Rhésos et Arganthoné
Le nom de Rhésos a été reconnu, depuis longtemps, comme un mot thrace signifiant « le roi » (thème nominal *rēg-, qu’on retrouve dans le sanscrit rᾶj-, latin rex, regis, irlandais ri, gaulois -rix)1. Il est probable, d’autre part, qu’il s’agisse à l’origine (et chez lui, dans la région du Pangée), d’une figure divine proche du Héros-cavalier bien connu des historiens de la religion thrace2.
Au chant 10 de l’Iliade, Rhésos est un roi thrace, allié tard venu des Troyens, qui se fait égorger par Diomède (accompagné d’Ulysse) lors de la Dolonie. Dans le poème homérique, Rhésos est présenté comme fils d’Eionée (dont le nom semble renvoyer à la ville d’Eiôn, le « Rivage », à l’embouchure du Strymon). « Il a les plus beaux coursiers, les plus grands…, plus blancs que la neige et, pour la course, égaux aux vents. Son char est orné et d’or et d’argent. Il est venu ici porteur d’armes d’or gigantesques — une merveille à voir ! — telles que le port en convient, non à de simples humains, mais à des dieux éternels » (Il. 10, 43-44, trad. Mazon).
Paradoxe de cette richesse, de ces chevaux, de ces armes merveilleuses et de la mort ignoble, égorgement dans le sommeil et la nuit, sans même avoir pu prendre part au combat. Roi pareil aux dieux, le redoutable guerrier se fait assassiner comme la bête de troupeau surprise, endormie, par un fauve qui rôde. Treizième et dernière victime, après douze autres Thraces, il est « tout haletant » lorsque le fils de Tydée s’approche pour lui prendre la douce vie : « sur son front un mauvais rêve a pesé toute la nuit », un rêve envoyé par Athéna, dans lequel Rhésos rencontre Diomède. Rhésos rêve sa mort dans la nuit, sa seule nuit aux portes de Troie3.
C’est tout. Et il faut attendre le Rhésos attribué à Euripide4 pour que se précise la figure du Thrace. Or elle se précise en fonction d’Orphée, et sous l’angle d’une négation de la mort.
Reprise au mode tragique, la donnée homérique apparaît dans cette pièce, sur plusieurs points, légèrement modifiée. En particulier, certains déplacements permettent à l’auteur du Rhésos d’ajuster à son programme, tout en les conservant, les thèmes essentiels du texte de l’Iliade. Le rêve de Rhésos devient un autre songe, celui de son cocher (vv. 780 sqq.). La clameur, le tumulte indicible qui s’empare du camp des Troyens à l’annonce de la mort du roi thrace, dans l’Iliade, devient cette rumeur nocturne, aux apparences de panique, qui traverse le camp troyen à l’arrivée des troupes de Rhésos, au tout début de la pièce. Mais dans l’ensemble, c’est une très grande fidélité, dans un rapport constant au poème homérique. Cette fidélité rend d’autant plus remarquable une modification de détail, apparemment insignifiante. Le père de Rhésos n’est plus Eionée, mais devient le dieu fleuve Strymon. Et sa mère (que l’Iliade ignore) est une Muse, qui apparaît à la fin de la pièce sans pour autant, il est vrai, être nommée (la tradition postérieure hésitera entre Clio, Terpsichore, Euterpe, et même Calliope). L’union d’où Rhésos est issu est mythiquement rattachée au défi que Thamyris (un autre Thrace) avait lancé aux Muses. C’est en effet en se dirigeant vers le Pangée aux veines d’or, pour se rendre à la joute poétique opposant les Muses au poète trop orgueilleux, que la mère de Rhésos dut franchir les eaux fécondantes du Strymon (vv. 920 sqq.). Né de ce viol, l’enfant Rhésos est élevé par des Nymphes pour devenir roi, guerrier invincible chez les Thraces. Mais sa divine mère le détourne de se rendre à Troie, car elle connaît son destin. Rhésos, néanmoins, se laisse convaincre par Hector. Derrière Ulysse et Diomède, agents du meurtre, se dresse enfin la figure d’Athéna (très active dans la Dolonie). Soucieux de concilier la Muse et les enfants d’Athènes, l’auteur du Rhésos prête à la déesse, qui porte sur scène (à Athènes) le cadavre de son fils, les paroles suivantes (trad. Marie Delcourt) : « Pourtant nous honorons ta cité entre toutes, mes sœurs les Muses et moi-même, et nous aimons à y séjourner. Celui qui alluma les torches pour les mystères ineffables, Orphée, était le cousin de celui que tu viens de tuer. Musée, de tous vos citoyens le plus auguste, celui qui s’éleva aux plus hautes visées, fut instruit par Phoibos et par nous, les neufs sœurs. » La mère de Rhésos annonce aussi qu’« Il ne descendra pas dans les abîmes de la terre tant j’aurai su prier l’épouse du dieu infernal, la fille de Déméter qui fait mûrir les fruits, afin qu’elle renvoie son âme. Elle se doit en effet de prouver son respect pour les parents d’Orphée. Pour moi pourtant, mon enfant sera désormais comme s’il était mort et retranché du jour, car il ne viendra plus vers moi et jamais il ne reverra sa mère. Caché dans les cavernes de la terre veinée d’argent, il y reposera vivant, homme et dieu tout ensemble, comme un prophète de Bacchos logé au mont Pangée, dieu vénéré de ceux qui ont le savoir en partage ».
Cette modification des données du dossier est tributaire d’un événement historique. Rhésos et son culte étaient en effet devenus réalités athéniennes à partir de 437 av. J.-C., date à laquelle fut fondée la colonie d’Amphipolis, fondation liée à un oracle ordonnant de transférer les os du héros thrace de Troie dans sa patrie (au bord du Strymon)5. Ce transfert équivaut, dans les termes de l’oracle transmis par Polyen (Strat. 6, 53) à « cacher » (krúpsēte) les restes desséchés de Rhésos (Rhésou kalámēn). A cette injonction mantique répond parfaitement le kruptós (« caché ») du texte pseudo-euripidéen. Le scholiaste du Rhésos (ad 346), citant l’historien hellénistique et macédonien Marsyas (n° 136 de Jacoby), mentionne l’existence, à Amphipolis, d’un sanctuaire de la Muse Clio, situé en face d’une colline où se trouve le tombeau de Rhésos.
La figure de Rhésos, ancienne divinité thrace, devenu fils d’une Muse, s’est ainsi trouvée re-sacralisée, à la grecque, en référence au culte instauré à Amphipolis : elle se rattache du même coup, dans une optique athénienne, au personnage d’Orphée, fils d’une Muse, initiateur thrace des mystères d’Eleusis. Solidaire d’un Dionysos oraculaire proche de celui que mentionnait déjà Hérodote (7,111), Rhésos libéré par Perséphone n’est pas mort, sans pour autant rejoindre le monde des humains : anthropodaimon, il est devenu prophète de Bacchos dans une caverne du Pangée. Son destin est analogue à celui d’Orphée, dont la tête oraculaire, attestée iconographiquement dès le milieu du Ve siècle av. J.-C.6, sera elle aussi liée, par la tradition, à un sanctuaire bachique7. L’expression « dieu vénéré de ceux qui ont le savoir en partage » (semnòs toîsin eidósin theós) pourrait enfin renvoyer à la notion d’un cercle d’initiés, analogue aux cercles orphiques attestés, désormais, dès les inscriptions sur os d’Olbia (Ve s. av. J.-C.).
Si l’on considère maintenant le passage où la Muse affirme que Perséphone ne saurait retenir un proche d’Orphée, on remarquera que la référence est faite non pas à la musique du chantre capable de diriger à sa guise la nature sauvage et de rendre inoffensives les puissances du monde infernal, mais à son rôle mystagogique : Orphée est présenté comme l’instigateur des mystères. C’est au nom d’une fonction qui le lie, rituellement, à Perséphone, et non pas en rappel d’une ancienne descente aux Enfers à la recherche d’une épouse défunte, que la Muse fait appel à la gloire d’Orphée pour persuader la déesse de relâcher l’âme de Rhésos.
En admettant qu’il puisse avoir été connu de l’auteur du Rhésos, le motif de la descente aux Enfers d’Orphée8 ne joue ici aucun rôle explicite, alors même qu’il est question d’une remontée de l’âme de Rhésos, libérée à la demande de sa mère, la Muse. Le sort de Rhésos, dans la tragédie pseudo-euripidéenne, n’est pas comparé à celui de l’épouse d’Orphée. Pas plus que le refus du deuil, de la part de la Muse (qui ne descend pas aux Enfers) n’est comparé au refus d’Orphée d’accepter la mort de sa compagne. Le sort de Rhésos, ici, est comparé au destin posthume, et sacral, d’Orphée lui-même.
Et pourtant, la tradition, comme insatisfaite de ce qui devait lui sembler un manque, finira par comparer le sort de Rhésos à celui de l’épouse d’Orphée. Mais cela ne se fera qu’à l’issue d’un long procès, où la donnée du récit, pour la seconde fois, se modifie, et où l’on verra se substituer à la mère de Rhésos une épouse inconnue de la tradition classique.
Avant d’aborder ce dossier post-classique de Rhésos, il me semble utile de poser, naïvement, la question suivante : qu’est-ce que l’histoire du roi thrace, telle qu’elle se trouve dans l’Iliade, et telle qu’elle est reprise par l’auteur de la pièce athénienne, pouvait (et devait) évoquer à un auditeur moyennement instruit du début du IVe siècle av. J.-C. ? Je pense à la trame narrative (très courte) relative à Rhésos, et à lui seul, et non pas bien sûr à la Dolonie dans son ensemble, qui a fait l’objet de nombreuses enquêtes, surtout à partir de Louis Gernet (1936).
Roi et guerrier (pareil à un dieu, revêtu d’armes merveilleuses), Rhésos rejoint ses alliés troyens au dernier moment (il arrive, selon l’auteur du Rhésos, la dixième année de la guerre), et il se fait aussitôt tuer. Sa trajectoire, si l’on peut dire, se définit de la manière suivante : dernier des alliés de Troie, il meurt à son arrivée. Cette formule, on en conviendra, correspond parfaitement à celle qui définit, dans toute la tradition grecque, un personnage célèbre, le héros thessalien Protesilaos (qualifié d’aréios dans le Catalogue des vaisseaux, 698) : premier des Grecs à débarquer à Troie, il fut le premier à y mourir (à cause, lui aussi, d’une ruse d’Ulysse). Le sort du dernier allié des Troyens fait écho à celui du premier des Grecs. Leurs deux destinées de guerriers éphémères encadrent ainsi des combats qui vont durer dix ans.
En créant un culte de Rhésos à Amphipolis, en 437, les Athéniens, c’est plus que vraisemblable, assuraient à leurs colons (menacés par les populations locales) la neutralité d’une redoutable divinité thrace. Mais en se référant pour le faire à la tradition troyenne (homérique et post-homérique), ils prolongeaient au niveau des rites une comparaison qui ne pouvait manquer de s’imposer à leur mémoire, avec Protesilaos. Celui-ci en effet recevait depuis longtemps, en Chersonnèse thrace (à Eléonte, ville fondée par les Athéniens pour contrôler l’entrée de l’Hellespont), un culte à la fois héroïque et divin dont Pausanias laisse entendre qu’il jouait un rôle comparable à celui de Trophonios à Lébadée et d’Amphiaraos à Oropos9. Culte oraculaire, par conséquent, comme celui de Rhésos au Pangée.
Protesilaos est connu, en particulier à travers les échos que suscita une tragédie d’Euripide10, par un autre trait : il s’était marié la veille de son départ pour Troie ; désespérée par sa mort, Laodamie son épouse obtint des dieux infernaux qu’ils laissent Protesilaos lui revenir l’espace d’un jour (trois heures, disent les versions les plus sévères). A la seconde mort de son époux, Laodamie confectionne une effigie de cire semblable à lui ; elle dépose cette image dans sa chambre à coucher et, simulant un rituel, se met à la vénérer. Venu lui apporter des fruits au petit matin, un esclave la surprend en train d’enlacer et d’embrasser le portrait. Songeant à quelque adultère, l’esclave prévient le père de la jeune femme, qui ordonne que l’on brûle l’image de cire. Laodamie se précipite sur ce bûcher, et meurt consumée.
Il ne manque à Rhésos, pour devenir l’exact correspondant thrace de Protesilaos, qu’une épouse qui refuse sa mort, et qui la refuse d’une manière qui évoque un rituel.
Au premier siècle av. J.-C., cette attente est comblée par le récit qui constitue la dernière narratio amatoria de Parthenios : « On dit qu’avant de se rendre à Troie en allié, Rhésos parcourut de vastes territoires pour en prendre possession et en tirer tribut. C’est ainsi qu’il parvint à Cios, attiré par le renom d’une belle femme (Arganthoné était son nom). Cette femme avait pris en haine la solitude de la vie domestique ; ayant réuni autour d’elle de nombreux chiens, elle chassait, n’acceptant pas facilement quelqu’un d’autre en sa compagnie. S’étant rendu au lieu où elle se trouvait, Rhésos ne voulut pas l’enlever de force. Il prétendit désirer chasser avec elle, car lui-même, tout comme elle, haïssait la fréquentation des hommes. Elle loua son propos, persuadée qu’il disait la vérité. Peu de temps après, elle ressentit un immense amour pour lui. Retenue par la honte, elle tint d’abord sa passion secrète ; mais ensuite, la souffrance devenant trop violente, elle eut l’audace de s’en ouvrir à lui. Et c’est ainsi qu’il la prit, consentante, pour épouse, lui qui ne désirait que cela. Plus tard, une guerre ayant éclaté à Troie, les rois appelèrent Rhésos à la rescousse. Arganthoné, à cause d’Eros qui la tenait encore puissamment, ou bien parce qu’un oracle l’avait avertie du futur, l’empêchait de s’en aller. Ne supportant pas de vivre une vie de mollesse en cette seule compagnie, Rhésos se rendit à Troie où, combattant sur la rive du fleuve qui aujourd’hui encore porte son nom, il fut blessé par Diomède et mourut. Quand elle apprit sa mort, Arganthoné se retira de nouveau à l’endroit où elle s’était unie à lui pour la première fois et, errant dans cette région, elle ne cessa de crier, de manière répétée, le nom de Rhésos. A la fin, comme son chagrin lui faisait oublier le boire et le manger, elle disparut de chez les hommes. »
Ce récit est construit autour d’un épisode qui n’est localisé ni dans la région du Pangée (lieu d’origine, et de culte, de Rhésos), ni à Troie où il trouve la mort. Dans le Rhésos attribué à Euripide, le roi thrace justifie son retard à venir en aide aux Troyens par le fait que des voisins (les Scythes) lui avaient déclaré la guerre au moment où il allait se mettre en route pour Ilion : « C’est là l’obstacle qui m’a empêché de venir à Troie lutter avec toi. J’ai dû les abattre, prendre leurs fils comme otage, leur imposer un tribut annuel » (trad. Marie Delcourt). Le récit de Parthenios fait allusion à ces guerres et à ces impositions de tributs qui retardèrent Rhésos. C’est dans ce contexte que la rencontre avec Arganthoné prend place, sur les côtes de Propontide, dans la région de Cios.
Géographiquement peu vraisemblable, le détour par Cios a néanmoins sa raison d’être. Il permet à Parthenios (lui-même originaire de Nicée, c’est-à-dire d’une région très voisine) de mettre en scène une rencontre entre Rhésos et une héroïne locale, éponyme de l’Arganthôneion, montagne rendue célèbre par Apollonios de Rhodes et par Nicandre qui en font le décor du mythe d’Hylas11. Le comportement d’Arganthoné refusant la mort de Rhésos, en effet, est ainsi rapporté, de manière allusive, à l’errance et aux vains appels d’Héraclès recherchant Hylas enlevé par les Nymphes. On remarquera que cette quête, dans le mythe, annonce une pratique rituelle : « Les gens du pays offrent encore de nos jours des sacrifices à Hylas au bord de la source. Le prêtre l’appelle trois fois par son nom et trois fois l’écho lui répond » (Ant. Lib. 26, 5, trad. Papathomopoulos).
Tout en répondant bel et bien à l’attente occasionnée par le paradigme de Protesilaos, la légende de Rhésos, on le voit, s’est développée en obéissant à d’autres déterminations. Avec Parthenios, ce n’est évidemment plus le problème de l’implantation et de la survie des colonies athéniennes en Thrace (Eleonte, Amphipolis) qui détermine le devenir des récits relatifs à Rhésos. L’histoire politique a cédé la place, au niveau des motivations, à l’histoire littéraire. Parthénios, qui écrit ses Narrationes amatoriae pour que son protecteur Cornelius Gallus (à qui il dédie cette œuvre en prose) y puise son inspiration d’élégiaque, travaille sur une matière poétique. Le résultat de ce travail est d’autant plus important qu’il nous force à lire le récit des amours de Rhésos et d’Arganthoné à la lumière du récit que Virgile fait des amours d’Orphée et d’Eurydice. Or l’on sait que, dans les Géorgiques, ce récit est supposé, par Servius, prendre la place d’un éloge adressé, précisément, à Cornelius Gallus, ami de Virgile et destinataire des Narrationes de Parthenios. Inquiété par la disgrâce et la mort de Gallus, Virgile aurait dû modifier son texte. Il se pourrait que l’épisode d’Aristée, Eurydice et Orphée fasse, discrètement, allusion à une œuvre de son ami inspirée de Parthénios.
Le récit de Parthénios est en effet tout entier centré sur le thème d’un amour excessif, celui d’Arganthoné pour Rhésos, amour qui risque de prolonger indûment les délices exclusives de leur relation, et d’empêcher le jeune roi d’accomplir son devoir de guerrier et d’allié des Troyens. Ce motif n’est pas sans rappeler celui de la passion excessive (le tantus furor de Virgile) qui, dans la belle interprétation de Marcel Detienne (1971), prolongeait exagérément la lune de miel d’Orphée et d’Eurydice tout en fonctionnant comme la clé, on s’en souvient, de l’épisode d’Aristée l’apiculteur. Ici, le tantus furor devient le fait de l’épouse, à qui il interdit de reconnaître l’évidence de la mort de son conjoint : retournant sur les lieux de leurs amours, elle lui adresse des appels incessants, jusqu’à oublier de vivre. L’errance d’Arganthoné, son appel sans réponse, ne constitueraient qu’un écho inadéquat, sinon maladroit, de la quête d’Orphée descendant aux Enfers, si nous ne savions déjà, ce que ne pouvait ignorer Parthenios, que l’ombre de Rhésos, elle, fut réellement arrachée à l’Hadès. Mais cette victoire n’appartenait pas à Arganthoné : c’était, dans la version pseudo-euripidéenne, le privilège de la mère, la Muse. Le destin culturel de Rhésos apparaît, dans ce contexte, comme la réalisation de ce qui fut refusé, non pas à Orphée (qui lui aussi devient un personnage oraculaire, échappant d’une certaine manière à la mort), mais à Eurydice.
En modifiant la donnée du récit, en octroyant, jusqu’à un certain point, le rôle d’Orphée à Arganthoné (et non à Rhésos), la version de Parthenios souligne, malgré tout, la proximité des deux cousins. Elle commente elle aussi, à sa manière, le discours de la Muse à la fin du Rhésos attribué à Euripide.
Orphée est chantre, Rhésos roi. Leurs destins, pour différents qu’ils soient, n’en apparaissent pas moins homologues. Sur le mode guerrier d’un côté, sur celui de la musique et de l’initiation de l’autre, une trame commune travaille les deux récits, tendant de plus en plus, au cours de l’histoire littéraire, à les rapprocher. C’est ainsi que dans l’Heroikos de Philostrate12, au début du IIIe siècle, on peut lire que Rhésos, dont la légende est située sur le mont Rhodope, fut un merveilleux éleveur de chevaux, un guerrier, un être capable d’attraper des bêtes sauvages. Un signe de ses dons pour la chasse perdure dans le fait que les sangliers, les cerfs et tous les animaux des montagnes fréquentent l’autel du héros, par groupes de deux ou trois, et que l’on peut les sacrifier sans qu’il soit besoin de les lier, car ils s’offrent d’eux-mêmes au couteau d’égorgement. Rien n’est moins orphique que cette débauche de sang versé, mais rien non plus n’est aussi proche des pouvoirs d’Orphée que ce grand rassemblement des animaux les plus sauvages, dans le sanctuaire du héros. Au refus du meurtre et du sacrifice vient répondre l’affirmation d’un assentiment qui, lui aussi, évoque l’innocence de l’âge d’or, ou plutôt son innocente cruauté.
Rapproché d’Orphée par une mythographie dont l’intention est indéniablement comparatiste, Rhésos s’en trouve tout aussitôt écarté, dans la même littérature, par des traits contrastifs. Chasseur, guerrier, il est capable d’interrompre sa lune de miel ; et quand il disparaît, c’est son épouse qui le recherche jusque dans la mort. Par la puissance de sa musique, Orphée attirait à lui des animaux auxquels il ne donnait pas la mort ; les bêtes qui se rassemblent autour de l’autel de Rhésos, pour être immolées, ne sont victimes d’aucun charme, d’aucune contrainte : elles viennent d’elles-mêmes.
Bibliographie
Benveniste, Emile, 1969, Le vocabulaire des institutions indo-européennes 2. pouvoir, droit, religion, Paris, Les Editions de Minuit.
Detienne, Marcel, 1971, Orphée au miel, Quaderni Urbinati di Cultura Classica, 12, 7-23.
Gernet, Louis, 1936, Dolon le loup, Annuaire de l’institut de Philologie et d’Histoire orientales et slaves, 4, 189-208 (repris dans : Gernet, Louis, 1976, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Maspero, pp. 154-171).
Graf, Fritz, 1974, Eleusis und die orphische Dichtung Athens in vorhellenistischer Zeit, Berlin-New York, Walter de Gruyter.
— 1987, « Orpheus : A Poet Among Men », in Interpretations of Greek Mythology, Edited by J. Bremmer, pp. 80-106, London and Sydney, Croom Helm.
Malkin, Irad, 1987, Religion and Colonization in Ancient Greece, Leiden, Brill.
Popov, Dimitre, 1977, « La Thrace aux rois-prêtres, rois-dieux », in Légendes thraces, par A. Foll, I. Vénédikov, I. Marazov, D. Popov, pp. 75-112, Sofia, Sofia-Presse.
Wathelet, Paul, 1989, Rhésos ou la quête de l’immortalité, Kernos, 2, 213-231.
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1 En dernier lieu Wathelet (1989), 222 ; cf. Benveniste (1969), 11.
2 Cf. Gawril Kazarow, article « Thrake (Religion) », R.-E. (1936), col. 487. Dimitre Popov (1977), 93-97, souligne l’aspect divin de Rhésos, dont il propose une analyse très différente de la nôtre (en termes de « maître des animaux », solidaire d’une « maîtresse des animaux » (Arganthoné).
3 Wathelet (1989) analyse cet épisode ; son étude n’aborde pas les témoignages postérieurs, objets de mon enquête.
4 Il n’est pas dans mon propos de rouvrir un débat qui, d’ailleurs, semble avoir momentanément débouché sur un consensus (« pièce attribuée à Euripide » datant du IVe s.) : cf. Graf (1974), 28-29 ; VI. Iliescu, « Zeitgeschichtliche Bezüge im Rhesos », Klio 58 (1976). Néanmoins, si l’on pouvait simplement tenir compte de la donnée historique (cf. infra), on serait peut-être tenté de supposer que le Rhésos fut écrit par Euripide à une époque où la fondation d’Amphipolis (en 437) était encore un événement récent, ce qui situerait cette pièce peu après l’Alceste (jouée en 438).
5 Thuc. 4, 102.3 ; Schol. Eschine 2, 91 : cf. le dossier analysé par Malkin (1987), 81-84.
6 Cf. Margot Schmidt, Antike Kunst 15 (1972), 128-137.
7 L’analyse des témoignages est faite par Graf (1987), 92-93.
8 Cf. Graf (1987), 81-82.
9 Paus. 4, 2, 7 ; cf. Hdt. 7, 33 et 9, 116.
10 Schol. Aristid. p. 671 sq. ; Hygin Fab. 103 et 104.
11 Ap. Rh. 1, 1179 ; Ant. Lib. 26 (qui renvoie à Nicandre).
12 17, 3-6 (149).