Utilitarisme et anti-utilitarisme1
J’espère que vous me pardonnerez de débuter cette intervention par quelques mots d’ordre personnel qui essaieront d’expliquer comment j’en suis venu à m’intéresser à l’utilitarisme et à Jeremy Bentham, chose plus que fréquente dans les pays anglo-saxons mais fort rare en France. Mon excuse est que cet itinéraire n’est pas seulement le mien mais aussi celui d’un petit groupe de chercheurs et universitaires réunis depuis 1981 autour d’une revue, la revue de MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales), sous la bannière de l’anti-utilitarisme. Lorsque nous avons choisi ce nom, il faut reconnaître que nous n’avions qu’une représentation fort vague et toute scolaire de l’utilitarisme. Le nom est venu comme par hasard, pour rendre hommage à Marcel Mauss. Par utilitarisme nous entendions simplement l’économisme dont nous désirions entreprendre la critique dans le sillage de Marcel Mauss et de Karl Polanyi notamment. Ou encore, par utilitarisme, nous ne désignions pas grand chose d’autre que ce que stigmatise le sens commun ou que ce que vitupérait Durkheim, dans la sociologie et l’économie politique anglo-saxonnes. A notre décharge il faut dire que les manuels d’histoire de la pensée philosophique, économique ou politique, n’accordent à peu près aucune place significative ni à J. Bentham, ni à ses prédécesseurs, ni à ses successeurs. Au fil des années cependant, nous en sommes venus à prendre de plus en plus au sérieux l’étiquette anti-utilitariste et donc l’utilitarisme lui-même. Au point, en tout cas en ce qui me concerne, de reconnaître une place de plus en plus prépondérante à l’utilitarisme dans l’histoire de la pensée occidentale. Il me semble en effet maintenant possible d’affirmer, ou en tout cas de faire l’hypothèse selon laquelle l’utilitarisme constitue le socle de la pensée occidentale ou, plus généralement, de toute pensée « moderne » i.e. de toute pensée qui a rompu avec le fondement religieux et traditionaliste. Voilà évidemment une affirmation qui appelle nombre de commentaires, d’explications et de précisions. Pour l’instant, je propose d’entendre par utilitarisme la conjonction de deux propositions, une proposition théorique et une proposition normative. La proposition théorique énonce que l’action humaine et sociale procède des calculs rationnels de sujets intéressés, que ceux-ci soient individuels ou collectifs, égoïstes ou altruistes (l’hypothèse dominante est celle de l’égoïsme). La proposition normative, pour sa part, pose que sont justes ou vertueuses les actions, les normes ou les lois qui concourent à maximiser le bonheur des sujets ainsi définis et, si possible, de tous ces sujets ou, en tout cas, du plus grand nombre d’entre eux. Pour saisir le sens de cette caractérisation de la modernité par la dominance de l’utilitarisme il faut le mettre en rapport avec d’autres caractérisations, avec lesquelles elle n’est d’ailleurs pas incompatible. La tradition sociologique met en scène toute une série d’oppositions, entre le statut et le contrat, entre les sociétés militaires et les sociétés industrielles, entre la solidarité mécanique et la solidarité organique, entre la Gemeinschaft et la Gesellschaft, toutes résumées par l’opposition opérée par Louis Dumont entre holisme et individualisme. La tradition philosophique pense pour sa part la modernité sous le signe de la mathématisation du monde, de la dominance du principe de raison et de l’oubli de l’être, ou encore, avec Hegel sous le signe de la subjectivité. Les caractérisations les plus satisfaisantes, et d’ailleurs fort proches, selon moi, sont celles de Louis Dumont (par l’individualisme) et de Hegel (par le subjectivisme). Mais elles appellent des précisions sous peine de confondre tout et n’importe quoi. D’une part, des sociétés également individualistes ou subjectives peuvent se révéler fort dissemblables, voire incommensurables. Selon Louis Dumont, en effet, le nazisme résulterait de l’individualisme. Or il est clair qu’on ne saurait poser ainsi une identité entre une société nazie, fasciste, communiste ou libérale. Pour ne pas tout confondre, il convient donc au minimum de distinguer selon que les sociétés, également individualistes ou subjectivistes en leurs principes, sont fondées sur les passions des individus ou sur leurs calculs. D’autre part, il faut éviter d’hypostasier et de laisser entendre que toute la modernité serait unifiée dans sa dépendance par rapport à une essence unique et homogène dont elle représenterait l’émanation.
Ceci m’amène à préciser le statut de mon hypothèse. Elle ne prétend nullement que toute la pensée moderne serait utilitariste, bien au contraire, mais que le champ historique de cette pensée est celui de tentatives avortées de réfutation de la banalité de base utilitariste. La pensée moderne se déploie dans le champ d’un affrontement entre intelligibilité utilitariste, la plus naturelle et la plus spontanée dès lors qu’on a rompu avec la religion, et les multiples tentatives de réfutation. Si l’utilitarisme reste dominant c’est parce qu’aucune de ces multiples tentatives de le réfuter ou de le dépasser n’est parvenue à se cristalliser dans un paradigme alternatif suffisamment clair, explicite et partagé par l’ensemble des penseurs pour devenir susceptible de produire un savoir cumulatif. Il est évident que pour risquer une formulation, une hypothèse ou une telle généralité, il est impossible de se contenter d’un concept d’utilitarisme aussi rudimentaire que celui à partir duquel le MAUSS s’était structuré initialement.
Les trois registres de l’utilitarisme
Il me semble donc maintenant nécessaire, pour plus de clarté et de précision, de distinguer trois registres de l’utilitarisme : celui de l’utilitarisme pratique, celui de l’utilitarisme théorique (ou cognitif), celui enfin de l’utilitarisme normatif (ou philosophique) : chacun de ces trois registres se présentant selon au moins deux modalités, voire trois, possibles, celle de l’utilitarisme sophistiqué (ou distingué), vulgaire, et économiste.
Par utilitarisme pratique je désigne simplement ce qu’entend le sens courant lorsqu’il stigmatise les calculateurs intéressés. L’utilitariste pratique sophistiqué est celui qui calcule en vue de réaliser des intérêts supérieurs, par exemple religieux ou altruistes. L’utilitariste vulgaire est celui qui ne poursuit que des intérêts égoïstes. L’utilitariste économiciste est celui qui poursuit la satisfaction d’intérêts égoïstes matériels.
L’utilitarisme théorique, pour sa part, repose sur l’hypothèse que les hommes sont effectivement des sujets égoïstes, indépendants et calculateurs. Cette hypothèse constitue, selon moi, l’hypothèse de base des sciences sociales.
L’utilitarisme normatif, ou philosophique, enfin, pose qu’est juste ou vertueux ce qui contribue à la maximisation du bonheur de tous ou du plus grand nombre. Dans Critique de la raison utilitaire (1989) qui résumait le travail du MAUSS, j’ai tenté une spécification et une critique des deux premiers utilitarismes, pratique et théorique, mais j’ai péché en n’accordant pas un traitement spécifique à l’utilitarisme normatif. Aujourd’hui, j’aimerais (1) résumer très brièvement ce qui a été dit dans Critique de la raison utilitaire sur ces deux premiers utilitarismes, puis consacrer un peu plus de temps à (2) l’exposé de l’antinomie de la raison utilitaire normative pour, dans un troisième temps (3), suggérer que la voie du dépassement de l’utilitarisme théorique et normatif passe par une reprise de la réflexion esquissée par Marcel Mauss dans son essai sur le Don.
I. L’utilitarisme pratique et l’utilitarisme théorique
a) Sur l’utilitarisme pratique, il est possible d’aller très vite en se contentant de noter trois idées :
1° L’utilitarisme pratique (sophistiqué) existe dans toutes les sociétés, y compris les plus archaïques, mais il reste généralement subordonné à une exigence anti-utilitariste. En un mot, il existe, mais il n’est pas légitime.
2° La spécificité des sociétés modernes réside dans la légitimation de l’utilitarisme vulgaire et plus précisément dans celle de l’utilitarisme économiciste. Le moment décisif de cette légitimation, bien sûr, comme l’a suggéré Max Weber, est constitué par la Réforme. Mais ce travail de légitimation de la poursuite des intérêts matériels s’amorce bien avant. A Florence déjà, à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle, on explique que la réalisation de l’amour de Dieu et de son prochain passe par l’enrichissement matériel. L’autre grand moment fort dans ce processus de légitimation de l’utilitarisme pratique vulgaire et économiciste est représenté par les théories du Contrat social, et notamment par celles de Hobbes et de Locke qui entendent fonder les sociétés modernes, à égale distance du pouvoir du Pape ou de celui de l’Empereur, sur la seule jouissance paisible des biens matériels. Jusqu’il y a, peu dans toutes les sociétés modernes, l’utilitarisme pratique est resté en quelque sorte équilibré, contrebalancé par un principe anti-utilitariste, par exemple la religion aux Etats-Unis ou la religion de l’Etat en France.
3° Par contre depuis la deuxième guerre mondiale, et plus précisément depuis les années 1970, l’utilitarisme pratique économiciste devient généralisé et n’est plus contenu par aucun garde-fou. Plus rien ne lui résiste. Dans cette incapacité à imaginer un frein à l’utilitarisme vulgaire économiciste il est possible de lire, je crois, les signes d’une certaine faillite des sciences sociales et de la philosophie morale et politique.
b) L’utilitarisme théorique, celui qui tente d’expliquer l’action humaine dans les calculs égoïstes des individus ou des groupes, est déjà fortement présent dans la pensée antique mais il n’y est pas encore véritablement dissocié des préoccupations normatives. De même dans les théories jusnaturalistes, il reste subordonné à la recherche de normes de justice. Ce n’est qu’avec la naissance des sciences sociales, et plus précisément avec celle de l’économie politique – disons en 1776 – qu’il s’émancipe du discours philosophique et de la préoccupation morale pour se présenter sous des allures purement scientifiques, si par science on entend la recherche de propositions cognitives totalement indépendantes des propositions normatives. Durant deux siècles, les sciences sociales se déploient au sein d’un champ de pensée dominé par l’utilitarisme de l’économie politique, mais équilibré et contrebalancé par la préoccupation anti-utilitariste que portent la sociologie et l’anthropologie. L’économie politique affirme que les sujets sociaux sont des égoïstes amoraux et que cet égoïsme amoral, par l’intermédiaire du marché, cette machine à transformer les vices privés en vertus collectives, est la condition de la justice et du bonheur collectifs. A des degrés divers la sociologie et l’anthropologie consistent en une critique de ces affirmations qui caractérisent la figure de l’homo economicus. Dès 1970 toutefois, parallèlement à l’affranchissement de l’utilitarisme généralisé dans le domaine de la pratique, la pensée des sciences sociales bascule à son tour dans un utilitarisme généralisé. Avec Gary Becker, l’économie politique, désormais rebaptisée science économique, sort de ses frontières et prétend expliquer la totalité de l’action sociale. Les sociologues accréditent cet impérialisme de l’économie politique et l’imitent. Les sociologies de Pierre Bourdieu ou de Raymond Boudon, par exemple en France, se présentent comme des économies politiques généralisées. De même aux Etats-Unis, sous l’appellation de théorie de l’action rationnelle, le courant dominant en sociologie est celui qui s’inspire de la modélisation économique. Assurément il existe bien d’autres courants de pensée dans les sciences humaines et sociales que les courants d’inspiration utilitariste ; par exemple les courants empiristes, herméneutiques, ethnométhodologiques, comparativistes, etc. Mais aucun de ces courants ne parvient véritablement, selon nous, à supplanter l’utilitarisme parce qu’aucun ne parvient à lier propositions théoriques et propositions normatives.
Je n’essaierai pas de démontrer ici pourquoi cet utilitarisme (alias individualisme méthodologique, théorie du choix rationnel, etc.) est insatisfaisant. Deux points simplement :
1° D’une part il pose comme universel anthropologique ce qui n’est que l’imaginaire propre à la modernité.
2° Il est massivement tautologique et auto-réfutant.
Mis à part le fait que j’ai développé ces critiques ailleurs, il est d’autant moins nécessaire de les reprendre ici que s’amorce de façon évidente aujourd’hui une autocritique de cet utilitarisme théorique généralisé. Au cœur de la science économique elle-même, notamment à la suite des travaux de Herbert Simon, la notion de rationalité se révèle de plus en plus obscure et plus personne aujourd’hui ne croit véritablement qu’il soit possible de déduire les normes sociales des calculs instrumentaux des individus. De même se développe actuellement un puissant courant (socio-économiste), fondé sur la reconnaissance explicite des insuffisances du modèle néo-classique. Notons par ailleurs que, dans différentes sphères du savoir on sent les frémissements qui annoncent la naissance d’une démarche interactionniste soucieuse d’éviter les écueils aussi bien d’un holisme que d’un individualisme durs et dogmatiques. La question toutefois reste ouverte de savoir par où pourrait s’opérer ce dépassement interactionniste. Je pense pour ma part qu’il présuppose une critique explicite et raisonnée de l’utilitarisme, qui assume non seulement ses enjeux théoriques mais, surtout, ses enjeux normatifs car la force de l’utilitarisme, en dernière instance, ne réside pas tant dans ses capacités explicatives, qui sont faibles, que dans son propos normatif et philosophique.
II. L’utilitarisme philosophique ou normatif
Posons que relèvent de l’utilitarisme philosophique – ou normatif – les doctrines qui énoncent que sont justes, et seulement celles-là, les actions, les normes et les lois qui contribuent à la maximisation du bonheur du plus grand nombre d’individus soucieux de maximiser la différence positive entre les plaisirs et les peines. Ou encore, si l’on écrit J = justice, Ui = utilité de l’individu, alors l’utilitarisme normatif gravite autour de l’équation selon laquelle J = Max ὸ Ui. Notons en passant que le critère utilitariste de la justice est d’ordre holiste. Le problème qui se pose à son propos est celui de savoir quel rapport existe entre le juste ainsi défini au plan du collectif et la vertu ou l’utilité des individus. La vertu est-elle équivalente à l’utilité des individus ou à la maximisation de la seule légitimité individuelle, et l’utilité individuelle elle-même est-elle fonction de la justice ou bien indépendante d’elle ? Les diverses écoles utilitaristes se différencient en fonction
1° de la façon dont elles articulent J, V (vertu) et Ui ;
2° de la réponse qu’elles donnent à la question de savoir qui calcule rationnellement, le sujet individuel, empirique ou transcendantal, le législateur rationnel, le collectif ou bien Dieu.
Je voudrais ici (a) tenter un repérage de la place de cette formulation utilitariste dans l’ensemble de la philosophie morale ou politique ; (b) amorcer une critique de l’utilitarisme philosophique en montrant qu’il butte sur une antinomie fondamentale.
a) La place de l’utilitarisme normatif dans la philosophie morale et politique
Officiellement, en quelque sorte, on désigne par utilitarisme la doctrine de Jeremy Bentham, et de ses disciples – très généralement anglo-saxons – James Mill, John Stuart Mill, Sidgwick et, plus près de nous, R. Hare, A. Hart, J.C. Smart, J. Harsanyi. L’utilitarisme ainsi défini serait resté dominant dans les pays anglo-saxons et notamment aux Etats-Unis jusque vers 1970. Cette vision officielle des choses est très insuffisante. J. Bentham reconnaît ses dettes envers Beccaria, Helvetius et Hume. Ce dernier s’inscrit dans la lignée de ce que l’on peut appeler les moralistes arithméticiens, souvent présentés comme les premiers utilitaristes, Shaftesbury, Hutcheson, Adam Smith. La bizarrerie étant qu’il n’y a peut-être pas plus antiutilitaristes dans l’histoire de la pensée, à bien des égards, que Shaftesbury et Adam Smith. Ceux-ci écrivent en effet pour se démarquer de Hobbes et de Mandeville et de l’affirmation cynique de la réalité de l’égoïsme psychologique, ce qui pose le problème très complexe du rapport qu’entretient la philosophie utilitariste avec l’affirmation de l’universalité de l’égoïsme, autrement dit avec la question de savoir si les hommes sont régis par le self-interest, le self-preference ou le self-regarding principal. La bizarrerie tient au fait que si l’on appelle utilitaristes les thèses qui postulent que la justice consiste en la maximisation du bonheur des individus égoïstes, alors les théories les plus utilitaristes sont celles de Hobbes et de Locke, et plus généralement, celle du jusnaturalisme. Plus utilitaristes que la théorie de Bentham lui-même. Or, on le sait, Bentham, dans le sillage de Hume, se révèle un des plus virulents critique du jusnaturalisme et des fantasmagories du contrat social. Les voies de l’utilitarisme semblent donc pour l’instant passablement impénétrables. Ne tranchons pas et bornons-nous à présenter comme utilitariste au sens strict du terme la version benthamienne et comme utilitaristes au sens large du terme les diverses doctrines jusnaturalistes modernes, dont l’outil intellectuel central est représenté par la théorie du contrat social2.
Pour tenter de mieux comprendre les filiations entre des écoles apparemment opposées, mais souvent fort complémentaires, il faut probablement remonter plus loin, jusqu’à la philosophie antique. Le fait massif, dont il faut prendre conscience si l’on veut situer correctement la place de l’utilitarisme dans la philosophie morale et politique, est que le premier grand penseur utilitariste de tous les temps, est justement celui qui donne naissance à la philosophie politique, Socrate, dont, rappelons-le, Hegel stigmatisait déjà le subjectivisme. L’utilitarisme de Socrate est une évidence si l’on s’en tient à la lecture d’un de ses principaux disciples, Xénophon. Mais le témoignage de celui-ci est habituellement refusé. On laisse entendre qu’il n’aurait rien compris aux propos de son maître. Mais le témoignage de son second disciple, infiniment plus prestigieux, Platon, me semble suffire à attester que toute la pensée de Socrate s’organise autour du système d’identité qu’il affirme exister entre le juste, le vrai, le beau, le bien et l’utile, par quoi il entend la maximisation du bonheur de tous. C’est l’évidence de ce critère utilitariste, rationaliste, qu’il oppose à la rhétorique des sophistes et qui l’incite, comme les disciples de Bentham, à dénoncer les sortilèges et les faux-semblants de la musique et de la poésie. La « République » de Platon, « le plus grand ouvrage de philosophie politique de tous les temps » selon Léo Strauss, constitue une défense et illustration des identités socratiques. Elle contient toutes les variantes possibles et imaginables de l’utilitarisme, y compris leur réfutation. On y trouve en effet : une théorie de la mesure des plaisirs et des peines, soit arithmétique, soit géométrique, soit dialectique ; une théorie des rapports de l’harmonisation spontanée des intérêts – celle qui s’opère dans la cité des pourceaux – et une théorie de l’harmonisation artificielle des intérêts sur laquelle est fondée la cité parfaite : une réfutation du traditionalisme, du positivisme juridique et du cynisme, une mise en lumière de l’antinomie de la raison utilitaire normative dont la solution supposerait l’émergence improbable d’un personnage problématique : le législateur – roi – philosophe, seul susceptible de fonder une société utilitariste parfaite, mais d’autant plus improbable qu’il ne saurait exister que s’il était produit et élevé par cette cité parfaite qu’il a pour fonction de fonder et d’instituer.
Un vaste champ s’ouvrirait à l’étude de la place de l’utilitarisme dans la philosophie antique. Il faudrait montrer sa prégnance relative sur l’épicurisme, l’eudémonisme, la stoa, etc. Le plus important est peut-être de noter que le débat de l’utilitarisme et de l’anti-utilitarisme s’amorce avec la critique de la « République » de Platon par Aristote. Aristote, eudémoniste, accepte pleinement la légitimité de l’objectif du bonheur pour les individus, il recourt souvent à des raisonnements utilitaristes, mais, par ailleurs, il amorce une critique de l’utilitarisme platonicien sur deux points fondamentaux en affirmant : 1° que la cité n’est pas fondée sur le besoin mais sur le plaisir de l’être-ensemble ; 2° en cherchant, à travers sa théorie de la philia, un fondement interactionniste et non pas utilitariste ni holiste à priori au rapport social.
Cette remarque nous permet de revenir sur la question de la place de l’utilitarisme dans la philosophie politique moderne (à partir des XVIe-XVIIe siècles). Le meilleur moyen de comprendre la succession des écoles est de partir de la distinction opérée par Elie Halévy (1903) entre trois manières de penser l’articulation des intérêts des individus et la somme de ces utilités : la théorie de la fusion des intérêts, la théorie de leur harmonisation artificielle, la théorie de l’harmonisation spontanée. Du point de vue de ces distinctions, la véritable différence entre jusnaturalisme et théories du contrat social, d’une part, et utilitarisme benthamien, d’autre part, ne porte pas tant sur l’axiomatique de base que sur la représentation des modes de l’harmonisation des intérêts. Jusnaturalisme comme utilitarisme benthamien, en effet, mettent en scène des individus qui cherchent à maximiser rationnellement leurs intérêts. La divergence porte sur la question de savoir comment ces intérêts individuels rationnels sont susceptibles de se combiner pour former une société harmonieuse. En simplifiant beaucoup il est possible de dire que les théories du contrat social postulent une harmonisation spontanée des intérêts. La théorie économique du marché sera la principale mise en forme scientifique de cette intuition qui irrigue toutes les théories du contrat social. L’utilitarisme stricto sensu, au contraire, celui de Jeremy Bentham, consiste en une théorie de l’harmonisation artificielle des intérêts. Parce que les intérêts ne sont pas spontanément organisés il est nécessaire qu’un législateur rationnel les combine rationnellement, voire les façonne. La question de la place occupée dans ces deux courants de pensée par le postulat d’égoïsme est compliquée en raison de l’existence d’un troisième courant de pensée, celui des moralistes empiristes anglais, représentés par Shaftesbury, Hutcheson, Hume et Adam Smith. Ce courant en effet est à la recherche d’une troisième voie théorique, celle qui consiste à penser une fusion des intérêts à travers l’emploi du concept de sympathie et la postulation de l’innéité d’un sens moral. Il existerait un plaisir spécifique de la vertu analogue au plaisir que procure le manger ou le boire. Toujours en simplifiant considérablement disons que les théories du contrat social sont individualistes, que l’utilitarisme benthamien consiste en un holisme à fondement individualiste et que les théories de la sympathie s’inscrivent dans une perspective interactionniste. Si l’œuvre de Bentham, et celle de ses successeurs, est si difficile à cerner théoriquement, c’est parce qu’elle ne parachève le postulat d’égoïsme de Hobbes qu’en passant par le détour de sa négation critique entreprise par les moralistes anglais. Un vaste débat existe dans le monde érudit sur la question de savoir dans quelle mesure Bentham recours au postulat d’égoïsme. La réponse la plus probable, qu’indiquait déjà E. Halevy, est que Bentham ne s’y rallie que progressivement, au fur et à mesure qu’il devient radical et démocrate. Ce qui, soit dit en passant, pose la question des rapports entre égoïsme, intéressement matériel et démocratie.
Pour terminer ce tableau cavalier et caricatural, il convient encore de distinguer trois périodes de l’utilitarisme normatif : celle de l’utilitarisme traditionaliste, qui ne distingue pas clairement l’égoïsme de l’altruisme et qui pose que la principale motivation des individus est ou doit être la recherche de l’estime de soi et des autres ; l’utilitarisme bourgeois qui consiste dans la pleine reconnaissance de l’égoïsme et de l’intéressement matériel : un utilitarisme que l’on pourrait qualifier post-moderne, dont Derek Parfit est le premier représentant important, qui cesse de croire à l’existence d’un sujet unifié et homogène des calculs.
b) L’antinomie de la raison utilitaire normative
Que reprocher à cet utilitarisme normatif, autrement dit, que reprocher à la quête du bonheur pour tous qui semble pourtant s’imposer avec une force irrésistible ? Trois choses fondamentalement :
1° Il est très largement indéterminé puisque s’il nous dit qu’il faut maximiser le bonheur de tous, il ne nous précise pas de quel tous il s’agit. Faut-il maximiser le bonheur de tous les membres d’une famille, de plusieurs, d’un village, de plusieurs villages, d’une province, d’une nation, d’un continent, du monde entier ? Et pourquoi pas celui des animaux, supérieurs ou inférieurs, des plantes, du cosmos enfin ? La réponse à cette première question implique une évaluation normative qui ne peut pas être déduite du rationalisme utilitariste. Supposons cependant le problème résolu. On déboucherait sur une autre difficulté beaucoup moins surmontable.
2° Il est impossible de discuter le postulat selon lequel la justice consiste dans la maximisation du bonheur des individus si on ne nous dit ni en quoi consiste la justice ni en quoi consiste le bonheur. Mais le problème central est celui de savoir comment il convient de comprendre la somme des individus. Cette somme est-elle équivalente à l’ensemble des individus, ou en diffère-t-elle ? Bentham pour sa part affirmait clairement que l’ensemble n’est rien d’autre que la somme des individus. Par là, il conférait à l’utilitarisme une tonalité démocratique puisque « un ne vaut pas plus qu’un », la communauté, l’Etat ou la société, dans cette optique sont des « ficticious bodies », toujours décomposables en principe en leurs unités élémentaires, les individus. Et seul prime, enfin, le point de vue, les plaisirs et les peines des individus empiriques. Mais si cette position a l’avantage du radicalisme et de la clarté elle débouche sur des conséquences redoutables. Que doit donc décider en effet le juge rationnel si la majorité des individus désire uniquement jouer aux cartes et surtout ne pas lire ni Platon ni Bentham ? Alors conclut Bentham logiquement il convient de ne pas éditer ni Platon ni Bentham. En un mot, rien ne permet de penser que les individus empiriques soient pleinement et véritablement informés des plaisirs qui s’ouvrent à eux et qu’ils soient donc les seuls juges légitimes du bien, du bonheur ou du malheur collectifs. L’autre difficulté est qu’il est rationnellement impossible de les convaincre qu’ils devraient être justes et vertueux s’ils ne le sont pas dès l’origine. Si en effet la justice collective ne consiste en rien d’autre que les intérêts particuliers, alors personne ne peut être contraint de donner le privilège au bonheur de tous sur son bonheur particulier, et chacun est à tout moment autorisé à violer la loi, s’il peut le faire impunément, en fonction de ses intérêts particuliers du moment.
Telle est la raison pour laquelle toutes les doctrines utilitaristes, à l’exception de celle de Bentham, elle-même très ambiguë et incertaine, se méfient en fait profondément des sujets empiriques et doivent toutes mettre en scène un sujet pleinement informé et rationnel, le philosophe chez John Stuart Mill comme déjà Platon et Aristote, un sujet informé de toutes les possibilités (J.C. Harsanyi), un sujet pleinement autonome (J. Elster), ou un sujet moral avant que d’être social (J. Rawls). Mais affirmer que le véritable juge des plaisirs et des peines n’est pas le sujet empirique mais le sujet rationnel omniscient revient à poser que un ne vaut pas un, que certains sont plus égaux que d’autres et donc que l’ensemble des individus est différent de leur somme. Le problème se pose alors de savoir qui va décider de l’utilité de cet ensemble transcendant à la place des sujets empiriques concrets. Qu’on le veuille ou non l’utilitarisme rebascule ainsi nécessairement dans le « perfectionnisme » ou « l’intuitionnisme » qu’il s’était donné pour mission de dépasser.
3° Tous les utilitarismes, quelle que soit par ailleurs leur différence, doivent présupposer qu’il existe au moins un sujet pleinement rationnel et pleinement informé. Fût-il simplement virtuel : le sujet empirique, lui-même, le sage, le philosophe, le citoyen éclairé, le savant, le juge ou le législateur, le roi ou bien Dieu (cf. Paley, le principal inspirateur de Bentham). Or un tel sujet étant théoriquement et pratiquement inconcevable, l’utilitarisme normatif devient rapidement auto-réfutant et tend à rebasculer tôt ou tard dans une théorie de l’harmonisation spontanée des intérêts à travers l’idée que le seul sujet empirique omniscient qu’il soit possible de trouver est représenté par le marché, autrement dit par le contrat et par l’argent. Est-il possible de surmonter ces apories de l’utilitarisme normatif et de chercher à la justice un autre fondement théorique ?
III. Un autre paradigme possible : le don
Disons les choses de manière légèrement différente. L’utilitarisme – largo ou stricto sensu, jusnaturaliste ou benthamien – essaie de penser les fondements de la « société des individus » (N. Elias, M. Gaucher) mais il hésite sur le point de savoir s’il convient de la penser du point de vue des individus eux-mêmes ou du point de vue de la totalité qu’ils forment, celui de la société. Face à cette question l’utilitarisme se trouve tiraillé, théoriquement et normativement, entre un moment individualiste et un moment holiste qui apparaissent antithétiques et inconciliables. Il semble que pour aller plus loin il faille suivre une troisième voie, une voie moyenne, qui évite de poser les individus comme les simples produits, directs et mécaniques, de la totalité ou, à l’inverse la totalité, comme le produit simple, direct et mécanique de calculs individuels. Cette troisième voie, je l’ai désignée au cours de l’exposé, plus ou moins implicitement, sous le terme d’interactionnisme. J’ai montré ses frémissements, déjà anciens dans les sciences sociales. J’ai rangé sous cette étiquette Aristote et les empiristes moraux anglais, notamment l’Adam Smith de la Théorie des sentiments moraux. Mais les concepts de « philia », de sens moral et de sympathie n’ont pas cristallisé, ils n’ont pas pu donner naissance à un paradigme alternatif à l’utilitarisme, parce qu’ils sont restés trop vagues, largement spéculatifs et démunis d’un fondement empirique clair. Or il me semble qu’il existe dans la littérature des sciences sociales une œuvre qui est susceptible de donner un éclairage rétrospectif et prospectif décisif à ces interrogations : il s’agit de l’Essai sur le Don de Marcel Mauss. On sait que celui-ci établit l’universalité au sein du monde archaïque de l’obligation de donner, recevoir et rendre. Cette obligation est à la fois du côté de l’intéressement et du désintéressement, utilitariste et anti-utilitariste, individualiste et holiste. Autrement dit elle n’est ni d’un côté ni de l’autre mais interactionniste. Il me semble que prendre véritablement au sérieux l’Essai sur le Don, l’arracher à son ghetto ethnologique pour reconnaître en lui une des œuvres majeures de la science sociale, permettrait de dépasser certaines impasses aussi bien cognitives que normatives à condition toutefois de surmonter la timidité de Marcel Mauss et de montrer que le don ne concerne pas seulement les sauvages mais est toujours constitutif, aujourd’hui encore, de ce qu’on pourrait appeler la « socialité primaire » moderne.
Au plan cognitif : pour comprendre l’enjeu, il faut rappeler que les sciences sociales prétendent tout expliquer en termes d’intérêts, soit par les intérêts économiques soit par les intérêts de pouvoir – voire par les intérêts sexuels. Autrement dit elles prétendent expliquer le tout de l’action sociale conformément soit à la logique du marché, soit à la logique de l’Etat. Mais marché et Etat ne représentent, d’une certaine manière, que des superstructures, aussi importantes et dominantes soient-elles aujourd’hui. Elles sont de l’ordre de la « socialité secondaire ». Il me semble qu’aujourd’hui encore, sous la socialité secondaire et parfois même au cœur d’elle, subsiste une importante « socialité primaire », celle qui structure l’alliance et la parenté, la camaraderie et l’amitié, la vie associative. Je fais l’hypothèse que cette socialité est le lieu des relations de personne à personne et que celles-ci fonctionnent toujours conformément à l’obligation de donner, recevoir et rendre.
Au plan normatif : de ce constat empirico-théorique découlent peut-être des implications normatives importantes. Pour les mesurer il n’est que de réfléchir à l’expérience des commissions d’éthique françaises. Elles s’opposent massivement à l’utilitarisme pratique comme à l’utilitarisme normatif anglo-saxons. Concrètement elles refusent toute vente ou location de sperme, de sang, de ventres ou d’organes divers, n’acceptant que leur don. Mais à ce refus du contrat, du truchement monétaire, comme à ce privilège normatif accordé au don elles ne parviennent pas à trouver d’autres raisons que religieuses ou humanistes vagues. Il me semble que si l’on pouvait montrer que le sens du rapport social primaire est lié à la triple obligation de donner, recevoir et rendre, alors il y aurait là matière à trouver un fondement à la fois rationnel et empirique au refus de la vente de ce qui touche à la personne humaine et au privilège reconnu au don.
Reste, il est vrai, que le rapport social qui forme la grande société ne se réduit nullement à la socialité primaire ni aux relations de personne à personne. Subsiste donc le problème de savoir sur quoi fonder la justice dans la grande société en tant qu’elle est irréductible aux petites sociétés que tissent les relations de don (distinction particulièrement bien vue par Hume et Bergson). Le problème est vaste et je n’ai aucune réponse a priori à y apporter. La seule chose qui me paraisse claire, c’est que le fonctionnement de l’ordre démocratique suppose un minimum de vertu chez les citoyens, et d’amitié, de philia, entre eux, et qu’il est exclu que la vertu puisse naître des seuls calculs utilitaires des citoyens ou de leurs dirigeants. Reste donc à penser une philia et une obligation de donner, recevoir et rendre à l’échelle des grands nombres. Une telle pensée implique que l’on recherche à l’ordre démocratique un fondement symbolique autre qu’utilitariste.
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1 On a conservé ici le style parlé de cette communication donnée le 24 novembre 1990 à l’occasion du colloque Bentham, à Genève.
2 La « théorie de la justice » de John Rawls, quoique fortement critique de l’utilitarisme au sens strict, entre ainsi, au moins dans sa première version, sous notre étiquette de l’utilitarisme au sens large.