L’utilitarisme et le libéralisme anglais au début du XIXe siècle
Traduit par Françoise Dubosson
Quelle importance peut-on accorder à l’utilitarisme en tant que mouvement politique au début du XIXe siècle ? Par « utilitarisme », je n’entends pas simplement une théorie morale, mais bien le mouvement historique décrit par J.S. Mill dans son Autobiographie, alliant la morale de Bentham, la psychologie de Locke et la théorie économique de Ricardo, et qui, selon les termes de Mill, fut « empoigné avec un fanatisme tout juvénile par un petit groupe de jeunes hommes » qui cherchaient à en faire la base d’un mouvement politique, et pour lequel Mill a forgé le mot « utilitarisme » (J.S. Mill, 1969 : 66). Dans ce papier, je me demanderai quels liens ce mouvement entretenait avec les autres mouvements réformistes des trente premières années du XIXe siècle, et si on lui a accordé trop ou trop peu d’importance. Ma conclusion générale est que les historiens ont été trop prompts à écarter le phénomène plus large du « Whiggisme », aussi bien comme doctrine philosophiquement provocatrice que comme force politique considérable. Je n’ai pas l’ambition de prouver ce que j’avance ; je ne vise qu’à formuler quelques hypothèses propres à susciter un nouveau débat.
En Grande-Bretagne, la présence de deux courants historiographiques a rendu plus difficile la juste évaluation de la force du radicalisme philosophique. Les historiens socialistes ont toujours hésité sur la manière de traiter Bentham et ses successeurs. Peut-être ont-ils été radicaux, mais furent-ils démocrates ? Le Catéchisme de la réforme parlementaire de Bentham prend la défense du suffrage universel, mais James Mill termine son essai Du gouvernement par un panégyrique de la classe moyenne (Lively & Rees, 1978 : 93-95). Les projets de Bentham pour une réforme des prisons et un système juridique rationnel laissent présupposer un état bureaucratique centralisé ; mais la majorité de ses disciples s’accordèrent avec Ricardo et Adam Smith pour un minimum d’intervention étatique. L’indifférence de Bentham pour l’art, l’architecture et la poésie semble corroborer la description qu’en fait Marx, qui voit en lui l’archétype de l’affreux bourgeois (cité dans Hart, 1982 : 24), mais cette critique ne peut que difficilement s’appliquer aux Mill, surtout si l’on se rappelle l’amour que portait John Mill à la poésie des romantiques et son désir d’intégrer la sensibilité poétique à l’éducation. Il existe, dans l’historiographie anglaise, un courant positiviste qui soutient la prétention utilitariste de transformer la morale et la politique en sciences. Mais les historiens de gauche actuels, à la suite de E.P. Thompson, ont été davantage portés vers une critique romantique de l’industrialisation, fondée sur Carlyle, Dickens et Ruskin, et qui considère l’utilitarisme comme la contrepartie doctrinale des « sombres, démoniaques fabriques » de l’Angleterre industrielle (Thompson, 1963 : 401). Cette vision implique que les adeptes de l’utilitarisme ne peuvent avoir suscité aucune adhésion populaire digne de ce nom, excepté de la part de ceux qui, comme Francis Place, étaient des traîtres à leur classe.
Les historiens de la « haute politique », d’autre part, furent sceptiques quant à la pertinence de l’idéologie, et, suivant les traces de Sir Lewis Namier, ils ont tenu pour nulle l’influence de la théorie, qu’elle soit radicale ou conservatrice. Des historiens comme les professeurs Christie et Gash semblent avoir pris avec tant de sérieux l’affirmation de Namier selon laquelle le système politique non encore réformé ne peut se comprendre à l’aide des hypothèses modernes sur les avantages de l’élargissement du droit de vote, de la liberté de la presse et du bipartisme, et ils ont intégrés si profondément l’esprit de la constitution d’avant les réformes qu’ils ne traitent d’habitude les mouvements réformistes qu’avec répugnance (Christie, 1984 ; Gash, 1979 : 79-87, 200-209). Les chefs radicaux, donnent-ils à entendre, doivent par définition être de ceux qui ont mal compris le caractère de la société qu’ils cherchent à réformer : les idéologues radicaux sont simplement des gens chez qui cette conception erronée se base sur un modèle idéal de ce que la société devrait être. Leur diagnostic des problèmes sociaux ne peut être fiable, en tout cas sûrement pas aussi digne de confiance que les avis des ministres aidés des fonctionnaires les plus expérimentés et au bénéfice des informations les plus complètes de leur temps. Bien évidemment, une manière de voir si favorable au pouvoir en place n’est pas beaucoup mieux disposée envers celui qui critique le gouvernement en respectant les formes constitutionnelles qu’envers l’agitateur radical ou révolutionnaire. Ainsi l’opposition whig, qui plaide en faveur du changement politique avec un sens aigu de la fragilité des institutions et le désir de les améliorer tout en les préservant, reçoit à peine plus de sympathie que les radicaux qui, eux, souhaitent les renverser complètement.
Parfois, le savoir historique progresse quand les fervents partisans d’une perspective particulière la force jusqu’au stade de la « reductio ad absurdum », et cela s’est produit à la fois dans l’historiographie socialiste et conservatrice. Du côté socialiste, le scénario de Thompson d’un prolétariat révolutionnaire, poussé par la répression à une solidarité de classe toujours plus forte, et qui exprime sa révolte contre l’industrialisation nouvelle par des explosions de protestation toujours plus violentes, apparaît de moins en moins plausible (Thomas, 1977 : 129-301).
Les historiens conservateurs, d’autre part, ont développé une telle indulgence envers les excès du système représentatif non réformé qu’ils finissent par trouver difficile d’expliquer pourquoi il ne l’a jamais été. Le système traditionnel avait supporté les tensions d’une longue guerre, et était venu à bout avec succès des efforts de réadaptation à la paix, entre 1815 et 1820. Dans les années 1820, tout à la fois conservateurs et radicaux voyaient dans la réforme parlementaire un sujet à oublier, ou du moins à laisser en sommeil. Dès lors, pourquoi l’idée s’est-elle soudain ravivée en 1830, débouchant sur une révolution politique ? Classiquement, les conservateurs ont avancé que ce qui était arrivé ne signifiait pas un regain d’intérêt important pour la réforme, mais était bien plutôt dû au fait que la coalition gouvernementale, au pouvoir depuis 1794, s’est divisée en 1827 sur la question de la réhabilitation des catholiques. Cette division donna soudainement aux Whigs l’occasion de prendre le pouvoir, ce qu’ils firent en novembre 1830 (Gash, 1979 ; 142 ; Clark, J.C.D., 1985 : 393-420). Mais cette réponse appelle une nouvelle question. Pourquoi les Tories se sont-ils divisés ? Depuis 1794, les gouvernements sont restés en majorité conservateurs, s’arrangeant pour intégrer dans leurs rangs les plus prudents et les moins réformateurs de ceux qui les critiquaient au Parlement. Sous le nom de Tory, on trouvait en fait une coalition de modérés ; ce qui changea après la paix, c’est que les problèmes intérieurs urgents – chômage, désorganisation du commerce, approvisionnement, etc. – ne se suffisaient plus d’une simple intégration, de cas en cas, des opposants politiques, mais exigeaient un complet changement d’orientation. De là le paradoxe apparent du « torysme libéral », un gouvernement froidement opposé au changement constitutionnel, qui réprime avec dureté toute agitation ouvrière, mais libéral dans sa politique fiscale et étrangère. Les historiens se sont dès lors demandé d’où ce libéralisme pouvait provenir.
Une des réponses, devenue classique dans le monde anglophone (et j’espère aussi chez les francophones) est celle d’Elie Halévy. Pour Halévy, les adeptes de l’utilitarisme proposèrent l’expression la plus cohérente de la nouvelle philosophie du libéralisme, et ils formeront le moteur des réformes législatives de 1820 à 1840. Il expose cette théorie dans La formation du radicalisme philosophique et il montre dans les trois premiers volumes de l’Histoire du peuple anglais au XIXe siècle (1912, 1923) comment cette théorie aboutit à des résultats. Selon moi, l’hypothèse de Halévy, aussi convaincante et brillante qu’elle soit par rapport à l’état des connaissances de l’époque où elle fut élaborée, a été sapée et discréditée non pas tant par un manque de savoir qu’à cause des contrastes marqués de son tableau de l’Angleterre après 1815, très séduisant pour la gauche socialiste. Et, à notre époque, le socialisme bat en retraite. En la relisant aujourd’hui, à la lumière d’une génération de recherche intensive, il semble que l’erreur la plus manifeste de la théorie de Halévy est de sous-estimer la force de persuasion de la tradition et des perspectives du parti Whig. Malgré sa description exacte des institutions anglaises du XIXe siècle et son don pour le détail juste, Halévy est resté fidèle à sa formation de base platonicienne et à la méthode dialectique qu’il en a retirée (Gillispie, 1950 : 232-6 ; Chase, 1980 : 35-61). De ce fait, il a d’abord considéré les attitudes sociales et les projets politiques comme les expressions d’une théorie abstraite, puis il a épuré ces théories jusqu’à leurs postulats de base. Tout au long de cette recherche, il s’intéressa plus à la manière dont les credo politiques incorporaient des postulats contradictoires qu’à la façon dont les théories elles-mêmes étaient confirmées ou réfutées par les faits. Dans La formation du radicalisme philosophique, il soutient qu’on trouve un tel conflit de principes au cœur même de l’utilitarisme. Dans leur théorie politique et juridique, les « utilitaristes » soutiennent que les intérêts personnels devraient être harmonisés par des moyens artificiels. Dans leur théorie économique, au contraire, ils affirment l’identité naturelle des intérêts et pensent, comme Adam Smith, que les intérêts personnels s’ajustent spontanément au travers des mécanismes du marché. Halévy expose ses idées de manière si claire, sa présentation des arguments en présence est si passionnante que la plupart de ses lecteurs ont adhéré à ses conclusions : la théorie économique des utilitaristes se trouvait en fin de compte en désaccord avec leur théorie politique et juridique, leur libéralisme commercial en opposition avec leurs réformes radicales. Mais les lecteurs n’ont généralement pas noté que la dialectique de Halévy a donné à l’économie politique un rôle secondaire au sein de l’utilitarisme. Bentham n’est pas seulement (comme il le revendiqua peu sagement une fois) le père spirituel de Ricardo, mais aussi celui de Adam Smith. « Preuve » par déduction que l’utilitarisme n’avait pas de rivaux sérieux comme courant dominant la formation du libéralisme anglais au début du XIXe siècle, les idées de Halévy ont conquis des adeptes parmi ceux qui préfèrent l’exaltation d’une théorie vraisemblable à une fastidieuse exploration des faits. C’est peut-être ce que pense Gillipsie quand il écrit que « le livre accomplit l’exploit rare d’offrir à l’historiographie un travail si perspicace qu’il éclaire davantage le lecteur sur le sujet qu’une étude des sources ne l’aurait fait » (p. 237). On peut ajouter qu’il fait porter au lecteur sceptique la lourde charge de critiquer un classique de l’historiographie. Pourtant, ce devoir est nécessaire à une juste appréciation de la variété et de la complexité du libéralisme anglais.
Ce qui attira Halévy vers l’utilitarisme, c’était sa prétention à avoir élaboré un système logiquement cohérent. Ce terrain lui convenait. Pour tout ce qui, plus largement, concernait la politique anglaise, il était moins bien armé. Ce qu’il ne pouvait comprendre du « whiggisme », c’était son éclectisme, sa capacité d’englober, dans un pragmatisme tolérant, un large spectre d’entreprises communes aux dirigeants aristocratiques et aux simples adeptes issus de la classe moyenne, parmi lesquels régnaient une harmonie générale sans accords formels ni politique commune. Ainsi, lorsque la théorie « utilitariste » et l’empirisme whig se rejoignent, Halévy suit généralement ses préférences philosophiques et attribue tout le crédit à l’utilitarisme. Mais il s’agit là d’un tour de passe-passe terminologique. Pour trois domaines, je crois pouvoir montrer que la perspective proprement whig n’était pas seulement plus correcte dans son diagnostic, mais aussi plus efficace dans ses résultats concrets. Il s’agit de la tolérance religieuse, de l’enseignement secondaire et supérieur et de la réforme parlementaire. Qu’on me permette maintenant d’examiner brièvement ces trois thèmes.
Bien avant qu’il n’écrive le premier volume de son Histoire, Halévy avait esquissé sa célèbre thèse sur le méthodisme dans la Revue de Paris, en 1906 (Halévy, 1971). C’est pour l’essentiel cette thèse qu’il approfondit dans L’Angleterre en 1815. Mais là, elle prend place dans un tableau plus vaste, rien moins qu’un aperçu des institutions politiques et de l’organisation économique de l’Angleterre visant à expliquer la continuité et la stabilité de la société anglaise. Après avoir montré que sous la « Constitution équilibrée » admirée des contemporains, il n’y avait en réalité pas d’équilibre mais un exécutif progressivement affaibli par les forces de l’opinion publique (Halévy, 1912 : 188-189 ; 1949 : 199-200), il se penche sur la vie économique du pays pour arriver aux mêmes conclusions négatives. Que cë soit pour la croissance industrielle, le système fiscal ou la théorie économique, il n’y avait aucune réglementation, aucune planification venant du centre, aucun frein aux débordements de la concurrence acharnée. Donc, si « l’interprétation matérialiste de l’histoire » s’avérait exacte, l’Angleterre aurait dû être « avant tous les autres pays destinée à la révolution, tant politique que religieuse. » Mais il ne devait pas en être ainsi. « Dans aucun autre pays d’Europe, les changements sociaux ne se sont accomplis avec une continuité aussi nette et progressive » (1912 : 364 ; 1949 : i.383). Si les systèmes politiques et économiques ne peuvent expliquer cela, quel argument avancer ? Pour Halévy, la réponse est à chercher dans la religion anglaise. Les institutions délabrées de l’Angleterre ne pouvaient résister à « une bourgeoisie animée par un esprit de révolte », et son système économique pouvait provoquer une violente révolution si la classe ouvrière avait trouvé dans la bourgeoisie des chefs capables de leur offrir « un idéal bien déterminé, un credo, un programme pratique ». Mais dans la réalité, la doctrine du méthodisme et tous ses dérivés s’est répandue parmi le bas-clergé et ainsi « l’élite de la classe ouvrière, les bourgeois travailleurs et compétents ont été imprégnés, par le biais du mouvement évangélique, d’un esprit dont l’ordre établi n’avait rien à craindre » (1912 : 401 ; 1949 : i.424-5). Les institutions vieillies et discréditées survécurent à la tradition de libre expression et à la désorganisation due au changement économique rapide, cela grâce aux vertus évangéliques d’auto-discipline, de patience et de soumission enseignées aux « classes dangereuses ». Ainsi l’individualisme si remarquable au XIXe siècle en Angleterre s’avère être un « composé d’évangélisme et d’utilitarisme » (1912 : p. 559 ; 1949 : i.587).
Ce raisonnement ressemble à la tentative d’un historien des idées de réconcilier son estimation des forces sociales avec sa foi toute libérale dans le choix individuel, mais il comporte aussi l’implication antilibérale que les Eglises, et les sectes protestantes en particulier, avaient peu d’intérêt spontané dans une quelconque amélioration et donc n’avaient aucun impact positif sur la réforme politique. Dans son deuxième volume, Halévy explique qu’il avait à l’esprit l’exemple de la France, où l’Eglise et l’Etat étaient inextricablement liés, et où, quand la révolution les renversa toutes les deux, elles coopérèrent dans la réaction qui suivit. En Angleterre au contraire, les Eglises libres vidèrent de leur sens « les deux puissants mots-phares de révolution et réaction » du fait même qu’elles ne s’identifiaient pas à l’Etat. Et « quand la population protestait contre les abus de l’administration civile, elle ne se révoltait pas en même temps contre la discipline spirituelle » (Halévy, 1923 : vi-vii ; 1949 : ii.vi). Mais cette comparaison, si elle aide à expliquer l’absence, en Angleterre, des formes les plus violentes de l’anticléricalisme, ne rend que peu justice à la fécondité politique de la « dissidence ».
Il est possible que les sectes protestantes les plus fondamentalistes aient été trop insulaires, trop méfiantes face aux idées étrangères, pour tirer de la Révolution française une quelconque leçon politique. Mais les « dissidents rationalistes », et spécialement les unitariens, virent dans cette Révolution l’aube de la nouvelle ère de la fraternité universelle. Ils ont été bien sûr déçus, et leur mouvement de recul après l’euphorie des débuts était dû autant à leurs espoirs exagérés qu’à l’attitude répressive des autorités contre toute manifestation de « jacobinisme ». Néanmoins, personne ne peut étudier les écrits du mouvement romantique en Grande-Bretagne sans prendre conscience que les espoirs nés en 1789, loin d’être transmis secrètement, trouvaient leur expression dans la littérature : dans les romans dits « jacobins » de Godwin et Holcroft ; dans la poésie de Wordsworth, davantage préoccupé de « nature » que de « culture » ; dans les méditations de Cholérine sur le caractère de l’« intelligentsia » ; dans les essais de Hazlitt ; dans le rousseauisme bien convenable des romans de Maria Edgeworth. Toutes ces œuvres ont engendré une révolution dans les sensibilités qui a préparé le changement politique, et ces auteurs méritent généralement le titre que Shelley revendiquait pour les seuls poètes, celui d’être « les législateurs inconscients du monde » (Butler, N., 1981).
Les guerres avec la France révolutionnaire et napoléonienne ont provoqué un ralliement de l’opinion aux institutions établies, et toutes les sectes en tirèrent bénéfice, sauf, peut-être, les unitariens. Les Poètes du Lac, notamment Southey et Wordsworth, sont les plus fameux des écrivains qui passèrent rapidement d’un prétendu jacobinisme à la défense de l’Eglise anglicane. Le patriotisme, associé à travers tout le XVIIIe siècle au régionalisme et à une hostilité envers le pouvoir central, s’est trouvé lié à l’extérieur par l’effort de guerre et à l’intérieur par la défense de « l’Eglise et du Roi ». Les rationalistes, les sceptiques et les anciens sympathisants des Lumières françaises, avec ses attaques contre la religion, pouvaient effectivement se sentir vivre dans un monde intolérant mené par ceux que Shelley dénommait « le prêtre, le roi et le liberticide ». Et cette impression aurait été renforcée par la façon dont des Torys comme Lord Chancellor Eldon, ou des Evangéliques comme Spencer Percival et leurs adeptes dans la Quaterly Review s’efforçaient de discréditer toute proposition de réforme en la traitant de « jacobine » et athée. Mais en réalité, les opinions étaient bien moins polarisées que cela.
Chaque réformiste, aussi abstraite et théorique que soit sa critique des institutions, devait trouver des alliés parmi les membres des sectes protestantes et parfois même parmi les fidèles de l’Eglise officielle. Bentham ne faisait pas exception. En privé, il qualifiait les gens croyants de « djaggerien », terme dérivé de « djaggernath »1, mais la plupart de ses alliés étaient, d’une manière ou d’une autre « djaggeriens ». On y comptait l’Evangélique Wilberforce, les Quakers William Allen et Joseph Fox, ainsi que le Baptiste Joseph Lancaster. Son entourage proche donnait l’exemple de l’alliance permanente de la réforme avec la philanthropie chrétienne. Dumont était un ancien pasteur calviniste, qui conserva sa vie durant une attitude religieuse envers ses travaux pour Bentham, dont il supporta l’indifférence et même les rebuffades, par amour pour l’humanité. Sir Samuel Romilly était de descendance huguenote, mais converti par son beau-frère Roget à une foi manifestement dérivée du Vicaire Savoyard de l’Emile de Rousseau (Romilly, 1840 : i.30-32). On invoquait sa devise « on affaiblit tout ce qu’on exagère » pour tempérer le franc-parler des derniers écrits de Bentham contre la religion (Thomas, 1979 : 31). James Mill, formé comme Dumont au pastorat, mettait dans sa tâche de disciple une ferveur et une volonté didactique quelque peu prêcheuse qui trahissait ses origines calvinistes. John Bowring, le dernier disciple de Bentham et son biographe, était un unitarien aujourd’hui célèbre pour son cantique : « Je mets ma gloire dans la croix du Christ. » Sans de tels appuis, les écrits de Bentham auraient disparu, victimes d’un mélange d’obscurité et de scandale ; ces hommes ont traduit ses esquisses dans une langue compatible avec celle de la philanthropie chrétienne.
Cette stratégie toute de concessions au sentiment religieux peut paraître corroborer l’affirmation de Halévy selon laquelle le mouvement évangélique a étouffé et brisé la puissance du rationalisme utilitariste, lui volant tout son impact révolutionnaire. Mais, bien entendu, une théorie destinée à l’origine à la réforme des prisons et à la codification ne pouvait que fort difficilement être révolutionnaire, sous quelque forme qu’elle soit portée au public, alors que sur la question religieuse qui concernait le plus directement l’ordre public au début du XIXe siècle, l’utilitarisme n’avait que peu à dire. Cette question, c’était la réhabilitation des catholiques.
Pour le Tory traditionnel, préparé par une longue guerre à une philosophie d’assiégé, qui voit dans le jacobinisme et l’athéisme les ennemis et dans les Whigs et les radicaux modérés des traîtres potentiels, la Grande-Bretagne est un « Etat confessionnel » (Best, 1958). Sa constitution est anglicane, et il exige que les membres du Parlement et les fonctionnaires appartiennent à l’Eglise d’Angleterre. La justification historique à cela repose sur le refus des Anglais de se soumettre à un roi catholique en 1688, et sur le fait que les ordonnances de la révolution, pour beaucoup d’Anglais une vraie constitution écrite, ont placé le gouvernement du royaume en mains protestantes. L’Eglise fut établie par la Révolution et la constitution, qui incorporait tous les bienfaits du protestantisme, était considérée comme la base de la prospérité anglaise. La justification politique de l’establishment protestant avait été restaurée par les événements encore dans toutes les mémoires. En 1798, la France révolutionnaire avait, sans succès, fomenté un soulèvement en Irlande, et les catholiques irlandais avaient une fois de plus et comme un siècle auparavant, montré leur inaptitude à partager les bienfaits de la constitution. « A bas le Papisme » était un cri populaire hostile tout à la fois aux catholiques et aux Jacobins, dénotant un patriotisme ardent et borné.
Deux observations viennent saper la position des protestants. La première, c’est qu’elle n’a jamais été soumise à l’épreuve de l’orthodoxie doctrinale. Le clergé de l’Eglise établie n’avait pas à suivre un enseignement théologique précis, et les liens étroits de ses membres avec la haute et petite noblesse, des comtés aux paroisses, ne signifiait pas que cette dernière manifestait un zèle religieux particulier. Au contraire, l’« enthousiasme » était regardé de travers par les classes dirigeantes, et l’argument communément avancé par l’establishment n’était pas qu’il rendrait pieux les dirigeants de l’Angleterre (bien que cela fût le cas), mais plutôt qu’il faisait de son clergé anglican de bons petits bourgeois. Leurs privilèges étaient basés sur un arrangement politique et placés sous la protection d’un parlement laïc. Et tant que rien ne changeait, ils pouvaient en toute sécurité louer les bienfaits de la tolérance : une partie en effet du « Revolution Settlement », l’Acte de tolérance de 1689, assurait le droit de tous les sujets à pratiquer le culte de son choix. Une telle liberté religieuse apportait, pensait-on, tant d’avantages à ses bénéficiaires que personne ne pouvait percevoir les incapacités purement civiles qui protégeaient l’Eglise de la majorité. Deux exceptions à cette tolérance : les unitariens et, bien sûr, les catholiques ; mais qui pouvait douter que leur hostilité flagrante à l’ordre social ne justifiait à elle seule l’exclusion ? Une bonne partie des arguments de la polémique trahit sa faiblesse doctrinale en soulignant l’intolérance fondamentale du « papisme » et les catastrophes politiques qui résulteraient de tout accommodement avec lui.
Le second défaut dans la défense de l’Eglise établie par le protestantisme, c’est l’exemple de l’Ecosse. L’Acte d’Union avec l’Ecosse de 1707 institua la reine d’Angleterre chef de l’Eglise établie en Ecosse, une Eglise sans évêques, dirigée par une assemblée élue et régie, au début du XIXe siècle, par une élite cultivée pas moins docte que leurs contemporains du banc des évêques anglais. Et c’est le succès politique de cet aspect de l’Union avec l’Ecosse qui amena Pitt à chercher une solution semblable pour le problème du catholicisme irlandais. Si l’Union avec l’Irlande pouvait comprendre l’accès des catholiques aux droits politiques, le péril catholique serait contenu, puisque dilué dans la tolérance régnante ; et les avantages politiques de l’absorption surpasseraient l’effet centrifuge du sectarisme. Pourvu qu’il y ait suffisamment de garanties contre une influence étrangère à travers l’Eglise catholique, comme par exemple le droit de veto du gouvernement sur la nomination des évêques catholiques, et l’Irlande pouvait être pacifiée en toute sécurité par le biais d’une représentation au Parlement impérial. La réhabilitation des catholiques, toutefois, ne fut pas contenue dans le traité d’union de 1800, et la destitution par Georges III des deux cabinets ministériels à cause de ce problème, en 1801 et 1807, transforma de façon certaine la « réhabilitation des catholiques » en pomme de discorde pour chaque gouvernement jusqu’en 1829. Une certaine stabilité ministérielle fut assurée dès 1812, lorsqu’il fut décidé de laisser ouverte la question catholique ; elle n’était pas traitée en cabinet, mais les ministres pouvaient déterminer leur ligne de conduite de manière toute personnelle. Le compromis a assuré la paix, mais eut pour conséquence que le Gouvernement de Lord Liverpool ne pouvait, en tant que corps exécutif, déterminer aucune ligne de conduite au sujet de la crise irlandaise, toujours plus aiguë dans les années 1820. Cela signifiait aussi que chaque camp cherchait à consolider sa position. Les Torys protestants tels que Lord Eldon ou Lord Sidmouth tiraient consolation du fait que le « bon vieux roi » avait bien interprété les souhaits de son peuple protestant, et, invoquant son serment de couronnement, ils l’emportaient sur les innovations jugées erronées de ses ministres ; mais ils étaient désagréablement conscients que le très populaire « A bas le papisme » et la conscience du roi ne formaient que de faibles remparts, l’un peu honorable, l’autre dépendant du caprice d’un homme. Les Torys libéraux étaient dirigés par Canning. Leurs plans pour assurer une stabilisation politique reposaient sur l’incorporation des catholiques, et ils espéraient qu’avec du temps et de la diplomatie, l’Union pourrait en définitive être parachevée par une mesure d’adoucissement du sort des catholiques. La grande menace contre ce travail progressif de persuasion, c’était un soulèvement violent en Irlande.
Dès lors, pour le partisan libéral de la tolérance religieuse, qu’il soit un sceptique regrettant la prédominance du vocabulaire religieux dans la vie politique, ou un laxiste déplorant la division des Chrétiens en églises antagonistes, la question de la réhabilitation des catholiques est essentiellement politique. Il s’agit de trouver une voie entre d’un côté l’intolérance des sectes avec leur littéralité bornée et de l’autre côté la rigueur de l’Eglise officielle, qui contrôle la vie politique. Des attaques directes contre la religion, comme celles dont Bentham nourrissait le projet et que Romilly tenta de contenir, ne servaient qu’à accroître l’opposition du croyant peu réfléchi envers une quelconque réforme, considérée comme jacobine et antichrétienne. Mais prendre le parti des sectes extrémistes contre l’Eglise établie anglicane ne pouvait que renforcer l’entêtement politique de cette dernière et reporter le changement. Il fallait plutôt contenir le zèle réformiste des sectes sans alarmer l’Eglise établie. D’où la position de pivot des Whigs.
Les Whigs étaient, en fait et malgré leur réputation d’infidélité et d’athéisme, en faveur de l’Eglise établie, à condition toutefois que sa conduite demeure froide et rationnelle. En premier lieu, l’Eglise et l’aristocratie terrienne étaient intimement liées à tous les degrés de l’administration locale. Les aristocrates du parti whig n’étaient pas opposés à la nomination de leurs amis et de leurs clients à des charges ecclésiastiques, voire même, pour les membres de leur famille, à la tête d’évêchés. Bien plus, ils concevaient l’Eglise établie comme un contre-poids aux sectes évangéliques. Ceci est clairement exprimé par H. Brougham dans une lettre de 1823 où il reproche à un collègue ses attaques par trop ardentes contre l’Eglise :
« La population de ce pays n’est pas préparée à abandonner l’Eglise. Moi le premier, je ne le suis sûrement pas ; et pour la raison que voici. Il existe dans ce pays une forte quantité de religiosité, sous des formes et avec une intensité variables, depuis une tiédeur de bon aloi jusqu’au méthodisme. Ce sentiment a besoin d’une Eglise établie, et je suis persuadé qu’une Eglise d’Angleterre réformée en profondeur en est la forme la plus sûre. C’est une Eglise tranquille, plutôt paresseuse et surtout pas persécutrice. Rognez-lui les ailes en ce qui concerne le pouvoir temporel (qu’elle utilise toujours plus en faveur d’un esclavage politique), corrigez ses abus les plus flagrants, et vous vous en sortez mieux qu’avec une Eglise fanatique et l’Empire des Saints, comme au XVIIe siècle ; ou que sans Eglise du tout et la domination des sectes, comme en Amérique… » (Maxwell, 1905 : 408-409).
Le projet de Brougham dans les années 1820 était d’amener le parti whig dans la ligne de Canning et des Torys libéraux. La réintégration des catholiques n’était pas le seul moyen de faire progresser les principes libéraux face à la coalition conservatrice qui dirigea l’Angleterre durant toute la guerre avec la France et au-delà, mais c’était la seule manière de briser cette coalition en ayant part à la formation d’un ministère. Par la suite, la stratégie a presque réussi. Canning n’a jamais explicitement désavoué le conservatisme officiel du gouvernement de Liverpool, mais son attitude envers la Sainte Alliance en Europe et sa sympathie reconnue pour la réhabilitation des catholiques en fit l’idole de l’opinion libérale en Angleterre. Quand Liverpool eut une attaque, la seule manière pour les vieux Torys protestants (surnommés « Ultras » d’après leurs équivalents supposés en France) d’empêcher Canning de lui succéder était de démissionner en bloc. Pour former un gouvernement stable, Canning devait faire appel aux Whigs. S’il avait vécu, Canning aurait pu être le Premier ministre d’un gouvernement libéral modéré. Lorsqu’il mourut, en août 1827, son projet politique demeurant une énigme, les Torys ultras lui reprochèrent la division de la vieille coalition Tory, et du même coup la faiblesse du gouvernement Wellington qui concéda aux catholiques leur réhabilitation en 1829. Mais cette concession arrivait trop tard pour sauver le ministère. Les Torys libéraux et les Whigs s’unirent dans le gouvernement réformateur de Lord Grey.
Pour Halévy, la réhabilitation politique des catholiques était avant tout un problème d’ordre public en Irlande, et la description qu’il en donne s’accorde à son modèle d’institution antiques cédant à la menace de la violence révolutionnaire. Des études plus récentes laissent toutefois penser qu’il s’agissait essentiellement d’un débat interne (en fait, c’est la dernière fois que la question irlandaise devait prendre une forme aussi inoffensive) sur l’essence de la constitution et la place que l’Eglise devait y occuper. Le fait que la réhabilitation des catholiques ait relégué la réforme parlementaire au second rang des préoccupations montre la primauté de l’obéissance religieuse dans une société encore chrétienne de manière écrasante. La question centrale restait toutefois de savoir si l’hétérodoxie religieuse constituait une cause d’incapacité politique, et non, comme l’auraient préféré les utilitaristes, si les prétentions surnaturelles de la religion pouvaient résister à un examen rationnel. Bien évidemment, les utilitaristes, dans cette attaque générale contre l’Eglise établie, s’identifiaient aux sectes dissidentes et réclamaient la fin des privilèges de « l’Eglise étatique ». Mais c’est cette position-même qui causa leur discrédit aux yeux des Whigs. Macaulay compara leur intolérance et leur esprit petit-bourgeois aux conceptions des premiers puritains ; et J.S. Mill lui-même reconnaissait que, si les principes de l’utilitarisme devaient être diffusés sur la base d’une argumentation rationnelle, ils avaient d’abord à se libérer de leur réputation de sectarisme et d’intolérance (Thomas, 1979 : 135-136 ; 1985 : 32-37).
Si Bentham et ses disciples demeurèrent relativement indifférents au plus important des débats politiques des années 1820, celui de la réhabilitation des catholiques, du moins pouvait-on s’attendre à les trouver plus impliqués dans la question de l’éducation. Dès les débuts du mouvement, ses partisans réalisaient bien que, si la conquête des peuples comme les Hindous ou de nouvelles républiques comme celles d’Amérique pouvait aisément d’accommoder d’un code de lois « utilitariste », les obstacles, en Grande-Bretagne même, à une éthique et une jurisprudence rationnelles, s’avéraient beaucoup plus complexes. Là-bas, on pouvait imposer un code par un simple « Fiat » politique ; mais en Angleterre, la morale traditionnelle était profondément enracinée, et plus difficile à déloger. L’éthique privée se prêtait bien à une exposition en termes utilitaristes, mais jamais la morale publique ne pourrait être modifiée par une réforme pénale ou par codification. On voit ainsi James Mill peu à peu désespérer du code de lois de Bentham et se tourner vers la question de la réforme du système éducatif. Mais là encore, les efforts des utilitaristes ne formèrent qu’une tendance marginale. Le courant majeur venait des mouvements évangéliques et dissidents, le système scolaire et paroissial de l’Ecosse constituant sa source et son inspiration. Les efforts que mettait Bentham à créer une école se voyaient, à la grande irritation de James Mill, entravés par son exigence de concevoir, avant de poser la moindre pierre, un plan complet d’étude, avec tout ce que cela suppose de classifications fastidieuses, le tout dans le jargon propre à la méthode benthamienne (Mss. Dumont, James Mill à E. Dumont, 1er août 1815). La Chrestomathie est l’unique trace d’une initiative éducative qui n’aboutit à rien : l’école chrestomatique ne fut jamais construite. Il n’est pas difficile de deviner pourquoi. Les plans de Bentham auraient parfaitement convenu à une République dont les habitants auraient été manœuvrés comme des pions dans un jeu d’échec. Il ne cherchait pas à changer leur nature. Le modèle restait toujours celui du Panoptique, et chez Bentham, sa conversion à la démocratie impliquait seulement un changement des rôles. Une démocratie serait un panoptique où le peuple deviendrait le geôlier, et les dirigeants des prisonniers sous leur garde jalouse. La méthode de James Mill était totalement différente. Il portait bien davantage son intérêt sur les expériences éducatives de son époque que Bentham ne le fera jamais, et il tenait à transformer la nature humaine. Sa dette envers Bentham est en réalité très légère. Sa théorie psychologique vient de Locke et Hartley ; sa méthodologie, de la République de Platon complétée d’une touche de l’Emile de Rousseau, et pratiquement, cela donne l’éducation décrite avec force protestations étouffées et louanges glaciales dans l’Autobiographie de son fils.
Il me paraît plutôt étrange que Halévy, généralement si curieux dans ses recherches, ait pu en arriver à une vision aussi partiale de l’apport écossais à la réforme de l’enseignement. Il connaissait sûrement les antécédents écossais de James Mill, et il mit fortement l’accent sur l’influence du calvinisme dans son éducation (Halévy, 1912 : 441-442 ; 1949 : i.465-467). Mais les preuves de cette influence, quoique propres à susciter la réflexion, sont minces et anecdotiques, alors que l’appartenance de James Mill à la tradition écossaise de l’enseignement supérieur est fort richement documenté. J’ai tenté de montrer ailleurs à quel point la dette de Mill envers la tradition écossaise précède et influence sa perception de la doctrine de Bentham (Mill, 1973 : XIII-XIX). Halévy ne relève pas cette tradition, refusant d’accorder un quelconque mérite à l’éducation supérieure écossaise. « Les Universités écossaises », écrit-il dans le premier volume, « peuvent difficilement être considérées comme des institutions d’enseignement supérieur », du fait qu’un étudiant y entrait à l’âge de 14 ou 15 ans (Halévy, 1912 : 512 ; 1949 : i.538). C’est cela même, penserait-on, qui rendait leur influence aussi profonde. Mais de mon point de vue, Halévy, en sous-estimant la contribution écossaise au libéralisme a considérablement faussé son explication du « Réveil libéral ». Pour illustrer cela, il faudra également que je traite de la stratégie whig de réforme parlementaire.
Le parti whig du début du XIXe siècle se présentait sous la forme d’une coalition assez lâche d’aristocrates et de bourgeois. Ses chefs étaient de grands propriétaires terriens tels que les ducs de Devonshire et de Bedford, à qui leur grande fortune et leurs vastes propriétés assuraient supériorité et prestige auprès des familles de plus basse extraction (les Lansdowne, les Grey, les Lamb) qui faisaient partie de l’alliance. En théorie, les magnats étaient des chefs politiques dont on pensait qu’ils composaient les gouvernements et apportaient leur soutien aux membres du Parlement dont ils influençaient ou contrôlaient le siège, soit en le possédant ouvertement, soit de manière indirecte. En réalité, ces Grands ne dominaient plus les ministères. Les affaires de l’Etat devenant plus complexes, et la société toujours plus dominée par les intérêts monétaires et commerciaux, le pouvoir était désormais aux mains des ministres qui détenaient les charges « rentables » à la Chambre des Communes. Une célébrité comme le Duc de Portland pouvait bien diriger un ministère, comme en 1807, il n’était qu’une figure de proue, estimé pour son influence dans le pays et son grand nom, mais pas pour sa force politique.
La professionnalisation toujours croissante de la politique aurait pu être fatale au parti Whig ; deux raisons l’en empêchèrent. Tout d’abord, les leaders aristocratiques demeurèrent étonnement libéraux. Ils avaient été épouvantés par la Révolution française, mais étaient eux-mêmes (ou du moins se croyaient) les descendants des promoteurs de la Révolution de 1688, et ils professaient tout à la fois une hostilité traditionnelle à la Couronne, de la sympathie pour les mouvements libéraux à l’étranger, un mépris du fanatisme religieux, et, enfin, le respect de la philosophie et des sciences qui faisaient d’eux les protecteurs désignés des réformes et des réformateurs. Les hauts-lieux whigs, tels que Holland House et Bowood (où Dumont trouva demeure), étaient des centres de la culture whig, des oasis pour les opinions et les débats d’idées libéraux dans un monde polarisé entre la révolution et la réaction (Mitchell, 1980 ; Mandler, 1990). L’aristocratie whig demeura libérale par le ton, cosmopolite dans sa culture, justement parce que, sous le système représentatif d’avant la réforme, les courants de l’opinion publique ne les atteignirent pas directement. Ils étaient libéraux non par conformité à un système philosophique, ni par désir de garder le contact avec l’ère démocratique, mais bien parce qu’il leur était impossible de tester leurs théories dans la pratique d’une charge et qu’ils avaient une conception hautement aristocratique de ce que signifiait une conduite honorable.
Le parti whig resta vivant avant 1830 pour une autre raison : le groupe de tête, aristocratique, rassemblait une brillante cohorte d’écrivains et d’orateurs à même de servir la cause commune dans la presse et au Parlement. Les Universités écossaises jouèrent là un rôle décisif. Puisqu’Oxford et Cambridge avaient la réputation de séminaires théologiques dominés par un clergé léthargique, les gens soucieux d’un enseignement de qualité envoyaient de préférence leurs fils dans les Universités écossaises, affranchies du cléricalisme, sans examens de religion, et pionniers, dans les Iles britanniques, pour l’enseignement de la médecine, de la philosophie et des sciences économiques. Pays pauvre, dans lequel une excellente formation primaire et un grand intérêt pour l’étude produisaient davantage de lettrés que l’économie n’en pouvait employer, l’Ecosse exportait ses diplômés. L’influence écossaise au sein du parti whig est évidente. Bon nombre de jeunes Whigs issus de la noblesse, y compris trois futurs Premiers ministres (Melbourne, Lord John Russell et Palmerston), reçurent une partie de leur éducation en Ecosse ; d’autres Whigs éminents de la Chambre des Communes, tels Sir James Mackintosh, Francis Horner et Henry Brougham, y firent toutes leurs études. Le plus important organe de l’opinion whig était une entreprise purement écossaise. L’Edinburgh Review, fondée en 1802 par Francis Jeffrey, Brougham, J.A. Murray et Sydney Smith, était en 1810 l’organe reconnu du parti parlementaire (Clive, 1957).
Nous sommes aujourd’hui mieux informés qu’Halévy ne pouvait l’être sur les écrits du whiggisme théorique des Lumières écossaises. Grâce aux travaux de Donald Winch, J.G.A. Pocock, Michael Ignatieff et d’autres, nous savons maintenant qu’il s’agissait d’une philosophie politique aussi particulière que l’utilitarisme, une philosophie avant tout historique et comparative. Elle replaçait dans une perspective plus large la version du whiggisme pur et dur sur la lutte constitutionnelle. Le progrès constitutionnel était considéré comme partie intégrante du progrès des sociétés ; la liberté civile, comme basée sur la réussite de l’entreprise commerciale ; la vertu civique ou l’esprit public, comme inséparables d’un certain nombre de conditions sociales et économiques favorables. Tout cela n’est pas rassemblé dans une œuvre unique, mais cette méthode comparative à longue portée se retrouve dans les écrits d’Adam Smith, d’Adam Ferguson, de William Robertson, de John Millar et même dans l’Histoire de l’Inde britannique de James Mill, œuvres qui toutes illustrent le bon mot de Sydney Smith : les écrivains politiques écossais ont toujours débuté (leurs récits) « quelques jours avant le déluge » et sont parvenus pas à pas au règne de Georges III, n’oubliant rien si ce n’est la brièveté de la vie et l’inconstance de l’attention humaine (Smith, S., 1953). Les prises de position politiques du whiggisme écossais étaient empreintes d’une prudence de bon aloi, sceptiques face à tout enthousiasme religieux, préfèrant la recherche empirique au déterminisme mécaniste dans le domaine des sciences sociales, opposées à toute forme de millénarisme politique. Ils étaient également pessimistes sur l’aptitude du peuple à bien distribuer sa confiance politique, mais convaincus qu’à long terme et au bénéfice de bonnes conditions économiques, le corps politique de la Nation pourrait être élargi afin de prendre en compte les Lumières toujours plus grandes de l’esprit public. La consolidation de ce point de vue « libéral modéré » fut la grande réussite des Universités écossaises au tournant du siècle (Collini, Winch, Burrow, 1983 : ch. 1). C’est ce qui rendit la culture écossaise whig. Pour couronner le tout, la tradition whig était en Ecosse intégrée dans la tradition historique du développement constitutionnel anglais, et les auteurs whigs y étaient accessibles et largement connus. Ils n’utilisaient pas la terminologie difficile et technique en usage dans les écrits de l’orthodoxie utilitariste.
Si nous plaçons la direction aristocratique du parti whig côte à côte avec les hommes d’esprit, les spécialistes d’économie politique, les hommes de loi, les historiens et les critiques qui composaient la société « whig », nous pouvons commencer à entrevoir que ce mouvement était quelque chose de plus pénétrant, de plus subtil qu’un simple parti politique. C’était une culture et Halévy en est étonnement à peine conscient. Cela est dû en partie au fait que quelques documents n’étaient pas disponibles alors. Les trois grands fonds de documents whigs, les papiers de Grey, Holland et Brougham ne furent accessibles aux chercheurs que dans les années 1960. Le grand projet de recenser tous les auteurs anonymes ayant écrit dans les principales revues du XIXe siècle, le Wellesley Index of Victorian periodicals, à peine terminé, n’était alors même pas commencé. Il existait toutefois déjà maints mémoires et biographies, et le fait de les avoir négligés, ou du moins utilisé partiellement, ne peut avoir pour raison que son souci majeur de retracer les progrès des deux seules grandes expressions, selon lui, de l’esprit bourgeois, l’évangélisme et l’utilitarisme. Il a dès lors laissé de côté la moitié, et peut-être la moitié la plus éclairante, du mouvement libéral anglais au début du XIXe siècle.
Le problème du parti whig n’était pas de recruter des talents, mais de les amener à la politique. Pour cela, l’alliance entre la noblesse et le reste du groupe s’avérait fondamental. Les Whigs n’auraient pas eu beaucoup de députés de talent à la Chambre des Communes sans les sièges détenus par les grands propriétaires terriens. De cette façon, Romilly, refusé par les électeurs de Bristol, se vit offrir un siège à Arundel par le duc de Norfolk. Brougham, battu à Liverpool en 1812, puis dans son propre comté en 1818, s’est rabattu sur les dix votants de la circonscription de Winchelsea, propriété du comte de Darlington. Et les exemples ne manquent pas. Le paradoxe du parti whig réside dans le fait que sans les propriétaires de « biens électoraux », de droit de désignation ou de « bourgs de poche », il n’y aurait eu aucun groupe important pour défendre la réforme parlementaire.
Cela se passait, évidemment, bien avant que les grands du parti puissent se résoudre à abandonner d’eux-mêmes leurs circonscriptions familiales, et leur réticence à le faire, qui entrava la mise sur pied d’une politique cohérente de réforme du système représentatif, amena les historiens conservateurs à déclarer qu’ils n’avaient aucune politique. Mais nous savons maintenant qu’ils en avaient une. Elle apparaît dans l’Edinburgh Review, où s’exprimaient les arguments politiques des dirigeants whigs sous la plume de quatre Whigs écossais : l’éditeur Francis Jeffrey, l’historien et disciple de Burke James Mackintosh, John Allen, le bibliothécaire de la Maison de Hollande, et Henry Brougham.
Brièvement exposée, la stratégie des Whigs en matière de réforme était double. La partie législative consistait en l’abolition graduelle, l’un après l’autre, des bourgs pourris ; elle fut proposée par Mackintosh et mise en application par Lord Russell. Les Whigs avaient vu trop de propositions de réformes radicales refusées pour nourrir un quelconque espoir en un progrès rapide. La Chambre des Communes refusait régulièrement des propositions radicales en faveur d’un parlement renouvelé plus souvent, du suffrage familial, du vote au scrutin secret. Mais tous les partis s’accordaient pour dire que, si l’électeur honnête était effectivement celui dont les biens assuraient l’indépendance, les zones les plus sombres du système étaient ces circonscriptions où les pauvres vendaient leurs voix. Mêmes les plus ardents défenseurs de l’inimitable constitution britannique devaient admettre que les bourgs pourris étaient une honte. Les réformistes whigs, de ce fait, se tenaient à l’affût, durant les élections générales, de ces bourgs pourris où l’on pouvait prouver que chaque voix avait été achetée. La stratégie a porté ses fruits. Les tenants inconditionnels du vieux système qui voulaient s’opposer à l’abolition (en bloc des privilèges électoraux) se retrouvèrent dans l’impossibilité de s’opposer à des améliorations cas par cas d’une constitution dont ils avaient toujours vanté la faculté d’adaptation à son époque. Dans la dernière décennie du système, trois bourgs pourris furent abolis de cette manière, et surgit le débat sur ce qu’il fallait faire des sièges ainsi libérés. Devaient-ils revenir à une ville industrielle comme Leeds ou Manchester ? Ou fallait-il les étendre pour y inclure les électeurs de la circonscription contiguë supposés « purs » et indépendants ? Ainsi la hache frappait à la racine de l’arbre. Les débats sur l’abolition des privilèges électoraux étaient autant de répétitions pendant lesquelles les dirigeants whigs, d’abord de manière hésitante puis avec une unanimité toujours croissante, consolidèrent le programme de réforme parlementaire exposé en 1830. Et le fait que ces débats soient dans les livres d’histoire éclipsés par la grande crise de la réhabilitation des catholiques n’en diminue pas l’importance dans le processus de modernisation du parti whig.
L’autre pan de la stratégie de réforme whig portait sur l’éducation. Pour un aristocrate whig, façonné au moule du XVIIIe siècle comme le neveu de Fox, Lord Holland, la principale objection au programme d’extension du droit de vote était que le nouveau groupe appelé à voter se tournait, pour une moitié, vers le fanatisme radical, et pour l’autre moitié vers la bigoterie tory. Les Radicaux traitaient les Whigs de réformistes fainéants ; les Torys les accusaient d’athéisme et de veulerie, comme la noblesse française en 1789. Pour des hommes éduqués dans la tradition classique de l’humanisme civique (qu’ils l’aient acquis d’Aristote ou d’Adam Smith), ce qui manifestement manquait le plus, c’était une solide base de propriétaires sur lesquels on puisse compter pour soutenir une réforme modérée et non révolutionnaire. Livrés à eux-mêmes, les Whigs aristocratiques se seraient réduits à une minorité fière, se satisfaisant, comme les sénateurs romains dans Gibbon, de la contemplation paisible de leur grandeur passée. Mais leurs alliés écossais ne devaient pas le leur permettre ; et parmi eux, un homme se détache, qui fit davantage que n’importe quel autre Whig pour créer un public libéral dans les années 1820. Cet homme, c’est Henry Brougham.
L’absence de biographie (du moins complète) de Brougham est la grande lacune dans ce domaine pour le début du XIXe siècle ; la raison en est qu’il sortait des limites habituelles d’une existence. Homme à l’énergie débordante, il s’intéressait aussi bien aux expériences de chimie qu’aux traités de théologie. Son activité politique se montrait tout aussi variée. Il commença par écrire, à la mode écossaise, un traité de politique coloniale, mais on ne trouve guère de domaine d’application de l’activité réformiste, depuis l’abolition de la traite des noirs jusqu’à la réforme de la Cour de Chancellerie, auquel il n’ait apporté sa contribution. Il avait de l’imagination, un charme attachant, une plume habile, un grand talent d’orateur. Après son triomphe comme conseiller de la reine Caroline, pendant l’Affaire de 1820, il était le membre du parti whig le plus puissant à la Chambre des Communes. Que ses initiatives en matière d’enseignement lui aient été inspirés par les écoles paroissiales écossaises ou lors de son voyage en Suisse de 1816 pendant lequel il put étudier avec attention les écoles expérimentales de Feilenberg et Pestalozzi, il n’en est pas moins vrai qu’il fut le principal initiateur d’un programme d’instruction publique à trois volets qui aboutit à la formation technique des artisans dans le mouvement des « Instituts mécaniques », à la création pour la bourgeoisie active de la London University, et à cette entreprise, risquée mais influente, d’améliorer l’édition grâce à la « Société pour la diffusion du savoir utile » (Society for the diffusion of useful knowledge). Peacock (New, 1961 : ch. s 12, 17 ; Peacock, ch. 2) la surnommait ironiquement la « Société de l’esprit à vapeur » (« The steam-intellect Society »). On ne peut quantifier les effets de ces entreprises. Il est en revanche certain qu’elles ont éclipsé les efforts des utilitaristes réunis autour de Bentham, et que l’affirmation de Halévy selon laquelle le nouveau public à l’esprit réformateur des années 1820 était utilitariste se révèle exagérée. Les utilitaristes n’ont pas fondé la London University ; elle fut créée par un groupe de gens aux idées fort variées, allant de Bentham (qui visait une chaire pour Bowring) au Tory Zachary Macaulay, membre de l’Eglise évangélique. James Mill dit explicitement que le modèle avait été trouvé à Edinburgh (Ms Dumont, Mill à Dumont, 5 février 1825). Les années 1820 furent une période d’agitation idéologique, mais les théories évangéliques et utilitaristes n’étaient pas les seules à rivaliser. Au contraire, la campagne de propagande qui débuta par la création de la Westminster Review en 1884, trouva son plus sérieux contradicteur en la personne d’un écrivain qui avait quitté l’Eglise évangélique et rejeté Bentham. En cette année 1829, l’ouvrage que John Mill et ses amis avaient toujours considéré comme « un chef-d’œuvre de sagesse politique », l’Essai sur le gouvernement de James Mill, essuya une attaque foudroyante du nouveau champion des Whigs, T.B. Macaulay, une attaque qui non seulement jeta le discrédit sur James Mill, mais aussi amena son auteur au Parlement comme élu d’une circonscription possédée par le fils du vieil ami et protecteur d’Etienne Dumont, le Marquis de Lansdowne. Curieux dénouement, si les allégations de Halévy sur l’utilitarisme étaient exactes.
L’exposé de Halévy sur l’adoption du Reform Act de 1832 est succinct et superficiel (1923 : ii.1-54 ; 1949 : iii.3-59). Après avoir présenté ce qu’il pense être le cœur du libéralisme progressiste, la doctrine utilitariste, il accorde fort peu d’originalité aux concepteurs des projets de lois de réforme. En réalité, les utilitaristes, quoique grandement en faveur de l’élargissement du droit de vote, étaient incapables de se mettre d’accord sur l’étendue de cette ouverture. Et la seule mesure sur laquelle ils s’entendaient, le vote par bulletin secret, ne se trouvait ni dans le premier projet ni dans l’Acte final. Les deux décisions les plus typiquement whigs de l’Acte, une redistribution massive des sièges et le nouveau droit de vote des circonscriptions, prirent les radicaux utilitaristes par surprise. Et sur leurs liens étroits avec le débat sur la réforme de la représentation, dans les années 1820, Halévy ne nous dit rien. Le projet fut accepté comme loi sous la pression de manifestations populaires, au nez et à la barbe de l’opposition aristocrate. Halévy accorde fort peu d’attention aux mandats de Grey, Althorp ou Russell : ses yeux sont déjà fixés sur la montée de Peel. Le sens général de sa très brève exposition d’une crise politique complexe consiste à soutenir que le gouvernement de Grey a proposé la réforme parlementaire comme concession face aux menaces croissantes contre l’ordre, et nullement pour réaliser les projets anciens des Whigs au sujet des défauts de la Constitution. Et cette accusation d’opportunisme et d’égoïsme les a poursuivis depuis lors. Même des études récentes comme celle de Cannon (1973) et Brock (1973) mettent l’accent davantage sur le caractère changeant de la situation politique lors de la rédaction du premier Reform Act que sur la continuité idéologique du whiggisme, élément qui, en dernière analyse, séparait les réformistes des Torys.
Même aux historiens d’esprit conservateur, le Reform Act de 1832 doit apparaître comme une coupure dans la vie politique anglaise. Il peut bien avoir été conçu par ses rédacteurs comme la solution définitive ; il peut bien avoir différé de deux générations la fin de la prédominance politique de l’aristocratie terrienne. Quoi qu’il en soit, il a doublé le corps politique du pays et bouleversé l’essence de la vie politique anglaise en transformant les débats parlementaires en rivalité électorale au sein des comtés et des petites villes où il n’y avait, précédemment, que torpeur et indifférence. Les contemporains lui donnèrent le nom de « Révolution légale », du fait qu’elle inaugura un nouvel ordre sans aucune atteinte violente aux formes constitutionnelles. Le parallèle avec la Révolution de 1688 paraît évident.
Mais on ne voit guère se profiler, dans le récit de Halévy, une nouvelle ère. Le troisième volume de l’Histoire n’a pas la cohérence des deux premiers. Morcelée en tant que récit, on y constate de brusques changement d’éclairage ; et bien qu’il se penche sur l’histoire d’une administration en pleine réforme (1830-1841), l’auteur semble ne prendre aucun intérêt à la vie politique. Peu de gens critiquèrent cela, et personne, pour autant que je le sache, n’a expliqué la raison, s’il y en a une, de ce manque de compréhension chez l’auteur. Mais si l’on se souvient de La formation du radicalisme philosophique, l’explication devient claire. Halévy n’abandonnera pas la vieille opposition de l’identité naturelle contre l’identification artificielle des intérêts, et comme principe d’organisation dans la vie politique mouvementée d’une période de réforme, cette opposition s’avère lourde et arbitraire. Quand il analyse les réformes des ministères Grey et Melbourne, Halévy s’efforce de leur imputer soit le principe d’identification artificielle par une planification bureaucratique centralisée, soit le principe de l’identité naturelle par la libéralisation du marché. De part et d’autre, le principe directeur devait être utilitariste parce que l’utilitarisme, bien sûr, contenait les deux principes dans une dissension non résolue. Afin de rendre cette théorie convaincante, il devait affaiblir le programme de réforme whig, et amplifier celui des disciples de Bentham ; et il y est parvenu en attribuant à ces derniers toute la clairvoyance politique et le savoir scientifique possibles. Un homme n’a besoin d’aucune capacité intellectuelle, seulement de faire partie d’une coterie aristocratique, pour être considéré comme Whig ; mais la moindre relation avec Bentham, même lointaine, suffit pour qualifier quelqu’un d’utilitariste sage et capable de faire des adeptes. De cette manière, les dix années qui en fait virent les efforts réformistes des Whigs comme des démocrates constamment déçus et voués à l’échec, les espoirs politiques des disciples avoués de Bentham que sont les Radicaux philosophes anéantis et leur parti politique dissous, ces années sont présentées comme la période de l’utilitarisme triomphant.
Les lecteurs anglais de Halévy semblent avoir été tellement flattés par l’attention qu’il porta au passé de leur pays, et si intimidé par son approche sophistiquée, qu’ils ont négligé le parti-pris qui l’inspirait. Mais nul part ce parti-pris n’est si frappant que dans sa manière de traiter ces années de réforme. Pour cette époque, en effet, son interprétation est profondément marquée par la politique de la Troisième République. Halévy était un anticlérical dont le libéralisme ne souffrait aucunement de la guerre contre l’Eglise menée par la gouvernement Combes (Chase, 47), et cet anticléricalisme ne s’est jamais démenti tout au long de son Histoire. Il admirait les valeurs morales de l’Eglise évangélique protestante, mais il trouvait leurs effets profondément anti-intellectuels. Il était horrifié à la fois par les catholiques disciples de O’Connell et les Tractariens partisans de Newman, et il lui était impossible d’approuver l’influence du clergé sur l’enseignement supérieur. Il avait une aversion toute parisienne pour la vie en province, qui gênait sa compréhension à la fois de l’aristocratie terrienne et des aspirations du petit peuple inculte. Mais il ne croyait guère en la démocratie parlementaire, même au sein d’une République. Dreyfusard, il ne laissa toutefois pas l’Affaire le propulser du côté des socialistes, et quand Dreyfus fut gracié, il lâcha la politique pour se concentrer sur l’enseignement (Chase, 46). Ses étudiants de l’Ecole des Sciences politiques allaient devenir bureaucrates et diplomates, et leurs intérêts accentuaient encore sa propre tendance (reflet à la fois de son passé positiviste et de son éducation platonicienne) à placer sa confiance plutôt dans l’esprit ordonné des bureaucrates que dans le marchandage des parlementaires. De ce fait, l’agitation causée au Parlement britannique par la bataille entre partis le laissait froid. Quand, dans son troisième volume, il traite du Chartisme, on perçoit son soulagement dès la première phrase : « Pendant que le Parlement perdait son temps en querelles inutiles, l’Angleterre travaillait dur » (1949 : iii.270).
Halévy est quelquefois placé, aux côtés de Tocqueville, Guizot et Taine, dans la tradition des écrivains français anglophiles, mais il ne possède pas leur chaleur et leur enthousiasme. Son tableau de l’Angleterre dans le premier tiers du XIXe siècle est, d’une façon générale, plutôt morne. La menace de la Révolution reste toujours présente ; et les deux principaux moteurs du changement, savoir-faire commercial et croissance industrielle, échappent à peu près à tout contrôle. La politique et la clairvoyance sont à trouver du côté de ministres comme Liverpool, Canning ou plus tard Peel, tous hommes qui au Parlement ne portaient aucune étiquette de parti, et qui utilisaient les doctrines adverses pour élaborer leur politique. Halévy était aussi sceptique que Namier sur l’existence effective, dans l’Angleterre d’avant la réforme, du bipartisme cher aux historiens anglais, non parce que, comme Namier, il portait aux nues l’aristocratie terrienne, mais bien parce qu’il aimait à décrire des hommes capables, sachant tirer parti de la science politique de leur temps, prêts à se battre pour prendre la tête des forces sociales alors en présence. Le débat parlementaire ne venait qu’en contrepoint du thème principal, la réforme de l’administration. De la culture libérale, fort riche avec sa poésie et son art, sa littérature et ses satires, ses rêves utopiques et sa foi évangélique, de tout cela, Halévy ne mettait en exergue que les éléments matérialistes et utilitaristes. Il préférait le dynamisme à l’équilibre et, ayant atteint l’année 1846, il sauta un demi-siècle (y compris la période allant jusqu’à 1870, pendant laquelle, dit-il de manière surprenante, l’Angleterre « cessa d’avoir une histoire au sens strict du terme ») pour se pencher sur le combat opposant le libéralisme ancien et le nouveau parti du travail. Ce qui l’attirait dans le libéralisme du début du XIXe siècle, c’était sa politique commerciale et fiscale, pas ses aspirations démocratiques ; en somme, le libéralisme qui reconnut les Républiques d’Amérique latine pour des questions de négoce plutôt que le libéralisme désireux d’alléger les souffrances des pauvres et de donner satisfaction à ses aspirations. Il en résulte un libéralisme singulièrement propre à être bien accueilli par les premiers socialistes anglais qui allaient, comme le note Halévy, supplanter les libéraux et devenir le principal parti de gauche. Mais Halévy n’était pas socialiste. La lutte des classes l’ennuyait, et il n’entretenait aucune animosité envers la bourgeoisie. Ses sympathies allaient vers la bureaucratie et le gouvernement centralisé, non vers ceux qui les critiquaient (Chase, 1980 : 48-51). Il cherchait à dépeindre le navire de l’Etat combattant la tempête, le capitaine tenant la barre au milieu des mers déchaînées, avec si possible encore un incendie dans la salle des machines. Cet homme, c’était Peel, et c’est le véritable héros des quatre premiers volumes. C’est comme si Halévy avait trouvé en lui la personne à même d’incarner ses principes : un homme d’Etat qui comprenait la science politique et économique de son temps et qui, refusant tout à la fois la nonchalance aristocratique des Whigs et le sectarisme du clergé, se servait de l’Etat pour réaliser le bien ultime, libre-échange et croissance économique. Le Peel de Halévy n’est pas, dans les grandes lignes, très différent de l’homme présenté avec plus de détails par le professeur Gash. Et cela nous amène à la postérité historiographique de l’Histoire de Halévy. Elle rapporte des éléments propres à renforcer les préventions de la gauche et de la droite, offrant à l’un le tableau d’une menaçante époque de révolution, et permettant à l’autre une admiration toute dirigiste de l’Etat. Ce qui est laissé de côté, c’est la voie du milieu, celle du changement par le débat parlementaire, du pragmatisme en politique et de l’amélioration progressive : la voie, en résumé, du libéralisme constitutionnel modéré, la tradition whig.
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1 Plusieurs orthographes possibles en français. Au XIXe siècle, selon P. Larousse dans son Larousse du XIXe siècle, on utilise ce terme pour qualifier « les partisans fanatiques d’une opinion, d’une idole à laquelle ils sacrifient leur vie et leur fortune » (Art. Jaggrenat, p. 878)