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Farouches vertus : peur et désir chez quelques héroïnes de roman au XVIIIe siècle

Claire JAQUIER

Université de Lausanne

La « farouche Dévote »1 de Laclos, Mme de Tourvel, peut représenter le modèle des nombreuses « vertus » qui tremblent, suffoquent et défaillent dans le roman du XVIIIe siècle. Qu’en est-il de cette disposition toute féminine ? Valmont nous offre une première réponse, à la suite d’une scène d’abandon où Mme de Tourvel, soudain effrayée par cet « oubli d’elle-même », entre dans une crise violente :

le premier pas franchi, ces Prudes austères savent-elles s’arrêter ? leur amour est une véritable explosion ; la résistance y donne plus de force. Ma farouche Dévote courrait après moi, si je cessais de courir après elle2.

La proximité de la peur et du désir apparaît ainsi comme l’objet d’un savoir, propre au libertin. En effet, les symptômes de la peur féminine – raideur assortie de tremblements, convulsions, mutisme, yeux égarés – sont immédiatement traduits en termes d’émoi érotique, soit par un personnage masculin, soit par le narrateur.

La pratique est courante, dans le roman du XVIIIe siècle, de ces exercices de traduction simultanée, dans un sens ou dans l’autre, entre deux idiomes : celui de la peur interprété comme désir, celui du désir interprété comme peur. La solidarité de ces deux émotions est devenue un code au XVIIIe siècle ; mais elle est attestée bien avant : ainsi dans le mythe grec, les victimes de Pan éprouvent une peur « panique », indissociable de la fascination érotique que suscite le dieu3.

Si le lien de la peur et du désir offre quelque singularité dans le roman du XVIIIe siècle, c’est sans doute par ses effets : contemporaine de la prise de conscience amoureuse, la peur apparaît comme une passion des limites, qui offre au roman une grande richesse dramatique. Au moment où elle éprouve une première émotion érotique, l’héroïne se trouve prise entre deux pôles : l’un connu, celui du devoir, de la vertu ou de la dévotion ; l’autre, inconnu, où elle aperçoit les charmes de l’amour. Sans cesse attirée et repoussée par l’un et l’autre pôles, elle hésite et confère à l’objet de sa peur une extrême polyvalence : l’homme, l’autre sexe, l’amour et la sexualité se trouvent soumis à une épreuve imaginaire intense. Dans ce défilé d’images, des frontières sont franchies, en-deçà desquelles la peur semblait retenir les héroïnes. Entre l’amour et la crauté, la vertu et le vice, des barrières symboliques cèdent, qui pourtant paraissaient distinguer radicalement des types d’héroïnes, et des genres littéraires.

Madame de Tourvel

Dans le roman du XVIIIe siècle, la peur fait partie des signes de défaillance : par l’effroi, le tremblement et les divers symptômes de la perte de conscience, le corps féminin se livre à un spectateur dans toute sa théâtralité. Les romans de Diderot, de Laclos ou de Marivaux comptent ainsi de nombreuses scènes où la féminité se révèle sous la « forme d’une énigme » : celle que soulève « l’opposition entre une sur-présence chamelle et une lacune intime »4.

Signe – parmi d’autres – d’un corps s’offrant à des spectateurs qui le constituent en objet, la peur est donnée à lire selon un code bien connu. Le libertin – ainsi Valmont dans les Liaisons dangereuses, ou certains héros de Crébillon – pratique une lecture « sémioticienne » des passions féminines : il déconstruit les symptômes physiques, les discours, l’expression des sentiments, pour mettre à nu le désir. La légitimité de cette « critique du soupçon » lui est fournie par les modèles réductionnistes que proposent les théories sensualistes : il exerce une analyse psychologique qui attribue automatiquement certains signes comportementaux à certains états de l’âme, puis des sens. Ainsi Valmont peut-il lire et traduire tous les messages du « joli corps » de Mme de Tourvel : « Ces symptômes précieux annoncent d’une manière non équivoque, le consentement de l’âme »5.

L’héroïne farouche, elle, éprouve sa passion avec toute l’équivocité des mouvements de son âme, qui lui demeurent obscurs. Sa peur est le fait d’un sujet qui découvre l’amour, et qui inscrit sa passion dans une durée.

Le libertin ne prend toute la mesure de ce travail passionnel qu’à la fin du roman, et malgré lui. Ainsi Valmont, partisan de l’expéditivité des aventures, avoue à Mme de Merteuil, après la chute de Mme de Tourvel : « L’ivresse fut complète et réciproque ; et pour la première fois, la mienne survécut au plaisir »6. L’expérience de cette durée bouleverse le système libertin : pour Valmont, le combat inlassable contre l’ennui qui succède au plaisir en est même différé quelque temps. Il n’est dès lors pas étonnant que Valmont classe Mme de Tourvel parmi les femmes, d’un type très rare, pour qui « l’émotion, loin de suivre la route ordinaire, [part] toujours du cœur, pour arriver aux sens »7. Cette femme exceptionnelle met en contradiction la thèse sensualiste : elle révèle à Valmont le concours de l’âme et du cœur dans l’émotion érotique.

Mais Valmont ne veut pas entendre la leçon de cette révélation fugitive. Après, comme avant la chute de Mme de Tourvel, Valmont lit ses comportements – en particulier ses manifestations d’effroi – comme autant de signes qu’il sait décoder. A cette lecture clinique – et régressive – le lecteur peut opposer une lecture morale – et progressive – en tenant compte des constructions imaginaires auxquelles donne lieu la passion.

Ainsi, la peur de Mme de Tourvel n’est pas simplement un symptôme. Elle apparaît au contraire comme une résistance première qui, loin d’éloigner l’objet du danger, va lui conférer une puissance imaginaire telle que les frontières du devoir cèderont devant lui.

Dès la première réaction sensible de Mme de Tourvel – un cri : « Ah ! malheureuse »8 et des larmes –, Valmont propose en quelque sorte à sa future amante d’interpréter son trouble en termes de peur :

Par quelle fatalité, le plus doux des sentiments ne peut-il vous inspirer que l’effroi ? quelle est donc cette crainte ? Ah ! ce n’est pas celle de le partager : votre cœur que j’ai mal connu, n’est pas fait pour l’amour9.

Le récit de la même scène, adressée à Madame de Merteuil, n’évoquait pas la peur, mais simplement « l’expression du désespoir »10. Dire « crainte » au lieu de « désespoir » n’est pas innocent. Valmont use stratégiquement du savoir qu’il détient : il sait en effet que la peur de l’amour est déjà la peur « de le partager »11. Mme de Tourvel ne manque pas, dans sa réponse, d’être entraînée vers cette limite – la crainte – qui suggère multiplement l’hypothèse de sa transgression :

Cette expression [Ah ! malheureuse], que vous trouvez si forte, serait sûrement beaucoup trop faible encore, si mes pleurs et mes discours avaient eu un autre motif ; si, au lieu de désapprouver des sentiments qui doivent m’offenser, j’avais pu craindre de les partager. – Non, Monsieur, je n’ai pas cette crainte ; si je l’avais, je fuirais à cent lieues de vous ; j’irais pleurer dans un désert le malheur de vous avoir connu12.

La peur a le pouvoir de modifier son objet : craignant d’abord de trahir ses devoirs de femme mariée, Mme de Tourvel se trouve confrontée bientôt à une peur de l’amour même, ce « sentiment auquel je craindrais encore de me livrer, quand même je le pourrais sans blesser tous mes devoirs ». L’amour est comme magnifié par la « crainte salutaire » qu’il inspire : en quelques lignes, Mme de Tourvel le compare à des « orages redoutables », à un « délire dangereux », imaginant même l’effet qu’il aurait sur elle :

Quel ravage effrayant ne ferait-il donc pas sur un cœur neuf et sensible, qui ajouterait encore à son empire par la grandeur des sacrifices qu’il serait obligé de lui faire ?13

L’amour trouble les deux recours essentiels des héroïnes classiques, la raison et le repos, par lesquels Mme de Tourvel s’assure un bonheur en quelque sorte négatif, sans « plaisirs plus vifs », « sans trouble », « sans remords ». Le tour restrictif dont elle use pour définir « ce que vous appelez le bonheur », ne saurait cacher la richesse métaphorique qui colore le tableau de l’amour :

Ce que vous appelez le bonheur, n’est qu’un tumulte des sens, un orage des passions dont le spectacle est effrayant, même à le regarder du rivage. Eh ! comment affronter ces tempêtes ? comment oser s’embarquer sur une mer couverte des débris de mille et mille naufrages ? Et avec qui ? Non, Monsieur, je reste à terre ; je chéris les liens qui m’y attachent14.

L’image de l’orage et du naufrage, pour évoquer la passion amoureuse, n’est certes pas originale. Bernardin de Saint-Pierre, par exemple, lui donne son épaisseur narrative dans l’épisode de la mort de Virginie : le naufrage du Saint-Géran est en quelque sorte la métaphore de l’amour interdit entre Paul et Virginie. Séparé de la scène dangereuse par une limite précise, un « rivage » qui figure sa peur, le spectateur, fasciné, ne peut plus se détourner. C’est ce qu’éprouve Mme de Tourvel :

effrayée de mes sentiments, de mes pensées, je crains également de m’occuper de vous et de moi ; votre idée même m’épouvante : quand je peux la fuir, je la combats ; je ne l’éloigne pas, mais je la repousse15.

Ou plus loin : « je frémissais de mon danger, sans pouvoir le fuir »16 : mais ces mots-là, Mme de Tourvel les adresse à Mme de Rosemonde alors qu’elle vient de quitter précipitamment le château où elle devenait une proie trop facile pour Valmont. Cette fuite panique, cependant, lui permet de faire un pas de plus sur le chemin de l’amour : en effet, elle l’avoue à Mme de Rosemonde : « Que vous dirai-je enfin ? j’aime, oui, j’aime éperdument »17

C’est également par la peur qui éloigne que Valmont parvient à susciter le désir qui rapproche. En effet, la chute de Mme de Tourvel est provoquée par la terreur :

Par bonheur je me ressouvins que pour subjuguer une femme, tout moyen était également bon ; et qu’il suffisait de l’étonner par un grand mouvement, pour que l’impression en restât profonde et favorable. Je suppléai donc, par la terreur, à la sensibilité qui se trouvait en défaut ; et pour cela, changeant seulement l’inflexion de ma voix, et gardant la même posture : “Oui, continuai-je, j’en fais le serment à vos pieds, vous posséder ou mourir”18.

Sous la violence de cette menace fatale, répétée plusieurs fois, l’« Amante craintive »19 s’émeut, sa figure s’altère, elle suffoque et enfin, dit Valmont, elle « se précipita ou plutôt tomba évanouie entre mes bras »20. Dans cette éclipse de la conscience, Mme de Tourvel se soumet à son désir, en l’ignorant. Toute conventionnelle que soit cette défaillance, elle n’en révèle pas moins ses pouvoirs : dans l’abandon – suivi de crises inquiétantes – Mme de Tourvel perd provisoirement l’usage de la parole, sa vertu et toutes les résistances que lui impose son rôle d’épouse.

La peur et la rencontre érotique ont ainsi le même pouvoir : elles troublent les repères subjectifs de Mme de Tourvel, et bousculent les frontières de son identité sociale. C’est peut-être là qu’il convient de voir la positivité de ces expériences aliénantes et déstructurantes : grâce à elles, Mme de Tourvel est projetée hors de l’identité-bastion qu’elle s’était construite, elle découvre l’inconnu, et se retrouve autre. Valmont, lui, refuse toute altération, par autrui, de son identité de libertin : il demeure sur la défensive, en-deçà de la peur, campant sur des positions subjectives qu’il croit inaliénables.

La Princesse de Clèves

Qu’elles craignent le sentiment amoureux, l’homme ou la sexualité, les héroïnes de romans, au XVIIIe siècle, manifestent une grande aptitude à affronter – dans la peur même – une altérité radicale, qui échappe à toute maîtrise. Mieux que les héros masculins, elles proposent l’image d’un sujet ouvert à la rencontre de l’autre corps, de l’autre sexe, de l’autre en soi et hors de soi.

La Princesse de Clèves est peut-être la première héroïne de cette peur d’aimer qui donne à la passion amoureuse le caractère d’une épreuve de décentrement. Mme de Clèves, certes, éprouve une peur sobre, que l’auteur nomme le plus souvent « crainte », « appréhension », « inquiétude »21, « embarras »22. Mais le duc de Nemours ne s’y trompe pas, qui « se trouve heureux d’avoir du moins donné la peur de l’aimer »23. Mme de Clèves ressent de la honte devant les effets de cette peur qui altère sa volonté et sa maîtrise d’elle-même : « elle ne se reconnaissait plus elle-même »24, ou plus loin, « Je suis vaincue et surmontée par une inclination qui m’entraîne malgré moi. Toutes mes résolutions sont inutiles »25. Mme la Dauphine propose une interprétation simple de l’aveu de Mme de Clèves : « la peur qu’elle a eue de n’être pas toujours maîtresse de sa passion a fait qu’elle l’a avouée à son mari »26.

La peur serait ainsi un rempart contre le danger de la perte de maîtrise, et tout le roman peut en effet nous faire croire que la Princesse de Clèves se tient avec constance derrière ce rempart. Pourtant, la peur d’aimer n’est pas l’une des raisons du refus final de la Princesse : en effet, le mariage avec le duc de Nemours rendrait son amour licite. Tous les obstacles ont disparu : dès lors l’amour ne fait plus peur, puisqu’il ne représente plus l’épreuve de la « surprise »27 et de l’inconnu. Parmi d’autres motifs, la Princesse de Clèves refuse d’épouser le duc – comme Héloïse avant son mariage avec Abélard – par crainte de la finitude de l’amour :

je ne saurais vous avouer, sans honte, que la certitude de n’être plus aimée de vous, comme je le suis, me paraît un si horrible malheur que, quand je n’aurais point de raisons de devoir insurmontable, je doute si je pourrais me résoudre à m’exposer à ce malheur28.

La Princesse occupe une position constante dans tout le roman : elle tente de se tenir face à la peur, et de la contenir. Non pas en-deçà de la peur (comme Valmont), car elle ne nie pas le pouvoir de l’amour sur elle ; ni au-delà de la peur (comme Mme de Tourvel), car elle ne se laisse pas fasciner par l’objet de son désir. Elle voudrait se maintenir sur cette frontière étroite où la peur d’aimer la fait vivre – en lui offrant l’épreuve de l’altérité – sans pourtant l’aliéner : posture intenable, où le sujet prétend ne rien céder, ni de sa maîtrise, ni de sa disponibilité à la surprise. Mme de La Fayette montre bien l’échec de cette attitude face à la passion.

La prétention à se tenir face à la peur relève d’une attitude héroïque qui n’est pas étrangère à la morale classique. « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement », écrivait La Rochefoucauld dans ses Maximes29. L’injonction du moraliste, pourtant, n’a pas intimidé les personnages héroïques : tous sont animés du désir de regarder en face l’objet de leur peur – la mort.

La peur, selon la morale héroïque, représente l’une des épreuves les plus hautes où le sujet peut faire valoir son pouvoir de résistance, sa fermeté. Au XVIIIe siècle, les héroïnes de romans éprouvent une peur de l’amour qui, loin de signifier leur maîtrise de soi, révèle une disposition à devenir autre dans la passion. En quittant la Princesse de Clèves pour rencontrer Julie de Rousseau, Paméla de Richardson ou Mme de Tourvel, on accède à un autre âge du sujet : la première luttait contre sa peur pour conserver son identité, les autres s’y abandonnent et franchissent les barrières qui constituent leur armature morale.

Paméla

Paméla ou la vertu récompensée de Richardson30, est le roman de la peur par excellence. Paméla Andrews, fille de paysans pauvres, sert dans la famille d’un riche gentilhomme ; sa maîtresse lui fait donner de l’éducation et, mourante, la recommande à son fils. C’est alors que Paméla commence le récit – par lettres, adressées à ses parents – de sa résistance farouche aux tentatives de séduction de son nouveau maître. Au terme de nombreux assauts, d’un enlèvement et d’une longue séquestration – toujours vains – le maître consent enfin à laisser Paméla rejoindre son père et sa mère. C’est alors qu’elle prend conscience de l’amour qu’elle porte à son séducteur, qui l’épousera.

La peur est en quelque sorte un élément organique de ce roman par lettres : la première frayeur que Paméla éprouve est en lien direct avec l’écriture de la toute première lettre, et sa lecture indiscrète par le maître :

Je viens d’avoir la plus grande frayeur du monde : justement comme je pliois cette lettre dans la chambre de ma défunte Maîtresse, mon jeune Maître est entré. Mon Dieu ! qu’il m’a effrayée ? J’allois cacher la lettre dans mon sein, lorsque me voyant toute tremblante, il m’a dit en souriant : à qui viens-tu d’écrire, Paméla ?31

Paméla n’ose s’opposer au désir de son maître, qui lit la lettre entièrement, et lui dit :

tu es une bonne fille, Paméla, d’en agir si généreusement envers ton Pere et ta Mere qui sont âgés. Je ne suis point en colere comme toi. Sois diligente et fidelle ; fais ce que tu dois ; ce que je viens de voir fait que tu n’en es que plus à mon gré32.

On apprend à plusieurs reprises, au cours du roman, que le maître de Paméla tente par tous les moyens d’intercepter ou de voler, pour les lire, les lettres de la jeune fille, ainsi que le journal qu’elle tient dans la maison où elle est séquestrée. Paméla s’aperçoit des ruses et des trahisons diverses qui permettent à son maître la lecture de ses lettres : écrivant à ses parents, elle sait qu’elle écrit aussi pour l’homme qui l’aime et qu’elle craint. Ce jeu de la double destination épistolaire confère au roman une grande part de son ambiguïté. La passion qu’éprouve le maître se constitue ainsi dans et par le récit qu’en fait Paméla à ses parents. Le maître lit en différé, lettre après lettre, le roman de la passion qu’il ressent, et qu’il inspire.

Le roman de Richardson met en scène de manière exemplaire la convergence du désir et de son récit. Si Paméla craint tant de montrer sa première lettre à son maître, c’est qu’elle sait déjà que le simple récit des bontés qu’il lui a témoignées ne peut que flatter et encourager ses désirs de séduction. A plus forte raison, elle ne pourra ignorer que le récit des cruautés qu’il lui inflige, des terreurs qu’elle éprouve, agit comme l’huile jetée sur le feu des passions.

Il y a ainsi dans Paméla le roman d’un roman : le hasard, les traîtrises, les détours et les retards qui affectent la circulation des lettres – par l’effet de la concupiscence du maître à les lire – racontent l’aventure d’un roman. Mais l’histoire (au sens genettien) de ce roman ne semble exister que par la vertu du récit qu’en fait l’héroïne : Paméla révèle ainsi la part que prend le récit dans la constitution du désir. L’amour du maître croît et se fortifie en raison directe de la représentation fictive de son désir, que lui offre Paméla.

Si Paméla craint de montrer ses lettres à son maître, c’est aussi que sa complaisance narrative est extrême et laisse deviner une sourde attirance pour l’objet privilégié de ses récits. La crainte de la lecture indiscrète est donc liée à la peur d’aimer, et cette peur-là, Paméla n’a pas à l’inventer, elle la trouve – hyperbolique, tragique, puissante comme l’interdit parental le plus absolu – dans le lettre que lui adressent ses « Tres inquiets, mais affectionnés Pere et Mere »33. Craignant les marques d’attention du maître à l’égard de leur fille, les parents de Paméla insistent, répètent, dramatisent : « ce qui nous inquiete le plus, c’est la crainte où nous sommes… », « nous commençons à craindre extrêmement pour toi », « ce qui nous a causé une crainte mortelle », « nous tremblons de peur à ton occasion ». Et que craignent-ils donc, si avidement ?

nous craignons que tu ne sois que trop reconnaissante, et que tu ne le récompenses en lui sacrifiant ta vertu, ce joyau que ni richesses, ni faveurs, ni rien au monde ne saurait payer.

Et plus loin :

Nous aimons mieux te voir couverte de haillons, et aller même à ton enterrement, que si l’on disoit qu’une fille qui nous appartient a préféré des avantages temporels à sa vertu.

Le père et la mère inspirent à leur fille, plutôt que l’amour de la vertu, leur propre peur de la voir perdre ce bien précieux. Paméla reprend cette peur à son compte et la transforme en une véritable passion de l’interdit : cette limite qui sépare la vertu de l’infamie. Se tenant sur cette frontière, elle multiplie les représentations du territoire dont elle veut à tout prix se garder. Ainsi, dans les nombreuses scènes érotiques – entre séduction et tentative de viol – où elle entraînée par son maître, elle présente les symptômes ambigus de la peur et du désir :

Je me débattis, je tremblai, et j’étais si transie de frayeur, que je me laissai tomber : je n’étais pas tout à fait évanouie, mais je me connaissais à peine. Je me vis entre ses bras, sans aucune force : il me baisa deux ou trois fois avec une terrible ardeur34.

La peur donne une énergie considérable à l’imagination, comme pour compenser la déficience cognitive qu’elle produit. En effet, les descriptions de la peur que donnent Descartes ou l’Encyclopédie convergent sur un point : la peur fixe, stupéfie l’âme devant son objet, elle arrête le regard à sa surface et en interdit toute connaissance plus poussée. Elle fige le sujet, et aplatit le monde. Mais il semble que le gain, sur le plan imaginaire, soit considérable.

Ainsi Paméla accède à l’émotion érotique grâce à la peur. A plusieurs reprises, le maître tente de surprendre Paméla par ruse : à chaque fois, elle se défend par des expressions de terreur, des soupirs, des cris, des sueurs, puis une perte de connaissance qui est interprétée comme une mort. En voici un exemple spectaculaire :

Dès que la frayeur me permit de songer à moi, je trouvai qu’il avoit sa main sur mon sein ; je soupirai, je jettai un cri affreux et je tombai de foiblesse. Il avoit cependant toujours ses bras autour de mon cou, et madame Jervis se tenoit sur mes pieds et sur mon jupon. J’étois dans une sueur froide. Paméla, Paméla, dit madame Jervis, comme elle me l’a rapporté depuis ; et, voyant que je ne répondois rien, elle jetta un cri. Oh ! dit-elle, ma pauvre Paméla est morte. Aussi l’étois-je pour quelque-temps ; car je ne savois rien de ce qui se passoit, tant les foiblesses qui me prenoient se succédoient de près. Au bout de trois heures je revins un peu à moi-même, et je me trouvai dans le lit35.

A chaque réveil, Paméla s’interroge sur ce qui a pu lui arriver pendant sa (petite) mort : « qu’en puis-je savoir, moi qui étois en foiblesse, et qui ne sais rien de ce qui s’est passé »36. La perte de conscience est perçue par le maître comme un état effrayant et interprétée par Paméla comme une traversée de la folie : « Oh ! dis-je, ne m’apprenez point ce que j’ai souffert pendant mon évanouissement ; je tins des discours égarés, sans savoir ce que je disois ; car j’avois presque perdu l’esprit ». Ces absences, à coup sûr, servent à dégager sa responsabilité : c’est en tout cas l’avis de Mme Jewkes, l’argus de Paméla, qui se refuse à être la dupe de ce qu’elle soupçonne être un stratagème :

Quoi ! Monsieur, dit cette abominable, une petite pamoison vous fera-t-elle perdre une aussi belle occasion ? Je croyois que vous connoissiez un peu mieux le sexe37.

On retrouve ce type de lecture de la défaillance féminine dans Ceci n’est pas un conte de Diderot. Gardeil interprète une crise inquiétante de Mlle de La Chaux : « Les femmes ont la vie dure ; elles ne meurent pas pour si peu ; cela n’est rien ; cela se passera. Vous ne les connaissez pas ; elles font de leur corps tout ce qu’elles veulent… »38.

De même, par l’intervention de Mme Jewkes, la bonne foi de Paméla est explicitement mise en cause. Néanmoins, l’ambiguïté des comportements de l’héroïne ne peut être évacuée : pour les spectateurs – Mme Jewkes, le maître – Paméla apparaît parfois comme une simulatrice qui utilise les signes de la peur pour camoufler son désir. Mais pour Paméla, la peur est un moyen d’accéder à l’expérience érotique : sous les symptômes de l’effroi, Paméla s’autorise à vivre l’acte amoureux, de manière cryptée. En insistant sur son égarement, elle veut bien dire que l’épreuve l’a changée, et qu’elle ne se reconnaît plus.

En outre, la peur suscite le choc, ou la contamination, de représentations hétérogènes, et Paméla voit se multiplier devant elle les images de son maître, effrayantes ou bienveillantes, sans pouvoir les débrouiller. Lors d’une tentative d’évasion hors de la prison où l’a enfermée son maître, Paméla doit traverser un pacage : elle est arrêtée par un « horrible animal qui [la] regardoit en face avec de grands yeux éteincelants, à ce qu’il [lui] sembloit ». Il s’agit d’un taureau qui l’oblige à la retraite. Elle fait une seconde tentative et voit alors – ou plutôt halluciné – deux taureaux qui la menacent :

Ah ! dis-je en moi-même, voici sans doute un double sortilège. Voilà l’esprit de mon Maître dans un de ces taureaux, et dans l’autre celui de madame Jewkes : maintenant ma perte est inévitable.

Mais une fois le pré quitté, elle comprend qu’elle s’est effrayée devant « deux pauvres vaches qui paissaient fort tranquillement à quelque distance l’une de l’autre »39. La signification érotique de l’épisode est claire : le taureau rappelle d’autres figures de la virilité qui croisent la vie ou les rêves des jeunes filles, ainsi la Bête dans la Belle et la Bête40, ou le matelot « tout nu et nerveux comme Hercule » qui tente de sauver Virginie de la noyade dans Paul et Virginie.

Paméla ne parvient à la conscience de l’amour, tout à la fin du roman, que par une lente construction imaginaire du corps érotique. La peur, cette passion de l’entre-deux, lui offre, dans l’image du maître-taureau, toute « l’équivocité constitutive de la représentation du corps »41.

L’image du taureau se dissémine dans la suite du roman et fait subir au maître les métamorphoses imaginaires qui préparent sa transformation finale dans la conscience de l’héroïne. Paméla est confrontée à un gardien choisi par son maître, M. Colbrand, qui lui rappelle le taureau : elle brosse un long portrait de ce monstre qui tient à la fois du géant, de la bête et du gentilhomme. Terrorisée par ce nouveau gardien, elle en rêve la nuit même : « quand je fus endormie, je crus les voir venir tous deux [Colbrand et le maître] au chevet de mon lit, avec le plus terrible dessein qui se puisse imaginer »42. Ce rêve apparaît comme la concrétisation érotique de la vision des deux taureaux. Mais à côté de ces représentations de sexualité brutale – bestialité, cruauté et viol –, Paméla se forge des images de séduction raffinée.

La peur assure ainsi, dans tout le roman, une circulation d’images qui conteste radicalement la distinction reçue à laquelle Paméla s’accroche – mais les nombreuses modalisations trahissent son doute – entre amour vertueux et amour criminel :

N’est-ce pas une chose étrange que l’amour soit si voisin de la haine ? Mais cet amour criminel n’est pas sans doute semblable à l’amour vertueux. Celui-ci doit être aussi éloigné de la haine, que la lumière est éloignée des ténèbres43.

Paméla prête à l’objet de sa peur des représentations multiples : le maître prend sucessivement les figures de Lucifer, de divers animaux (taureau, lion, ours, tigre), ou de l’homme le plus séduisant. Par ce travail d’éclatement et de multiplication des images – et donc de l’identité du sujet – Paméla renie l’interdit parental et comprend qu’elle est amoureuse : c’est la peur, passion transgressive, qui a opéré son éducation sentimentale. Opération magique, dont Paméla ignore tout, sauf les effets :

Aussi faut-il que je vous avoue que je ne pourrai jamais penser à aucun autre homme du monde qu’à lui. Quelle présomption, me direz-vous, et vous aurez raison ! mais l’amour ne dépend pas de la volonté. L’amour, ai-je dit. Bon Dieu ! j’espere que non, ou que du moins il n’aura pas fait assez de progrès pour me rendre fort inquiété ; car je ne sais ni comment il est venu, ni quand il a commencé ; mais il s’est insensiblement saisi de mon coeur, et a eu toutes les apparences de l’amour, avant que je susse ce que c’étoit44.

Mais Paméla peut-elle avouer à ses parents que son coeur cède « à un homme qui [l’a] traitée impitoyablement »45 ? L’impossibilité de cet aveu signale la transgression de l’interdit parental : la première partie du roman s’achève au moment où Paméla ne peut plus se confier à ses parents. La caution parentale – condition même de l’écriture des lettres – est devenue caduque pour Paméla amoureuse. Ses derniers mots disent bien la chute de ce qui légitimait l’écriture :

Après tout, il faut, ou vous cacher ma foiblesse, ou rayer cet article de ma lettre. C’est à quoi je veux penser, quand je serai au logis46.

La frontière qui séparait l’amour et le crime a cédé ; une cohérence symbolique nouvelle, qui associe désir et cruauté, s’est établie progressivement. Dans les épreuves fortes qu’a traversées Paméla – peur, désir, défaillance – des résistances sont tombées, des représentations nouvelles se sont forgées. D’autres frontières symboliques se sont déplacées au cours du roman : ainsi celles qui séparent le féminin et le masculin, l’humain et l’animal, la vie et la mort.

Le modèle de représentation de la passion auquel recourt Richardson, pour faire le portrait de Paméla, nous apparaît comme moderne : l’âme de cette « vertu récompensée » est en fait une âme complexe, s’ignorant elle-même, formée d’identifications et de leurres successifs, jamais entièrement sincère ni entièrement théâtrale. L’ambiguïté du personnage, l’ambiguïté de la forme romanesque n’ont pourtant pas suffi, jusqu’ici, à jeter le doute sur le genre auquel ce roman a toujours été assigné : le roman sentimental47. Lorsqu’on sait la fortune romanesque que connaîtra, à la fin du XVIIIe siècle, l’idée du lien essentiel entre cruauté et désir, on s’étonne que Richardson n’ait jamais été considéré comme un précurseur de Sade ou de Laclos.

On le sait, le roman français du XVIIIe siècle – jusque vers 1760 en tout cas – trouve sa légitimité en revendiquant la cause de la vertu. Mais l’intention morale, affichée dans les préfaces ou inscrites in extremis à la fin des romans, ne fait pas taire la voix des sens, de la volupté ou de la passion. Il semble même que les situations libertines échappent à toute suspicion et trouvent dans le roman sentimental un lieu très propice à leur développement. Paméla montre exemplairement combien le désir s’exalte lorsqu’il peut se dire sur un mode indirect, dans une énonciation que trouble sans cesse la conscience morale du roman.

On peut même se demander si l’ambiguïté de Paméla ne répond pas à la quête d’une stratégie romanesque qui permette de dire en même temps deux choses perçues comme incompatibles et contradictoires : l’énergie libre du désir sexuel et le pouvoir de la vertu.

Les lecteurs du XVIIIe siècle, en particulier Rousseau et Diderot, ont lu les romans de Richardson comme des modèles d’une littérature morale, émouvante et réaliste. Nous goûtons plutôt dans Paméla l’art d’un romancier qui a su montrer le jaillissement du désir et de la perversité dans l’âme d’une jeune fille prude. Ces deux lectures doivent coexister : Paméla devient perverse, mais reste vertueuse ; le roman donne raison à Paméla, en la récompensant, mais ne nous laisse pas ignorer les moyens raffinés et retors dont elle use pour que sa vertu scintille aux yeux du maître comme le plus désirable flambeau.

Cette profonde ambiguïté, qu’on retrouve dans Les Liaisons dangereuses de Laclos ou dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau, donne bien la mesure de la psychologie des passions chez les romanciers du XVIIIe siècle : la peur m’est apparue comme une passion-clé pour la comprendre. En effet, la peur maintient le sujet entre deux territoires – le rassurant et l’inquiétant –, entre deux attitudes – la prudence et la fascination –, et l’incite à multiplier les représentations imaginaires, à abattre les frontières qu’il perçoit comme limitant son identité. De même que l’évanouissement ou la mort (rêvée), la peur semble lever les résistances et l’opacité du sujet et lui ouvrir les portes de l’inconnu.

Animés par des passions complexes, les personnages de romans sont nécessairement des âmes troublées, souvent doubles, faisant mal en eux la part de l’illusion et de la vérité – ainsi Paméla ou Julie. L’analyse psychologique que pratique le libertin apparaît particulièrement inadéquate pour lire dans le coeur des héroïnes : Valmont, par exemple, voudrait soumettre les femmes à une observation classifiante ; il prétend savoir dissocier les manifestations de l’esprit, du coeur ou des sens. Plus que la faute morale – la séduction et l’abandon de Mme de Tourvel – c’est peut-être cette déficience intellectuelle que sanctionne la fin dramatique des Liaisons dangereuses.

On peut opposer à la lecture « sémioticienne » que propose Valmont des discours et des symptômes amoureux, celle de Juliette Catesby dans les Lettres de Milady Juliette Catesby (1759) de Mme Riccoboni. Un exemple, pour cerner cette opposition : lorsque Valmont voit Mme de Tourvel en proie aux manifestations de la peur, qui peuvent aussi être celles du désir, il réduit l’équivoque immédiatement. Juliette Catesby, devant un homme amoureux, est incapable d’assigner ce désir au coeur ou aux sens : les signes pour elle restent équivoques, illisibles :

Ah, oui, les hommes ont de ces oublis : leur coeur et leurs sens peuvent agir séparément ; ils le prétendent au moins et par cette distinction qu’ils prennent pour excuse, ils se réservent la faculté d’être excités par l’amour, séduits par la volupté ou entraînés par l’instinct. Comment pouvons-nous démêler la véritable impression qui les détermine ? Les effets sont si semblables et la cause si cachée ? Mais cette excuse qu’ils prennent, ils ne la reçoivent pas ; remarquez cela : ce qu’ils séparent en eux, ils le réunissent en nous. C’est nous accorder une grande supériorité dans notre façon de sentir, mais faire naître en nous une terrible incertitude sur l’espèce des mouvements qui les porte à désirer de nous posséder48.

Cette faculté d’appréhender les signes passionnels dans toute leur épaisseur signifiante, avec tout leur arbitraire, soulève certes une « terrible incertitude ». Mais ce doute et cette peur prouvent, chez Juliette, une subtile intelligence des passions. « Les effets sont si semblables et la cause si cachée », dit-elle. C’est reconnaître à la passion le pouvoir de brouiller les signes, pour mieux bouleverser l’ordre des choses.

Juliette Catesby s’inquiète de l’incertitude des signes que produit la passion. Paméla mêle les cartes de sa peur et de son désir en multipliant les images de l’homme qu’elle aime. Le narrateur des Mémoires de Casanova conjure sa peur des femmes en les désirant multiples, incertaines, ou même indéfinies sexuellement49. Ainsi, il porte un amour ardent à Henriette, jeune Française rencontrée en Italie : elle arbore un uniforme d’officier, elle est bisexuelle, peut-être mariée. On retrouve là l’effet romanesque le plus constant produit par la peur : Casanova peut ignorer la femme dans Henriette, car elle sait habilement brouiller les signes de la féminité.

Si la peur m’a paru représenter le modèle des passions telles que les traitent les romanciers du XVIIIe siècle, c’est qu’elle faillit toujours à sa définition : on ne sait jamais si elle côtoie, camoufle, nie ou révèle le désir ; on ignore la nature de son objet, toujours fuyant sous les projections imaginaires. Passion de l’équivocité, elle rend sensible l’instabilité des sentiments : Paméla ne cesse de dire la proximité de l’amour et de la haine. L’Histoire d’une Grecque moderne de Prévost met en scène une héroïne qui maintient le narrateur dans la plus grande incertitude quant à l’amour qu’elle lui porte : est-ce haine, peur du sexe, désir pervers ? Le roman se complaît à multiplier les signes d’une passion insaisissable.

Toutes les définitions de la peur, depuis Descartes et jusqu’au-delà du XVIIIe siècle, convergent sur un point : la peur est la passion première, répondant précisément au sens étymologique du mot « passion » – ce qui rend passif, ce qu’on subit. Inhibitrice, la peur fige, immobilise, hérisse ; elle ôte au sujet tous ses moyens de réaction. Les romanciers du XVIIIe siècle décrivent avec complaisance les manifestations physiques de la peur, mais ils en font une passion active. Si elle inhibe le sujet dans son corps, la peur renforce considérablement le pouvoir d’invention imaginaire. Grâce à elle, les héroïnes sont en proie au rêve, aux visions, aux hallucinations ; elles éprouvent toute la labilité du monde et d’elles-mêmes ; elles bousculent les normes et défient les interdits.

Le déploiement et la contamination des images ne sont pas l’effet d’une simple folie temporaire ; ils signalent une faillite de la représentation, provoquée par la peur, qui se trouve réparée par des constructions symboliques nouvelles. On a vu comment Paméla déconstruit l’interdit parental pour accéder à une morale de l’amour qui ne sollicite ni la volonté ni la vertu.

En découvrant le pouvoir transgressif de la peur et du désir, les héroïnes du XVIIIe siècle ouvrent sans doute la voie à une représentation de l’amour comme expérience de profonde interrogation sur l’identité – en particulier sexuelle. Si l’amour, dans le roman du XVIIIe siècle, peut mobiliser les mouvements les plus contradictoires – du don de soi à la cruauté – il deviendra l’agent d’une déstructuration des repères subjectifs. De même que la naissance ne garantit plus à l’individu des qualités constantes et inaliénables, les rôles sexuels aussi perdent de leur fixité. Les romanciers du début du XIXe siècle joueront en effet toutes les variations de l’équivoque ou de l’ambivalence sexuelles : de l’androgynie (Mademoiselle de Maupin de Gautier ou Fragoletta de Latouche) à l’impuissance (Armance de Stendhal) ou à la castration (Sarrasine de Balzac).

Ces romans se constituent dans le manque d’un amour sans issue ; ils mettent en oeuvre, de diverse manière, une poétique du secret qui favorise l’expression polysémique du désir. Le roman du XVIIIe siècle révèle le pouvoir subversif des passions, qui ébranlent les résistances subjectives, font tomber les interdits, bouleversent les limites de l’identité. En cela, il annonce Stendhal, Mme de Duras, Balzac ou Gautier : leurs romans parleront en effet – bien avant la psychologie – de la migration des symboles sexuels.

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1 LACLOS, Les liaisons dangereuses, Paris, Folio, 1972, p. 284.

2 Ibid., pp. 283-284.

3 Cf. Philippe BORGEAUD, Recherches sur le Dieu Pan, Institut suisse de Rome, Bibliotheca helvetica romana, XVII, 1979, notamment le chapitre II, 4, « La peur, le désir et l’animal ».

4 Claude REICHLER, L’âge libertin, Paris, Minuit, pp. 65-66, interprète d’une manière très convaincante des scènes de défaillance féminine et rejoint les propositions freudiennes sur « l’énigme de la féminité », et « le désir de savoir impossible à combien » que suscite la femme. On pourrait se demander toutefois si la constitution de ce modèle de représentation de la femme est bien propre aux romanciers du XVIIIe siècle, ou s’il n’appartient pas plutôt à une tradition beaucoup plus ancienne, qui conféra du mystère à la femme pour mieux lui dénier du sens ; cf. à ce propos, Corinne CHAPONNIERE, Le mystère féminin ou vingt siècles de de déni de sens, Paris, O. Orban, 1989.

5 LACLOS, Op. cit., p. 282 (je souligne).

6 Ibid., p. 366 (je souligne).

7 Ibid., p. 384.

8 Ibid., p. 83.

9 Ibid.

10 Ibid., p. 81.

11 Ibid., p. 83.

12 Ibid., p. 87 (je souligne).

13 Ibid., p. 140.

14 Ibid., pp. 154-155.

15 Ibid., p. 257.

16 Ibid., p. 293.

17 Ibid., p. 292.

18 Ibid., p. 361.

19 Ibid., p. 363.

20 Ibid., p. 364.

21 Madame de LA FAYETTE, La Princesse de Clèves, Paris, Livre de Poche, 1958, p. 192.

22 Ibid., p. 209.

23 Ibid., p. 172.

24 Ibid., p. 147.

25 Ibid., p. 148.

26 Ibid., p. 168.

27 Ibid., p. 228.

28 Ibid., p. 231.

29 LA ROCHEFOUCAULD, Maxime 26 de l’éd. de 1678.

30 La version originale est de 1740 ; écourtée et profondément modifiée, la traduction attribuée à Prévost date de 1743. Je me réfère à l’éd. Nizet, Paris, 1977.

31 Paméla, p. 33.

32 Ibid.

33 Toutes les citations qui suivent sont extraites de la lettre II de Paméla, pp. 34-36.

34 Paméla, p. 49.

35 Ibid., p. 112.

36 Ibid., p. 113.

37 Ibid., p. 314.

38 DIDEROT, Ceci n’est pas un conte, in Contes et entretiens, Paris, Garnier-Flammarion, 1977, pp. 138-139.

39 Paméla, pp. 235 et 237.

40 Cf. Claude REICHLER, Op. cit., chap. III, 3, « Le fiancé animal », pp. 89-93.

41 Ibid., p. 93.

42 Paméla, p. 259.

43 Ibid., p. 97.

44 Ibid., p. 376.

45 Ibid., p. 377.

46 Ibid., p. 378.

47 Paméla est « l’ouvrage le plus représentatif du roman sentimental au XVIIIe siècle », précise le prière d’insérer de l’édition Nizet (1977).

48 Madame RICCOBONI, Lettres de Milady Juliette Catesby, Paris, Desjonquères, pp. 167-168.

49 Cf. François ROUSTANG, Le bal masqué de Giacomo Casanova, Paris, Minuit, 1984.