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Angoisses d’impuissance et dispositifs narratifs au XVIIIe siècle

Yves CITTON

Université de Pittsburgh, Pennsylvanie

Comme tous les phénomènes relatifs à la peur, les angoisses d’impuissance sexuelle sont difficiles à appréhender directement dans les documents qu’ont laissés les époques passées. L’opacité d’un tel matériau n’est toutefois pas une constante historique. Ainsi la fin du XVIe siècle regorge-t-elle en attestations d’une véritable épidémie d’angoisses de fiasco sexuel. Tirant leur nom d’une pratique de sorcellerie consistant à faire un nœud dans le lacet de cuir utilisé pour attacher le haut-de-chausses, les « nouements d’aiguillette » envahissent alors tout l’espace culturel et social. Outre les démonologues (Bodin), les médecins (Paré), les juristes (Hotman, Tagereau) et les théologiens (Haultin) à qui le sujet appartenait depuis des siècles, ce sont les philosophes (Montaigne), les poètes (Régnier, Chrestien) et les auteurs de propos mêlés (Bouchet, Cholières) qui s’en emparent. Les hantises d’impuissance ne contaminent pas que les discours : divers documents témoignent d’un exil des cérémonies nuptiales loin de leur espace traditionnel de célébration – les couples préférant renoncer à l’église de leur village de peur qu’un(e) voisin(e) malveillant(e) ou poussé(e) par la jalousie ne jette un sort funeste sur le déroulement de leur nuit de noces1.

Dans la perspective de l’évolution ultérieure, on ne retiendra que deux points de cette épidémie ayant marqué la Renaissance tardive. D’une part, l’impuissance sexuelle fait alors l’objet de discours qui coexistent souvent sans s’interpénétrer. Ce phénomène de cloisonnement est particulièrement frappant dans le domaine juridique : ou bien l’on considère les déficiences viriles comme l’œuvre du démon et de la sorcière qui lui sert d’intermédiaire, sans se préoccuper vraiment de vérifier l’impuissance du mari ; ou bien l’on réfléchit sur la fiabilité et la moralité des procédures utilisées pour faire la preuve de cette impuissance, sans jamais envisager sérieusement la possibilité d’une intervention diabolique. Dans un cas on met en procès la sorcellerie, dans l’autre la virilité. De ces deux discours cloisonnés, le premier s’estompera au cours du XVIIe siècle pour laisser le second occuper tout l’espace des débats ultérieurs. A l’âge des Lumières, les angoisses d’impuissance oublieront les fantômes du démon pour se cristalliser autour des fantasmes de maîtrise où se fonde la conception dominante de l’être viril.

Hormis quelques exceptions notables (au premier rang desquelles sont à mettre les Essais de Montaigne), cette hantise des nouements d’aiguillette est d’autre part reflétée par les écrits sans faire l’objet d’un traitement très élaboré. Débats et récits se contentent le plus souvent d’évoquer le phénomène, que ce soit pour en rire ou s’en affliger, sans chercher à en rendre compte par des formes (narratives ou explicatives) originales. D’un texte à l’autre, la récurrence des problèmes d’impuissance atteste la présence d’une angoisse sans guère en déployer les virtualités idéologiques ou figurales.

C’est de ce point de vue sans doute que le traitement du fiasco par les œuvres littéraires du XVIIIe siècle est le plus intéressant et le plus novateur. Au lieu de simplement manifester une hantise, ces œuvres l’élaborent en des dispositifs narratifs complexes et originaux qui appellent moins une étude d’historien qu’une interprétation littéraire. A première vue, les produits de cette élaboration narrative semblent avoir éliminé toute trace des angoisses sur lesquelles elles s’appuient. Si aucune peur brute n’y transparaît, si les amants sont davantage surpris que mortifiés par leur mésaventure, si la défaillance sexuelle fait plutôt rire que trembler, on verra pourtant que les hantises conjurées sur la scène sexuelle ne sont en fait que projetées par l’élaboration littéraire sur une scène plus large où tout l’imaginaire social se trouve remis en question.

Avant d’en arriver là, dégageons quelques-unes des figures narratives à travers lesquelles a été mise en scène l’impuissance sexuelle au XVIIIe siècle. Il s’agira moins de répertorier les clichés les plus récurrents (comme l’éternel vieillard asthénique) que d’exposer quatre figures plus originales, et plus représentatives quoique moins souvent représentées.

La première d’entre elles est aussi la plus proche de la tradition folklorique et des peurs qui s’y expriment. Elle peint la femme dans la rencontre sexuelle sous les traits d’un monstre de laideur, aussi répugnant qu’avide d’assouvissement. Le modèle en traverse les siècles depuis les Epodes horatiennes et les Priapées de l’Antiquité jusqu’à leurs traductions/imitations de la Renaissance. Dans le cadre de l’époque qui nous intéresse ici, on le voit réapparaître en 1714 dans le Canapé couleur de feu de Fougeret de Monbron.

Le conte s’ouvre sur la défaillance d’un vieux procureur lors de sa nuit de noces face à une fraîche beauté de la province. Tandis qu’on se rajuste tristement de part et d’autre, un cri de joie sort du canapé qui se transforme aussitôt en un beau chevalier se présentant sous le nom de Commode. Selon un modèle dont s’inspirera le Sopha de Crébillon fils, le jeune homme évoque alors les différentes scènes amoureuses dont il a été le théâtre durant ses années mobilières. Si un fiasco l’a libéré, c’est qu’un autre fiasco avait causé son envoûtement. Séduit par les beautés de la fée Printanière, il avait passé avec elle la plus délicieuse (et la plus empressée) des nuits, lorsqu’il fut surpris dans les bras de son amante par la princesse Crapaudine, maîtresse des lieux dont le nom suffit à illustrer la physionomie peu engageante. Après quelques heures d’emprisonnement, il la voit revenir en tenue légère pour exiger qu’il rende hommage à ses grâces. « Je ne sais comment cela se fit : je me trouvai la culotte presque sur les talons, dans un état passablement honnête ; et, par un charme inconcevable, je me mettais en devoir de la besogner, lorsqu’un lacet de nonpareille, qui contenait sa gorge, venant à rompre, me fit tomber deux tétons énormes au-dessous de la ceinture. Cet accident me tira de l’enchantement où le diable m’avait jeté ; et à l’aspect d’une jouissance si monstrueuse, je ne me retrouvai plus. »2 Lorsque l’obstination finit par céder le pas à la colère, Crapaudine accable le malheureux de la malédiction qui scellera le sort de ses métamorphoses : « Pour expier l’injure que tu m’as faite, dit-elle, on prendra désormais sur toi les plaisirs que tu n’as pu me procurer (…) et tu ne recouvreras ta première forme que lorsque entre tes bras on aura commis une faute égale à la tienne » (p. 20).

La défaillance virile est ici représentée à travers un clivage de l’image féminine. La rencontre amoureuse révèle une face d’horreur cachée sous les apparences de la plus désirable beauté. Selon un schéma que reprendra et développera L’Ecumoire de Crébillon fils, les deux versants de l’objets du désir s’organisent en une succession qui a la valeur d’un parcours initiatique : à la défaillance originale causée par la découverte de l’aspect terrifiant de l’objet aimé succède une série d’aventures et d’épreuves au terme de laquelle le héros aura acquis la compétence nécessaire à l’accomplissement de sa virilité.3 La faiblesse du vieux procureur ayant mis fin à ses errances de canapé, le chevalier Commode doit repasser entre les bras de Crapaudine et s’y montrer digne de ses attentes avant de pouvoir prétendre à la main de Printanière, qu’il obtient à la dernière page du récit.

Du point de vue de la gestion des peurs d’impuissance, deux phénomènes sont à relever dans le dispositif narratif mis en place ici. D’une part le procédé central repose sur un mécanisme de projection : la cause du manquement viril est située en dehors du héros lui-même pour prendre la forme d’un monstrueux défaut propre à la nature féminine, selon une pratique qui a fait les beaux jours du discours démonologique et de la persécution des sorcières. On pourrait évoquer ici toute la tradition faisant de l’appareil génital féminin l’objet d’horreur par excellence. Il n’est qu’à lire les descriptions qu’en donne un Venette ou qu’à observer les planches que lui consacre l’Encyclopédie pour voir à quel point cet objet qui tient de la pieuvre informe, de l’abîme sans fond et de la plaie ouverte a condensé sur lui les terreurs les plus profondes.

On soulignera d’autre part l’ambivalence qui caractérise le fonctionnement de ce dispositif. D’un côté, on vient de le voir, les hantises les moins maîtrisables remontent à la surface de tels récits : la description de la fée Concombre dans L’Ecumoire laisse clairement transparaître l’horreur du sexe féminin derrière la laideur attribuée au visage et à la physionomie extérieure de la partenaire.4 D’un autre côté pourtant, ces hantises sont toujours neutralisées, que ce soit par un parcours aboutissant à l’acquisition finale de la compétence virile ou que ce soit par le recours constant à une tonalité légère qui impose le sourire aux plus intimes angoisses. Le fiasco avec Crapaudine, cité tout à l’heure, illustre bien la dynamique antiphrastique qui est au ressort de ce comique : tout le vocabulaire de l’aiguillette s’y trouve convoqué (charme inconcevable, lacet, enchantement, diable), mais pour voir sa valeur renversée (le sort démoniaque est ici cause de la puissance et non de la débandade). Les récits de ce type semblent donc jouer à ne susciter une image effrayante qu’à l’intérieur d’un cadre rhétorique qui en suspend d’avance tout effet d’effroi. Si l’on dévoile déjà la présence d’une bête immonde sous les apparences de la plus attrayante beauté, ce n’est encore que pour s’amuser de ses frissons.

On pourrait croire que le dispositif autobiographique mis en place dans les Confessions de Rousseau se situe au parfait opposé de ces contes légers saturés de métamorphoses et de personnages féériques. Si les angoisses d’impuissance ne peuvent plus ici se déployer dans la richesse de leurs figures cauchemardesques, elles ne font cependant que changer de lieu d’expression pour venir cette fois investir les paramètres de la situation énonciative. Non moins qu’à un contenu trop riche pour être analysé dans ces pages, l’épisode du fiasco vénitien face à la prostituée Zulietta doit son originalité essentielle à l’embrayage autobiographique qui régit le récit des Confessions. La tradition antérieure a bien connu de multiples scènes d’impuissance rédigées à la première personne : depuis Ovide et Pétrone jusqu’à Mathurin Régnier et Bussy Rabutin, la majorité des textes mettant en scène avec quelque ampleur la défaillance masculine se complaisent à identifier l’amant malheureux au narrateur. Aussi suggestive que soit cette identification, elle ne projette l’impuissance que sur des personnages fictifs, sans jamais s’étendre jusqu’à la personne réelle de l’auteur. Quant à Montaigne, s’il suggère bien ici ou là que ce type d’accident ne lui est point inconnu, aucune défaillance le mettant personnellement en scène ne fait l’objet d’un récit détaillé.

On comprend mieux l’audace dont relève le texte des Confessions. Avec l’ancrage de l’épisode d’impuissance dans l’histoire personnelle de l’auteur, la variation sur un motif classique importé de l’Antiquité prend soudain tout le poids d’un aveu. Aveu qui occupe aussitôt une place centrale dans l’économie générale du récit autobiographique : dans la mesure où la rhétorique de la confession investit de la plus haute valeur l’expérience la plus difficile à avouer, la mésaventure du fiasco, si peu avouable dans la carrière d’une vie d’homme, devient tout à la fois le garant ultime de la sincérité de l’auteur (s’il raconte jusqu’à cela, c’est qu’il ne cache rien) et le lieu de dévoilement privilégié de la vérité la plus intime du sujet. « S’il est une circonstance de ma vie qui peigne bien mon naturel, c’est celle que je vais raconter. La force avec laquelle je me rappelle en ce moment l’objet de mon livre me fera mépriser ici la fausse bienséance qui m’empêcheroit de le remplir. Qui que vous soyez qui voulez connoître un homme, osez lire les deux ou trois pages qui suivent, vous allez connoître à plein J.-J. Rousseau. »5

Le rapport entre peur et impuissance reçoit de ce dispositif un éclairage nouveau. L’épisode du « rat » vénitien ne montre rien de cette « apprehension et crainte » de défaillir dont Montaigne faisait la cause des prétendus nouements d’aiguillette. Il met en revanche pleinement en lumière les enjeux narcissiques qui sous-tendent une telle appréhension. La raison des angoisses générées par la perspective du fiasco est donnée dans les derniers mots consacrés à Zulietta : « Toute aimable, toute charmante qu’elle étoit à mes yeux, je pouvois me consoler de la perdre ; mais de quoi je n’ai pu me consoler, je l’avoue, c’est qu’elle n’ait emporté de moi qu’un souvenir méprisant » (322).

Tel est bien le paradoxe retors du dispositif autobiographique. En même temps qu’il révèle, derrière la peur du fiasco, l’angoisse plus profonde d’être vu (et classé) comme défaillant, il expose la défaillance aux regards de tous. S’il parvient à juguler cette angoisse, c’est qu’il attend des vertus du seul récit qu’une mésaventure aussi méprisable produise autre chose qu’un souvenir méprisant. En dévoilant aux yeux du lecteur la plaie narcissique infligée par le mépris de la femme déçue, l’autobiographe accomplit ce travail de « réparation » (le terme apparaît deux fois en moins de dix lignes à la fin de l’épisode) dont l’amant a été frustré par le départ de Zulietta avant le second rendez-vous. La confession du fiasco doit aussi bien lui tenir lieu d’excuse. Le récit de pareils « torts » (322) ne se contente pas de faire « connoître à plein J.-J. Rousseau » : en exposant ce que son accident a d’« inconcevable », il en rejette la faute ultime sur un ordre du monde aberrant où il faut voir la cause générale de ses bizarreries particulières. Si l’amant éclate en sanglots au seuil de la jouissance, si un téton borgne lui fait entrevoir « une indigne salope », et jusqu’à « une espèce de monstre » (322) – affleurement du dispositif précédemment évoqué – derrière le « chef d’œuvre de la nature et de l’amour » (321) qu’il croyait tenir entre ses bras, c’est que tout l’espace où se trouve pris l’amant est régi par une multiple et profonde aliénation. D’abord salué et embrassé comme « mon cher Brémond » (318), puis s’identifiant à un « Capitaine de Vaisseau marchand » (321), il se sent emporté dans un commerce qui ne peut qu’abolir son identité, lui « dont le mérite qu’elle ne peut connoître doit être nul à ses yeux ».

La gestion des angoisses d’impuissance par le discours autobiographique participe donc d’un double mouvement. D’une part, il personnalise la défaillance en prenant la forme d’un aveu qui conjure les angoisses narcissiques immédiates afin de cicatriser, grâce à la médiation scripturale, la blessure ouverte par le fiasco. D’autre part, il révèle à la racine de ce fiasco un processus de dépersonnalisation qui ne comble la faille dans l’individu que pour ouvrir l’abîme d’un questionnement de portée plus générale. La peur devant les cahots de la virilité n’est exorcisée qu’au prix de l’évocation, non moins angoissante, du grand chaos du monde. Celui-ci se manifeste en l’occurrence par la subordination des rapports de beauté, d’amour et de mérite à la seule logique absurde de l’échange marchand où se trouve prise Zulietta : « Les Grands, les Princes devroient être ses esclaves ; les sceptres devroient être à ses pieds. Cependant la voilà misérable coureuse livrée au public » (321). Si l’auteur peint désormais la défaillance comme sienne, c’est pour en faire le miroir d’un monde où il ne se reconnaît pas.

Un similaire mouvement de dépersonnalisation est au cœur de la troisième figure à envisager ici, celle du petit-maître impuissant que met en scène la littérature romanesque du milieu du siècle. L’univers libertin semble en effet profondément hanté par l’image d’un séducteur tout en paroles et nul en actes, éblouissant en surface mais vide de substance. Dans ses Spectacles nocturnes, Magny fait de cette image la définition même du petit-maître, lequel selon lui « n’est qu’un être superficiel, qui, ne connaissant que les menus détails de l’amour, brille tant que dure l’intrigue, et vient toujours échouer au dénouement »6. Crébillon fils, dont les récits multiplient les descriptions de fiasco, va jusqu’à donner à la défaillance masculine le statut d’une pandémie dans Ah, quel conte ! Pour avoir offensé la susceptibilité d’une fée, la Reine des Isles de Crystal est condamnée à voir tous ses amants manquer de force au moment de conclure leur passe amoureuse. Lasse d’être la seule victime de pareilles infortunes, et un peu fée elle-même, elle fait alors « une maladie épidémique de [son] mal particulier » : toutes les belles de sa cour n’ont plus affaire qu’à des courtisans gracieux, affables et empressés, mais incapables de mener leur entreprise à bon terme7.

Ce royaume frappé d’asthénie sexuelle ne fait que radicaliser une hantise qui traverse toute la littérature libertine de l’époque. La course monotone des séducteurs de conquête en conquête semble en effet condamnée à tourner en rond dans le cercle vicié d’une éternelle insatisfaction. La parodie de sentiment originellement destinée à forcer la voie du plaisir physique ne mène plus désormais qu’à une parodie de jouissance. Il est symptomatique de voir les personnages du Sopha évoquer l’impuissance chronique de l’un des leurs en disant qu’« il a le cœur épuisé » : à l’assèchement sentimental qui avait caractérisé le passage du monde galant au monde libertin correspond à l’intérieur de celui-ci une érosion de la sensualité elle-même8.

Derrière l’élégance des euphémismes et la bonne humeur des plaisanteries, cette figure du petit-maître impuissant débouche sur une perspective des plus inquiétantes. Ici encore, ce n’est pas la crainte de défaillir qui tourmente les personnages. Le Mazulhim du Sopha est suffisamment coutumier d’une telle mésaventure pour la prendre à la légère : au lieu de la honte traumatisante qui accable habituellement les victimes d’une pareille infortune, il ne se départit jamais de sa morgue et de son ton railleur – et la suite de l’épisode montrera que son contrôle sur les jeux de réputation et de pouvoir qui structurent l’univers libertin lui assure effectivement une parfaite invulnérabilité, quelle que soit sa performance réelle. Si l’impuissance ouvre encore les portes d’une angoisse, celle-ci porte moins sur la surface de l’image narcissique que sur la vacuité terrifiante autour de laquelle se construit l’expérience libertine. Pour tous ceux qui n’ont pas recours à la fuite en avant dans la perversion sadique que mettent en scène les chapitres du Sopha consacrés à Nassès et Mazulhim, le fiasco symptomatise un épuisement du désir lui-même. A l’horizon du parcours libertin, la lassitude sexuelle des petits-maîtres incarne le spectre de l’aphanisis lacanienne, de la disparition du sujet par éclipse du désir. Derrière l’épidémie d’impuissance qui envahit les romans du milieu du siècle, on voit donc se dessiner l’image inquiétante d’une course à vide, d’une passion de maîtrise tendue vers la conquête suicidaire d’une perte de soi.

Autour de cette figure du petit-maître impuissant se met parfois en place un autre dispositif narratif, le dernier à être relevé ici, caractéristique du roman des Lumières. On connaît les débats dont fait l’objet, dans la première moitié du siècle, le genre romanesque9. Outre son immoralisme, le principal reproche qu’on lui adresse porte sur l’invraisemblance de ses intrigues. Or on remarque chez certains romanciers, pourtant soucieux de combattre l’ostracisme frappant leur production, une tendance non pas à atténuer, mais bien à exacerber l’irréalisme de leur récit. Prenant prétexte de la vague d’exotisme qu’a déclenchée le succès des Mille et une nuits, ils imaginent des contes dont la bizarrerie extrémiste a un rôle qui dépasse la simple parodie pour tourner à la provocation. On n’en prendra qu’un seul exemple, où le phénomène est poussé à un passionnant paroxysme, cet Ah Quel conte ! déjà mentionné de Crébillon fils.

Dans ce texte dont le titre en forme d’exclamation annonce bien les enjeux réflexifs, l’intrigue tend à s’effacer derrière le chaos et l’opacité des figures censées la prendre en charge. Le phénomène s’observe dès la surface des noms propres. La dominante arabisante (Moslem, Schah-Baham, Schezaddin) s’entrechoque avec divers ensembles parfaitement hétérogènes dont l’éclatement est d’autant plus insupportable qu’il coexiste avec quelques traces de cohérence éparse : Plus-vert-que-pré, mauvais génie, fait la guerre à un Roi-des-terres-vertes ; la Reine-des-Isles-de-Crystal et le Prince-des-Sources-bleues sont les seuls alliés du roi Autruche ; Taciturne négocie avec Quamobrem pour résoudre la crise politique causée par la malédiction de la fée Tout-ou-rien… Au lieu d’installer le récit dans le redondance confortable de quelques isotopies bien établies, Crébillon s’ingénie à faire éclater tout ce qui pourrait servir de repère stable à son lecteur. Un des rares partis pris narratifs constants semble être précisément de transgresser les limites d’irrationnalité que les récits à métamorphoses respectent implicitement. Ah Quel conte ! se présente ainsi comme le résultat d’un collage monstrueux, scandaleusement immotivé, composé tout exprès pour plonger le lecteur dans le plus inconfortable désarroi. Passe encore qu’on nomme une fée Tout-ou-rien. Passe encore qu’on attache des chats à des cerfs volants pour prouver une théorie de physique (V, 215). Mais pourquoi donc un plat-à-barbe devient-il l’enjeu central d’une guerre ? Pourquoi envisage-t-on de l’échanger, entre toutes choses, contre « six cent mille perroquets » (V, 239) ? Pourquoi le général supposé conquérir ce trophée peu commun est-il décrit sous les apparences guère plus communes d’une tête-à-perruque ?

La radicale étrangeté de l’univers proposé tient peut-être au fait que les héros de l’intrigue partagent le désarroi du lecteur. « Car enfin – se dit le roi (Autruche !) qui voit venir à lui un ennemi de forme aussi inattendue – une tête-à-perruque ne pense ni ne raisonne. C’est, ou je me suis bien trompé jusqu’ici, un vil bloc de bois, grossièrement façonné, et qui n’a ni ne peut avoir aucune faculté intellectuelle » (V, 243). L’« extraordinaire » réclamé par le narrataire du récit-cadre (V, 6) nous oblige, avec les personnages, à récuser les principes de rationalité qui structurent notre appréhension du monde, jusqu’à nous acculer dans une position où la plus totale crédulité se confond avec le plus absolu scepticisme : « dans le fond, il ne me paroît pas plus naturel qu’un plat à barbe prophétise, que de voir une tête à perruque commander des armées » (V, 244).

Dans cet effort pour désemparer le lecteur par un radical déroutage figuratif, l’impuissance sexuelle paraît jouer un rôle central. La structure générale du conte, multipliant les récits enchâssés, a en effet pour cœur l’histoire de la Reine des Isles de Crystal dont on a vu qu’elle élève la défaillance masculine au statut d’épidémie. A partir de ce noyau qui sert de point de symétrie à toute la construction narrative, le thème de l’impuissance, de l’insuffisance, de l’incapacité, du pouvoir exhibé dans son défaut, semble contaminer les trois grands ensembles qui l’encadrent. La triste aventure du roi Autruche montre en effet un souverain déchu, vaincu par les armes, promené dans une ratière et condamné avec toute sa cour à une existence de volaille (autruche, grue, oie, poulet, etc.) bien peu digne de la majesté royale. A un niveau narratif immédiatement supérieur, le destin du prince Schezaddin n’est guère plus enviable : tombé amoureux d’une oie, il est victime d’une métamorphose en tourniquet qui le condamne à devenir lui-même volaille afin de pouvoir contempler (sans grand espoir de satisfaction physique) son amante dans son corps de femme. Au dernier niveau du récit trône enfin le Sultan Schah-Baham, dont le Sopha avait amplement dévoilé les faiblesses sexuelles, la déficience rhétorique et l’insuffisance politique.

Cette impuissance généralisée qui contamine, couche après couche, l’ensemble de l’édifice narratif mérite d’être interprétée en rapport avec le déroutage figuratif relevé précédemment. Au delà des personnages et des intrigues, la contamination atteint jusqu’aux rouages premiers de la signification. Si le texte de Crébillon met à chaque page le lecteur en position de s’exclamer « Ah Quel conte ! », c’est qu’il transgresse les lois de base que doit respecter une narration pour faire sens. Ce qu’il raconte est non seulement incroyable (à l’instar de tout récit fantastique), mais proprement incompréhensible. Sa vertu déstabilisatrice tient à ce qu’il confronte le lecteur à un univers morcelé, parcouru de logiques insaisissables, échappant à la maîtrise minimale qui me définit comme sujet en me situant en face d’un monde (organisé selon une certaine cohérence) et non d’un déferlement d’événements isolés et arbitraires.

Les angoisses d’impuissance qui traversent le roman libertin apparaissent ici sous leur forme la plus extrême. Derrière l’épuisement du désir, derrière le vide du plaisir, s’esquisse le fantôme d’un univers privé de sens. Derrière l’infaillible expertise du séducteur, derrière l’élégance d’un langage parfaitement poli, derrière même les virtuosités stylistiques du conteur, transparaît l’image d’un univers cruel qui interdit jusqu’à l’illusion d’un contrôle du sujet sur son identité et sur son destin. Dans une telle perspective, Ah Quel conte ! relève d’une écriture proprement terroriste : non seulement l’impuissance sort du registre de l’accident sexuel pour devenir un mode d’existence universel donnant la loi unique de tous les différents niveaux narratifs, mais elle en arrive jusqu’à contaminer la position du lecteur lui-même. C’est bien à une expérience de perte de maîtrise et de dissolution de soi que nous expose le texte en déjouant systématiquement notre compétence interprétative. Le dispositif narratif élaboré par Crébillon ne se contente plus de représenter l’impuissance et ses angoisses ; il entreprend d’en produire lui-même les effets terrifiants, comme pour nous amener à passer le pont entre les fantaisies de la fictions et les données réelles de notre expérience du présent.

Peurs conjurées ou peurs diffractées ? Au terme de ce bref parcours, on entrevoit la complexité du traitement de l’impuissance sexuelle dans les récits du XVIIIe siècle. En surface, les traces des angoisses générées par les inconforts de la virilité se sont considérablement atténuées par rapport aux siècles antérieurs. On ose désormais exposer et signer la confession de sa propre défaillance ; si l’on agite encore le fantasme d’une face immonde cachée sous les beautés de l’image féminine, c’est dans un cadre comique et ironique qui en neutralise largement la dimension inquiétante. A observer de plus près le fonctionnement de ces récits, on s’aperçoit pourtant que l’inquiétude n’a fait que se déplacer, sans disparaître réellement. On sourit certes des virilités en déroute, mais c’est au prix d’un ébranlement plus général, dont les axes majeurs se résument en un double questionnement.

Le premier porte sur la visée du projet existentiel. Que la rencontre sexuelle s’avère une expérience de dégoût ou que des conquêtes en série laissent le héros épuisé et vide de désir, dans les deux cas un doute s’élève sur une fin qui jusque-là semblait aller de soi. Le blocage qui saisit le sujet au moment de conclure remet en cause la désirabilité de la conclusion qu’il se proposait. A la simple crainte de rater son coup se substitue la peur plus inquiétante d’être floué par la réussite elle-même.

Le second questionnement porte sur le désordre du monde. Rousseau présente son rat comme la conséquence d’un excès de réflexion : s’il ne peut jouir de la beauté qui s’offre à lui, c’est que soudain il voit dans le commerce où il s’engage le symptôme d’une organisation aberrante de la société. A travers la faille ouverte par l’accident sexuel se déchire le rideau d’un monde harmonieux pour laisser apparaître l’image d’une anarchie absurde et incontrôlable. Il n’est pas indifférent qu’Ah Quel conte ! se présente dans son sous-titre comme une fable « politique et astronomique ». Si le premier aspect saute aux yeux dans les pages passionnantes consacrées à la parodie des querelles parlementaires, le fonctionnement du récit pourrait être interprété comme une attaque en règle contre l’image du monde empruntée par l’idéologie des Lumières à l’astronomie newtonienne. Au cosmos bien mesuré des révolutions célestes, Crébillon oppose le chaos intolérable d’un déferlement échappant à toute saisie. A la peur de l’amollissement passager d’un membre particulier, la nouvelle impuissance substitue la perspective terrifiante d’une inconsistance radicale de l’univers.

Ce double questionnement mérite d’être lu à la lumière de certaines analyses proposées par Cornélius Castoriadis. Selon lui, l’un des tournants majeurs qui s’opère au XVIIIe siècle tient à ce qu’une nouvelle signification de l’imaginaire social, caractéristique du capitalisme et de toute l’époque moderne, arrive alors au premier plan : celle de l’expansion illimitée de la « maîtrise rationnelle »10. Avec les Lumières, l’organisation et l’évolution des sociétés occidentales reposent sur l’idée qu’« il n’existe pas de limite à la progression de notre connaissance » et qu’« il n’en existe pas davantage à la progression de notre “puissance” » (141) : « c’est l’idée de maîtrise totale qui forme le moteur caché du développement technologique moderne » (149).

Par delà leur diversité, les quatre dispositifs narratifs évoqués ici ont en commun de dévoiler l’envers de cette foi triomphante et triomphaliste dans le progrès. La manière originale dont ils abordent le thème de la défaillance masculine témoigne d’une peur dépassant largement le seul domaine sexuel pour toucher aux racines idéologiques de l’Occident capitaliste. Comment envisager sans angoisse qu’au lieu de conduire aux portes du paradis, le grand mouvement dans lequel se lance l’humanité l’amène seulement devant l’antre d’une bête immonde ? Comment considérer sans effroi que toutes les conquêtes accumulées en chemin laissent au cœur la même insatisfaction et ne conduisent qu’à un épuisement prématuré ? Comment ne pas s’inquiéter en se trouvant privé de sa jouissance par le seul fait d’ouvrir les yeux sur l’aberration qui l’autorise ? Comment ne pas frissonner en entrevoyant la possibilité d’un monde où soit neutralisée, paralysée, impuissante, cette maîtrise rationnelle qui constitue tout à la fois l’instrument et la visée ultime de notre quête ?

Le double questionnement qui se dégage des récits d’impuissance du XVIIIe siècle vise donc bien au cœur de la nouvelle signification imaginaire autour de laquelle s’organise alors la société. A la perspective d’une expansion illimitée, ces récits répondent par un doute sur la valeur réelle du but visé à l’horizon d’un tel progrès. Contre l’ambition d’une maîtrise rationnelle totalisante, ils font voir l’aberration profonde sur laquelle repose une rationalité de pure surface et posent la question plus générale de savoir si c’est bien en termes de maîtrise que le monde doit être appréhendé.

Ce que l’on trouve sous la poussière de ces récits, ce sont nos questionnements, nos peurs et nos impuissances du présent. En cette fin de siècle où le capitalisme ne triomphe qu’à la manière des petits-maîtres libertins, dans le vide d’un épuisement terrifiant, les illusions de la maîtrise et du progrès commencent à apparaître dans toute leur ampleur. « Ce que nous savons maintenant avec certitude, c’est que les fragments de “puissance” successivement conquis restent toujours locaux, limités, insuffisants et, très probablement, intrinsèquement inconsistants sinon carrément incompatibles entre eux (…). La “puissance” accrue est aussi, ipso facto, impuissance accrue, ou même “anti-puissance”, puissance de faire surgir le contraire de ce que l’on visait »11. Dans le paysage brillant des Lumières, l’élaboration littéraire des angoisses de fiasco véhicule une peur obscure plus propre aujourd’hui que jamais à éclairer notre (in) conscience du présent.

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1 Sur la pratique des nouements d’aiguillette, cf. Emmanuel LEROY-LADURIE, « L’aiguillette », Europe, No 539, mars 1974, pp. 134-146 et Jean DELUMEAU, La Peur en Occident, Paris, Fayard, 1978, pp. 78-84. Sur les avatars du thème de l’impuissance dans la littérature française, cf. mon travail Raisonnances d’impuissance. Défaillance masculine et impouvoir politique de la Renaissance à la Restauration (à paraître chez Aubier, 1994), où l’on trouvera la référence précise des textes du XVIe siècle évoqués ici.

2 FOUGERET DE MONBRON, Le Canapé couleur de feu, Paris, Erotika Biblion, 1970, p. 19.

3 Sur ce point, cf. Thomas R. VESSELY, « Innocence and Impotence : the Scenario of Initiation in l’Ecumoire and in the Literary Fairy Tale », Eighteenth Century Life, vol. VII, 1, oct. 1981, pp. 71-83.

4 Cf. CREBILLON FILS, L’Ecumoire ou Tanzaï et Néadarné. Histoire japonaise (1734), éd. Sturm, Paris, Nizet, 1976, p. 153.

5 Jean-Jacques ROUSSEAU, Les Confessions, Paris, Pléiade, 1959, livre VII, p. 320.

6 Cité par Philip STEWART, Le Masque et la parole. Le langage de l’amour au XVIIIe siècle, Paris, José Corti, 1973, p. 57.

7 CREBILLON FILS, Ah Quel conte ! Conte politique et astronomique (1754) in Œuvres complètes, éd. de 1777 (Genève, Slatkine Reprints, 1968), t. VI, p. 71 (dans la pagination originale, notée dorénavant : VI, 71).

8 CREBILLON FILS, Le Sopha. Conte moral (1742), Paris, Desjonquères, 1984, p. 210.

9 Cf. en particulier Georges MAY, Le Dilemme du roman au XVIIIe siècle, New Haven-Paris, Yale University Press-PUF, 1963.

10 Cf. surtout Cornelius CASTORIADIS, « L’époque du conformisme généralisé » in Le Monde morcelé. Les Carrefours du labyrinthe III, Paris, Seuil, 1990, p. 17 ; et « Réflexions sur le “développement” et la “rationalité” » in Domaines de l’homme. Les Carrefours du labyrinthe II, Paris, Seuil, 1986, pp. 140 sqq. (Les citations suivantes renvoient à cet article).

11 Cornelius CASTORIADIS, « Réflexions sur le “développement” et la “rationalité” », art. cit., p. 149.