Valeur et distribution
Traduit par Bruno Maumené
I.
Plusieurs courants importants en philosophie contemporaine, morale et politique, s’opposent à l’utilitarisme classique et s’efforcent d’en découvrir les alternatives. Les désaccords portent sur de nombreux points. Il y a ceux qui développent des alternatives à l’éthique et à la politique utilitaristes, comme (de façons très différentes) Rawls (Rawls, 1971) et Nozick (Nozick, 1974). Ces philosophes proposent des principes éthiques ou politiques qui se différencient clairement des principes utilitaristes.
Il y a également des courants d’opposition moins directs. Certains, préférant explorer les problèmes moraux de l’intérieur, se refusent à considérer des principes éthiques fondamentaux ou des critères moraux pour eux-mêmes. Ils distinguent entre clarification immanente et critique (positive) et ratiocination et exposition de thèses « abstraites » (négative). La distinction est d’importance, mais il n’en reste pas moins vrai que les pratiques morales ne sont pas unifiées : le désaccord et la réflexion leur sont indissociables, et cette dernière débouche invariablement sur une quête de perspectives globales et justificatrices dont l’utilitarisme est l’un des nombreux avatars. De telles perspectives ne sont néanmoins pas assimilables à de simples excroissances artificielles qui dépérissent si on les ignore ; elles sont parmi ce que le discours moral et politique a produit de plus convaincant.
C’est une thèse tout à fait générale qui, dans une perspective diamétralement opposée, fournit le prétexte à une nouvelle ligne d’attaque : la thèse épistémologique selon laquelle tout raisonnement pratique doit être dirigé instrumentalement vers les moyens qui réalisent le plus efficacement des objectifs spécifiés d’une façon non-rationnelle. Les questions éthiques doivent d’une façon ou d’une autre se réduire à cela, tout comme les règles d’un jeu auquel participent des joueurs instrumentalement rationnels. Une question subsiste cependant : pourquoi un joueur devrait-il suivre une règle lorsqu’il n’a pas avantage à le faire ?
Le présent article propose une alternative aux principes de distribution de l’utilitarisme classique, mais il le fait d’un point de vue plus charitable à l’endroit de l’utilitarisme qu’aucune des thèses mentionnées précédemment. Un utilitariste croit que l’existence d’un individu, ou qu’un état social consistant en l’existence de plusieurs individus, peut être plus ou moins bon. Par suite, l’un et l’autre peuvent être assimilés à un bien distribué, dès lors qu’ils sont constitués de parties qui peuvent être bonnes ou mauvaises et que la valeur du tout dépend uniquement de la valeur des parties ; cette valeur étant mesurable en principe sur une échelle additive. Je reviendrai plus tard sur la question qui consiste à se demander s’il est correct ou non de considérer les choses de cette façon, ou si, au contraire, une existence individuelle ou une société devraient être envisagées, au sens fort d’une acception particulière du terme, de façon holistique. Quoi qu’il en soit, si nous les considérons comme des biens distribués, il faut résoudre la question indépendante qui consiste à découvrir comment la valeur des parties peut être consolidée de manière à n’en former qu’une seule : la valeur du tout. J’appellerai principe de consolidation un principe permettant de répondre à cette question. La maximisation de l’utilité globale en est un.
Dans chacun des cas, celui de l’existence individuelle comme celui de l’état social, l’hypothèse en vertu de laquelle nous pouvons parler d’une valeur unique consolidée n’est pas un truisme. Mais si nous la posons, cela en devient certainement un d’affirmer que la meilleure existence ou que le meilleur état social est celui qui est le plus valable. Assumons maintenant, comme le fait l’utilitariste, que la valeur d’une existence est entièrement déterminée par les niveaux de bien-être de chacun des moments de cette existence, et que la valeur d’un état social est à son tour entièrement déterminée par les niveaux de bien-être de tous les individus qui composent cet état. Assumons également que le bien-être puisse être parfaitement évalué, et objectivement comparé d’un individu à un autre et d’une période à une autre. (Nous réexaminerons en temps voulu ces hypothèses initiales). Doit-on encore accepter, comme le fait l’utilitariste, que la valeur d’une existence individuelle ou d’un état social n’est pas autre chose que l’agrégat1 des différents niveaux de bien-être les composant ? J’argumenterai en défaveur d’une telle obligation, même compte tenu des hypothèses initiales, et en faveur de la thèse selon laquelle un principe de consolidation alternatif, « le Principe de la Justice liminaire » [‘the Principle of Threshold Justice’] est plus attrayant.
Avant d’aborder plus avant la question, je dois mentionner deux points de portée générale à propos desquels il me semble que la tradition utilitariste est dans le vrai ; en effet, s’il en allait autrement, il y aurait peu d’intérêt à s’attarder sur le désaccord particulier que je désire discuter ici.
L’utilitarisme, à bien le considérer, doit différer de toute tentative de fonder l’éthique sur la rationalité instrumentale ; au sein de l’opposition entre ceux qui reconnaissent des principes « catégoriques » non-instrumentaux de la raison pratique et ceux qui croient qu’il n’y a pas de fins objectives, et que les raisons pour agir n’existent que si elles sont relativisées à des objectifs spécifiques, les adeptes de l’utilitarisme appartiennent au premier groupe2. Bien que dans certaines versions non négligeables de l’utilitarisme, le principe d’utilité ne soit pris en considération qu’« indirectement », il fait office de critère catégorique comportemental, médiatisé par de nombreux types de pratiques et d’attitudes qui, elles-mêmes, ne sont pas catégoriques, mais forgées par la tradition, les circonstances et la nature humaine.
Je ne pense pas que la référence à un principe catégorique soit inacceptable ; l’assaut humien et moderniste donné à la raison catégorique découle, selon moi, d’une épistémologie et d’une philosophie de l’esprit déficientes. Je ne crois pas non plus qu’il soit faux de concevoir les principes catégoriques comme des critères médiats du comportement, comme le font les utilitaristes. Comparons avec le cas de la science. Dire qu’il y a certains critères ultimes en vertu desquels les théories scientifiques sont jugées ne signifie pas affirmer que toutes les étapes de la théorie sont immédiatement jugées en vertu d’eux, ni qu’elles peuvent ou doivent l’être de façon intelligible. Une conception théorique est mise en place lors de l’élaboration d’une tradition cognitive. La même chose vaut pour une politique pratique, c’est-à-dire la part de vérité dans l’idée que la critique éthique créative est une critique immanente, bien qu’il n’y ait pas de passage automatique du holisme conservateur au conservatisme politique.
Il y a pourtant un point important sur lequel mon cadre de référence diffère de celui de la tradition utilitariste. Le bien-être dans cette tradition est interprété d’un point de vue hédoniste. Mais le bien d’une personne consiste en autre chose que le bonheur, même si le terme « bonheur » n’est pas pris au sens strict. La connaissance de sa propre situation, l’autonomie, la capacité et la liberté de poursuivre sa propre existence selon ses propres vues sont des composantes du bien d’une personne qui, toutes, sont irréductibles au bonheur3.
En principe, un utilitariste pourrait accepter cette conception pluraliste du bien-être ou de l’utilité. Le « bien-être » et l’« utilité » sont des termes purement formels, faisant office de variantes stylistiques pour la notion de bien individuel, de ce qui est le plus valable pour sa sauvegarde. La question distributive dont débat le présent article apparaît comme un problème séparé ; si l’agrégation des utilités des individus est rejetée en tant que principe de consolidation, nous nous démarquons clairement de l’utilitarisme. Alors qu’un utilitarisme qui admet la pluralité des fins est toujours assimilable à l’utilitarisme, une position qui rejette l’utilité maximale agrégée (ou moyenne) comme le critère ultime ne l’est pas. Nous verrons néanmoins que les deux alternatives, le contenu du bien-être et la conception « agrégative » de la valeur distribuée, sont étroitement liées.
II.
Qu’implique réellement la notion de bien général, c’est-à-dire le bien de tous ? Au moins ceci : le bien de tous doit être considéré de manière impartiale : « tous comptent pour un et personne pour davantage qu’un. » Jusque là, nous sommes en accord avec l’utilitarisme. Thomas Scanlon (Scanlon, 1982) nomme la conception selon laquelle le critère ultime de la réflexion éthique est parfaitement impartial en ce qui concerne le bien de tous les individus, « utilitarisme philosophique »4. Dans les termes de Scanlon, celui-ci consiste dans le fait que tout
ce qui compte d’un point de vue moral est le bien-être des individus, aucun d’eux n’étant considéré comme ayant plus de poids que les autres, et… tout ce qui importe dans le cas de chaque individu est la proportion dans laquelle son bien-être est affecté…
Il semble qu’un grand nombre de façons de définir plus avant le bien général soit compatible avec l’utilitarisme philosophique, chacune d’entre elles devant satisfaire aux exigences de l’impartialité, mais pouvant avoir des implications divergentes quant à la distribution du bien. La suggestion de Scanlon, toutefois, demeure que l’utilitarisme philosophique conduit à la conception « agrégative » de l’utilitarisme :
Si tout ce qui compte d’un point de vue moral est le bien-être des individus, aucun d’eux n’étant considéré comme ayant plus de poids que les autres, et si tout ce qui compte dans le cas de chaque individu est la proportion dans laquelle son bien-être est affectif, alors il semble suivre de cela que la base de ce qui est requis moralement est la maximisation de la somme de bien-être individuel. Si ce critère doit être appliqué pour évaluer les actions individuelles, ou pour la sélection de règles ou de stratégies, ou pour l’inculcation d’habitudes ou de dispositions à agir est une autre question, comme l’est également la question qui consiste à savoir ce que l’on doit entendre par « bien-être » (p. 110).
Cela pose le problème sur le terrain qui, précisément, nous intéresse ; la question concerne la nature du critère ultime ; les autres questions, qui consistent à déterminer quelles stratégies et quelles habitudes promeuvent le mieux le bien-être et quels sont les éléments du bien-être, sont secondaires.
L’enjeu est ici de déterminer si l’« utilitarisme philosophique » impose effectivement la conception « agrégative » de l’utilitarisme comme critère ultime de ce qui est requis moralement5. Si l’on s’en tient à la formulation de Scanlon, les trois principes de l’utilitarisme philosophique sont :
(1) Ce qui compte d’un point de vue moral est le bien-être des individus.
(2) Aucun individu ne doit être distingué comme ayant plus de poids que les autres.
(3) Tout ce qui importe dans le cas de chaque individu est la proportion dans laquelle son bien-être est affecté.
Le principe (1) stipule que le bien général est déterminé exclusivement par les biens des individus. Le principe (2), la condition d’impartialité, sera analysé de façon plus détaillée dans un instant ; sa signification intuitive réside dans le fait qu’on ne peut assigner un coefficient différent au bien-être d’un individu parce que cet individu particulier est tel ou parce qu’il entretient telle relation avec nous. Le principe (3) est le plus difficile à interpréter. Je pense qu’il faut le comprendre comme signifiant qu’un accroissement du bien-être d’un individu quelconque équivaut à un accroissement du bien-être général ; dans la mesure où il stipule que seul importe le bien-être d’un individu il ne fait que répéter (1). Autrement dit, si le bien-être d’un individu s’est accru et que le bien-être d’aucun autre individu n’a diminué, alors il y a accroissement du bien général.
Cela conduit au principe de Pareto : chaque fois que le bien-être d’un individu peut augmenter sans que le bien-être d’aucun autre ait diminué, le bien-être général augmentera du même coup. Le principe de Pareto élimine à coup sûr certains principes de consolidation, l’égalitarisme strict, par exemple. Mais il ne conduit pas à la conception « agrégative » de l’utilitarisme. L’utilité agrégée en tant que principe de consolidation constitue une interprétation particulière de la notion de bien général, outrepassant ce qui est requis par (l)-(3). Un autre principe de consolidation pourrait être la version « lexicale » du Principe de différence rawlsien (également connu sous l’appellation « leximin ») :
premièrement maximiser le bien-être du plus pauvre ;
deuxièmement, pour un bien-être donné du plus pauvre, maximiser le bien-être de celui qui vient juste après dans l’échelle des bien-être croissants et ainsi de suite jusqu’au dernier cas qui est le suivant : pour un bien-être donné de tous les n-1 individus précédents, maximiser le bien-être de celui qui est le plus riche (Rawls, 1972, p. 63 / trad fr., p. 114).
Le leximin donne lieu à une autre interprétation de la notion de bien général : considéré sous cet angle, c’est une version de l’utilitarisme philosophique6. Mais lequel des deux, du leximin ou de la conception « agrégative » de l’utilitarisme, est l’interprétation correcte ?
III.
L’impartialité, comme elle est comprise ici, peut être analysée par référence à deux conditions préalables : l’universalité et la neutralité quant à l’agent. L’universalité disqualifie tout principe dont l’expression requiert un terme désignant « rigidement » un individu ou groupe moral particulier. Quand un principe impartial est énoncé de telle sorte qu’il contient un de ces termes, l’occurrence du terme doit être facultative ; le principe doit être universalisable, c’est-à-dire pouvoir être reformulé sous la forme d’un principe général, ou être dérivé d’un tel principe dans lequel n’apparaît aucun terme désignant cet individu ou ce groupe moral. La neutralité quant à l’agent exclut que des individus soient distingués du fait des relations qu’ils entretiennent avec l’agent. Si une action est recommandée par un principe neutre quant à l’agent, le fait que les personnes concernées par cette action soient des membres de la famille de l’agent, de son lignage, de son pays, etc., n’intervient pas dans la décision, prise en vertu du principe, de faire cette action7. Un principe peut être universalisable sans être neutre quant à l’agent (« Chacun se doit d’obéir à son père »), ou neutre quant à l’agent sans être universalisable (« Chacun se doit d’obéir à Dieu », étant entendu que « Dieu » figure essentiellement dans cette phrase (est un désignateur rigide)).
Quel que soit le principe de consolidation accepté par l’utilitarisme philosophique, il doit être impartial dans ce sens et efficace selon Pareto. La conception « agrégative » de l’utilitarisme ainsi que le leximin rawlsien remplissent cette condition, et également le principe que j’ai appelé Justice liminaire. Ce dernier stipule que l’on devrait maximiser l’utilité globale du sujet jusqu’à un seuil en-deçà duquel aucun individu ne peut tomber. Je vais défendre la thèse selon laquelle un principe ayant cette forme générale est préférable en tant que principe de consolidation à la fois à l’utilité agrégée et au leximin. Je considérerai ses analogues dans le cas du raisonnement prudentiel et dans celui du raisonnement à risques ; mais il ne sera certainement pas possible de considérer tous les aspects dans le cadre d’un simple article. En particulier, les questions variées, qui surgissent lorsqu’on essaie d’appliquer l’idée d’une contrainte sous forme de seuil à une situation sociale concrète ou à une existence individuelle, ne seront pas discutées ici.
La Justice liminaire ne doit pas être envisagée comme une théorie générale de la justice. L’objectif assigné à une telle théorie serait de décrire en détail comment l’idéal de justice devrait être appliqué dans la pratique. Elle n’interviendrait pas au niveau où nous discutons les critères ultimes de la raison pratique, mais au niveau pratique où les actions, les individus et les institutions sont discutés et évalués. Beaucoup de concepts : la nécessité, la désertion, l’équité, la procédure juste, les droits, interviennent à ce niveau.
A partir du moment où la Justice liminaire réfère à un principe de consolidation, et non à une théorie de la justice à part entière, son nom est potentiellement trompeur ; mais, d’autre part, un principe de consolidation soutiendra et constituera la notion complexe et concrète de justice qui en découle. Dès lors, on pourrait parler de la même façon à propos de la justice utilitariste ou rawlsienne, sans impliquer que les recommandations détaillées de Rawls et des utilitaristes pour une procédure juste se limiteront à prescrire la maximisation de l’utilité agrégée ou l’adhésion au Principe de différence.
Néanmoins, en pratique, il me semble que nos conceptions de la justice sociale, c’est-à-dire des contraintes distributives les plus fortes qui doivent être observées chaque fois qu’il est possible lors de la mise au point d’une politique sociale, sont plus proches de la conception liminaire que de l’utilitarisme ou du Principe de différence, et qu’elles peuvent être plus facilement conceptualisées par elle que par eux. La Justice liminaire occupe une place de choix dans la pensée libérale, sous la forme d’un « minimum social » qui devrait être garanti dans la mesure du possible à tous les citoyens8 ; l’idée que la justice sociale requiert qu’à tout citoyen soit garanti un bien-être matériel minimum est une des idées politiques les moins controversées, tout du moins dans les démocraties libérales contemporaines, bien que la question du montant de ce minimum soit, elle, bien évidemment très controversée. Contrairement au Principe de différence, la Justice liminaire ne proscrit pas toutes les améliorations, même significatives, de la position d’un individu jusqu’au moment où la dernière amélioration possible, même insignifiante, du bien-être du plus défavorisé a été réalisée. Et, à la différence du principe d’utilité agrégée, elle ne permet pas la dégradation continue de la position d’une personne, aussi longtemps que cette dégradation est compensée par les gains en bien-être d’autres personnes.
Bien évidemment, l’utilitariste ou le rawlsien peut toujours objecter que la conception liminaire ne devrait pas être comprise comme un principe de consolidation ultime, mais comme un principe de justice dérivé, qui lui-même est fondé, pour des raisons d’ordre empirique, sur la maximisation de l’utilité globale ou sur le Principe de différence. Quoi qu’il en soit, je crois que ça n’est pas très plausible, une fois envisagée la possibilité que la Justice liminaire, elle-même, pourrait constituer le critère ultime. La question cruciale, dès lors, consiste à savoir si la Justice liminaire peut effectivement être envisagée comme constituant l’articulation ultime de notre idée du bien général. N’y a-t-il rien de déconcertant et d’arbitraire dans le fait de devoir fixer le seuil ? De plus, comment devrions-nous agir si nous ne disposions d’aucune option maintenant tous les individus au niveau ou au-dessus du seuil, si toutes les options avaient pour conséquence qu’un individu ou plus tombe en-deçà du seuil ?
Pour répondre à la première de ces questions, il faudrait signaler qu’il n’existe aucune raison pour laquelle une notion éthique ultime devrait être entièrement déterminée, ou se prêter à un simple traitement mathématique. Au contraire, il y aurait quelque chose de surprenant s’il en allait de la sorte, si notre notion du bien général s’avérait entièrement articulée par une formule aussi lapidaire et élégante que « Maximise le bien-être global » ou « Maximise le bien-être du plus défavorisé ». (De façon similaire, la simplicité est un critère ultime de la bonne théorie, mais il n’y a rien de simple à dire ce qu’est concrètement la simplicité, et aucun moyen pratique pour substituer une règle mécanique aux jugements théoriques d’une relative simplicité.)
Le problème consiste à déterminer la manière dont est fixé le niveau du seuil. Il y a beaucoup de façons de l’aborder. Le seuil peut être variable ; il peut être fixé par un jalon naturel, par exemple, le niveau auquel les « besoins physiques essentiels » sont satisfaits, ou le niveau auquel un exercice significatif de la liberté personnelle devient possible, ou encore par ces derniers en combinaison avec une compréhension culturellement relative de ce qu’est un besoin physique essentiel ou un exercice significatif de la liberté personnelle. Toutes ces possibilités devraient être explorées en détails, mais je n’entreprendrai pas ici cette tâche. Notre propos vise la possibilité abstraite qu’un seuil soit requis pour la distribution du bien général, et non la question consistant à savoir comment cette condition pourrait être exprimée au sein d’une multitude de contextes culturels concrets.
La seconde question : « Que se passe-t-il quand toutes les options se situent en-deçà du seuil ? » est une question pertinente. Une possibilité consiste simplement à choisir un seuil plus bas quand un seuil particulier est inatteignable. Dans ce cas, la succession des seuils inférieurs a-t-elle un terme ? Si oui, quelle politique doit être adoptée dans des cas d’extrême urgence ou de pénurie grave, quand aucun de ces seuils n’est atteignable ? Peut-être doit-on, en pareil cas, se borner à maximiser l’utilité agrégée ? A nouveau, nous ne pouvons pas nous pencher sur chacune de ces possibilités ; nous admettrons, uniquement par souci de simplicité, que la maximisation du bien-être est assujettie au respect d’un seuil, à moins que ce seuil ne puisse être atteint.
IV.
Un des aspects les plus intéressants de la construction rawlsienne d’une théorie de la justice consiste dans l’idée de lier la théorie du choix rationnel aux principes de la distribution juste. Les principes justes sont ceux qu’un être humain instrumentalement rationnel choisirait dans la Position originelle ; aussi, les principes de la justice se trouvent dépendre ici de l’adoption, particulière à un individu, d’un certain principe de choix rationnel. Quoi qu’il en soit, le lien que Rawls forge (ou qu’on pense habituellement qu’il a forgé) me semble trop contraignant. Il ne serait en réalité, par exemple, pas inconsistant de prétendre que la maximisation de l’utilité escomptée soit toujours la procédure rationnelle à adopter lors de décisions prudentielles, tout en acceptant le Principe de différence comme une contribution à la justice, alors même qu’on ne pourrait pas alors le justifier par référence à l’hypothétique Position originelle de Rawls.
D’un autre côté, les analogies formelles restent suggestives. Il serait philosophiquement satisfaisant que des cas analogues produisent des réponses analogues, même s’il n’est pas logiquement requis qu’il doive en être ainsi. Il y a en fait trois cas formellement analogues à considérer. Il y a tout d’abord le cas de la moralité sociale (en l’absence d’incertitude). Ici nous cherchons le plus grand bien général, et la question s’énonce ainsi : quel principe de consolidation détermine le bien général ? L’utilité agrégée fournit une réponse, le leximin une autre et la Justice liminaire une troisième. Puis il y a le cas de la prudence en l’absence de certitude. Nous cherchons la meilleure vie, et la question s’énonce ainsi : quel principe de consolidation regroupe le bien-être des périodes particulières d’une vie en la valeur d’une vie entière ? A nouveau, il y a l’utilité agrégée, le leximin et la maximisation assujettie à un seuil, appliqués cette fois aux périodes d’une vie individuelle. Troisièmement, il y a la délibération (prudentielle ou morale) avec prise de risques : ici, nous avons la maximisation du bénéfice escompté et le maximin, la première étant soumise à la condition préalable que le résultat le plus défavorable de l’action choisie ne se situe pas encore en-deçà d’un certain seuil.
La prudence (en l’absence d’incertitude) est certainement le cas où la simple maximisation est la plus plausible. Les individus, comme l’ont souvent fait remarquer les critiques de l’utilitarisme classique, sont « séparés », mais les périodes d’une existence sont toutes les parties d’une même existence. Ainsi, si c’est la « séparation » des individus qui joue en défaveur de la simple maximisation de l’utilité agrégée, il ne devrait pas y avoir, semble-t-il, d’objection similaire à la simple maximisation dans le cadre d’une seule et même existence. Mais il vaut mieux examiner la question plus attentivement.
Transposons les trois clauses de l’utilitarisme philosophique au cas prudentiel. Nous avons alors :
(4) tout ce qui compte prudentiellement pour moi est mon bien-être durant toutes les périodes de mon existence
(5) aucune période ne doit être distinguée comme valant plus que d’autres
(6) tout ce qui compte (prudentiellement) pour chacune des périodes est mon degré de bien-être durant cette période.
(5), la condition d’impartialité, consistera maintenant en l’universalité quant au temps et à la neutralité temporelle. L’universalité requiert dans ce cas qu’aucun terme désignant rigidement un moment particulier ne devrait apparaître nécessairement dans l’énoncé d’un principe prudentiel de consolidation. Cela n’exclut pas l’éventualité de ce que les économistes appellent la préférence temporelle pure, mais elle est néanmoins exclue par la neutralité temporelle qui stipule que le fait que des périodes de bien-être, affectées par mon action présente, soient dans une relation particulière avec le moment présent (relation de proximité relative ou autre) ne devrait pas influer sur ma raison de faire cette action.
Appelons, par analogie avec l’utilitarisme philosophique, Prudence philosophique les thèses énoncées en (4)-(6). Elle exige de moi la maximisation de la valeur de mon existence comprise comme un tout. Bien entendu, étant donné un ordre de préférence de toutes les vies entières possibles, je choisis la meilleure. Mais comment puis-je arriver à un tel ordre ? C’est à cause de cette question précisément qu’un principe consolidant le bien-être des différents périodes d’une vie possible en une valeur unique est requis.
Le principe de consolidation analogue à la Justice liminaire devrait maximiser mon bien-être intemporel agrégé en fonction d’un niveau déterminé par un seuil, en-deçà duquel aucune période de mon existence de devrait pouvoir tomber. Peut-on donner quelque plausibilité à cela ?
Imaginons un homme ayant eu un accident le handicapant sérieusement. Il peut être maintenu en vie et conscient grâce à une machine, mais ses possibilités d’avoir des expériences, de penser et d’agir sont réduites de façon drastique. Il peut encore jouir de quelques uns des menus plaisir de l’existence, comme par exemple regarder des feuilletons à la télévision, mais c’est là tout ce dont il peut profiter. Imaginons qu’à tout moment cela lui donne juste assez de plaisir pour préférer continuer à regarder la télévision plutôt que de cesser de vivre. Le plaisir demeure constant (il y a un mécanisme qui « efface » sa mémoire de telle façon que tous les épisodes puissent se suivre sans que jamais l’ennui s’installe). Imaginons que la médecine ait suffisamment progressé pour qu’il soit possible de le maintenir indéfiniment en vie de cette façon. Dans la mesure où les préférences d’ordre temporel n’interviennent pas, cela signifie que son bien-être peut augmenter indéfiniment.
Contrastons cette existence avec une autre : en soixante-dix ans d’existence durant lesquels il connaît les plaisirs de l’amitié, de l’amour et de la famille, le second individu est capable d’élaborer des plans ambitieux, de les accomplir brillamment et de terminer son existence honoré et aimé. Quelle que soit la valeur de cette existence, il semble qu’elle doive avoir une valeur finie (quelques années d’une retraite heureuse l’aurait rendue encore plus grande) ; dès lors, selon une approche purement « agrégative », il semble qu’une période suffisamment longue passée devant la télévision finirait par l’outrepasser. Devrait-il alors, si la possibilité lui en était donnée, préférer la vie suffisamment longue consacrée à regarder la télévision ? Je ne crois pas du tout qu’il devrait la préférer. Il semble parfaitement raisonnable de choisir l’existence de soixante-dix ans.
Mais il n’y a pas de voie directe qui aille de cette réponse au rejet du modèle de simple maximisation. Rappelons-nous que nous ne défendons par une conception hédoniste du bien-être. Nous avons admis que l’autonomie et la connaissance de sa propre situation sont également des composantes du bien-être, et peut-être faut-il encore y ajouter d’autres choses. Il est fort possible que l’existence assistée par un mécanisme manque de tout cela. D’autre part, le bonheur est une composante du bien-être au même titre que ces autres choses ; ne doivent-elles pas, dès lors qu’il est accumulé en quantité suffisante, l’emporter sur lui ?
On ne peut pas admettre qu’il doive en être ainsi, et cela signifie que la préférence pour la vie de soixante-dix ans n’est pas un contre-exemple non ambigu à la conception selon laquelle la Prudence philosophique requiert la simple maximisation. Quand nous introduisons une pluralité de biens personnels, il devient évident que le modèle cardinaliste auquel nous avons si rapidement adhéré est trop simple (et pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la méthodologie de l’évaluation). En fait, il serait déjà trop simple de modifier l’hédonisme à la manière de John Stuart Mill, en nous prononçant pour des plaisirs de qualités différentes. La modification de Mill est sage et justifiée ; elle attire notre attention sur la possibilité qu’il y ait des discontinuités au sein des différents types de bonheurs et de plaisirs qui font qu’il est impossible de placer tous les états possibles du bonheur d’une personne sur une simple échelle cardinale. L’éventualité de telles discontinuités est encore plus grande si l’on prend en compte des données comme l’autonomie et la connaissance.
De telles discontinuités laisseraient toujours ouverte la possibilité d’une mise en ordre des états d’une personne, mais non leur cardinalisation. Il est possible, comme James Griffin l’a noté (Griffin, 1986) qu’
aussi longtemps que vous avons assez de B, n’importe quelle quantité de A l’emporte sur tout nouvel apport de B, ou que suffisamment de A l’emporte sur n’importe quelle quantité de B. Chacune de ces deux versions entraîne avec elle la suspension de l’addition ; dans les deux cas, nous avons une valeur positive qui, quelle que soit la fréquence à laquelle une certaine quantité de lui est ajoutée, ne peut pas devenir plus grande qu’une autre valeur positive… (p. 85).
Puis il fait remarquer qu’il est plausible que
cinquante années d’une existence dotée d’un très haut niveau de bien-être, par exemple, au niveau qui rend possible des relations personnelles satisfaisantes, une certaine compréhension de ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, l’appréciation de ce qui est beau, la chance d’accomplir quelque chose durant sa vie, surpassent n’importe quel nombre d’années au niveau auquel il vaut tout juste la peine d’exister. Il suffit d’admettre qu’il s’agisse du niveau auquel aucune des valeurs précédemment évoquées n’est possible, et où le plaisir l’emporte tout juste sur le déplaisir, (p. 86).
L’explication repose, selon cette conception, sur l’incommensurabilité. Aussi longtemps qu’il n’y a que du « plaisir simple », toute nouvelle quantité de « valeurs prudentielles » plus élevées surpasse toute quantité supplémentaire de plaisir simple. Ou alors, peut-être qu’une quantité suffisante de valeur prudentielle élevée surpasse n’importe quelle quantité de plaisir simple. Mais la valeur prudentielle prise comme un tout peut toujours être ordonnée sur une simple échelle, et nous en préférerons la plus grande quantité.
J’admets que ce qui précède est plausible. Prenons le cas de Milrates. A la différence de Socrate, il ne va pas jusqu’à considérer que la vie irréfléchie ne vaut pas la peine d’être vécue. Mais il est persuadé que la vie réfléchie, à un niveau suffisant de bien-être physique, surpasse la valeur d’une vie plaisante mais irréfléchie, quelle que soit l’étendue des plaisirs simples de cette dernière. Un modèle, à n’en point douter par trop simpliste et grossier, se présenterait de la façon suivante. Il y a, par hypothèse, deux valeurs prudentielles, le discernement réflexif et le bien-être physique. En-deçà d’un certain niveau de bien-être physique, le discernement n’a pas ou n’a qu’une importance subordonnée pour Milrates. Il préfère n’importe quelle augmentation de bien-être physique à n’importe quel accroissement de discernement. Mais dès qu’un certain niveau de bien-être physique (vaguement défini) est atteint, le discernement devient premier. Il préfère maintenant des accroissements de discernement à des accroissements de bien-être physique, quelque grands qu’ils soient. En-deçà du niveau de transition, il y a un ordre lexical selon lequel le bien-être physique domine le discernement ; au-delà, l’ordre lexical est inversé et le discernement domine le bien-être. Peut-être que des choses similaires pourraient être dites des biens personnels tels que les réalisations actives ou la participation autonome à la vie commune.
Les thèses de Milrates à propos du bien personnel nous entraînent au-delà du simple cardinalisme plaisir / douleur de la tradition benthamiste, et sape, du même coup, la thèse de la Prudence philosophique qui s’appuie sur la maximisation « agrégative ». Dans ce cas, l’idée de maximiser un agrégat, est dénuée de sens. Il devient plus difficile d’en arriver au point qui nous intéresse. Néanmoins, ça n’en devient pas impossible pour autant, puisqu’il y a toujours des cas auxquels le simple cardinalisme plaisir / douleur s’applique. Après tout, je peux décider, par exemple, que cette seconde glace m’était tout aussi agréable que la première, c’est-à-dire qu’elles étaient aussi bonnes l’une que l’autre. Dans ce type de cas, ce sont mes allégations portant sur mon quantum de plaisir qui font autorité. D’un point de vue similaire, je pourrais juger qu’une certaine quantité d’un léger malaise physique équivaut à une glace. Ainsi, il semble que de tels plaisirs et de telles douleurs puissent être placés sur une simple échelle additive.
Faisons abstraction de toutes ces valeurs supposées supérieures que sont l’amitié, l’amour, le discernement, l’autonomie et l’accomplissement. Considérons simplement ces valeurs simples que sont le plaisir et la douleur. Certainement qu’une vie consistant uniquement en ces simples valeurs vaut la peine d’être vécue. Quand une personne en est réduite à ces simples plaisirs, à la suite d’un handicap ou d’un préjudice quelconque, nous déplorons sa malchance, mais nous ne considérons pas que sa vie n’a pour elle aucune valeur. Considérons maintenant la question suivante. Supposons qu’une période de douleur soit la condition nécessaire et suffisante pour un supplément d’existence vécu à un niveau de bien-être relativement élevé. Pour quelque période douloureuse que ce soit, quelles qu’en soient l’intensité et la longueur, doit-il toujours y avoir un surplus d’existence au niveau de bien-être élevé suffisamment important pour rendre prudentiellement raisonnable l’acceptation de cette période ? Pour moi, la réponse est non.
A n’en point douter, il devient difficile de continuer à traiter séparément certaines de nos problématiques. Rappelons-nous que nous ne prenons pas en compte les effets de la préférence temporelle. (Imaginons que cette décision soit prise pour le compte de quelqu’un d’autre, peut-être de la personne handicapée, victime d’un accident.) Mais suffisamment de douleur implique-t-il une transformation de la quantité en qualité ? Y a-t-il une « douleur profonde » (correspondant à un « plaisir supérieur ») qu’aucune quantité de plaisir ne pourrait compenser ? La « douleur profonde » pourrait ne pas être comparable à un certain quantum de plaisir. S’il y a des plaisirs supérieurs, il y a certainement des détresses profondes, la perte de quelque chose de préférable à un simple plaisir ne sera pas compensée par quelque quantité de plaisir simple que ce soit. Mais la pure douleur physique n’est pas une perte de ce type.
Considérons à nouveau la question du point de vue d’une tierce personne. Une opération intensément douloureuse est-elle justifiée par une vie au plaisir tout juste agréable et de longueur indéfinie ? Supposons que la question soit posée à quelqu’un par un médecin, et qu’elle concerne un handicapé moteur léger, incapable d’en décider par lui-même. La question, me semble-t-il, n’est pas plus facile à résoudre si la durée de l’existence tout juste agréable est allongée. Quel que soit l’allongement, le sentiment demeure que la fin, bien qu’elle ne soit pas sans intérêt, ne saurait justifier l’horreur des moyens. Le plaisir simple est valable, et n’est pas incommensurable avec la douleur physique ; néanmoins, il n’est pas assuré pour autant qu’une période de douleur intense pourrait être toujours acceptée en échange d’une période de plaisir suffisamment longue.
Mais alors, une opération intensément douloureuse serait-elle justifiée pour restaurer les facultés d’un patient sénile, ce qui lui ouvrirait du même coup des horizons nouveaux ? Ce serait un dilemme cornélien pour le parent que de devoir en décider. Dans ce cas, on pourrait se demander si le patient, une fois guéri, sera heureux d’avoir subi l’opération. C’est-à-dire s’il sera capable de considérer sa vie comme simple et unifiée, et de placer le recouvrement, au prix d’une grande douleur, de ses facultés sur une échelle de préférences qui reflète l’unité de cette existence d’une façon qui ne soit pas exclusivement additive.
Que peut-on retirer de cela ? Certains éléments de la vie bonne sont incommensurables avec le simple plaisir et la simple douleur ; ils créent des discontinuités qui empêchent une cardinalisation complète. Je suggère que chacun de ces éléments : l’autonomie, la connaissance de sa propre situation, l’accomplissement, et même l’amitié et l’amour (au plein sens du terme) requièrent en fait la conscience de soi ; ils requièrent que je doive me considérer comme un moi, ayant une existence à gérer. Les deux facteurs : la présence de divers biens impliquant des discontinuités et la présence de conscience de soi s’ajoutent l’un à l’autre et nous amènent à considérer la valeur d’une existence humaine d’un point de vue holistique.
Si nous nous efforçons d’envisager une existence humaine diminuée dans laquelle seuls les plaisirs simples du bien-être physique sont psychiquement possible, nous devons cesser de songer aux pouvoirs supérieurs que sont l’auto-détermination, l’accomplissement désintéressé, l’amitié et l’amour. Mais en procédant de la sorte, nous devons simultanément, je crois, réduire la base qui nous permet de considérer cette existence comme une vie humaine unifiée, comme un tout simple ; elle devient à la place un bien distribué à part entière, une séquence d’expériences agréables. Aussi, un test décisif pour la simple maximisation agrégée, ne devient-il possible que si l’idée d’une vie unifiée, et avec elle, le concept distinct de Prudence philosophique, c’est-à-dire l’intérêt pris à l’épanouissement de sa propre existence, en tant qu’il s’oppose à l’intérêt impartial pour les périodes distinctes de l’expérience, disparaît. Mais alors, à ce point, il me semble également que l’étreinte de la maximisation globale se desserre. Le résultat qui émerge finalement est que là où il n’y a pas de quantité naturellement distribuée, la stratégie de la maximisation agrégée est inapplicable, et que là où elle est applicable, elle est discutable.
V.
L’analogue de la Justice liminaire dans le cas de la décision avec risques est : « Maximisez l’utilité escomptée à condition que le pire résultat ne tombe pas en-deçà d’un certain seuil. » C’est le principe de la maximisation soumise à un seuil en présence de risques (le Principe liminaire pour le dire rapidement) : « Maximisez l’utilité escomptée sous réserve d’un seuil, ce seuil ne pouvant pas simplement correspondre au résultat de la maximisation. » Comme dans le cas de la Justice liminaire, une discussion plus complète du principe permettrait d’examiner plus avant la façon dont les seuils sont reliés à la structure globale des bénéfices et des risques, et de déterminer leur portée et leur niveau. Il y a également la question de savoir comment quelqu’un devrait agir si toutes les options à sa portée comportaient le risque d’une issue inacceptable (en-deçà du seuil) ; la même réponse ne peut être fournie que dans le cas considéré précédemment. Il peut y avoir une succession de seuils inférieurs, déterminés de façon complexe par leur niveau et leur portée ; quand aucun d’eux ne peut être atteint, alors on maximise l’utilité escomptée. Mais la simple énonciation du Principe met en lumière, je crois, une caractéristique importante de nos décisions actuelles. Certains scénarios catastrophes sont par trop mauvais. Ainsi entre une action avec une utilité escomptée un peu supérieure, mais comportant un léger risque que le résultat s’avère catastrophique, et une autre à l’utilité escomptée un peu inférieure, mais ne comportant pas un tel risque ; je pense que c’est la seconde qui sera préférée, et à mon sens, rationnellement préférée. Un conseiller financier ne devrait pas simplement admettre que ses clients préfèrent automatiquement des investissements à hauts risques avec une haute utilité escomptée. Il est tout à fait déterminant, par exemple, d’évaluer quelle est la proportion du capital investi à hauts risques. On affirme volontiers que l’on ne devrait faire un investissement spéculatif qu’à la condition de rester serein, même dans le pire des cas.
Ce phénomène doit être distingué de la simple « aversion pour le risque », comprise comme une simple préférence dictée par un trait de caractère. Certes, de telles préférences existent, mais la disposition que nous considérons présentement n’est pas, à mon sens, une simple aversion pour l’entreprise risquée. Il est question de dispositions rationnelles en présence de risques : celui qui prend des risques rationnellement n’impose-t-il pas une contrainte à ses choix, sous la forme d’un seuil en-deçà duquel les pertes possibles ne doivent pas tomber, de même qu’il se fixe un objectif, celui du bénéfice maximal escompté ? Je crois qu’en faisant un choix risqué, il devrait viser aussi bien la contrainte que l’objectif. Quand la valeur escomptée d’une entreprise risquée est égale à celle d’un certain gain, mais que la pire issue se situe au niveau du seuil, ou juste au-dessus, une telle stratégie recommande l’indifférence entre entreprendre et ne rien entreprendre. Une préférence serait alors le fait d’un trait de caractère.
Je dois ajouter que je n’accorde pas une importance excessive à la distinction entre tempérament et état d’esprit, d’une part, et raison, d’autre part. La distinction n’est pas bien définie. Les réactions peuvent être compréhensibles, et c’est la réaction compréhensible qui détermine la norme pour ce qui est raisonnable. Par exemple, une réaction de colère dans des circonstances particulières serait considérée comme parfaitement compréhensible, mais à partir d’un certain point, elle devient déraisonnable et même irrationnelle. L’aversion pour le risque peut être déraisonnable et irrationnelle de la même façon. Ce à quoi, néanmoins, on doit résister est l’hypothèse selon laquelle la rationalité bayésienne fixe la norme par rapport à laquelle des préférences incombant au tempérament pour ou contre le risque produisent des déviations9.
VI.
Nous revenons finalement à la Justice liminaire. Dans notre examen de la Prudence philosophique, nous avons été amenés à distinguer entre une conception holistique et une conception non holistique de la valeur de l’existence individuelle. Si la valeur d’une vie est une valeur holistique, on ne peut pas additionner la valeur de chacune de ses étapes, puisqu’il n’est pas possible de les mesurer sur une échelle cardinale. On doit en considérer la valeur directement, en la traitant comme un tout unitaire. Dans ces circonstances, il n’y a pas de sens à parler de maximisation de la valeur agrégée de la vie et, par suite, on ne peut pas contraster ce principe de consolidation avec un autre où la maximisation serait assujettie à un seuil. Néanmoins, certains aspects de sa valeur peuvent être mesurés cardinalement et additionnés ; la valeur d’une vie, si elle est réduite à cette seule dimension, serait un bien distribué, et, dans ce cas, la conception du seuil deviendrait plausible.
A première vue, du moment que la valeur d’un état social est déterminée par la valeur des vies qui le composent, ce doit être un bien distribué. Mais peut-être n’est-ce pas aussi clair. Ce qui est certainement vrai, selon l’utilitarisme philosophique, est que seuls les facteurs pertinents pour fixer la valeur des vies individuelles qui composent un état social peuvent entrer dans la détermination de la valeur de l’état social. Toutefois, ce dernier point est compatible avec l’affirmation qu’il est impossible d’arriver intelligiblement à la valeur globale en additionnant les valeurs des vies individuelles, puisque les nombres représentant la valeur des vies individuelles ne peuvent pas, de façon sensée, être additionnés.
Ce n’est pas l’idée éculée qui postule l’impossibilité de toute comparaison interpersonnelle, selon laquelle tout énoncé stipulant qu’une personne a un statut meilleur qu’une autre serait dénué de signification. De telles comparaisons peuvent être faites, même si elles restent vagues et doivent être soumises à certaines limites. Le problème dont il est question vise l’incommensurabilité des différents types de bien dont la vie est faite. Si le bien du discernement réflexif et celui du bien-être physique ne peuvent pas être additionnés dans le cadre d’une seule existence, a fortiori s’il s’agit de deux existences.
Supposons que A et B aient un même schème préférentiel croisé, pour le discernement et le bien-être physique, que celui qu’a Milrates dans la section IV. Dans ce cas, la maximisation agrégée en tant que principe de consolidation n’a pas d’application, dans la mesure où nous ne pouvons pas, de façon sensée, additionner les nombres qui représentent les niveaux de bien-être de A et de B. Supposons encore que les possibilités sont tout juste suffisantes pour (1) assurer à chacun d’entre eux un état de bien-être relativement agréable, au niveau duquel un accroissement de confort physique est encore préféré à l’intelligence, ou (2) assurer à l’un d’entre eux seulement un niveau de confort physique suffisamment élevé pour une vie intellectuelle. (Je rappelle que nous avons accepté l’addition dans le cas particulier où seuls les conforts physiques sont en jeu.) Pouvons-nous conclure que l’état social formé de A et de B et qui fournit un niveau de bien-être physique suffisant pour une vie intellectuelle est préférable à celui consistant en deux niveaux de bien-être physique relativement agréables ?
De quel point de vue pourrait-on en décider ? Dans le cas d’une seule personne, nous pouvons nous référer à son propre ordre de préférence idéal (celui qu’elle devrait avoir, étant donné sa psychologie). Les deux éléments nécessaires pour traiter la valeur d’une existence individuelle d’un point de vue holistique ne sont pas utilisables ici. Il y a incommensurabilité, car bien qu’il y ait deux psychologies similaires, il n’y a pas une seule psychologie, une vie unifiée par un point de vue unique, permettant de générer un ordre de préférence unique. La maximisation agrégée ne fait pas l’affaire, mais il n’y a pas non plus de valeur sociale holistique à maximiser.
La Justice liminaire peut être étendue au cas où les incommensurabilité comme les comparaisons interpersonnelles sont en jeu. Dans le cas que nous considérons, je crois que nous devrions préférer l’état social dans lequel A et B mènent une vie au confort physique rudimentaire à celui où seul l’un d’eux mène une vie intellectuelle. Un seuil naturellement supérieur est celui qui assure une vie intellectuelle à chacun d’entre eux, mais si ça n’est pas possible, le seuil inférieur du confort physique adéquat devrait être appliqué.
Le libéral conçoit le bien social, « le bien de la société », en tant que bien distribué ; il n’y a pas un être social unique dont le point de vue peut en faire une valeur holistique, et celui qui soutient qu’il y en a un fait de la métaphysique dangereuse. La Justice liminaire est le complément à cette conception : le seuil étant placé au plus haut niveau naturel possible, idéalement au niveau qui rend possible la citoyenneté et les attachements privés. Il y a, après tout, un sens dans lequel les droits individuels sont une partie de la structure de base du bien général : ils correspondent aux dispositions, relatives à un seuil, qu’une société à un certain stade de développement matériel et culturel est capable d’émettre.
Bibliographie
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McClennen, Edward E, « Sure-thing doubts », in Peter Gardenfofors and Nils-Eric Sahlin, eds., Decision, Probability, and Utility, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.
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Skorupski, John, John Stuart Mill, London, Routledge, 1989.
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1 Je ne prends pas en compte l’utilitarisme moyen [average utilitarianism] dans ce qui suit.
2 Bien que cela ne soit pas évident pour Bentham, c’est parfaitement clair pour Mill qui considère les trois domaines que sont « l’Art de vivre », « la Moralité, la Prudence ou la Politique », et « l’Esthétique, le Juste, l’Opportun et le Sublime ou le Noble » comme étant tous fondés sur le critère ultime unique du bonheur général (Système de logique, i.ii.6). C’est également clair chez Sidgwick, en ceci qu’aucun aspect de son dualisme ne l’oblige à une dissolution humienne de la raison pratique.
3 Je développe ces points au chapitre 9 de mon ouvrage paru en 1989.
4 Scanlon expose de façon détaillée les considérations générales qui semblent rendre l’utilitarisme philosophique irrésistible. L’utilitarisme philosophique est une position que l’on adopte naturellement dans le contexte d’une conception entièrement naturaliste des êtres humains. Mais il pense qu’il existe une autre position tout aussi naturelle : le « contractualisme » qui assigne un rôle central au « désir de justifier ses propres actions, face aux autres, en les fondant de telle sorte qu’ils ne puissent pas raisonnablement les rejeter… c’est-à-dire le désir de trouver des principes que d’autres, mûs par les mêmes motivations, ne pourraient pas rejeter raisonnablement » (p. 116).
Un tel désir diffère de celui postulé par un simple contractualisme à la Hobbes ou un contractualisme sceptique. « Raisonnable » ne signifie pas ici ce qui est efficace compte tenu de l’ensemble des objectifs de l’agent. Ce qui est raisonnable l’est relativement à un système de normes, mais, alors, une discussion ultérieure doit requérir une analyse du contenu de ces normes, et de la mesure dans laquelle on peut s’attendre à ce que les gens vivent selon ces normes ; à cela, il est toujours possible à l’utilitariste philosophique d’arguer que l’examen final de ce qui est raisonnable penchera en faveur du critère du bien général. En fait, de quelle norme directrice autre que l’utilitarisme philosophique pourrait-on attendre que soit pris en compte de façon égale le bien de chaque individu ?
5 Scanlon dit simplement qu’une certaine forme d’utilitarisme nous apparaît comme inéluctable (109-110).
6 Amartya Sen emploie le terme « welfarism » (p. 328, note 2) pour désigner une position assimilable dans les grandes lignes à celle de l’utilitarisme philosophique. Mais il lui ajoute diverses clauses qui sont absentes de l’utilitarisme philosophique tel que je le conçois, à savoir une conception hédoniste du bien-être et l’hypothèse selon laquelle les critères welfaristes devraient être appliqués directement dans l’élaboration d’une politique.
7 Le concept de désignation rigide est emprunté à Saul Kripke. ‘t’ est un désignateur rigide s’il est absurde de supposer que t aurait pu (littéralement) ne pas être t.
La forme générale d’un principe relatif à un agent est (x)(y)(a) (Fay & Rxy → x a des raisons de faire a), ‘x’ et ‘y’ désignent des individus et ‘a’ des actions. ‘F’ exprime la façon dont a « affecte » y, ‘R’ la relation entre ‘x’ et ‘y’ (elle peut être à la limite de l’identité). Un principe neutre quant à l’agent ne requiert pas le second terme de la conjonction de l’antécédent, « Rxy’. Cette distinction ne vaut, bien évidemment, que pour la classe des principes pour lesquels la raison d’agir s’appuie sur la façon dont une action affecte un individu.
8 Le libéralisme lockien, ou des droits naturels, accepte cela tout comme le libéralisme de Mill ou celui de T « utilitariste philosophique » (voir la discussion par Nozick de la « condition formelle lockienne »). Les différences, dans la mesure où il s’agit là de versions orientées à droite ou à gauche du libéralisme, seront discutées avec la question relative au niveau auquel le seuil doit être placé.
9 La maximisation soumise à un seuil violerait le « principe de la chose entendue » ; elle produirait le type de prise de décision exemplifiée dans le paradoxe d’Allais (Allais, 1979). On devrait rappeler que 1’« utilité » d’une personne (ou son « bien-être ») est définie ici en termes de son bien : ce qui pour elle mérite d’être poursuivi. Ainsi, l’utilité n’est pas comprise d’un point de vue formel comme étant la valeur escomptée qu’une personne pourrait affirmer maximiser, si elle satisfaisait aux axiomes de « rationalité » qui sous-tendent la théorie bayésienne de la décision.
Le principe de la chose entendue et l’axiome d’indépendance dans la théorie bayésienne sont critiqués de façon pénétrante dans McClennen, 1988.