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Dans le labyrinthe : le clavecin de Diderot

Guy Poitry

Université de Genève

Le clavecin : c’est sans doute de tous les instruments celui qui exprime le mieux le degré de raffinement auquel la société du XVIIIe siècle est parvenue. D’emblée, dès le premier regard, il se présente comme un objet d’art, qui se donne à voir, se laisse admirer, faisant presque oublier sa destination musicale : dissimulant ses cordes, exhibant ses dorures et, à l’intérieur du couvercle, le produit d’un autre art : une peinture, ordinairement un paysage (une bergerie ; plus tard dans le siècle, des ruines, une « fabrique »…). Le clavecin : c’est alors l’introduction d’une image de la nature au sein de la culture ; sa place est au coeur du salon : il n’est pas de ces instruments qu’on peut emmener avec soi, dans les campagnes ou sur les monts, comme la flûte ou le chalumeau : il demeure toujours dans le monde des hommes.

Musicalement, il en est un peu de même. Deux lois gouvernent le monde des sons : l’une est celle de la « résonance des corps sonores », l’autre celle de la « division des cordes vibrantes » ; or ces deux lois, toutes deux naturelles, aboutissent à des résultats légèrement différents quant aux rapports entre les sons ; en conséquence de quoi « il a fallu tempérer les instruments à touches fixes, comme le clavecin, fortifiant ou affaiblissant certains sons, de manière que le mi qui ferait la quinte de la, fît aussi la tierce majeure d’ut »1. Le clavecin (au contraire du violon, par exemple) est donc un instrument dont la gamme est tempérée (d’abord « bien tempérée », puis « à tempérament égal », au cours du siècle). Les lois de nature, d’une part, et la nécessité de réduire à douze notes tous les sons qu’elle propose, ont contraint l’homme à intervenir pour obtenir (moyennant une distorsion, une altération des sons) un certain équilibre dans la gamme.

On pourrait insister sur ce verbe tempérer. Il y a une sorte de débordement dans la nature, de production débridée qui peut parfois déboucher sur la création de ces monstres qui fascineront l’auteur du Rêve de d’Alembert. L’accord du clavecin représente alors une façon d’obéir à la nature en refrénant ses élans créateurs, en « civilisant » son impétuosité sauvage, si l’on ose dire – en tempérant sa violence.

Mais l’équilibre ainsi obtenu peut être menacé. Le clavecin est à l’abri, bien protégé, dans le salon du bourgeois ou de l’aristocrate ; il n’en est pas moins soumis à d’autres lois de nature, anti-musicales en un sens : celles de l’atmosphère, laquelle est « dans une vicissitude continuelle ». « Dans les temps secs et froids, [les cordes] se tendent et rendent un son plus aigu ; au contraire, dans les temps chauds, humides et pluvieux, elles se relâchent, et rendent un son plus grave »2. On n’échappe pas à ces modifications climatiques, à l’irruption brutale de la nature au coeur de l’espace clos du salon. Dans les Leçons de clavecin de Diderot3, cette soudaine apparition est en effet présentée comme suscitant la peur. Vers la fin du second dialogue, le jeune Disciple anonyme qui prend leçon avec le Maître (Bemetzrieder) laisse percer sa lassitude : « Çà, finissons. Parlez-moi du beau temps, de la pluie… Je crois que les saisons sont dérangées ; il y a dix ans qu’on n’a vu de printemps ; et les étés, on ne sait ce qu’ils sont devenus… » Mais la digression n’en est pas une : au même instant, un bruit (non un son musical) se fait entendre, arrachant un cri au Disciple ; les « vicissitudes » de l’atmosphère (en ce début d’automne) ont augmenté la tension des cordes : l’une d’entre elles vient de sauter.

La nature est instable, elle bouge sans cesse et contraint l’homme à toujours réintroduire un équilibre à tout instant en péril. La peur dont nous parlons ici est celle qu’engendre une nature débordante de vitalité, impétueuse, sauvage, que l’art a pour fonction à la fois de respecter (en en observant les lois) et de tempérer (d’accommoder à ses propres besoins, qui sont ceux de l’homme). Nous nous proposons donc d’illustrer cette conception de l’art comme tentative d’humanisation des lois de la nature, en examinant un passage des Leçons de clavecin, non dans une perspective musicale, mais dans le but d’en dégager – peut-être – quelques « lois » qui puissent s’appliquer également à la littérature, dès lors que le rôle joué par Diderot lui-même dans ces dialogues (celui du « Philosophe ») a explicitement pour fonction d’étendre les « principes d’harmonie » à « tous les beaux-arts », voire à « tout l’univers »4.

Les leçons d’harmonie viennent de prendre fin. Après avoir bien déjeuné, les trois interlocuteurs des dialogues5 ont quitté le salon du Philosophe, ils se sont transportés dans une place qui, à l’époque, est à la périphérie de la ville, la place de l’Etoile6 ; ils se sont assis, à même le sol, et c’est là, en plein air, que le Maître expose sa théorie, ses « principes » en matière de musique, en matière d’harmonie plus particulièrement.

Nous sommes en plein air, il n’y a donc plus de clavecin, il faut faire appel à l’imagination, se figurer qu’il y a là un instrument, entendre mentalement des accords qui ne sont joués que fictivement. Et le Maître de dire à l’Elève : « Asseyez-vous en idée à votre clavecin », puis d’énumérer un certain nombre d’accords. Nous partons de la tonalité de do majeur et nous allons voyager à travers toutes les tonalités avant de revenir à la tonalité de départ sans jamais avoir frappé autre chose que des accords parfaits. Mais alors, que sera-t-il arrivé ? demande le Maître. Je cite :

[…] si vous avez un peu d’imagination ; si vous sentez ; si les sons captivent votre âme ; si vous êtes née avec des entrailles mobiles ; si la nature vous a signée pour éprouver vous-même et transmettre aux autres de l’enthousiasme, que vous sera-t-il arrivé ? De voir un homme qui s’éveille au centre d’un labyrinthe. Le voilà qui cherche de droite et de gauche une issue ; un moment il a cru toucher à la fin de ses erreurs ; il s’arrête, il suit, d’un pas incertain et tremblant, la route, perfide peut-être, qui s’ouvre devant lui ; le voilà derechef égaré ; il marche, et après quelques tours et quelques retours, l’endroit d’où il est parti est celui où il se retrouve. Là, il tourne les yeux autour de lui ; il aperçoit une route plus droite ; il s’y jette ; il imagine une place au-delà d’une forêt qu’il se propose de franchir ; il court ; il se repose ; il court encore ; il grimpe, il grimpe ; il a atteint le sommet d’une colline ; il en descend ; il tombe ; il se relève ; froissé de chutes et de rechutes, il va ; il arrive, il regarde, et reconnaît le lieu même de son réveil. L’inquiétude et la douleur se sont emparées de son âme ; il se plaint ; sa plainte fait retentir les lieux d’alentour ; que deviendra-t-il ? Il l’ignore ; il s’abandonne à son destin qui lui promet une issue et qui le trompe. A peine a-t-il fait quelques pas qu’il est ramené au premier lieu de son départ (pp. 353-354).

On a donc ici un spectacle, des images qui se donnent à voir à partir des sons, ou plus précisément à partir des harmonies qu’on a entendues. Et l’on rencontre alors la théorie très particulière de la musique comme imitation de la nature, telle que Diderot la propose en se basant sur ses lectures de Rameau. Il ne s’agit plus d’imiter des chants d’oiseaux, par exemple, de faire de la musique le décalque du monde extérieur ou du langage ; pour Rameau7, la musique est « naturelle » dans son principe même, dans ce qu’il appellera la « génération harmonique ». Il y a en l’homme un « instinct pour la musique », comme le signale le titre d’un de ses ouvrages, Observation sur notre instinct pour la musique, paru en 1754. Et le principe qui est à la racine de notre instinct, c’est celui de la résonance ; « un son qui paraît unique, écrit Rameau, est cependant triple dans sa nature » ; il engendre deux harmoniques, il fait résonner la douzième et la dix-septième, ou plus simplement la quinte et la tierce de ce son. D’où l’origine naturelle du mode majeur, d’où l’origine naturelle de l’accord parfait (composé de ces trois sons, la tonique, la quinte et la tierce). Et dans la même veine, à partir des lois de la résonance, Rameau distinguera différents caractères : selon les modes, majeur ou mineur ; selon les tonalités (en opposant notamment les tonalités à dièses et les tonalités à bémols) ; selon les accords, plus ou moins consonants ou plus ou moins dissonants, mais aussi selon qu’ils sont ou non préparés.

Il ne s’agit donc plus de retrouver un référent extérieur que la musique aurait essayé de peindre avec plus ou moins de fidélité. C’est la nature même de la musique qui est susceptible de générer des images ou des sentiments.

Si l’on revient à notre passage, il faut bien reconnaître que l’image d’un homme en mouvement n’a rien d’arbitraire. Ainsi, pour ce qui est de la verticalité, du fait de monter – de grimper – ou de descendre – de chuter –, il suffit de songer qu’on voyage sur le clavier entre l’aigu et le grave, entre le haut et le bas. Il va de soi également que le jeu imprime un mouvement, plus ou moins rapide, un tempo ; et le Maître l’indique clairement quand il demande à l’Elève de jouer fictivement ses accords d’abord andante, « allant », puis « d’un mouvement moins décidé », avant de précipiter un peu ses pas, d’aller « assez vite et ferme », puis « lentement », etc.

Mais il y a plus : la théorie ramiste implique la « liaison » des tonalités, leur enchaînement : par quintes ascendantes vers les tonalités à dièses, par quintes descendantes vers les tonalités à bémols ; c’est ce que Rameau appelle la « progression » des accords, dans un terme qui suggère à lui seul le mouvement, le fait d’avancer. Et il y a là un itinéraire tout tracé, la chaîne a ses maillons que l’on va suivre. « Promenez-vous à travers les modulations, dit le Maître à l’Elève, en suivant la marche que je vais vous prescrire. » Mais cette marche n’est pas toujours linéaire : il arrive que l’on saute quelques maillons ; et c’est alors la surprise : le Maître a d’abord demandé à l’Elève d’enchaîner les tonalités mineures de quinte descendante en quinte descendante. Puis il lui suggère un changement d’orientation en quelque sorte : « Parvenue en mineur de bémol, rompez cette marche langoureuse, portez à l’oreille étonnée deux fois le corps sonore en majeur de bémol ». Le changement de mode, le passage du mineur au majeur provoque l’étonnement, et c’est cet étonnement qui est traduit visuellement par l’image de l’homme qui, après être tombé de chutes en rechutes, se relève, et regarde autour de lui, au moment même où on va le faire revenir en do majeur, c’est-à-dire au lieu de son réveil.

On n’a donc pas seulement un mouvement, mais aussi des images et des sentiments qui sont générés par la succession des tonalités : l’image d’un homme surpris, inquiet ; celle d’un homme en proie à la tristesse, à la douleur. On peut observer une progression dans le choix des tonalités que propose le Maître ; il y a d’abord alternance du mode majeur et du mode mineur, de tonalités à dièses et de tonalités à bémols. Mais cette « progression harmonique » se termine par une succession de tonalités mineures avec un nombre de bémols croissant, jusqu’à ce bémol mineur qui ne compte pas moins de huit bémols. Et passer par ces tonalités, c’est, dit le Maître, les traverser « tristement et plaintivement » ; ce qui est conforme à leur double nature de tonalités mineures et à bémols.

Le fait d’imaginer un homme errant, douloureusement inquiet, est donc déterminé par le choix des tonalités. Mais ce choix n’est pas anodin : nous sommes au terme de l’ouvrage, et il s’agit d’illustrer à la fois la nature et les pouvoirs de la musique. Il nous faut par conséquent nous interroger sur cette inquiétude, sur ce sentiment de peur et d’égarement qui est censé se dégager de la progression harmonique du Maître : sur le fait de ne jamais trouver aucune issue. Et pour cela, observons d’abord les situations respectives de l’interprète et de l’auditeur.

Il va de soi que le claveciniste qui prélude, qui forme ces accords, n’éprouve lui-même aucune inquiétude, quand bien même il lui arrive de feindre la surprise en se retrouvant en do majeur après avoir épuisé le cycle des quintes. L’interprète connaît les ressources de son art, il a sur son clavier, devant lui, toute l’étendue des possibles que lui offre la musique. Et sa position est dominante, il fait ce qui lui plaît :

[…] s’il m’avait plu d’[…]appeler le silence avec les ténèbres ; le silence et les ténèbres se seraient faits. S’il m’avait plu de déchirer tout à coup ce silence et ces ténèbres par des cris ; la plainte et les cris redoublés étaient sous ma main. Si je m’étais proposé d’accroître la tristesse de la solitude, par l’horreur de la nuit, d’ouvrir des tombeaux, d’en évoquer les mânes, et de vous effrayer de leur murmure, vous les auriez entendus à vos côtés ; vous en auriez frémi, vous vous seriez écriés : « Ames de mes pères, parlez ; âmes en peine, que voulez-vous de moi ? » Puis tout à coup, dérangeant un seul de mes doigts, le jour aurait reparu, tous les tristes fantômes se seraient dissipés ; et si la fantaisie m’en était venue, j’aurais été le maître de leur faire succéder le cortège du plaisir, les ris, les jeux, les amours, la tendresse et la volupté (p. 355 ; nous soulignons).

Si l’interprète est « le maître », l’auditeur, quant à lui, est le jouet de ses fantaisies ; il s’y livre tout entier. Regardons l’attitude du Philosophe tandis qu’il écoute ; le Maître la décrit à l’Elève : « il est assis, les yeux fermés, à l’extrémité du clavecin » ; « il s’abandonne à la discrétion de l’artiste sensible qui sait enchaîner des accords ». L’auditeur s’abandonne, il se remet entre les mains de l’interprète qui n’a qu’à bouger un doigt pour modifier les sentiments, les impressions qu’il veut faire éprouver. Le musicien, à son clavier, est comme un marionnettiste, susceptible de jouer avec tous les fils à son gré. Mais qui est la marionnette ? A première vue, ce n’est pas l’auditeur : celui-ci aurait plutôt le rôle du spectateur : il voit « un homme qui s’éveille au centre d’un labyrinthe ». On pourrait donc imaginer ici une distanciation : l’auditeur voit, en une créature fictive, indéterminée (« un homme »), des sentiments qu’il n’éprouve pas ; il voit quelqu’un qui s’égare en un labyrinthe et qui s’effraie, quand lui-même reste au-dehors, à l’extérieur du labyrinthe.

On pourrait l’imaginer : et pourtant tel n’est pas le cas. Du il, de « cet homme », le Maître opère un glissement au vous, à un vous qui inclut les deux auditeurs, le Philosophe et sa fille : « Après vous avoir égarés dans les détours d’un labyrinthe… Si je m’étais proposé […] de vous effrayer […] ; vous en auriez frémi […] ». En quelque sorte, ce que contemple l’auditeur, c’est son propre égarement, il se voit perdu. Les yeux clos, il en oublie celui qui est à l’autre bout du clavecin – il en oublie même le clavecin.

Aussi le Philosophe doit-il reconnaître la puissance de l’art musical, et placer celui-ci sur le même plan que la sculpture, la peinture, la tragédie, l’art oratoire ; « le musicien, sa lyre à la main », dit le Philosophe, peut « s’avancer sur la ligne du Puget, de Le Sueur, de Voltaire et de Bossuet et dire : “Et moi aussi, je sais maîtriser les âmes” ». Les âmes, dans le cas précis, ce sont évidemment celles des auditeurs, que l’on fait s’agiter, en proie à certains sentiments ; mais si l’on se réfère au discours du Maître, ce sont aussi « les mânes », les « âmes de mes pères », les « âmes en peine » que croit entendre l’auditeur, et que le musicien est capable d’évoquer.

L’art musical s’apparente alors à la magie, presque à la nécromancie ; et plus encore, peut-être : le musicien mime Dieu le Père. La situation de celui qui prélude et de celui qui l’écoute est analogue à celle qu’entretient avec ses marionnettes ce divin père Brioché dont Diderot parle à trois reprises dans sa correspondance. Ainsi écrit-il à Jean Devaines, en hiver 1770, peu avant la publication des Leçons de clavecin : sachez « que vous avez, comme toutes les autres marionnettes de ce monde, un fil accroché au haut de votre tête, et que le bout de ce fil est entre les mains du vieux Brioché, qui vous promène à son gré ».

Mais en mimant Dieu le Père, le Maître, à son clavecin, n’en est pas moins dans la situation de tout un chacun ; à l’instar du maître de Jacques le Fataliste, qui avait lui-même son maître, qu’il suivait, conformément à ce qui était écrit sur le grand rouleau, le Maître de musique, le maître des âmes, obéit lui aussi à quelque chose qui lui est supérieur : il se règle, en quelque sorte, sur la céleste partition. A l’en croire (en un premier temps), il ne fait que ce qui lui plaît, il ne suit que sa fantaisie. Et pourtant, il n’est pas dupe : il n’a employé, pour égarer ses auditeurs, dit-il, que « les ressorts les plus simples de la magie musicale » ; il n’a fait qu’appliquer les règles de l’enchaînement des tonalités : passage à la sous-dominante, à la dominante, au relatif mineur ; cycle des quintes, ascendantes ou descendantes… Il s’est conformé à la loi de Nature, laquelle fournit ses principes à l’art ; et ce sont précisément ces principes que Bemetzrieder expose à la fin de l’ouvrage.

Son « système », affirme-t-il, ce n’est pas celui de Rameau, quand bien même il s’en inspire – ce n’est pas celui de la « basse fondamentale » ; ce n’est pas davantage celui de la « résonance du son intermédiaire » de Tartini, ou « l’ancienne règle de l’octave » (p. 341) ; son système, c’est celui des « chocs » ou des « appels ». Nous le résumons, brièvement et grossièrement, en citant d’abord le Maître.

« Tout corps sonore [c’est-à-dire toute corde vibrante, disons], outre un son principal et fondamental, fait entendre sa tierce majeure et sa quinte, ou les répliques à l’aigu de ces harmoniques » (p. 342). Par conséquent, un corps sonore do fera entendre les trois sons do, mi et sol. Et les équivalents de ces trois sons dans la gamme, nous dirons les notes do, mi, sol, doivent être considérés comme des sons naturels. En sorte qu’une fois donné cet accord do, mi, sol, cet accord parfait, toute autre note qui vient s’y ajouter ou s’y substituer ne peut que produire un écart par rapport à la nature : introduire un si, un , un fa ou un la après le corps sonore do, c’est déjà quitter la nature, entrer dans le domaine de l’art. Mais c’est aussi, par là même, produire un choc, un heurt ; et plus l’on s’éloignera de la nature, plus le choc sera pénible, douloureux, violent. Or cette peine, cette douleur provoquera le désir d’un retour à la nature, au corps sonore de départ. En sorte que tout son autre que les sons naturels, lance un appel à la nature : un appel plus ou moins énergique selon qu’il est plus ou moins éloigné du corps sonore. Ainsi, si, ré, fa, la (harmonie dissonante de la sensible, dans laquelle il ne reste plus aucun son commun avec le corps sonore) est « l’appel le plus énergique », celui qui presse le plus le retour des sons naturels (p. 365).

On voit bien alors toute la tension, toute la violence qui est à l’oeuvre dans la musique selon cette théorie. Le corps sonore, c’est le repos ; mais pour faire de l’art, il faut rompre avec ce repos, quitter la nature en lui faisant violence dans une certaine mesure ; et à cette violence, la nature elle-même oppose une contre-violence. On s’est écarté de la nature, mais en la regrettant – pour la regretter ! On lui adresse des appels, et même des appels « pressants » : mais il arrive que le corps sonore résiste ; dans telle succession d’accords d’une énergie croissante, proposée par le Maître, le corps sonore « ne cède qu’à la quatrième ou cinquième sommation » (p. 370) : il faut donc en forcer le retour. Par bonheur, dans tel autre cas, ce même corps sonore se montre « docile à la voix » et « répond à chaque appel particulier » (p. 373). Mais quoi qu’il en soit, il ne cesse d’occuper l’oreille, on ne peut l’oublier, fut-ce malgré soi, et quand bien même il lui arrive de se faire désirer.

Dans le labyrinthe harmonique où le Maître égare ses auditeurs, nous n’avons affaire, en réalité, qu’à des accords consonants : il n’y a pas la moindre dissonance qui, brutalisant l’oreille, ferait souhaiter le retour d’un accord parfait ; nous n’avons qu’une succession d’accords parfaits empruntés à toutes les tonalités. Mais le seul fait qu’on ait quitté la tonalité de départ (celle de do majeur) entraîne l’écart et le sentiment d’égarement. Ce n’est donc pas la tension que produiraient des accords dissonants en eux-mêmes, qui susciterait l’inquiétude, mais le seul éloignement du corps sonore, même si l’on voyage à travers un paysage d’accords parfaits dont chacun aurait pu être pris pour accord de départ. Pourtant, il est frappant de constater que lorsque cet homme fictif, égaré dans le labyrinthe, se retrouve à son point de départ, c’est-à-dire, musicalement, lorsqu’on revient à la tonalité de do majeur, cette figure de l’auditeur n’en est pas rassurée pour autant : tout au contraire, son angoisse semble être à son maximum. C’est que le corps sonore de do majeur, s’il apparaît comme un centre, est le centre, le coeur du labyrinthe. A peine ce personnage s’y éveille-t-il qu’il essaie de s’en évader : « Le voilà qui cherche de droite et de gauche une issue » ; le point de départ – le corps sonore – est un lieu de repos ; mais ce repos ne saurait être éternel ; la musique, l’art en général est à l’image de la vie, il est animation, mouvement. Il faut donc s’éveiller : mais tout ce qui s’offre à la vue est angoissant. On cherche alors une issue ; mais il n’y en a pas. La fin de la description de cette errance est claire : « […] il s’abandonne à son destin qui lui promet une issue et qui le trompe. A peine a-t-il fait quelques pas qu’il est ramené au premier lieu de son départ. »

Le destin auquel s’abandonne l’auditeur, c’est la loi de la musique, c’est la musique tout entière : on a passé par toutes les tonalités, sans exception, majeures et mineures : aucune n’offre une issue. L’image de l’art musical est une prison, une prison à la Piranèse, avec d’innombrables couloirs, des escaliers en spirale, mais une prison, peut-être plus inquiétante encore du fait de son immensité.

Et la liberté que le Maître revendiquait dans son prélude impromptu, cette liberté de faire ce qui lui plaisait, disparaît pour faire place à toute la rigueur du système de l’enchaînement des accords. Soulignons le terme d’enchaînement, c’est bel et bien une chaîne que nous présente Bemetzrieder à la fin des Leçons de clavecin, une chaîne où l’ordre des maillons est fixé une fois pour toutes. On a là comme l’écho des théories déterministes, fatalistes, défendues au même moment par le baron d’Holbach dans son Système de la Nature, où l’univers est décrit à la fois comme étant en perpétuel mouvement et comme nous montrant « une chaîne immense et non interrompue de causes et d’effets »8. Le système du Maître est aussi déterministe ; et pour exprimer cette conception, il a recours à une figure de construction chère à Jean Starobinski : le chiasme9. « […] comme ce qui était appelé devient d’un temps à un autre, appel, et que ce qui était appel devient au même instant, appelé, il s’ensuit une chaîne ininterrompue, nécessaire, qui pourrait être infinie, sans que rien pût la briser, qu’au mépris des règles éternelles de l’art. La sixième note appelle et force le retour de la cinquième ; la septième note appelle et force le retour de la huitième. On n’a pas même le choix d’un unisson de cette huitième note » (p. 368 ; nous soulignons).

Nous sommes donc au terme des leçons ; et l’Elève voit bien la différence entre l’apparente liberté, le libre vagabondage du début, et cette théorie implacable exposée enfin dans toute sa crudité. « Quel rigorisme ! s’exclame-t-elle. Voilà un jansénisme musical que vous n’aviez pas en m’enseignant le catéchisme. » Le Maître s’en explique en filant la métaphore religieuse : « On ne révèle pas toute l’austérité de la doctrine aux néophytes » ; mais « à quelques termes près, c’était cependant le même fonds. Je vous disais : Observez les positions ; et je vous dis à présent : Soumettez-vous à la loi des appels. » Les termes ont changé ; ce qui signifie qu’auparavant l’on voilait la sécheresse des impératifs musicaux en donnant l’illusion d’une liberté qui dans les faits se contentait de respecter la loi.

La particularité de la progression harmonique qui créait un effet de labyrinthe, est qu’elle n’est qu’une succession d’accords ; qu’elle est harmonie pure, sans mélodie, sans « chant ». On a là le squelette de l’enchaînement harmonique, l’armature (au sens architectural du terme) d’une pièce de musique, sans les fioritures mélodiques qui semblent n’avoir d’autre fonction que de faire oublier un peu ces lois rigides qui régissent le mouvement de l’harmonie. Si, paradoxalement, cette succession d’accords parfaits, consonants, naturels, engendre la peur, c’est, peut-on penser, que l’on se trouve précisément au coeur même de la nature, dans un espace où il n’y a pas place pour l’homme : ce labyrinthe n’est pas artificiel ; c’est une forêt, des collines. On n’y rencontre pas âme qui vive, au propre : si l’on croit entendre des voix, il semble que ce soit celles d’âmes en peine, celles des mânes. La nature où l’homme n’a pas déposé sa trace, la nature sauvage est inquiétante ; et l’on pourrait dire que tout le rôle de la mélodie est d’humaniser cette âpreté de la nature et de ses lois. « C’est le génie, le goût, le sentiment, la passion qui inspire le chant », c’est-à-dire la mélodie, affirme l’Elève (pp. 265-266) ; en bref, c’est l’homme qui invente, qui crée des mélodies, en s’appuyant sur l’harmonie ; mais cette harmonie même est indépendante du génie humain : il faut l’étudier, et l’étudier dans la nature.

Elargissons un peu le champ, à présent, éloignons-nous de la musique. Dans cette scène qui clôt les Leçons, le Philosophe a donc pour fonction de généraliser, d’étendre à « tous les beaux-arts » les principes du Maître. Alors, passons à la littérature, et plus spécifiquement aux textes de Diderot lui-même ; prenons d’abord nos Leçons de clavecin. Nous avons affaire à un texte didactique ; il va de soi qu’en l’occurrence l’ordre de la matière, l’enchaînement des connaissances est primordial. A bien des reprises, le Maître refuse de répondre à une question de son élève, ou diffère une explication : c’est encore trop tôt, ou cela nous écarterait trop de notre sujet. Mais tout en « ordonn[ant] les choses selon leur enchaînement le plus naturel », ainsi qu’il le dit lui-même, il s’est efforcé, dans la rédaction comme dans les leçons, de « pallier autant [qu’il le pouvait], la sécheresse de la matière » (p. 308). A cette fin, il a voulu allier deux choses : liberté et gaieté. Or, d’où viennent liberté et gaieté ? Pas du Maître, ni de l’Elève, mais de celui qui est la figure même du génie dans le texte, à savoir Diderot, le Philosophe. C’est Diderot seul, curieusement, et non sa fille, et non le Maître, qui est censé pouvoir trouver des chants, quand bien même il leur est inférieur du point de vue des connaissances en harmonie (p. 265). S’il sait ainsi rendre chantant ce qui, sans génie mélodique, ne serait qu’une aride combinaison d’accords, il est aussi capable d’animer des leçons de clavecin, dont il est pourtant absent la plupart du temps. Le Maître lui-même le déclare à l’Elève : « c’est [la] présence [de Monsieur votre père] qui autorise la liberté et la gaieté qui […] règnent [dans ces dialogues] » (p. 387). Mais dès le départ, Bemetzrieder avait indiqué la fonction des bons mots, voire des digressions, de tout ce qui rend vivants ces dialogues : « Nous nous amusons l’un et l’autre, disait-il à son élève. Nous trompons par un peu de gaieté la sécheresse de la matière » (p. 101).

Tout l’art réside dans cette tromperie. Que ce soit au niveau des accords en musique, ou au niveau des connaissances pour un ouvrage didactique, ou encore plus vaguement au niveau des idées dans quelque texte que ce soit, il y a, si l’on en croit Diderot, enchaînement, et enchaînement selon des lois inébranlables d’association. L’année même où paraissent les Leçons de clavecin, Diderot écrit dans la Correspondance littéraire un petit texte intitulé Recherches sur la nature du style ; il y commente la traduction, par l’abbé Morellet, du Traité des délits et des peines de Beccaria ; et il ne ménage pas ses reproches à Morellet :

[Il] a bien tué [ce traité] dans sa traduction, en voulant introduire le protocole de la méthode dans un morceau où les idées philosophiques, coloriées, bouillantes, tumultueuses, exagérées, conduisent à chaque instant l’auteur à l’enthousiasme. Il n’a pas senti qu’il y a une gradation naturelle, plus ou moins rapide entre les sentiments qui s’élèvent au fond de notre coeur ; que si l’on détruit cette gradation, le calme succède subitement à la fureur et la fureur au calme, sans qu’il y ait aucun mouvement qui prépare etqui sauve ces dissonances morales ; que la mélodie des sentiments disparaît, et que l’auteur est fou d’une folie que je ne saurais partager avec lui […].10

On aura remarqué la métaphore musicale. Elle est double : il y a d’abord l’harmonie, dans l’expression préparer et sauver des dissonances ; l’enchaînement des accords, c’est-à-dire ici la gradation des sentiments, n’est plus respecté. Mais en rompant ainsi l’harmonie, Morellet détruit par la même occasion la mélodie des sentiments, tout ce qui fait le génie de ce texte ; de l’enthousiasme, on sombre dans la folie – dans l’égarement le plus total. Le centre du labyrinthe a disparu, il ne peut plus exercer sa force d’attraction, il ne rappelle plus l’égaré à lui.

Et Diderot d’insister alors sur l’« ordre nécessaire et essentiel des mots dans la phrase, et de la phrase dans le discours » (Op. cit. p. 696), avant de conclure : « La phrase est donc le résultat d’un ordre donné par la nature et modifié selon le but de l’orateur, par l’intérêt, les passions et l’harmonie » (il s’agit évidemment de l’harmonie du style). On retrouve donc, au niveau du style cette fois, cette idée d’un ordre naturel que l’on peut plus ou moins tromper pour atteindre à davantage d’expressivité : pour mettre en valeur telle idée, pour satisfaire l’oreille ; plus largement, pour animer un texte, et quand il s’agit de dialogues, pour leur donner l’apparence de la vie : une vie apparemment « libre et gaie », mais régie par des lois immuables. Et le propre de l’art semble être alors de se soumettre à ces lois de nature, mais en masquant tout ce que leur rigidité inhumaine peut avoir de terrifiant11.

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1 DIDEROT, Leçons de clavecin et Principes d’harmonie, par M. Bemetzrieder, in Oeuvres complètes, Paris, Hermann, 1983, t. XIX, p. 111.

2 Ibid., p. 106.

3 Pour les questions relatives à l’intervention de Diderot dans la forme (dans la rédaction) de cet ouvrage qui parut en 1771, à Paris, chez le libraire Bluet, sous la seule signature d’Anton Bemetzrieder, voir notre communication : « Les Leçons de clavecin et Principes d’harmonie : un ouvrage à plusieurs mains », in Diderot, les Beaux-Arts et la Musique, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1986, pp. 209-220.

4 La suite de cet article a déjà paru dans la revue Poétique, n° 92, novembre 1992, sous le titre « Diderot et la loi des appels », à l’exception de la note finale.

5 A savoir « le Maître » (Bemetzrieder), « l’Elève » (la fille de Diderot, Angélique) et « le Philosophe » (Diderot lui-même). Le « Disciple » dont il était question plus haut a rapidement disparu des dialogues pour céder la place à l’Elève et à son père.

6 Le lieu semble tout naturellement convenir aux ambitions didactiques ; c’est à l’Etoile également que Versac emmène Meilcour, dans Les Egarements du coeur et de l’esprit de Crébillon, pour éclaircir ses doutes et lui montrer le monde tel qu’il doit le voir (cf. Oeuvres complètes, Genève, Slatkine Repr., 1968,1.1, p. 196).

7 Voir Georges SNYDERS, Le Goût musical en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Vrin, 1968, pp. 71 sqq.

8 [P.-H.-D., baron D’HOLBACH], Système de la Nature, Londres, 1770, réimpr. Slatkine, 1973, t. 1, p. 10.

9 Voir Jean STAROBINSKI, « Sur l’emploi du chiasme dans Le Neveu de Rameau », Revue de métaphysique et de morale, 89, 1984, pp. 182-196.

10 Oeuvres complètes, Club français du livre, 1971, t. IX, pp. 693-694.

11 On rapprochera tout ceci d’un passage de l’article Encyclopédie, rédigé par Diderot une quinzaine d’années auparavant, où se trouvent exposés les principes qui ont guidé les éditeurs de l’Encyclopédie dans l’organisation de ce vaste ouvrage : « Une considération surtout qu’il ne faut point perdre de vue, c’est que si l’on bannit l’homme ou l’être pensant et contemplateur de dessus la surface de la terre, ce spectacle pathétique et sublime de la nature n’est plus qu’une scène triste et muette. L’univers se tait ; le silence et la nuit s’en emparent. Tout se change en une vaste solitude où les phénomènes inobservés se passent d’une manière obscure et sourde. C’est la présence de l’homme qui rend l’existence des êtres intéressante ; et que peut-on se proposer de mieux dans l’histoire de ces êtres, que de se soumettre à cette considération ? Pourquoi n’introduirons-nous pas l’homme dans notre ouvrage, comme il est placé dans l’univers ? Pourquoi n’en ferons-nous pas un centre commun ? » Et plus loin : « L’homme est le terme unique d’où il faut partir, et auquel il faut tout ramener, si l’on veut plaire, intéresser, toucher jusque dans les considérations les plus arides et les détails les plus secs » (ibid., t. II, p. 408).