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L’Orphée des ethnologues

Alain MONNIER

Certains hellénistes considèrent que la descente d’Orphée dans l’Hadès pour ramener Eurydice sur la terre constitue un élément secondaire ou postérieur dans le mythe d’Orphée. Mais pour les ethnologues ou les folkloristes, c’est bien là le thème central de ce qu’ils appellent « la tradition d’Orphée » ou « le motif d’Orphée » : une tradition qu’ils ont repérée dans des régions fort distantes les unes des autres. Il s’agit donc du voyage dans le monde des morts d’un personnage à la recherche d’un être cher — le plus souvent sa femme, mais aussi une sœur, un frère ou une mère ; après une série d’épreuves, il parvient à retrouver le défunt et à revenir avec lui dans le monde des vivants ; mais un interdit violé pendant ou après le retour provoque l’échec de la tentative et la redescente dans le monde des morts. Et pour nombre de ces ethnologues ou folkloristes, c’est là le point de départ d’un long et périlleux voyage dans l’Hadès des origines historiques, psychologiques ou sociologiques du récit, sur les traces d’une diffusion qui nous mènerait jusqu’en Nouvelle-Guinée, en Nouvelle-Zélande ou en Amérique du sud.

Je ne m’engagerai pas sur ce chemin aux épreuves insurmontables ou illusoires. Je choisirai quelques exemples issus de différentes cultures, et j’essaierai d’en dégager un sens : un sens qui pourrait peut-être éclairer cette « tradition d’Orphée » sur une plus vaste échelle, mais en dehors de toute idée de diffusion — un sens plutôt qui manifesterait la propension de la pensée mythique à poser le même genre de problème ici et là avec des matériaux semblables. Cette tentative va ainsi nous situer assez loin des deux points extrêmes de l’interprétation de la « tradition d’Orphée » qui ont été proposés par exemple pour l’Amérique du nord : l’interprétation chamanique et l’interprétation politique.

De la première témoigne l’œuvre importante de Hultkrantz, The North American Indian Orpheus Tradition : pour lui, l’origine du récit est à chercher dans un fait mémorable qui a réellement eu lieu ; ce fait mémorable et historique serait « la courageuse tentative d’un chamane de faire revenir à la vie sa femme profondément inconsciente » et considérée comme morte1. Cet événement se serait déroulé dans une société pré-agraire de chasseurs où l’on pratiquait le chamanisme ; puis, au cours de son parcours de diffusion, l’histoire aurait été en certains endroits contaminée par la mythologie de la fertilité des sociétés agraires, aurait ailleurs gardé sa pureté originelle.

L’autre type extrême d’interprétation est celui pratiqué par Swanson. Dans toute société l’on trouve deux rôles élémentaires : la direction du travail (task leadership), dévolue aux hommes et s’attachant à l’adaptation à l’environnement ; la direction socio-émotionnelle (social-emotional leadership), dévolue aux femmes et s’attachant à l’intégration sociale. Orphée est donc le délégué à la direction du travail, Eurydice la déléguée à la direction socio-émotionnelle, et la « tradition d’Orphée » met en scène l’initiative de la direction du travail pour revivifier les activités tournées vers l’unité interne de la société, alors que cette unité est en danger. Ce genre de problèmes se pose dans des sociétés qui possèdent déjà une certaine organisation autorisée à prendre et à exécuter des décisions collectives. La statistique montre que la majorité des sociétés qui connaissent la « tradition d’Orphée » sont organisées socialement et politiquement de cette manière2.

Je vais donc prendre mes distances avec ces deux interprétations proposées par des ethnologues. Sans faire un recensement des autres explications qui ont été fournies pour le cas Orphée en dehors de la Grèce ancienne, je vais examiner quelques exemples pris en Amérique du nord, en Amérique du sud et en Nouvelle-Guinée. A partir de ces cas, il me semble que l’on pourra mettre en évidence une certaine relation que la pensée mythique établit par le biais du motif d’Orphée : c’est un parallélisme des rapports entre les hommes et les femmes et des rapports entre les vivants et les morts.

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C’est en Amérique du nord que l’on trouve le motif d’Orphée répandu le plus largement. Hultkrantz a répertorié cent-vingt récits issus de septante-huit ethnies, allant de la Côte Nord-Ouest à la Californie. Le premier de ces récits fut recueilli en 1636 par l’Abbé de Brébeuf, un Jésuite, chez les Hurons : c’est ce récit que résumera un peu moins d’un siècle plus tard le Père Lafitau, en l’introduisant de cette manière : « Cette fable, ou le récit fabuleux de ce païs des Ancêtres, est confirmé par une autre fable, laquelle est presque absolument semblable à celle d’Orphée, qui descendit aux Enfers, pour en retirer Euridice son épouse. »3

Le récit transmis par de Brébeuf diffère pourtant de la norme en ce qui concerne les relations de parenté entre les deux héros : il met en scène un jeune homme qui a perdu sa sœur, « qu’il aymoit uniquement », dit le texte. Il décide de partir à la recherche de la morte ; le voyage est long, mais sa sœur lui apparaît chaque soir pour lui offrir de la nourriture, « allant ainsi augmentant sa passion, sans lui donner autre soulagement, que ce peu de nourriture qu’elle luy apportoit ». Après avoir passé une rivière, il rencontre le gardien de la cervelle des morts, qui lui donne une courge pour y transporter l’âme de sa sœur. Il arrive au village des âmes, où il reconnaît sa sœur parmi les âmes qui dansent. Il s’efforce de l’attraper, mais elle s’enfuit ; parvenant enfin à la saisir, il lutte toute la nuit avec elle qui devient de plus en plus petite, si bien qu’il réussit à l’enfermer dans sa courge. Sur le chemin du retour, le gardien des cervelles lui donne des conseils pour la rendre à la vie : mais pendant l’opération personne ne doit regarder. De retour à son village il suit les instructions, mais un curieux regarde la scène de résurrection et l’âme s’échappe pour retourner au village des morts4.

Le fait qu’il s’agisse ici d’une relation entre un frère et une sœur est exceptionnel, je l’ai dit : dans la grande majorité des cas, il s’agit d’un homme et de son épouse. Mais tous les autres éléments du récit correspondent étroitement au déroulement des autres versions. Cette conformité de tous les récits a bien été montrée par Hultkrantz : mais on trouve des variations dans les détails, principalement en ce qui concerne les difficultés du voyage, la description du monde des morts et l’interdit lié à la résurrection de la morte. Ainsi, dans la version comanche qui sert de référence à Hultkrantz, arrivé dans le monde des morts, c’est chez le père de sa femme que le héros va la retrouver ; ce père lui dit qu’il ne doit pas la toucher avant de rencontrer un bison dont il devra lui préparer un rognon. Ainsi elle deviendra chair, mais il ne devra jamais la frapper. Tout se passe bien jusqu’au moment où le mari, pendant la nuit, veut tirer sur lui la couverture de bison et frappe involontairement sa femme : elle retourne immédiatement chez les morts.

Exceptionnelle donc, la relation entre frère et sœur me paraît significative cependant pour l’ensemble du dossier : elle place les rapports entre un vivant et une morte sur le plan de l’inceste. Le récit est clair : le frère porte à sa sœur un amour exclusif, sa passion croît chaque fois qu’il la voit ; quant à elle, si elle lui apporte chaque jour à manger et l’encourage ainsi à continuer sa quête, le moment venu elle se défend farouchement. Toutes ces caractéristiques se retrouvent dans les récits dont les protagonistes sont un homme et sa femme, et particulièrement à la fois l’envie de la femme de suivre son mari par amour pour lui, et ses réticences ou son refus sous la contrainte des règles sociales. En effet, la visite dans le monde des morts inclut souvent une rencontre avec le père de la défunte, comme pour la conclusion d’un mariage. Mais l’échec de la résurrection vient montrer que ce mariage est un mariage impossible. Comme entre un frère et une sœur, le mariage entre un homme et sa femme morte équivaut à un inceste.

On pourrait même dire que le fait pour un homme d’aller chercher sa femme morte constitue une rupture de la prohibition de l’inceste sur deux plans : la femme qu’il recherche est à la fois trop proche de lui et trop éloignée. Etant déjà sa femme, la reprendre pour femme — ce à quoi équivaut son retour du monde des morts —, c’est épouser quelqu’un de trop proche, comme sa sœur, et resserrer à l’excès les liens déjà établis par le premier mariage entre deux groupes qui s’échangent les femmes. Etant morte, l’épouser c’est épouser quelqu’un d’un groupe trop éloigné, avec lequel l’on ne peut pas avoir d’échanges matrimoniaux.

Dans ces récits de la « tradition d’Orphée » apparaît donc une volonté de comparer les échanges entre les vivants et les morts et les échanges entre les hommes et les femmes. Vouloir reprendre sa femme morte constitue un inceste : cela veut dire aussi que de la même manière qu’une femme doit être prise à une bonne distance dans la société où l’on vit, ni trop près ni trop loin, les morts également doivent être tenus à bonne distance.

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La richesse du dossier nord-américain permettrait sans doute de préciser cette première approximation, mais c’est un monde que je connais moins bien et pour lequel je ne dispose pas des sources nécessaires. C’est pourquoi j’aimerais, tout en suivant la voie ouverte précédemment, m’occuper de l’Amérique du sud. Quantativement, la situation est totalement différente : Hultkrantz affirmait qu’on ne trouvait pas en Amérique du sud de « tradition d’Orphée », parce que sa diffusion avait été bloquée par les mythologies des civilisations agraires. Plus tard, Maria Susana Cipolletti a pu recenser deux récits, deux seulement, qui correspondent entièrement au motif qui nous occupe5, parmi plusieurs versions que je qualifierai de « tronquées », nous verrons pourquoi.

Le premier récit nous vient des Chiriguano de Bolivie. Un jeune homme part à la recherche de sa femme morte guidé par deux jeunes gens ; elle doit épouser un mort, et refuse d’abord de suivre son mari, puis revient avec lui dans le monde des vivants. Il ne doit pas la toucher pendant vingt jours, mais ne peut résister au désir de la prendre dans ses bras, et elle retourne dans le monde des morts.

L’autre récit provient des Andes péruviennes : on pourra y déceler une petite touche chrétienne, mais il obéit toujours au schéma habituel. Un homme qui a perdu sa femme descend dans le monde des morts dont le gardien est Saint François, qui cède à ses plaintes et lui donne un roseau, qu’il doit remonter avec lui sans l’ouvrir. Impatient, il l’ouvre en route et l’âme de sa femme s’échappe sous la forme d’une mouche. Mais l’impatience de l’homme a sauvé l’humanité : s’il n’avait pas ouvert le roseau, les morts seraient revenus sur terre ; et ils sont si nombreux que la nourriture aurait vite manqué et que les hommes auraient dû se dévorer entre eux.

On aura remarqué dans le premier récit le mariage prévu entre l’héroïne et un habitant du monde des morts : voilà le mariage selon la règle, entre morts, marquant à la fois la séparation entre les morts et les vivants et l’impossibilité d’épouser sa propre femme. Quant au deuxième récit, il introduit quelque chose de nouveau : la confusion créée par le mariage avec sa propre femme morte aurait entraîné la confusion totale entre morts et vivants. Ou, en exprimant les choses différemment : le succès de cette sorte d’inceste que constitue la résurrection de sa propre femme aurait provoqué une situation de totale promiscuité, ici non sur le plan sexuel mais sur le plan de la nourriture : le cannibalisme généralisé.

Si nous ne disposons que de deux versions de cette « tradition d’Orphée » en Amérique du sud, dans l’état actuel des sources et de leur dépouillement, on trouve encore, je l’ai dit, des versions « tronquées », en nombre relativement plus élevé. Il faut entendre par là le récit du voyage d’un homme à la recherche de sa femme dans le pays des morts, sa rencontre avec la défunte, et son retour dans le monde des vivants sans elle. Un exemple de ce type de récit nous est donné par les Guajiro de Colombie. Un mari qui pleure sa femme est visité par elle en rêve, et il part à sa poursuite. Après avoir vaincu plusieurs obstacles, il parvient dans le monde des morts, y voit sa femme ; mais celle-ci a une conduite tellement scandaleuse, couchant avec n’importe qui et se faisant pénétrer par tous les orifices, le nez y compris, qu’il repart dégoûté et sans elle. Après un crochet dans le monde de la Pluie, il parvient à retourner sur la terre, mais avec l’ordre de garder le secret de ce qu’il a vu. Il ne tarde pas à bavarder et meurt aussitôt6.

Le monde des morts est donc ici celui de la promiscuité sexuelle, de l’absence de prohibition de l’inceste : scandalisé, le héros remonte sans essayer d’en ramener sa femme morte. C’est alors lui qui meurt une fois rentré chez lui : le contact dangereux et excessif avec le monde des morts passe ici par la parole — il n’aurait pas dû raconter ce qu’il a vu.

D’autres récits — Matsigenka, Aguaruna entre autres — montrent aussi ce renoncement, une fois dans le monde des morts, à en faire revenir la femme défunte : le héros respecte la distance instaurée, il ne cherche pas à violer la prohibition de l’inceste. Il retourne seul sur la terre où il continue son existence7. Mais c’est dans un autre type de récits qu’il faudra peut-être trouver, en Amérique du sud, l’équivalent de la « tradition d’Orphée » nord-américaine, à la fois par la fréquence, par les péripéties et par le sens. Il s’agit des récits qui nous content le mariage entre un homme bien humain et une femme qui vit dans le monde aquatique, femme-serpent ou femme-poisson.

Une version représentative pourrait être la suivante, intitulée « La sirène du Haut Marañon » et recueillie chez les Aguaruna du Pérou. Un homme qui est à la chasse sauve un petit serpent qu’il trouve pendu à une branche. Il s’avère que ce serpent est la mère d’une belle jeune fille : toutes deux vivent dans la rivière, et la jeune fille vient séduire le chasseur à l’aide d’une herbe aromatique. Elle l’emmène au fond de l’eau où elle l’épouse ; là, comme bien souvent dans le monde des morts, tout est autre chose que ce qu’il paraît : les caïmans sont des chiens et les poissons des cafards. Mais le chasseur a la nostalgie de son village et convainc sa femme d’aller y vivre avec lui. Elle se transforme en serpent qu’il cache dans une petite corbeille, et ils se rendent tous deux sur la terre ferme. Mais là, malgré les avertissements, la curiosité et la jalousie de la première femme du chasseur, celle qu’il avait épousée dans son village, provoquent la fuite du serpent. Aussitôt éclate une tempête qui se fait déluge : le seul survivant humain est l’époux de la femme-serpent, qu’il rejoint définitivement au fond de la rivière8.

Je ne vais pas insister sur le parallélisme entre ce récit et notre « tradition d’Orphée » : au lieu d’aller reprendre femme dans le monde des morts, le héros va prendre une nouvelle femme dans le monde des eaux ; il veut retourner avec elle sur la terre, mais là, malgré l’interdit formulé, la femme est découverte et frappée, et elle retourne dans son propre monde, où le héros finit par la rejoindre. Parallèlement à la catastrophe que représenterait le retour des morts sur la terre, c’est ici un déluge qui détruit l’humanité. L’impossibilité des échanges entre le monde des hommes et le monde aquatique trouve une sanction cosmique : c’est là l’une des caractéristiques de la mythologie amazonienne, qui explique peut-être la préférence pour ce type de récit plutôt que pour une stricte « tradition d’Orphée ». Mais encore une fois, cette séparation entre deux mondes incompatibles passe par le mariage : le héros à la fois montre une passion trop exclusive pour sa femme-serpent aux dépens de sa première femme, et va chercher cette femme trop aimée trop loin, jusqu’au fond de l’eau. C’est ici aussi par un mariage que s’établit la bonne distance entre deux mondes, celui des humains et celui des animaux aquatiques.

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Les quelques exemples que j’ai pu repérer pour la Nouvelle-Guinée vont nous permettre de préciser certains points. Le premier récit provient des Bukawac du golfe de Huon. Un homme perd sa femme et, désespéré, quitte le village. Il découvre une caverne, s’y enfonce, trouve un ruisseau de sang et un ruisseau de pus. C’est ce dernier qu’il décide de suivre, puisque sa femme n’est pas morte de mort violente. Il rencontre bientôt des jeunes filles qui viennent puiser de l’eau, et parmi elles il reconnaît sa femme. Elle l’emmène chez son père, grâce auquel il échappe à la voracité des morts qui veulent le manger tout cru. Après avoir mangé de la nourriture de son beau-père, il retourne sur terre avec sa femme ; mais aussitôt arrivés, c’est le mari qui meurt, et tous deux retournent dans le monde des morts9.

Nous retrouvons donc notre modèle habituel, à la seule différence de l’inversion finale : c’est le mari qui meurt (on pourra remarquer qu’il avait mangé de la nourriture des morts). Mais deux versions Foi, du lac Kutubu, nous permettront peut-être d’aller plus loin, car elles comportent des détails intéressants. Dans la première, c’est après la dernière fête funèbre — celle du Petit Doigt — que le mari désolé part à la recherche de sa femme, ayant trouvé par hasard un passage dans la terre. Il se retrouve dans un beau pays où il doit vaincre différents obstacles : des orties, un lézard géant et un piège à bascule qui sert à attraper les âmes. La gardienne de ce piège lui indique où trouver sa femme : c’est chez son père à elle, responsable des âmes féminines, auxquelles il s’unit d’ailleurs sexuellement à leur arrivée ; sa mère, elle, s’occupe de la même manière des âmes masculines. Il découvre ainsi sa femme morte au moment où elle arrive chez le responsable des âmes féminines : elle ne le reconnaît pas, lui demande pourquoi il n’épouse pas sur terre une jeune fille ou une veuve plutôt que de lui courir après. Mais le responsable des âmes la renvoie avec son mari, ordonnant à celui-ci, une fois de retour sur terre, de faire pendant un certain temps tout le travail à lui tout seul, y compris la cuisine. Il lui donne également une banane et de la canne à sucre. Le couple retourne sur la terre, et là, pendant que la femme remet progressivement ses os dans sa peau, le mari travaille. Mais le dernier jour prescrit, il demande, excédé, à sa femme de couper des feuilles de palmier : elle se coupe le petit doigt et disparaît, ne laissant qu’un tas d’os, et emportant banane et canne à sucre. Son mari réunit les hommes et leur raconte toute l’histoire : quand il a fini il meurt. Le récit se conclut par l’affirmation que si la banane et la canne à sucre étaient restées sur la terre, personne ne mourrait plus10.

Si ce récit établit nettement la séparation définitive entre les morts et les vivants, il marque aussi fortement les étapes du passage d’un état à l’autre, à la fois chez ceux qui restent sur la terre et pour celui qui gagne le monde des morts. Pour le mort il y a ces différentes épreuves à traverser que sont les orties, le lézard géant et le piège ; le vivant, lui, les évite et parvient ainsi vivant toujours dans le monde des morts. Je ne pense pas qu’il faille voir là à tout prix un schéma initiatique, comme on aura pu le faire parfois pour Orphée : on ne trouve là aucun enseignement dont peut profiter un mort, puisqu’il tombera nécessairement dans les pièges qui lui sont tendus et qu’il n’a pas d’autre solution qu’aller dans la maison des morts. Quant au héros, il n’en retire aucun avantage ou prestige ni de son vivant ni après sa mort, puisqu’il va finir comme tous les autres morts. Il faut voir là simplement, je crois, les étapes bien marquées d’un passage qui mène le mort de la société dont il s’est séparé à la société des morts qui va l’accueillir.

De la même manière, ce passage est bien marqué sur la terre par la triple cérémonie funèbre, qui se termine le trente-septième jour par la fête du Petit Doigt. Cette coïncidence entre le nombre trente-sept et le petit doigt n’est pas fortuite, puisque, dans le système numérique Foi, l’on a l’habitude de compter de un à trente-sept en suivant divers points du corps, le dernier étant le petit doigt de la main droite. Le trente-septième jour donc, le corps ayant été parcouru jusqu’à sa dernière extrémité, l’âme parvient dans la maison des morts. C’est exactement le même nombre de jours qu’il faudrait à la femme morte pour revenir en arrière, pour revenir à la vie : mais, on l’a vu, le trente-sixième jour elle se coupe le petit doigt qui, n’étant pas encore rempli de son os, laisse s’échapper et le sang et la vie.

Si ce récit donne des renseignements précieux sur le passage du monde des vivants au monde des morts, il nous décrit aussi en détails le monde des morts lui-même ; et c’est là l’un des aspects importants de ce type de récit, que de nous fournir une géographie du pays des morts. La maison qu’occupe le maître des âmes a la forme d’un U, une forme inusitée dans le monde des vivants. Dans cette maison se presse la foule des âmes des humains et des animaux, hommes et femmes y dansent joyeusement.

Dans l’autre version Foi dont nous disposons, le maître des âmes avertit le héros qu’il ne doit ni manger de la nourriture des morts ni s’accoupler à une morte, malgré toutes les avances qu’elle pourrait lui faire. Résistant à la tentation, il parvient à saisir sa femme qui, comme Protée enchaîné par Aristée, se transforme en serpent, en eau, en toutes sortes de choses, et pour finir en salive, avant de reprendre sa forme de femme11.

D’un côté donc, le récit marque bien la séparation définitive qui doit intervenir entre les vivants et les morts. De l’autre il souligne, par cette série de transformations qui s’opèrent en la femme, l’ambiguïté de la relation entre l’homme vivant et la femme morte, ce mélange d’attirance et de refus qui prend saveur d’inceste.

Mais la deuxième version Foi nous apprend encore autre chose, et plus précisément une circonstance absente de tous les récits que nous avons considérés jusqu’ici : c’est la cause de la mort de la femme. Ce récit explique qu’il s’agit d’un couple qui vient de se marier, et qu’en tant que tel il doit aller passer trois jours dans les marais et dormir là, trois jours mais pas un de plus. Or les jeunes mariés n’obéissent pas et prolongent leur lune de miel dans les marais. Vivant pour eux-mêmes dans l’isolement, ils troublent l’équilibre établi par le mariage en frustrant de leur travail les deux familles qui les ont échangés. La conséquence ne se fait pas attendre : la femme meurt. Et l’on s’explique mieux ainsi la situation finale du récit, où le mari doit faire tout le travail de la maison sans que sa femme y participe : à la fois homme et femme, il ne peut sortir de cette aporie qu’en provoquant la seconde mort de sa femme. Il rompt de la sorte un mariage qui se trouvait doublement sous le signe de l’excès, de par une relation trop étroite entre le mari et la femme à la fois dans le monde des vivants et dans le monde des morts.

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Ce qui est donc en jeu, me semble-t-il, dans tous ces récits, c’est bien la mise en rapports de l’échange des femmes et de l’échange entre vivants et morts. Cette analogie s’exprime sur le mode de l’inceste : une trop grande proximité entre le mari et la femme, chez les vivants comme chez les morts, est une forme d’inceste qui doit être sanctionnée. On trouvera certainement, pour chaque récit considéré dans son propre contexte culturel, d’autres constatations à tirer. Mais d’une manière générale, je crois qu’il n’est question ici ni de chamanisme — le héros qui descend dans le monde des morts n’est jamais un chamane, il fait plutôt figure d’innocent qui se demande ce qui lui arrive — ni de politique — les sociétés envisagées, en tous les cas celles de Nouvelle-Guinée, ne présentent pas les caractéristiques déterminées par Swanson. Ce qui constitue donc pour les etnologues la « tradition d’Orphée » — et j’en resterai à cette hypothèse qui demande à être étayée plus solidement —, c’est un ensemble de récits qui viennent spécifier la bonne distance qui doit régner à la fois entre les hommes et les femmes et entre les vivants et les morts.

Il faudra attendre — et je conclurai par là — l’influence de la religion catholique pour élargir le motif jusqu’à des horizons qui peuvent être comparés à ceux du mythe grec d’Orphée. Un récit recueilli au Pérou comme en Bolivie, celui du Manchay-Puito, met en effet en scène un curé de village, qui est aussi un poète et un musicien renommés. Il tombe amoureux d’une Indienne avec laquelle il se met à vivre en concubinage — l’union interdite est ici de ce monde. Lors d’un voyage qu’il fait au loin, son amante meurt. De retour, dans son désespoir il l’exhume de sa tombe, l’habille et joue devant elle de la flûte au fond d’un pot, ce qui produit des sons lugubres. Dans une autre version, cette flûte est faite de l’os même du tibia de la morte. Il chante également une chanson intitulée « Enfer terrible », où il demande aux portes de l’enfer de s’ouvrir. Au son de cette musique les chiens aboient et les Indiens abandonnent le village. Lui-même meurt bientôt, tandis que les autorités ecclésiastiques menacent d’excommunication tous ceux qui chanteraient « Enfer terrible » ou joueraient de la flûte dans un pot12.

Mais n’oublions pas non plus le Père de Brébeuf, dont la légende a doré de ses feux la mort. Fait prisonnier avec quelques compagnons Hurons par des guerriers Iroquois, de Brébeuf a les mains coupées, le corps couvert de fers brûlants : mais il continue à faire entendre sa voix pour convertir les païens. La langue brûlée, les lèvres arrachées, plongé dans l’eau bouillante en simulacre de baptême, scalpé, il résiste jusqu’à ce que les Iroquois ouvrent son corps, en arrachent le cœur et le jettent aux spectateurs. De Brébeuf meurt réunissant en lui et Dionysos et Orphée. Son crâne a été conservé et peut être vu aujourd’hui encore en l’Hôtel-Dieu de Québec. Et sa mort lui ouvrira finalement les portes de la béatification puis de la canonisation13.

Bibliographie

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1 Hultkrantz (1957), 260.

2 Voir Swanson (1976).

3 Lafitau (1724), 402.

4 Brébeuf (1957), 109-111.

5 Voir Cipolletti (1984) et Argüedas (1964), 266-267.

6 Perrin (1983), 29-43.

7 Voir Baer (1974) et Jordana Laguna (1974).

8 Jordana Laguna (1974), 44-51.

9 Keysser (1911), 213-214.

10 Williams (1976), 320-323.

11 Weiner (1988), 188-194.

12 Lara (1973), 289-302.

13 Voir l’introduction de Brébeuf (1957), XXIV-XXVII.