, und schmutzigen zerrissnen Anzuge, ein so wildes Charonsmässiges Ansehen, welches seine Stimme und seine Fragen noch vermehrten, dass die sonderbare Täuschung, worein man beim Anblick dieser Höhle versetzt wird, schon hier ihren Anfang nahm.14

Voilà la première étape de ce que le narrateur nous présentera comme un véritable parcours souterrain, le prélude d’un spectacle avec le scénario et les acteurs des Enfers dont le guide “charonesque” n’est que le premier. Tout en rendant cette évocation très suggestive, le narrateur a soin de donner une explication psychologique de son vécu : la vue de cette caverne, explique-t-il, vous met dans l’état d’“une étrange illusion” (“sonderbare Täuschung”) illusion qui, on le comprendra à la fin, ne se perdra qu’à la sortie de la caverne.

Le parcours souterrain se poursuit ainsi : le voyageur s’engage avec son guide “charonesque” dans la caverne, apercevant sur sa gauche “tout un village souterrain” et des ouvriers parmi lesquels le visiteur croit reconnaître Ixion et les Danaïdes. Les deux explorateurs poursuivent leur chemin jusqu’à un endroit où le toit rocheux de la caverne descend pour ne laisser qu’une petite ouverture fermée par une porte, qu’ils traversent après avoir reçu deux bougies de la main d’une vieille femme qui sort d’une des cabanes souterraines. Arrivés après le passage “angoissant” (“beklemmend”) sous un rocher dans une immense cavité, dont “il était impossible d’estimer l’effroyable longueur, hauteur et largeur”, le voyageur et son guide marchent pendant toute une heure, “sous un ciel nocturne” et sur “un sol sableux”, le toit rocheux descendant à nouveau, jusqu’à ce qu’ils arrivent, “au rivage d’un fleuve assez large, luisant de manière étrange à la lumière de nos bougies”15 :

Am Ufer war ein kleiner Kahn befestigt, in welchem Stroh lag. Mein Führer sagte mir, dass ich hineinsteigen, und mich ganz ausgestreckt darin niederlegen sollte, weil in der Mitte des Flusses der Felsen beinahe das Wasser berühren würde.16

Il n’est pas difficile de reconnaître le modèle de ce parcours souterrain : la description de la katabasis d’Enée dans le sixième chant de l’Enéide. Le récit de Moritz superpose en effet de manière très habile des éléments de cette katabasis et des Enfers décrits par Virgile avec les données réelles de la topographie et de l’aménagement de la caverne de Castleton : le guide rémunéré traînant la barque devient Charon que Virgile dit être “d’une épouvantable saleté”17 ; les ouvriers du Peak demeurant dans l’entrée de la grotte dont parlait déjà Defoe, sont identifiés à Ixion et aux Danaïdes expiant dans le Tartare leurs fautes par des travaux interminables ; les marcheurs sous le ciel nocturne et le sol sablonneux s’assimilent à Enée et son guide, marchant dans la nuit des Enfers (“Ibant obscuri sola sub nocte per umbram”)18. Le fleuve souterrain est identifié au Styx qu’il s’agit de traverser sous l’égide de Charon. La vieille femme distribuant les bougies devant ce qui est, selon Moritz, la véritable entrée de la caverne est clairement inspirée par la Sibylle virgilienne qui ouvre la porte du roi des Enfers à Enée. C’est la Sibylle qui le guide et qui lui rend la visite du Tartare possible par le don du rameau d’or auquel correspondent chez Moritz les bougies sans lesquelles, le narrateur le soulignera à maintes reprises, le visiteur et son guide se seraient perdus dans la caverne.

Vivre “cette étrange illusion” de la caverne de Castleton signifie donc s’identifier à Enée, revivre symboliquement sa katabasis, “cette folle entreprise”19, comme dit la Sibylle virgilienne. C’est en effet une “folle entreprise” dont le paradoxe et l’enjeu s’expriment dans la déclaration de Charon à Enée : “C’est ici le séjour des Ombres, du Sommeil et de la Nuit assoupissante : il m’est défendu de passer des vivants dans la carène du Styx.”20 Passer vivant dans le monde des Morts signifie mourir en restant vivant et conscient. Le narrateur décrit cette expérience ainsi :

Rund umher herrschte eine feierliche Totenstille, und so wie das Boot fortrückte, senkte sich der Felsen, wie eine dunkelgraue Wolke immer tiefer nieder, bis er endlich beinahe mein Gesicht berührte, und ich im Liegen kaum noch das Licht vor meiner Brust in die Höhe halten konnte, so dass ich in meinem Boot wie in einem beklommenen Sarge lag, bis wir durch diese fürchterliche Enge kamen, und sich der Felsen auf der anderen Seite in die Höhe zog, wo mich mein Führer am gegenseitigen Ufer wieder aussetzte21.

L’angoisse de mourir s’associe dans l’expérience du voyageur au passage par “l’atroce étroitesse”, rappellant la parenté etymologique de “Angst” et “Enge”, qui apparaît également dans “beklommen” signifiant étroit et angoissant en même temps. Sa peur de mourir se traduit dans l’image de la bougie qu’il a tant de peine à maintenir allumée devant sa poitrine comme s’il s’agissait de la flamme de sa vie.

Cette épreuve de “l’atroce étroitesse”, à laquelle le voyageur se soumet dans la caverne de Castleton, a d’ailleurs une signification très personnelle, qui se comprend dans la perspective du récit entier. En effet, pendant tout son voyage en Angleterre, l’expérience de l’étroitesse est particulièrement menaçante pour le voyageur parce qu’il est hanté par un sentiment de claustrophobie qui vient constamment contrecarrer son désir d’être entouré et protégé. Dans ce sens, l’expérience de Castleton représente une tentative consciente de faire face à cette hantise d’une manière concrète et symbolique à la fois, de la vivre d’une manière extrême afin de briser son impact et de la surmonter au lieu de la fuir constamment.

Il semble en effet, du moins dans un premier temps, que le visiteur souterrain ait pu franchir une barrière par cette épreuve, qu’il est recompensé pour son effort, encore à l’image d’Enée qui, après le périlleux passage du Styx, arrivera dans l’Elysée, au séjour souterrain des bienheureux, où son père Anchise lui apportera l’aide souhaitée. Le visiteur de la caverne de Castleton, lui, semble récompensé par une série d’effets “merveilleux” dont le guide lui offre le spectacle, lorsqu’ils continuent leur chemin. Ces “visions merveilleuses” sont dues d’une part aux effets de lumière produits par l’illumination artificielle de la caverne par des bougies cachées, de l’autre par l’effet accoustique produit par le choeur et les gouttes tombant dans l’endroit de la caverne appelé Roger Rain’s House22. L’évocation des ces “effets merveilleux” révèle d’ailleurs encore un autre modèle de “parcours souterrain” que celui de la katabasis d’Enée, à savoir le parcours de l’initié franc-maçon. Le texte de Moritz qui était d’ailleurs, comme tant d’autres à l’époque, effectivement franc-maçon, contient de nombreux éléments qui permettent d’associer sa descente dans la caverne de Castleton également aux Mystères de la Franc-Maçonnerie, drames rituels ayant pour but de faire passer l’homme par une mort et une résurrection symbolique. Ces Mystères ont pour origine les Mystères antiques, notamment ceux d’Eleusis mettant en scène la descente aux Enfers de Démeter à la recherche de sa fille Perséphone. Ce fait explique que le modèle franc-maçonnique et le modèle antique puissent coexister sans contradiction dans cette description. La dimension franc-maçonnique apparaît lorsque le narrateur compare les cavités illuminées à des “temples” construits par “la main du plus habile architecte”, lorsqu’il dit “avoir vu révélée dans les profondeurs de la nature la majesté du créateur que j’adorais dans ces ténèbres sacrées avant de quitter le hall de ce temple.”23 Cette série de révélations qui s’offre à l’initié après sa mort symbolique culmine dans une ultime vision du merveilleux qui attend le visiteur de la caverne de Castleton à la fin de son parcours souterrain : la redécouverte de la lumière du jour après le séjour souterrain dont l’effet extraordinaire fait partie, nous le savons, du spectacle Son et Lumière mis en scène dans la caverne. Moritz le décrit ainsi :

Und ehe noch mein Führer das Pförtchen halb eröffnet hatte, sagte er, jetzt würde ich einen Anblick haben, der alle die vorigen an Schönheit weit übertreffen würde. Ich fand, dass er Recht hatte ; denn indem er die Pforte erst halb eröffnete, war es mir wirklich, als täte ich einen Blick in Elysium, in einem solchen wunderbaren erquickenden Dämmerlichte zeigten sich alle Gegenstände.

Der Tag schien allmählich anzubrechen, und Nacht und Dunkel schwanden.24

Cette scène peut être interprétée à partir du modèle de la katabasis d’Enée aussi bien que du rituel franc-maçonnique. Le voyageur se croit arrivé à l’Elysée, but de la descente d’Enée, l’Elysée étant ici également le lieu du soleil levant et de la promesse de salut éternel dont le franc-maçon découvre le secret à la fin de son parcours. Que signifie un tel dénouement pour le visiteur de la caverne qui y a passé l’épreuve de l’atroce étroitesse ? Ne signifie-t-il pas qu’il a réussi à exorciser sa hantise claustrophobique par la visite souterraine et par l’expérimentation symbolique de la peur de la mort ? Cela serait certainement la conclusion à tirer, si le narrateur en restait là et s’il avait utilisé l’indicatif. Mais il clôt sa description de la caverne en montrant que cette vision de l’Elysée n’était au fond qu’une “étrange illusion” : Car, au moment où il sort de la caverne, le voyageur s’aperçoit que le soleil n’est pas sur le point de se lever en faisant disparaître la nuit et l’obscurité comme il lui avait semblé, mais que l’astre est en train de se coucher à l’ouest, en exposant le voyageur sans abri à la nuit et en le rendant à tous ses problèmes antérieurs. Bien que la mort symbolique que le voyageur a vécue dans la caverne de Castleton n’ait pas eu l’effet thérapeutique espéré, elle a eu néanmoins un autre résultat dont témoignera la fin du récit de Moritz. Vivre “l’étrange illusion” de Castleton a libéré le voyageur d’une autre illusion : celle de pouvoir échapper à son problème psychologique majeur dont il reconnaît désormais le caractère pathologique.

En 1790, huit ans après Moritz, un autre franc-maçon descend dans la caverne de Castleton, Georg Forster, compagnon de route de James Cook et auteur d’un célèbre Tour du monde. Le petit texte sur la caverne de Castleton qui fait partie des notes pour la troisième partie de son récit Ansichten vom Niederrhein porte comme titre “Oiz themis esti” (“aux initiés”), faisant ainsi clairement allusion aux Mystères maçonniques et éleusiens qui interdisaient aux initiés de parler de leur expérience aux non-initiés25. Le narrateur y décrit son expérience souterraine en se plaçant entièrement sur le plan symbolique de la “consécration souterraine” qu’il dit avoir reçue pendant sa visite de la grotte26. Le visiteur endosse pleinement le rôle du franc-maçon qui franchit les étapes du parcours rituel prescrit, en passant par les quatre éléments, la terre, l’air, l’eau et le feu. D’après le schéma des Mystères antiques, il est englouti par les profondeurs “vertigineuses” de la terre, il traverse le noir Cocythe dans la barque de Charon, pour être submergé par les ténèbres éternelles du Tartare, lorsque sa lampe s’éteint27. Après cette mort symbolique, il se sent porté sur les épaules d’un géant à travers des gorges profondes, quand s’ouvre, sous les feux d’éclairs et les coups de tonnerre étourdissants, symbolisant l’acte de sa re-naissance, l’espace d’un temple illuminé où le choeur des Sages chante l’hymne sacré. Le spectacle Son et Lumière de la caverne de Castleton se trouve ici élévé au rang du rituel sacré, dans lequel les différents éléments de l’aménagement souterrain, la barque, le guide, les espaces illuminés, le choeur, sont parfaitement intégrés. Tout est ritualisé dans cette expérience : la peur de la mort aussi. La mort symbolique dans la caverne est pour Forster, comparée à celle de Moritz, déjà une expérimentation au deuxième dégré, puisqu’il s’agit de rejouer un jeu symbolique dont le sens et l’issue ont été déterminés d’avance28.

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1 Jean DELUMEAU, La Peur en Occident. XIVe – XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1978, p. 87.

2 Sir Thomas BROWNE, Journal of a Tour into Derbyshire in 1662. In : Sir Thomas Browne’s Works. Including his life and correspondance, éd. par S. Wilkin, Londres, 1836, vol. 1, p. 28.

3 Ibid., p. 32.

4 Ibid., pp. 32 sq.

5 Ibid., p. 33.

6 Daniel DEFOE, A Tour Through the Whole Island of Great Britain, 2 vol., intr. de G.D.H. Cole et D.C. Browning, Londres, Everyman’s Library, 1966, vol. 2, p. 160.

7 Ibid.

8 Ibid., p. 172.

9 Ibid., p. 164.

10 William BRAY, Sketch of a Tour into Derbyshire and Yorkshire, including part of Buckingham, […] (1777), in : A General Collection of the best and most interesting Voyages and Travels in all Parts of the World.…, 6d. Pinkerton, vol. II, p. 399.

11 Ibid., p. 400.

12 Cf. Johann Jakob VOLKMANN, Neueste Reisen durch England, vorzüglich in Absicht auf die Kunstsammlungen, Naturgeschichte. Oekonomie, Manufakturen und Landsitze der Grossen. Aus den besten Nachrichten und neuern Schriften zusammengetragen von D. Johann Jakob Volkmann. 4 Theile, Leipzig, 1781 et 1782, vol. 3, pp. 469sq : “Wenn man aus dem Boote steigt, kommt man gleichsam in das erste Gemach einer unterirdischen Gottheit. Die Länge dieses furchtbaren Auffenthalts ist 270, und die Höhe 120 Fuss.”

13 Ibid., p. 470 : “Um das fürchterliche Dunkle recht übersehen zu können, so brennen rund hemm eine Menge von Lichtern, die wie Sterne schimmern, und das Traurige erhöhen.Nachdem man noch durch verschiedene Oerter gegangen ist, […] erreicht man endlich […] das Ende dieser merkwürdigen Höhle […].”

14 Karl Philipp MORITZ, Reisen eines Deutschen in England im Jahre 1782, in K. Ph. MORITZ, Werke, éd. par H. Günther, Francfort-sur-le-Main, Insel, vol. 2, p. 100.

15 Cf. ibid., pp. 101 sq. : “Nachdem wir hier eine ganze Stunde, wie unter einem schwarzen mitternächtlichen Himmel, auf einem ebnen sandichten Erdreich gewandert hatten, senkte sich endlich der Felsen allmählich wieder nieder, und wir befanden uns auf einmal an einem ziemlich breiten Flusse, welcher, bei dem Flimmern unsrer Lichter, mitten in der Dunkelheit einen wunderbaren Widerschein gab.” (p.102)

16 Ibid., p. 102.

17 VIRGILE, L’Enéide, VI, 298-299 ; éd. bilingue, trad. par Maurice Rat, Paris, Garnier, 1960, t. 1, p. 265.

18 Ibid., VI, 268 ; p. 262.

19 Ibid., VI, 135 ; p. 255.

20 Ibid., VI, 390-391 ; p. 271.

21 K. Ph. MORITZ, op.cit., p. 102.

22 Ibid., p. 105.

23 Ibid., p. 103 : “Und kaum waren wir auch einige Schritte gegangen, so traten wir in einen majestätischen Tempel mit prächtigen Bogen, die auf schönen Pfeilern ruhten, welche die Hand des künstlichsten Baumeisters gebildet zu haben schien.”

24 Ibid., p. 105.

25 Georg FORSTER, Tagebuch der Rundreise von Mainz aus, in Georg Forsters Werke. Sämtliche Schriften, Tagebücher, Briefe, ed. par l’Akademie der Wissenschaften der DDR, 20 vol., Berlin, 1958ss., t. 12, p. 341.

26 “Auch ich bin der Geweiheten einer, und spreche von der unterirdischen Weihe, und schweige von den unaussprechlichen Dingen.” (ibid.)

27 “In Charons Nachen ausgestreckt, schwamm ich unter dem tief hinabgesenkten Felsengewölbe an das jenseitige Ufer des schwarzen Kokytus. Ich ging durch alle Elemente des stets sich wandelnden Chaos. Ein Staubbach netzte mein Haupt. Kalte Lüfte weheten mich an, und immer, immer rauschte es neben mir und über mir und unter mir, wie der Sturz der Waldbäche über den zerklüfteten Felsen. Meine Lampe erlosch ; ich versank in die ewige Finstemiss des Tartarus.” (ibid., p. 341 sq.).

28 “Mir war es, als nähme mich ein Riese auf seine Schultern, und trüge mich durch die gähnenden Schlünde. Plötzlich durchleuchtete ein Blitz die schauerlichen Bogen des Felsens ; ein krachender Donner betäubte mein Ohr ; die Gewölbe wankten hin und her, und zitterten über mir, und dreimal kehrten die rollenden Donner durch die Schneckengänge des Gewölbes wieder. Da öffneten sich die Grüfte in der Höhe, und helles, erquickendes Licht strömte durch die schwarzen Hallen ; siebenfach war das Licht, sieben glänzende Funken wie Sterne : und der Chor der Wissenden stimmte nun an den hohen belehrenden Hymnus.” (ibid., p. 342) Pour une analyse plus détaillée des récits de Defoe, Moritz et Forster, voir mon étude intitulée Die eigene Art zu sehen. Zur Reisebeschreibung des späten achtzehnten Jahrhunderts am Beispiel von Karl Philipp Moritz, und anderen Englandreisenden, Berne (etc.), Peter Lang, 1993.