La tête qui chante
L’énigme que la tête du Capitole a posée à ses fouilleurs et au devin1 se pose souvent encore aux voyageurs et aux visiteurs de musées. Que veut dire telle sculpture, quels en sont le signifiant et le signifié ?
Certes, nous sommes habitués à rencontrer des membres arrachés, à deviner dans une main ou dans des fragments de bras et de jambes leur beauté originelle, à vénérer le « fragment d’un fragment », pour parler avec Schlegel. Mais tout enfant nous demandera : « Pourquoi l’a-t-on décapité ? » Un nez arraché, un œil blessé lui communiquent la douleur de l’homme qui l’a subie.
Les Romains nous ont appris à prendre la tête pour l’homme, comme le montrent leurs galeries de portraits2. Ainsi, une tête en bronze du Musée d’Art et d’Histoire de Genève (pl. 11)3 nous adresse un message d’Orphée. Elle est bien arrondie, au fort occiput. Des rangées de mèches couvrent comme un bonnet mince la calotte crânienne. Le front est fuyant. Les arcades sourcilières décrivent un arc léger au-dessus des yeux bordés de larges paupières, qui couvrent la partie supérieure des globes oculaires. Le nez est long et fin, les pommettes saillantes, le menton pointu. Un chant profond semble s’échapper de la bouche ouverte.
S’agit-il du chant douloureux d’Orphée, que les femmes thraces ont tué mais qui continue à chanter sur les flots de la mer ? Antoine Bourdelle n’appelait pas cette tête Orphée, mais l’Eloquence. Est-ce donc cette éloquence grâce à laquelle Orphée a convaincu Hadès de libérer Euridyce ?
Une tête de jeune homme repose sur le sol devant l’Ecole polytechnique d’Athènes (pl. 12). Elle est inclinée en arrière, retenue par ses longues mèches peignées du front vers l’occiput. La bouche est ouverte et parle d’événements douloureux. C’est une œuvre du sculpteur grec Memos Makris. Les Athéniens ne l’appellent pas Orphée : elle fut posée devant le Polytechneion en 1974, en souvenir des étudiants massacrés en cet endroit par les tanks des colonels, à la fin de leur dictature.
Dès 1865 Gustave Moreau a représenté sur une demi douzaine de tableaux, aquarelles ou gouaches « une jeune fille (qui) recueille pieusement la tête d’Orphée et sa lyre portées sur les eaux de l’Hèbre aux rivages de Thrace »4. Il ne peut s’agir d’une de ces femmes thraces qui ont tué Orphée par jalousie. C’est sa propre mère, la Muse Calliope, qui tient la tête de son fils sur une lyre.
Entre 1913 et 1916, le peintre Odilon Redon a peint un pastel qui porte le titre d’Orphée (pl. 1). Le tableau se trouve au Cleveland Museum of Art. Dans une caverne au-dessous de la cime d’une haute montagne gît le buste d’Orphée renversé, avec le chapiteau dorique sur sa lyre. Les yeux et la bouche sont fermés.
Odilon Redon ne pouvait connaître les représentations antiques que Margot Schmidt a magistralement interprétées en 19725, puisqu’elles ont été publiées après la mort du peintre. Sur une hydrie de Bâle (pl. 13), un homme descend, à l’aide de cordes6, un terrain escarpé au fond duquel la tête d’Orphée continue à chanter, les lèvres entr’ouvertes. Plusieurs Muses sont là, caractérisées par de doubles flûtes et des lyres. « Calliopé », dans le groupe central, tient une lyre dans la main droite et suit attentivement la descente de l’homme barbu dans la gorge : il s’agit vraisemblablement de Terpandre de Mitylène, car seul un poète peut saisir le message de la tête d’Orphée.
Sur une kylix à Cambridge (pl. 15) et une hydrie à Dunedin (pl. 14), le caractère oraculaire est plus manifeste. Sur l’hydrie, Apollon est accompagné de deux Muses. Il tient la lyre dans la main gauche, et un grand rameau d’olivier semble toucher la tête d’Orphée. Sur la coupe de Cambridge, Apollon est vêtu d’un himation. Sa main gauche s’appuie sur un olivier. La main droite est impérativement tendue vers un jeune homme en costume de voyage, portant un pétase, une chlamyde et des bottes. Il est assis sur un rocher et transcrit sur une tablette le chant de la tête d’Orphée, sous la protection d’Apollon. Deux Muses sont représentées sur le revers. L’une tient une lyre — probablement celle d’Orphée —, que la deuxième s’apprête à couronner d’une grande bandelette.
Odilon Redon connaissait certainement ces vers des Métamorphoses d’Ovide7, qui chante le destin du corps déchiré par les femmes thraces : « Les membres de la victime sont dispersés çà et là ; tu reçois, ô fleuve de l’Hèbre, sa tête et sa lyre ; et alors, nouveau miracle, emportée au milieu du courant, sa lyre fait entendre je ne sais quels accords plaintifs ; sa langue privée de sentiment murmure une plaintive mélodie et les rives y répondent par des plaintifs échos. Maintenant ces débris quittent le fleuve de la patrie pour la mer où il les a conduits ; elle les dépose à Méthymne, sur le rivage de Lesbos. Là un horrible serpent s’élance vers cette tête laissée à l’abandon sur une plage étrangère, vers ces cheveux encore humides de la rosée des flots. Enfin Phébus arrive ; il repousse le serpent prêt à mordre ; il pétrifie sa gueule ouverte et l’immobilise béant, tel qu’il était, sous la forme d’un dur rocher. L’ombre d’Orphée descend sous la terre ; il reconnaît tous les lieux qu’ils avait déjà vus auparavant… »
Le peintre a d’ailleurs dessiné la tête d’Orphée transportée par les flots. Mais le pastel de Cleveland ne correspond pas aux représentations antiques : les Muses manquent, les yeux et la bouche sont fermés. Avons-nous là l’une de ces « stupéfiantes rêveries d’Odilon Redon » dont parle Huysmans, dans une lettre à Stéphane Mallarmé8 ? Ou bien connaissait-il la version de Phanoklès9, selon laquelle la tête et la lyre ont été enterrées après l’atterrissage à Lesbos ? Et un historien local, Myrsilos10, dit que la tombe était particulièrement entourée par la musique. Le chant des rossignols y est plus beau qu’ailleurs11. La tombe d’Orphée d’Odilon Redon nous transmet l’écho de l’île de Lesbos, « remplie de sons de lyre, la plus douée pour les chants ».
Bibliographie
Borgeaud, Philippe, 1987, Du mythe à l’idéologie : la tête du Capitole, MusHelv., 44, 86 ss.
Graf, Fritz, 1987, « Orpheus : A Poet amond Man », in Interpretations of Greek Mythology, Ed. J. Bremmer, pp. 93 ss.
Lorenz, Thuri, 1965, Galerien von griechischen Philosophen und Dichterbildnissen bei den Römern.
Mondor, Henry, 1941, Vie de Mallarmé.
Pandermalis, D., 1971, Zum Programm der Statuenausstattung in der Villa dei Papiri, AM, 86, 173 ss.
Schmidt, Margot, 1972, Ein neues Zeugnis vom Orpheushaupt, AntK, 15, 128 ss.
____________
1 Voir Borgeaud (1987), 86 ss.
2 Voir Lorenz (1965) et Pandermalis (1971), 173 ss.
3 Musée d’Art et d’Histoire, Inv. n° 1967, 109. Madame Jacqueline Cougnaud et Monsieur Jacques Chamay ont bien voulu me procurer de belles photographies et des diapositives originales. Je les en remercie chaleureusement.
4 Commentaire du peintre figurant dans le livret du Salon de 1866. Cf. P.-L. Mathieu, Gustave Moreau, sa vie, son œuvre, Fribourg, 1976, 97, planche en couleur. Catalogue nos 71-77, pp. 300 sqq.
5 Voir Schmidt (1972), 128 ss.
6 Voir Graf (1987), 93 ss. Son interprétation des cordes comme lances n’est pas convaincante.
7 Ovide, Métam., XI, 40 ss, trad. de Georges Lafaye. Le traducteur renvoie à Virgile, Georg., IV, 523 ss, pour les plaintifs échos de la nature. Dans une séance de Faculté, Albert Py a attiré mon attention sur ce passage. Voir Kern, Orphicorum Fragmenta.
8 Mondor (1941), 420.
9 Sa version est signalée par Stobée, Eclog., 4, 20, 47 = Kern, Test., 77. Voir Schmidt (1972), 128, note 5.
10 Voir Paus. 9, 30, 6.
11 Kern, Test., 130.