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Révéroni Saint-Cyr, Cazotte, Potocki : trois peurs romanesques

François ROSSET

Université de Lausanne

L’homme effrayé reste d’abord immobile comme une statue, retenant son souffle… Le coeur bat avec rapidité et violence, et soulève la poitrine…, la peau devient pâle instantanément comme au début d’une syncope…. la frayeur intense provoque immédiatement la transpiration. Ce phénomène est d’autant plus remarquable que, à ce moment, la surface cutanée est froide ; d’où le terme vulgaire de sueur froide… Les poils se hérissent et les muscles superficiels frémissent. En même temps que la circulation se trouble, la respiration se précipite. Les glandes salivaires agissent imparfaitement ; la bouche devient sèche ; elle s’ouvre et se ferme fréquemment… les yeux découverts et saillants sont fixés sur l’objet qui provoque la terreur, ou bien ils roulent incessamment d’un côté à l’autre…. Les pupilles sont prodigieusement dilatées. Tous les muscles du corps deviennent rigides, ou sont pris de convulsions. Les mains se ferment et s’ouvrent alternativement… Les bras se portent parfois en avant, comme pour écarter quelque horrible danger ; ou bien ils se lèvent tumultueusement au-dessus de la tête. Quand la frayeur atteint une intensité extrême, l’épouvantable cri de la terreur se fait entendre. De grosses gouttes de sueur perlent sur la peau. Tous les muscles se relâchent. Une prostration complète survient rapidement, et les facultés mentales sont suspendues. Les intestins sont impressionnés. Les sphincters cessent d’agir et laissent échapper les excrétions. Charles Darwin1

Les trois romans qui vont nous intéresser ici et qui sont, à une trentaine d’années près, contemporains, mettent en jeu la même peur, l’une de ces passions qui sont, selon les termes du chevalier de Jaucourt, des « maladies de l’âme (qui) vont jusqu’à ôter tout usage de la liberté »2. Cependant, ce n’est pas la peur en tant que telle qui préoccupe nos trois romanciers et nous verrons qu’une lecture de la même passion permet de mesurer la distance séparant trois projets esthétiques différents qui s’affichent, dès le premier abord, dans l’énoncé des titres de ces oeuvres.

Le roman de Révéroni Saint-Cyr, Pauliska ou la perversité moderne3, expose le prénom d’une femme qui est à la fois narratrice et personnage central. Le prénom mis en exergue éveille bien sûr la question : qui est ce personnage ? Et le lecteur peut s’attendre à recevoir pour réponse un récit racontant la vie ou une partie de la vie de la dénommée Pauliska4. Ainsi, si cette héroïne est amenée à éprouver la peur, ce sera sans doute à cause des situations et des objets auxquels elle sera confrontée. La peur sera alors liée aux aventures vécues par le personnage central ; elle permettra même de caractériser ces aventures et aussi, bien sûr, le récit qui les relate.

Dans le cas du Diable amoureux5 de Cazotte, ce n’est pas le héros qui est désigné dans le titre de l’oeuvre, mais le partenaire de don Alvare qui est, lui, le héros et aussi le narrateur. Or, ce partenaire n’est autre que l’empereur des ténèbres, l’ennemi redoutable s’il en est, que l’on ne peut traiter en partenaire qu’à condition d’avoir dominé la peur qu’il suscite – si l’on peut dire – naturellement. Ainsi, derrière l’histoire d’une relation avec le diable, c’est l’histoire d’une relation avec la peur qui s’annonce.

Potocki, de son côté, pose en exergue de son Manuscrit trouvé à Saragosse6 un bon vieux procédé, un truc de romancier. Le titre ne désigne nullement le contenu des multiples histoires qui s’enchaînent dans ce roman ; il est au contraire ce que l’on appellerait volontiers aujourd’hui un titre Thématique7 et, en cette qualité, il souligne les artifices qui président à la production comme à l’enchaînement de ces histoires. Dès lors, c’est sans surprise que l’on verra, parmi les péripéties les plus diverses, se construire et se démanteler toutes sortes de stratégies visant à produire, puis à éventer la peur.

Le roman de Jacques-Antoine de Révéroni Saint-Cyr, Pauliska ou la perversité moderne, paru chez Lemierre à Paris en 1798, présente une intrigue banale et fort extraordinaire à la fois. C’est l’histoire d’une princesse polonaise contrainte de fuir son pays après ce qu’elle appelle « les désastres politiques, fruit de la guerre fatale qui a précédé le partage de notre patrie » (31). Echouée à Lausanne « au sein de l’aisance et de la paix » (211), Pauliska rédige ses mémoires où elle relate une succession d’infortunes propres à aiguiser la jalousie de l’auteur de roman noir le plus imaginatif. « Tout ce que les romanciers modernes, affirme-t-elle dans un préambule, ont imaginé en spectres, en fantômes hideux, en perversité imaginaire, n’approche pas de la réalité funeste des événements dont j’ai été le jouet » (29). Et en effet, Révéroni rivalise dignement avec les meilleurs Anglais, avec Sade et Ducray-Duminil en matière de châteaux nocturnes, de galeries obscures, de prisons souterraines, de fuites désespérées, de sociétés secrètes et d’humains monstrueux. Mais à cette tonalité maintenue par le recours aux poncifs liés à un genre en vogue, l’auteur de Pauliska surajoute une dimension scientifique inspirée par les marges de la recherche au tournant des Lumières et dessinée, dans le roman, par les traits d’une outrance qui tient manifestement du délire.

Les monstres entre les mains desquels Pauliska tombe successivement se servent de cette femme qui est – cela va de soi – un idéal de beauté et de vertu, pour expérimenter l’inoculation des passions et des désirs, la production d’un gaz de jouvence par captation du fluide électrique des jeunes et beaux corps, la parthénogénèse artificielle par le truchement du même fluide ; bref, ils apparaissent, ces monstres, comme les prêtres de chimies et de mécaniques les plus occultes et les plus folles8.

Dans ce roman noirci scientifiquement, la peur se manifeste avec l’intensité qui est de rigueur dans tout roman noir. Pauliska éprouve donc des frissonnements jusqu’à la plante des pieds, des tremblements universels, elle tressaillit, frémit, ses genoux faiblissent, ses mains s’ouvrent, elle tombe saisie d’horreur dans son fauteuil, pousse des cris d’effroi et se lève tout en tremblant ; la même terreur lui met le visage en feu, et la glace quelques lignes plus bas ; elle est consternée, saisie, anéantie, frappée, éperdue et ses cheveux, bien sûr, se dressent d’épouvante.

Ce qui la met dans un tel état, ce sont, par exemple, le sourire épouvantable et l’air mystérieux du baron d’Olnitz, des décors de circonstance, comme ce « secrétaire noir, marqué de taches rouges en bois incrusté, et qui jouaient le sang à faire horreur » avec, dans le secrétaire, « l’encre dans un crâne d’ivoire » et des chandeliers qui sont des « faisceaux d’ossements, portant une petite bougie lugubre » (92). Et, pour que la dette au genre soit honnêtement rendue, il y a des paysages de crevasses et d’abîmes sans fond, l’obscurité de la nuit et des souterrains, sans parler des machines extraordinaires qui font peur à ceux qui ne savent pas en être simplement curieux.

Mais ce que l’on voudra mettre en évidence, à propos de cette peur bien conventionnelle de Pauliska, c’est le rapport qu’elle est appelée à entretenir avec l’instance narrative. Car si la peur se manifeste de façon spectaculaire à travers les réactions du système neuro-végétatif des personnages qui l’éprouvent, elle s’avère aussi déterminer fondamentalement le récit que l’on peut considérer, en l’occurrence, comme représentant d’un genre.

L’un des effets les plus remarquables de la peur se reconnaît au trouble qu’elle provoque chez le sujet dans sa perception du monde. Ainsi, Pauliska veut nous faire sentir « le frisson qui devait la saisir à chaque lanterne qui passait ; à chaque être vivant, elle croyait voir sur ses pas le terrible Baron » (68) ; elle affirme que « sa tête était troublée par la crainte » (178), que « l’horreur profonde lui ôtait la possibilité de réfléchir » (198) et, pire encore, qu’« une secrète horreur agitait trop ses nerfs pour que son attention pût suffire à une description » (196). Troublée dans sa perception des objets, incapable de réfléchir, réduite au silence, la narratrice Pauliska se trouve dans une situation bien embarrassante pour quelqu’un qui est censé rendre témoignage de ses aventures9. Et si l’on ajoute encore les nombreux évanouissements, anéantissements, consternations, on comprend que cette vision défectueuse puisse occasionner dans le récit une substitution des objets perçus par l’évocation des sentiments éveillés lors de cette perception. La description des effets de la peur prend ainsi le relais de la description des objets effrayants.

Or, cette peur racontée ne peut être que reconstituée dans une narration ultérieure assumée par une Pauliska qui n’est plus paralysée, glacée, figée, mais délivrée de ses malheurs dans la quiétude lausannoise.

Cependant, tout rétrospectif qu’il est, le récit de Pauliska ne cesse de rappeler que l’on a moins peur de ce qui fut et même de ce qui est, que de ce qui n’est pas encore10. Le chevalier de Jaucourt affirme dans l’Encyclopédie que « L’espérance et la crainte se portent sur le bien ou le mal qui doit probablement nous arriver »11 et Pauliska confirme en avouant qu’elle éprouvait des craintes affreuses sur le sort qui l’attendait, qu’elle se préparait aux plus terribles épreuves et que sa compagne la priait de calmer son imagination toujours inquiète. Elle prétend aussi que la mort est moins horrible que le prélude qui annonça la sienne, elle est frappée de pressentiment et de terreur et craint le Tribunal à la seule idée d’être confondue. Dans l’esprit du lecteur, la peur de l’héroïne-narratrice augmente l’intensité de l’attente des événements à venir, elle est une garante de ce que l’on appelle communément l’« effet de suspens ». L’intérêt de ce qui est imminent augmente pour le lecteur à proportion de la peur éprouvée par le personnage-narrateur. Et cette observation concerne aussi bien les événements et les motifs se succédant à l’intérieur du récit que la totalité de ce récit dont le contenu est annoncé comme authentique, mais plus effrayant que la plus outrée des fictions. C’est ce qui justifie tout à la fois l’« avertissement » initial de Pauliska et la récurrence obstinée du motif de la peur dans son récit.

Conditionnant la perception des objets par le personnage, la peur conditionne aussi la réception du récit terrifiant, mais l’effet sur le narrataire n’est pas nécessairement celui que l’on pourrait attendre. Révéroni Saint-Cyr en est bien conscient, lui qui suscite chez son personnage une remarque significative ; ayant raconté ses infortunes à l’homme qui l’aime, Pauliska dit : « le résultat de mon histoire fut, de sa part, un accent pénétré, un intérêt touchant, loin de l’effroi et de l’aversion que j’en attendais » (156). Et de même que le personnage concerné réagit aux malheurs de la victime par un regain de sentiment envers celle-ci, le lecteur se prend à apprécier non point tant l’intensité et la pertinence du sentiment de peur confié par un personnage dans le texte, que le rôle joué par ce sentiment dans la relation narrative où il est, lui lecteur, directement impliqué.

Mais non contente de séduire et d’entretenir la curiosité du destinataire du texte, la peur attire aussi sur elle-même l’attention de celui-ci. Elle se révèle alors aussi immatérielle que les autres sentiments et passions, désignée seulement par son nom et figurée par les effets qu’elle produit sur les corps qu’elle vient habiter12. D’où le caractère éminemment conventionnel de toutes les figurations de la peur13. Ainsi en est-il de celles qui abondent dans le récit de Pauliska, à chaque fois que l’héroïne se trouve confrontée à ce qui est à ses yeux inconnu ou incongru. Emblèmes de la peur, les frissons, sueurs froides et autres cris sont aussi les indices qui annoncent l’irruption de l’inconnu ou de l’incongru dans le récit. Et en tant que tels, ils invitent le lecteur à se préoccuper de la relation de signification qui détermine le rapport entre la peur et les phénomènes qui l’éveillent. C’est ce à quoi nous entraîne plus précisément la lecture de la peur chez Cazotte et Potocki.

Dans sa version achevée de 177614, Le diable amoureux de Jacques Cazotte, ce récit que Philip Stewart n’hésite pas à qualifier de « l’un des textes les plus indéterminés de toute la littérature narrative »15, pose de graves problèmes d’interprétation qui ne concernent pas, à première vue, le motif de la peur. En effet, si le doute pèse sur la lecture du parcours de don Alvare, la peur, elle, associée aux deux apparitions de Béelzébuth sous la forme d’une tête de chameau, balise ce parcours. Plus précisément, elle en indique le début et la fin.

La première apparition du diable-chameau, au début du récit, résulte d’une invocation insolente qui a tout de la fanfaronnade. Don Alvare qui s’est associé à un groupe de cabalistes, croit subir une épreuve de courage orchestrée par ses compagnons : « Tenons bon, s’encourage-t-il, tournons la raillerie contre les mauvais plaisants » (58). Préparé au pire, il appelle Béelzébuth à trois reprises et voit apparaître une tête de chameau horrible, odieux fantôme, qui lui répond par un terrible « Che vuoi? ». Un instant décontenancé, Alvare se ressaisit et confie au lecteur ce qui suit : « Je sentis la nécessité de rappeler mes forces ; une sueur froide allait les dissiper : je fis un effort sur moi. Il faut que notre âme soit bien vaste et ait un prodigieux ressort ; une multitude de sentiments, d’idées de réflexions touchent mon coeur, passent dans mon esprit, et font leur impression toutes à la fois. La révolution s’opère, je me rends maître de ma terreur. Je fixe hardiment le spectre. “Que prétends-tu toi-même, téméraire, en te montrant sous cette forme hideuse ?” » (59). Ainsi, par l’effet d’une révolution intérieure, Alvare s’est rendu maître de sa peur, ce qui lui permet de traiter d’égal à égal avec le plus illustre représentant des objets terrifiants. Bref, quand on n’a plus peur du diable, le diable n’est plus diable. Et de fait, Béelzébuth se présentera désormais sous les traits charmants de Biondetta qui se prétendra sylphide ayant renoncé à son état surnaturel pour se vouer entièrement à l’amour. Il ne restera plus alors à Alvare qu’à croire à cette métamorphose pour traiter Biondetta en femme aimante et lui accorder ce qu’elle désire.

Lorsqu’après force péripéties, Biondetta est parvenue à ses fins, elle dit à son amant, « avec un accent d’une douceur enchanteresse : “je suis le diable, mon cher Alvare, je suis le diable…” ». Puis elle lui ordonne d’articuler cet aveu : « Mon cher Béelzébuth, je t’adore… » (118). Et Alvare d’ajouter dans son récit : « A ce nom fatal, une frayeur mortelle me saisit ; l’étonnement, la stupeur accablent mon âme ». Enfin réapparaît « l’effroyable tête de chameau qui articule d’une voix de tonnerre ce ténébreux “Che vuoi?” (…), part d’un éclat de rire humain plus effrayant encore, tire une langue démesurée ». C’en est trop pour Alvare qui confie : « Je me précipite, je me cache sous le lit, les yeux fermés la face contre terre. Je sentais battre mon coeur avec une force terrible : j’éprouvais un suffoquement comme si j’allais perdre la respiration » (119). On croirait entendre Pauliska.

Le parcours d’Alvare prend ainsi la forme d’un apprentissage où l’adepte est instruit au respect du diable en tant que représentant du mal et du péché, mais surtout de tout ce qu’il vaut mieux craindre. Aussi bien, c’est la peur elle-même qu’il convient de respecter car elle est un avertisseur au moment où l’on s’apprête à franchir une limite fatale16.

Mais de quelle limite s’agit-il ici ? Quel est l’en-deçà et quel est l’au-delà ? quel est le sens du franchissement ? Sans doute, le contact charnel avec Biondetta, rehaussé dans sa dimension symbolique par le rôle décisif attribué à la mère d’Alvare, confère-t-il à l’expérience sexuelle de notre personnage une cohérence satisfaisante. Mais faut-il en conclure pour autant qu’Alvare n’a appris qu’à craindre le corps désirable qui est interdit ? Au terme de son aventure, alors qu’il est plongé dans le doute et ne sait pas si ce qu’il vient de vivre procédait de la réalité ou du rêve, Alvare reçoit les éclaircissements d’un homme averti, un docteur de Salamanque nommé bien à propos don Quebracuemos (briseur de cornes). L’essentiel de la leçon tient en ceci : le diable « ne veut vous laisser aucune idée raisonnable et distincte, mêlant le grotesque au terrible, (…) le mensonge à la vérité, le repos à la veille ; de manière que vous puissiez croire que la vision qui vous a frappé était moins l’effet de sa malice, qu’un rêve occasionné par les vapeurs de votre cerveau » (124). La stratégie diabolique consiste donc dans une mystification où le terrible est donné pour grotesque, le mensonge pour vérité, le rêve pour réalité. On ne badine pas avec le terrible ; ce qui est terrible est à craindre, la peur se manifestant comme une saine réaction du sujet confronté à l’interférence diabolique de la vérité et du mensonge. Il faut donc savoir écouter et respecter la peur, car elle est, pour le sujet percevant, l’indice du changement de statut des objets perçus.

Mais il ne s’agit pas tant, pour Cazotte, d’opposer simplement, dans ce récit qu’il qualifia lui-même de double allégorie17, un domaine de référence défini par la réalité à un autre domaine de référence constitué par l’imagination. Car il est, aux yeux de Cazotte, une imagination dangereuse qui procède de la malice du diable et non pas seulement des vapeurs du cerveau de quelque rêveur. C’est ce qui autorisait Gérard de Nerval à qualifier Cazotte de « poète qui croit à sa fable, (…) d’inventeur qui prend au sérieux le rêve éclos de sa pensée »18.

Dans sa leçon, le docteur Quebracuernos veut faire comprendre que le mensonge et le rêve ne sont pas des images fallacieuses de la réalité produites par un quelconque trompeur, mais qu’ils constituent l’envers funeste de cette réalité, une face cachée mais bien réelle que le diable s’ingénie à faire passer pour l’endroit. La peur est alors salutaire puisqu’elle se manifeste au moment où la réalité pivote en quelque sorte sur elle-même pour présenter, derrière le masque de la clarté, sa face ténébreuse19. S’il avait écouté sa peur, Alvare n’aurait pas pris le diable pour un simple jouet offert à la curiosité des cabalistes et il se serait bien gardé d’entrer en relation avec Biondetta comme avec une honnête créature féminine. S’il avait écouté sa peur, il n’aurait pas succombé à la stratégie diabolique qui consiste à court-circuiter la relation entre signifiés et référents en constituant, à l’envers du domaine de référence défini par la réalité quotidienne, une doublure ténébreuse et funeste20. Dès lors, abstraction faite du diable et de l’évidente dimension morale qu’il imprime au récit de Cazotte, on pourrait conclure à une sorte de réversibilité de la fiction qui se présente sous les traits du mensonge ou du rêve pour désigner en fait une vérité cachée de la réalité. Peut-être est-ce ainsi que Cazotte comprenait cette double allégorie dont il qualifiait son Diable amoureux, autorisant de la sorte et bien avant l’heure, les approches de 1’« autre scène » concrétisées dans les lectures psychanalytiques auxquelles cette oeuvre se prête sans résister21.

Le héros de Jean Potocki – qui s’appelle Alphonse van Worden – subit lui aussi un apprentissage de la peur. Mais le processus est inverse (Alphonse apprendra à ne pas avoir peur) et l’auteur des mystifications se voit dépossédé de toute valeur surnaturelle.

Le personnage central du Manuscrit trouvé à Saragosse (roman écrit probablement entre 1793 et 1815) est confronté à une double expérience puisque, d’une part, il vit dans la Sierra Morena des aventures assez étranges pour ébranler les plus solides courages et, d’autre part, il entend raconter une multitude d’autres récits parmi lesquels on découvrira plus d’une histoire épouvantable. La source de la peur est ici double : il y a des objets et il y a des discours qui font peur.

L’apprentissage d’Alphonse van Worden est assez vite évoqué au début du roman (qui se présente sous la forme d’un journal comportant soixante-six « journées ») et la suite apparaît comme une longue succession d’applications. Alphonse qui est aussi le narrateur premier du Manuscrit trouvé à Saragosse (et l’adjectif premier a toute son importance dans ce roman-gigogne à la puissance cinq) commence par informer le lecteur de son « journal » que l’on avait « bercé son enfance de la fameuse histoire des faux-monnayeurs et de quelques autres du même genre » (10) ; un peu plus loin, il raconte à un personnage rencontré en chemin comment son père lui faisait lire d’effrayantes histoires de revenants pour aguerrir son courage. Après une première expérience où Alphonse avait eu le malheur de répondre par l’affirmative à la question : « Mon fils Alphonse, à la place de Trivulce, auriez-vous eu peur ? » (42), le jeune héros comprend qu’il suffit d’affirmer que l’on n’a pas peur ou que l’on n’aurait pas eu peur à la place de tel personnage de récit terrifiant, pour satisfaire l’ambition paternelle. Alors, lorsque la question est renouvelée : « Mon fils Alphonse, à la place de Landulphe, auriez-vous eu peur ? », le jeune homme répond : « Mon cher père, je vous assure que je n’aurais pas eu la plus légère frayeur » (45). Alphonse aura bien retenu la leçon puisqu’à toute irruption sur sa route de l’insolite ou même du diabolique, il répondra par une inébranlable affirmation d’assurance. Il s’est même tellement persuadé de son propre courage que la seule question éveillée en lui par les phénomènes étranges consiste à savoir si ces phénomènes effrayants sont étranges ou s’ils sont seulement rendus étranges par le jeu d’une supercherie.

Devant cette interrogation, deux types de récits viennent donner une réponse. Comme au temps où son père lui apprenait à ravaler sa peur, Alphonse est amené à lire ou à entendre des histoires relevant manifestement du genre diabolique où s’accumulent les apparitions funestes, les tentations, les transgressions et les châtiments, dans une profusion remarquable de détails aussi horribles qu’épouvantables. Mais, parallèlement, on raconte à Alphonse d’autres histoires où les objets n’apparaissent effrayants qu’aux yeux de celui qui est amené par les circonstances à les percevoir en tant que tels. C’est alors le cortège ordinaire des travestis, des masques, des doubles, des quiproquo où celui qui a peur est présenté comme la victime de diverses stratégies visant à conférer à des objets réels et pleinement fiables, les apparences d’objets surnaturels qui provoquent le trouble et l’épouvante.

Alphonse van Worden rapporte fidèlement toutes ces histoires dans son propre récit et le lecteur n’a plus qu’à conclure à la parenté étroite qui lie les histoires effrayantes et les histoires de peurs fabriquées. Si celles-ci donnent à voir le concours provoqué des circonstances qui faussent la perception des objets, celles-là témoignent d’une tradition narrative riche de procédés et d’actualisations où les artifices présidant à l’éveil de la peur sont purement littéraires. Si la situation effrayante consiste dans une méprise relativement aux objets livrés à la perception, le texte effrayant évoque les objets en leur donnant des noms qui font peur. Et finalement, au cours de ses propres aventures, Alphonse aura le loisir de vérifier que faire passer un objet pour un autre et faire passer un mot pour un autre sont deux opérations parallèles qui procèdent pareillement de l’artifice.

C’est ainsi que les sentiments éveillés par les diverses histoires auprès des multiples narrataires et du lecteur peuvent porter le nom de peur, comme celui de curiosité, de désir, de gaieté, d’exaspération ou même d’ennui, selon la tonalité et les procédés narratifs propres à tel ou tel autre de ces récits enchâssés. Alphonse qui aura à lire et entendre toutes ces histoires, puis à les transmettre à son tour dans son propre récit, ne pouvait donc demeurer sous l’emprise de la peur ; l’apprentissage que son père lui avait fait subir était bien nécessaire à ce narrateur qui sert à la fois de prétexte et de relais à une collection de récits. En dominant la peur, le narrateur se donne tout à la fois la capacité de discerner la fiction qui se construit devant lui et le pouvoir de la restituer sous forme de récit22.

Dès lors, quelle est donc cette peur qui est fatale à l’Alvare de Cazotte lorsqu’il l’ignore et qui doit être ignorée par l’Alphonse de Potocki pour que le livre puisse venir à l’existence ? Si les deux romans diffèrent notamment par le statut qui y est conféré aux énoncés et aux phénomènes fallacieux23, la peur n’en demeure pas moins, dans l’un et l’autre cas, l’indice spectaculaire d’une interférence incongrue où sont mêlés, dans la constitution d’une image du monde, deux systèmes incompatibles de vraisemblance.

Ces deux oeuvres, considérées souvent comme d’éclatantes prémisses du roman fantastique, ne posent pas encore les graves questions liées à l’identité et à la configuration psychique du sujet confronté au statut ambigu des phénomènes perçus. La peur n’y est pas encore, comme sous la plume de Maupassant, « une sensation atroce, comme une décomposition de l’âme, un spasme affreux de la pensée et du coeur »24. Néanmoins elle indique déjà le moment précis où les images du monde se dédoublent devant cette image de l’homme que constitue le personnage. Cazotte veut faire croire à une force surnaturelle capable d’opérer ce dédoublement, tandis que Potocki brandit les artifices qui président à la représentation des objets. Mais l’un et l’autre entraînent leur personnage dans un processus d’apprentissage dont l’enjeu consiste à savoir reconnaître le mensonge comme tel. Ce mensonge, il faut savoir en avoir peur si c’est un sortilège et il ne faut pas le craindre s’il n’est que supercherie, mais aux yeux du lecteur, il apparaîtra bien en dernier ressort comme une figure de ce mensonge caractérisé et élaboré en toute lucidité que constitue la fiction romanesque.

Composante remarquablement opératoire de la relation auteur-lecteur – comme nous l’avons constaté chez Révéroni Saint-Cyr – la peur n’est pas seulement le signe d’une irruption de l’étrange dans l’ordinaire ; car lorsqu’un personnage exprime sa peur, il renouvelle la question du rapport entre l’ordinaire et l’étrange où c’est en premier lieu le statut de l’étrange par rapport à l’ordinaire qui est visé. Il n’y a alors plus qu’un pas à franchir pour affirmer que la peur du personnage conduit le lecteur à une réflexion sur le rapport entre réalité et fiction25.

Ce n’est donc pas par simple coquetterie de romancier que Révéroni Saint-Cyr fait annoncer à Pauliska que son récit est authentique, quand bien même il est plus effrayant que tout ce que les romanciers ont pu imaginer, à la manière de Sénac de Meilhan qui affirmait, à la même époque, que « tout est vraisemblable, et tout est romanesque dans la révolution de la France (…). Les rencontres les plus extraordinaires, les plus étonnantes circonstances, les plus déplorables situations deviennent des événements communs, et surpassent ce que les auteurs de romans peuvent imaginer. »26 Cette réalité est terrifiante, parce qu’elle s’est approprié le fictif, abolissant par-là même la particularité de celui-ci. En effet, ce qui fait peur à tous les coups, c’est l’association de ce qui est tenu pour réel et de ce qui est tenu pour fictif. Et que le fictif soit considéré comme tel par ignorance, par choix ou par naïveté, voilà qui ne change rien à la peur. Pauliska, Alvare et quelques personnages du Manuscrit trouvé à Saragosse présentent les mêmes symptômes de la peur, ce qui n’empêche pas le lecteur de déchiffrer, dans les trois romans, trois conceptions différentes de la fiction romanesque.

On constate ainsi que les deux processus qui s’allient pour constituer la fiction, soit le processus d’imagination et le processus de mise en oeuvré27, sont particulièrement mis en évidence, l’un par Révéroni Saint-Cyr et l’autre par Potocki. Mais si l’on considère la fiction dans son rapport avec la réalité, l’on est amené à faire, entre nos trois oeuvres, une autre distinction.

Le roman de Révéroni qui porte le sous-titre éloquent de Mémoires récents d’une Polonaise, repose sur la solidité du contrat romanesque en vertu duquel l’auteur donne les apparences de l’authenticité au produit de son imagination, le lecteur s’engageant à recevoir pour telle cette fiction donnée pour vraie (qui n’est pas le roman plein de vérités de Richardson loué par Diderot28).

Cazotte et Potocki posent pour leur part une question beaucoup plus fondamentale, à savoir : sur quoi se fonde la fiction, ou encore, à quoi nous renvoie-t-elle ? Cazotte présente le récit imaginaire comme un faux mensonge, une espèce de métaphore continue29 figurant une dimension intangible mais réelle de la réalité, proposition qui valut à son auteur l’estime bien compréhensible de Baudelaire ou d’Apollinaire. Quant à Potocki, mettant en oeuvre des fictions engendrées par d’autres fictions, il semble plutôt affirmer, comme Northrop Frye, que l’« on ne peut faire de romans qu’à partir d’autres romans »30.

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1 L’expression des émotions chez l’homme et les animaux (1873), Paris, Editions Complexe, 1981, pp. 311-313.

2 Encyclopédie, Chevalier de JAUCOURT, article « Passions ».

3 Pauliska ou la perversité moderne. Mémoires récents d’une Polonaise, première édition à Paris, chez Lemierre, an VI. C’est la réédition récente de Michel DELON (Paris, Desjonquères, 1991) qui servira ici de texte de référence ; toutes les citations sont données en italique avec pagination entre parenthèses lorsqu’il s’agit de propositions complètes ; le même système est adopté pour les deux autres textes.

4 On est tenté de reformuler la question de R. BARTHES en demandant : « Pauliska, qu’est-ce que c’est que ça ? », Cf. S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 24.

5 L’édition de référence est celle de Garnier-Flammarion, 1979, établie et préfacée par Max MILNER.

6 L’édition de référence est celle de José Corti, 1989, établie et préfacée par René RADRIZZANI ; très défectueuse, cette édition a le mérite de présenter la seule version à peu près complète du roman de Potocki dans la langue originale. Pour en savoir plus sur les graves défauts de cette édition, on peut lire le compte rendu de Daniel BEAUVOIS paru dans la Revue d’histoire littéraire de la France, juillet-octobre 1990, no 4-5, pp. 833-835.

7 Soit un titre qui « spécifie non l’objet du (livre), mais en quelque sorte le (livre) lui-même ; non ce qu’il dit, mais ce qu’il est », Gérard GENETTE, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991, p. 33.

8 Pour une explication de la genèse et des sources de Pauliska, je renvoie à la préface et à la bibliographie données par Michel Delon (Op. cit.), ainsi qu’à la présentation de Béatrice DIDIER pour la première réédition de Pauliska parue chez Régine Deforges en 1976.

9 C’est une situation qui fait penser à cette phrase éloquente de la Marianne de MARIVAUX : « Je ne saurais pourtant vous dire précisément quel était l’objet de ma peur, et voilà pourquoi elle était si vive », La vie de Marianne, Paris, Garnier-Flammarion, 1978, p. 63.

10 C’est ce que démontre clairement Clément ROSSET dans « La proximité du réel », Traverses, 25, juin 1982, où il affirme notamment : « C’est bien toujours le réel qui fait peur ; mais pas lorsqu’il est directement perçu, plutôt lorsqu’il baigne encore dans le flou de l’imagination qui en anticipe la perception. (…) c’est le sort de toute réalité que d’être potentiellement terrifiante en tant qu’elle est proche dans le temps et l’espace, sans être encore présente ni visible », pp. 35 et 38.

11 Cf. le même article « Passions » cité en note 2. Les mots sont soulignés par JAUCOURT.

12 Philippe DUBOIS, « Glacé d’effroi. Les figures de la peur ou les passions, de l’expression à la représentation », Traverses, 25, juin 1982, pp. 137-147.

13 On peut citer ici, par exemple, le fameux traité du peintre Charles LE BRUN, Les expressions des passions de l’âme illustrées, Paris, 1670, que le chevalier de Jaucourt cite abondamment dans l’article « Passion (Peinture) » de l’Encyclopédie. D’après ce traité, la représentation de la peur (comme de toutes les passions), doit obéir à un certain nombre de principes normatifs procédant d’un postulat selon lequel telle passion se manifeste chez tous les individus par le concours des mêmes symptômes extérieurs.

14 Pour l’histoire des éditions du Diable amoureux, cf. la préface d’Annalisa Bottacin dans son édition critique du Diable amoureux, Milan, Cisalpino-Goliardica, 1983.

15 Rereadings : eight early french novels, Birmingham (Alabama), Summa Publ., 1984, p. 210.

16 Cette notion de limite, on le sait bien, est au coeur même de toutes les tentatives de définition du fantastique. Ainsi, Tzvetan TODOROV dit, précisément, que « le fantastique représente une expérience des limites » (Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 99), alors qu’lrène BESSIERE intitule l’un de ses chapitres L’expérience imaginaire des limites de la raison (Le récit fantastique, Paris, Larousse, 1974, p. 29).

17 L’« allégorie est double et les lecteurs s’en apercevront aisément », in Epilogue du Diable amoureux, Op. cit., p. 128.

18 « Jacques Cazotte », (Les Illuminés) in Oeuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, Pléiade, 1984, pp. 1075-1076.

19 L’expression la plus transparente de cette relation entre ténèbres et clarté est évidemment contenue dans l’association des noms Béelzébuth-Biondetta.

20 On pourrait y voir une occurrence presque littérale de la diabolie définie par Claude REICHLER, La diabolie – la séduction, la renardie, l’écriture, Paris, Minuit, 1979.

21 Ainsi, par exemple, l’interprétation proposée par Max MILNER (Op. cit.) est tout à fait convaincante.

22 Pour une approche plus détaillée du roman de Potocki, on peut se référer à François ROSSET, Le théâtre du romanesque. Le Manuscrit trouvé à Saragosse, entre construction et maçonnerie, Lausanne, L’Age d’Homme, 1991.

23 Les différences entre Cazotte et Potocki ont été mises en pleine lumière par Jean FABRE dans l’étude « Jan Potocki, Cazotte et le roman noir », in Idées sur le roman, de Madame de La Fayette au Marquis de Sade, Paris, Klincksieck, 1979, pp. 228-315.

24 La Peur, in Contes fantastiques complets, Paris, Marabout, 1991, p. 110.

25 On peut citer ici ces mots d’Irène BESSIERE : dans le texte fantastique, « le problème du rapport du lecteur au livre et du livre au réel se lit comme agrandi et magnifié. Il révèle le fond de la mécanique narrative », Op. cit. p. 29.

26 Préface à L’Emigré, in Romanciers du XVIIIe siècle, t. II, Paris, Gallimard, Pléiade, 1965, p.1549.

27 Cf. Etienne et Anne SOURIAU, Vocabulaire d’esthétique, Paris, P.U.F., 1990, article « Fiction ».

28 « J’oserai dire que l’histoire la plus vraie est pleine de mensonges et que ton roman est plein de vérités », cf. l’Eloge de Richardson, in Oeuvres esthétiques, Paris, Garnier, 1968, p.39.

29 Cette expression constitue le noyau de la définition de l’allégorie produite par Quintilien. Cf. H. MORIER, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, P.U.F., 1961, article « Allégorie ».

30 Fables of Identity, New York, Harcourt, Brace & World, 1961, p. 97.