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Présentation

Kevin MULLIGAN

Robert ROTH

Qu’on le déplore, qu’on s’en félicite ou que l’on adopte à l’égard du phénomène la neutralité attentive de l’observateur impartial, force est d’admettre la prédominance de la pensée anglophone dans les sciences humaines et dans la réflexion philosophique portant sur ces disciplines d’aujourd’hui. A quelques exceptions près, liées au rayonnement d’une génération exceptionnelle (les historiens de l’Ecole française des Annales en offrent un excellent exemple), c’est vers le monde anglophone que se tournent généralement les chercheurs et les théoriciens en quête de modèles ou de schèmes. Le droit lui-même n’est pas en reste, à considérer l’imprégnation de la Convention européenne des droits de l’homme par les catégories juridiques et les principes fondamentaux des droits de common law.

Au confluent du droit et des autres sciences humaines, un groupe de travail interfacultaire en philosophie du droit s’est mis en place à l’Université de Genève il y a quelques années. Ses premières activités ont consisté en des séminaires de lectures portant, entre autres sujets, sur les œuvres majeures, essentiellement américaines, des deux dernières décennies. Or, l’étude des travaux de Rawls, Nozick ou Walzer renvoie inévitablement à l’utilitarisme, ou plus précisément, aux diverses écoles utilitaristes, avec lesquels ces auteurs entretiennent un dialogue constant, plus ou moins amical ou plus ou moins polémique.

Il a par conséquent paru opportun à ce groupe de travail de prolonger ses travaux internes dans un colloque public1 consacré aux sources de la pensée utilitariste et à certains de ses développements contemporains. Il n’était pas question de prétendre à l’exhaustivité. Aussi, le colloque s’est concentré, en tout cas dans un premier temps, sur l’œuvre de Jeremy Bentham. D’excellentes raisons justifiaient ce choix. D’abord, bien entendu, l’importance de cette œuvre dans la formation de la pensée utilitariste, et cela dans tous les domaines des sciences humaines, y compris en droit positif et en philosophie du droit. Ensuite, l’actualité de la redécouverte ou de l’approfondissement de la connaissance que nous avons de la pensée complexe, voire tortueuse de Bentham, grâce à l’entreprise de réédition complète de ses œuvres, à l’égide du Bentham Project actuellement dirigé par le prof. Fred Rosen, auteur d’une communication lors du colloque. Enfin, peu de lieux se prêtent aussi bien que Genève à un débat sur la pensée benthamienne, puisque la vie politique, intellectuelle et sociale de la République a été, surtout au début du XIXe siècle, fortement marquée par cette pensée, au travers en particulier de la diffusion qu’en a assurée Etienne Dumont.

L’ensemble des exposés présentés lors du colloque sont publiées dans le présent recueil. Le programme était conçu dans l’idée d’élargir toujours plus le regard de l’auditoire. Les trois premières contributions sont consacrées au contexte dans lequel naît l’œuvre de Bentham et à sa réception immédiate. Les trois communications suivantes traitent de divers aspects de l’œuvre, qui n’ont pas jusqu’à présent été les plus connus ou les mieux étudiés. Enfin, les deux derniers articles proposent des prolongements contemporains, le premier se réclamant d’un utilitarisme critique et le second d’un franc anti-utilitarisme. Des travaux de nature historique ont ainsi tracé la voie à des études philosophiques et / ou sociologiques.

Pour rendre hommage à la contribution d’Etienne Dumont à l’élaboration de la pensée benthamienne et de l’utilitarisme, personne n’était mieux placé que C. Blamires, collaborateur au Bentham Project, qui prépare une biographie de Dumont. Dans son étude intitulée « Bentham et Dumont », il cultive l’art du paradoxe, démontrant que « le Genevois déclame éloquemment contre l’éloquence ». Son travail met également en lumière la forte influence qu’exerça l’œuvre de Rousseau sur Dumont : par là, un lien s’établit entre deux géants de la pensée occidentale.

M. Guidi propose ensuite un tableau tout en nuances de la réception de la pensée benthamienne. D’un pays ou d’une aire linguistique à l’autre, des différences apparaissent dès l’origine, qui sont à la source de sensibilités diverses face à l’utilitarisme, encore perceptibles aujourd’hui.

La contribution de W. Thomas, spécialiste de l’histoire intellectuelle anglaise du XIXe siècle, étudie les rapports entre l’utilitarisme benthamien naissant et les principaux courants non conservateurs de la pensée britannique du début du siècle dernier, à savoir le « whiggism » et ce qu’Elie Halévy a appelé le radicalisme philosophique. L’auteur met en lumière l’influence jusqu’alors sous-estimée du libéralisme écossais sur l’évolution de la pensée politique britannique. Ce texte est profondément ancré dans le débat historiographique britannique contemporain auquel il apporte une importante contribution.

Avec F. Rosen, le lecteur entre de plain pied dans le débat de philosophie politique contemporain. L’auteur dialogue dans son texte avec Isaiah Berlin et sa célèbre leçon inaugurale prononcée en 1958 et intitulée « Deux conceptions de la liberté ». A l’appui de l’œuvre de Bentham, Rosen s’efforce de réduire l’importance de l’opposition entre liberté positive et liberté négative, autour de laquelle Berlin (et ses exégètes et continuateurs) articulent leur démonstration, pour transformer les termes du débat et le faire porter sur les conditions d’exercice des libertés en fonction des régimes constitutionnels et politiques.

A première vue, les problèmes de philosophie du langage semblent éloignés des préoccupations caractéristiques de la philosophie politique et de la philosophie du droit. Mais, depuis Ockham au moins, la réflexion britannique sur la politique et le droit a été marquée par une inspiration nominaliste qui s’exprime de préférence sous la forme d’une Sprachkritik rigoureuse. En traitant de « Bentham, philosophe du langage », J. Bouveresse se situe au carrefour de la philosophie du langage et de la philosophie pratique. Non seulement Bentham anticipe de nombreuses thèses et distinctions de la philosophie contemporaine de langage, mais encore l’emploi qu’il en fait préfigure plusieurs formes de l’individualisme (méthodologique mais aussi ontologique) contemporain, d’origine autrichienne ou anglo-américaine.

La contribution de M. van de Kerchove illustre la très grande importance de l’œuvre benthamienne en théorie générale du droit. L’auteur étudie le système des preuves chez Bentham. Sur ce point, comme sur tant d’autres, Bentham critique radicalement le système de la Common law et formule des propositions de réforme qui vont influencer le débat anglais jusqu’à nos jours. En droit judiciaire comme en droit de la preuve, Bentham préconise le rapprochement du droit anglais avec le droit continental.

Si l’utilitarisme politique et éthique est souvent à juste titre considéré comme une contribution purement anglaise à la philosophie, ses critiques les plus systématiques et les plus sévères sont anglo-américains (Williams, MacIntyre, Nozick, Rawls). Grâce à ces critiques, l’utilitarisme est l’une des positions les mieux comprises et les mieux articulées dans la philosophie pratique contemporaine. La contribution de J. Skorupski nous plonge dans un débat contemporain de haut niveau, qui démontre l’actualité de l’héritage de Bentham. L’utilitarisme classique a conçu le bien de manière hédoniste et la distribution des biens de façon agrégative. Si Skorupski abandonne ces deux principes, c’est pour plaider en faveur du principe de l’utilité comme critère catégorique de notre comportement et en faveur d’un principe de distribution formulé en termes de « justice comme seuil » (« Threshhold Justice »).

Il paraissait opportun de donner la parole, en clôture du colloque, à un penseur se réclamant de l’anti-utilitarisme. A. Caillé, qui anime depuis une dizaine d’années l’équipe et la revue du M.A.U.S.S. (Mouvement anti-utilitaire en sciences sociales), ne se contente pas d’une « critique de la raison utilitaire », pour reprendre le titre du manifeste récemment publié par ses soins. Il propose, pour combler le vide laissé par l’abandon du paradigme utilitariste, de se tourner vers les travaux des anthropologues et en particulier la théorie du don de Marcel Mauss, héros éponyme de son mouvement et par ailleurs notable exception à la règle de la prédominance de la pensée anglophone dans les sciences humaines contemporaines rappelée plus haut.

Notre unique ambition, en publiant les contributions du présent volume, est d’alimenter le débat critique en langue française autour de l’utilitarisme. Notre seule certitude tient à la nécessité d’une telle entreprise.

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1 Le colloque a été organisé par le Département de philosophie de la Faculté des lettres ainsi que par le Département d’histoire du droit et des doctrines juridiques et politiques et le Centre d’études, de technique et d’évaluation législatives (CETEL), qui relèvent tous deux de la Faculté de droit.