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Quelques réflexions sur les hymnes orphiques

Jean RUDHARDT

Les hymnes d’Orphée dont je parlerai nous ont été conservés avec ceux d’Homère, de Callimaque et de Proclus dans plusieurs manuscrits des XVe et XVIe siècles. Les historiens de la littérature les traitent avec mépris et, s’ils admettent aujourd’hui que ces hymnes furent utilisés par les membres d’une communauté cultuelle, les historiens de la religion leur vouent peu d’attention, doutant de la profondeur ou de l’authenticité de l’orphisme qui s’exprime en eux. Voici par exemple ce que West écrit à leur propos :

They form a single collection, bound together by homogeneity of style and technique, and probably composed by a single author. They were used by members of a private cult society who met at night in a house and prayed to all the gods they could think of, to the light of torches and the fragrances of eight varieties of incense. Occasionally their ceremonial activity went as far as a libation of milk. We get a picture of cheerful and inexpensive dabbling in religion by a literary-minded burgher and his friends, perhaps in the second or third century of our era. Dionysus is the most prominent deity, being the recipient, under different titles, of eight hymns. The fiction that Orpheus is the author is supported by a couple of allusions to Apollo and Calliope as his parents. References to names and incidents in the Rhapsodic Theogony indicate awareness of more widely current Orphic literature and recognition of its authority.

Vu le caractère disparate et le plus souvent fragmentaire des documents propres à nous apporter des informations sur l’orphisme, il m’a depuis longtemps paru déraisonnable de négliger un ensemble de textes cultuels qui se présente à nous sous le patronage explicite d’Orphée et qui est le plus vaste de tous ceux que nous possédons de cette espèce. J’ai donc lu, relu les hymnes maintes fois et j’ai progressivement acquis le sentiment de les comprendre un peu mieux qu’on ne l’a fait jusqu’à présent. C’est peut-être une illusion ; quoi qu’il en soit, je me suis finalement décidé à leur consacrer un livre auquel je travaille présentement. J’y avancerai des hypothèses imprudentes. Notre colloque me donne l’occasion de soumettre quelques-unes d’entre elles à votre critique.

Aujourd’hui mon exposé comprendra trois subdivisions, les unes et les autres également schématiques. Dans la première, je traiterai de problèmes de grammaire et de traduction ; dans la deuxième, je ferai quelques observations sur des démarches de la pensée que nous voyons à l’œuvre dans les fragments orphiques les plus importants, aussi bien que dans les hymnes ; dans la troisième je considérerai ce que ceux-ci nous apprennent d’Artémis, une divinité qui paraît à première vue marginale dans l’orphisme.

I.

Les hymnes sont des prières, dites en hexamètres. Comme toute prière, ils sont composés de deux parties essentielles : une invocation de la divinité, un énoncé de la demande que l’orant lui adresse. Entre les deux, nous trouvons un développement qui constitue sans doute la partie la plus longue de l’hymne mais il se rattache à l’invocation d’une manière si étroite que l’on ne voit pas toujours clairement où celle-ci se termine, où celui-là commence. Au vrai, il en est une simple amplification. L’orant veut employer de multiples moyens propres à éveiller l’attention de la divinité invoquée, à mobiliser tous ses pouvoirs, pour mieux assurer l’efficacité de sa propre démarche. A cette fin, il interpelle le dieu sous plusieurs de ses épiclèses, il l’évoque sous différentes de ses images, il rappelle les actes par lesquels le dieu a manifesté jadis ou manifeste encore aujourd’hui sa puissance ; mais tout cela reste bref, le plus souvent allusif. Le développement se présente à nous comme une série de noms ou d’épithètes, de participiales ou de relatives, entre lesquels il arrive qu’une courte proposition indépendante vienne s’insérer.

Nous trouvons ainsi dans les hymnes plusieurs vers consécutifs formés de noms et d’adjectifs simplement juxtaposés, fléchis au même cas que le nom du dieu invoqué, au vocatif si l’invocation est du type « Hermès, écoute-moi !… », à l’accusatif si l’invocation est du type « j’appelle Dionysos… » On admet ordinairement que ces substantifs et ces adjectifs se relient immédiatement au nom du dieu dont ils constituent des appositions ou des épithètes. Un exemple me fera comprendre ; l’hymne aux Courètes qui comprend sept vers commence de la façon suivante :

1 Σϰιρτηταὶ Κουρῆτες, ἐνόπλια βήματα θέντες

2 ποσσίϰροτοι, ῥομβηταί, ὀρέστεροι, εὐαστῆρες

3 ϰρουσιλύραι, παράρυθμοι, ἐπεμβάται, ἴχνεσι κοῦφοι

4 ὁπλοφόροι, φύλαϰες, ϰοσμήτορες, ἀγλαόφημοι

……

La ponctuation adoptée par Quandt et que je respecte ici montre qu’ils sont perçus comme une suite de mots simplement juxtaposés ; il conviendrait donc de les traduire à peu près comme suit :

1 « Courètes bondissants, qui posez fermement (sur le sol) vos pas d’hommes en armes,

2 qui frappez bruyamment (la terre) de vos pieds, qui tourbillonnez, habitants des montagnes, chanteurs d’Evoé,

3 joueurs de lyres, producteurs de rythmes irréguliers, qui progressez, qui êtes légers sur l’empreinte de vos pas,

4 porteurs d’armes, gardiens, instaurateurs d’un ordre, êtres à l’éclatant renom.

……

(Hy. 31)

Je ne discute pas ici du sens de tous les mots ; je veux simplement montrer que chacun d’eux est tenu pour isolé de ceux qui l’entourent et rapporté d’une manière immédiate au nom des Courètes, situé dans le premier vers. De longs passages des hymnes semblent ainsi se réduire à une énumération d’épiclèses, donnant l’impression d’une fastidieuse monotonie ; ils paraissent en outre énoncer une pensée rudimentaire, dépourvue de toute articulation, de toute structure. Plusieurs observations m’inclinent à croire qu’une telle apparence est trompeuse.

1. Vous avez constaté que nombre des épithètes sont des adjectifs composés. Evidente dans le texte que je viens de citer, la chose ne l’est pas moins dans les autres hymnes ; les composés y surabondent et nous trouvons parmi eux des hapax qui montrent à quel point ce procédé convient au style de tout le recueil. A l’intérieur d’un composé, deux ou plusieurs éléments se trouvent placés l’un à la suite de l’autre, leur juxtaposition suffisant à établir entre eux des rapports logiques divers, comme le montrent ici ϰρουσιλύραι, ποσσίϰροτοι, παράρυθμοι ou, dans d’autres hymnes τοξοβέλεμνος, νυϰτιπόλευτος et μυστιπόλευτος par exemple ; ils peuvent être complexes, comme c’est le cas dans ἀλλοτριομορφοδίαιτος. Ils sont en vérité aussi divers et complexes que les rapports établis par la syntaxe entre les mots d’une proposition. De ce point de vue, le composé peut être tenu pour une proposition elliptique ou concentrée. C’est pourquoi les langues qui, telles le français, ne possèdent pas la faculté de construire indéfiniment des composés nouveaux en sont souvent réduites à traduire les composés grecs par des relatives ou des participiales. Je me suis demandé si une séquence de termes accordés au même cas à l’intérieur du vers ne peut pas former une sorte de proposition comme le fait, à l’intérieur d’un composé, la suite de ses éléments. Plusieurs indices m’ont engagé dans la voie de cette hypothèse.

2. A l’intérieur d’une série d’épithètes et d’appositions, nous trouvons, dans l’hymne d’Hélios, les formules ἠδεῖα πρόσοψι et ὡροτρόφε ϰοῦρε. Si πρόσοψι et ϰοῦρε sont évidemment appositions d’̒ϒπερίων le Soleil, ἠδεῖα qualifie πρόσοψι, ὡροτρόφε qualifie ϰοῦρε.

La chose est banale mais elle montre une chose importante : deux mots consécutifs fléchis au même cas que le nom du dieu invoqué peuvent ne pas lui être tous deux reliés immédiatement ; l’un d’entre eux peut déterminer l’autre. De tels groupes sont aisément identifiables lorsqu’ils sont formés d’un substantif et d’un adjectif qui le qualifie mais la distance qui sépare le nom de l’adjectif n’est pas infranchissable. Les hymnes emploient certains mots tantôt comme adjectifs : μάϰαιρα θεά (3.3) tantôt comme substantifs : νῦν σε μάϰαιρα ϰαλῶ (3.12) ; ils donnent un superlatif à un nom : βασιλεύτατε (48.5) ; ils présentent enfin des tournures où il est difficile de dire lequel des deux mots est nom, lequel est adjectif : ἐν θνητοῖσι βροτοῖσιν (44.7). Il arrive enfin que de deux noms ou de deux adjectifs consécutifs l’un détermine l’autre, comme nous le voyons, dans les expressions simples θεὰ βασίλεια (9.11), ϰόσμε πατήρ (4.3) ou μόνη… ποθείνη (29.11).

Il n’est donc pas déraisonnable de supposer que plusieurs mots consécutifs fléchis au même cas, liés entre eux par une forte cohérence sémantique, forment ensemble une unité syntaxique. Nous trouvons dans l’hymne d’Héraclès ϰαρτερόχειρ ἀδάμαστε (12.2). Ne devons-nous pas comprendre : « invincible grâce à la puissance de tes bras » ? N’y a-t-il pas une relation analogue entre les deux termes du groupe αὐζιθαλὴς φερέϰαρπε (26.3) ?

3. L’hymne des Hôrai nous offre l’expression εἰαριναὶ λειμωνιάδες (43.3). Εἰαριναί ne peut pas vouloir dire simplement « printanières » ; les Hôrai sont de toutes les saisons. Nous devons sans doute comprendre : Hôrai « qui, au printemps, fréquentez les prairies humides ». La collection présente plusieurs exemples d’un tel emploi de l’adjectif. En voici un que je tire de l’hymne du Soleil : δέζιε μὲν γενέτωρ ἠοῦς εὐώυμε νυϰτός (8.4) « toi qui, lorsque tu es à doite, engendres l’aurore, lorsque tu es à gauche, la nuit ».

4. Si donc je lis à propos des Nymphes φαινόμεναι ἀφανεῖς (51.7), je dois probablement comprendre « qui vous manifestez sans vous laisser voir ». L’hymne de Prothyraia-Eileithyia nous en apporte la confirmation : λυσίζων’ άφανής, ἔργοισι δὲ φαίνηι ἅπασι (2.7) « protectrice des parturientes, tu es invisible mais tu te manifestes à tous par tes actes ».

Ce dernier vers nous apprend en outre une chose essentielle : Le groupe épithétique y forme l’équivalent d’une proposition puisque la syntaxe, en l’opposant à une proposition complète, le met sur le même plan qu’elle. D’autres vers sont construits d’une manière analogue : voici l’un d’entre eux :

ἐχθρὰ τῶν ἀδίϰων, εὔφρων δὲ σύνεσσι διϰαίοις (62.9).

5. Une construction différente confirme cette conclusion. Nous trouvons dans l’hymne de Perséphone :

Ζωὴ ϰαὶ θάνατος μούνη θνητοῖς πολυμόχθοις

Φερσεφόνηˑ φέρβεις γὰρ ἀεὶ ϰαὶ πάντα φονεύεις (29.15-16)

ou dans l’hymne des Titans :

ἀρχαί ϰαὶ πηγαὶ πάντων θνητῶν πολυμόχθων

εἰναλίων πτηνῶν τε ϰαὶ οἱ χθόνα ναιετάουσιν

ἐξ ὑμέων γὰρ πᾶσα πέλει γενεὰ ϰατὰ ϰόσμον. (37.4-6)

Dans les vers de cette sorte, — ils sont nombreux à travers tout le recueil — les appositions coordonnées forment une sorte de proposition ; si ce n’était pas le cas, on comprendrait mal qu’elles soient suivies d’une explicative.

De telles observations m’incitent à penser que les longues séquences d’épithètes et d’appositions, si fréquentes dans les hymnes, ne sont ni aussi banales ni aussi plates qu’il le paraît ; des rapports subtils peuvent s’y établir entre les mots juxtapoés. Une syntaxe est latente dans la parataxe.

6 Je fais enfin une constatation d’un autre type. Lorsque l’hymne comporte des participiales, des relatives ou des indépendantes dont la syntaxe n’est pas douteuse, on observe que le vers constitue une unité à la fois grammaticale et sémantique. Certes nous trouvons parfois des vers formés de deux propositions antithétiques ou complémentaires ; il arrive aussi qu’une phrase occupe deux ou trois vers ; même dans de tels cas pourtant, le vers énonce une pensée complète et cohérente. Quelques exceptions n’infirment pas cette règle ; il s’agit de rejets évidents. Cela m’incite à penser que, dans les séquences d’épithètes et d’appositions, le vers constitue également une unité. S’il convient de rechercher des propositions implicites dans de telles séquences, les limites du vers nous fournissent des articulations significatives, de clairs indices dont nous devons tirer parti. La structure du vers et le jeu des césures nous en offrent d’autres.

Telles sont les hypothèses auxquelles mes dernières lectures des hymnes m’ont conduit ; tels sont les principes que je mets en œuvre dans ma tentative de traduction. Pour illustrer ma démarche, je reprendrai les quatres vers de l’hymne des Courètes, déjà cité.

La claire syntaxe du premier vers ne présente pas de difficulté. Je tiens le deuxième pour une unité où la césure me suggère une articulation.

« … vous qui tourbillonnez en frappant la terre du pied, tandis que vous lancez des évoé sur les montagnes… »

Une traduction de cette espèce explicite ce qui me paraît implicite dans la séquence :

ποσσίϰροτοι ῥομβηταί, ὀρέστεροι εὐαστῆρες.

Je crois qu’elle dit assez bien le sens du texte grec — je l’espère du moins — mais elle a l’inconvénient de n’en rendre ni la brièveté ni le caractère énigmatique qui sont à mon avis délibérés.

Réduit à reconstruire des propositions plus ou moins complexes pour énoncer les rapports que je devine entre les termes d’une séquence, je devrais traiter tous les vers comme des propositions relatives ou participiales, si je voulais montrer que chacun d’eux se rattache au nom des divinités invoquées, comme une apposition au nom qu’elle détermine. La chose ne serait pas illégitime, puisque les séquences épithétiques alternent avec des participiales et des relatives dans la plupart des hymnes, montrant bien ainsi leur équivalence. Mais en français une longue suite de relatives et de participiales, juxtaposées et toutes placées sur le même plan, serait fastidieuse ; elle aurait une lourdeur que les constructions épithétiques n’ont précisément pas. C’est pourquoi je prends le parti — critiquable — de substituer dans ma traduction des indépendantes à des subordonnées.

1 Courètes bondissants qui posez sur le sol vos pas guerriers,

2 vous tourbillonnez en frappant bruyamment la terre du pied quand vous lancez des Evoé dans les montagnes ;

3 vous faites résonner votre lyre sur des rythmes irréguliers, tandis que vous progressez, sans laisser de lourdes empreintes ;

4 vous êtes des gardiens armés, protecteurs de l’ordre, parés d’une brillante renommée…

II.

Nous trouvons dans l’hymne à Zeus les mots ἀρχὴ πάντων πάντων τε τελευτή qui rappellent une formule orphique attestée dès le Papyrus de Derveni. Un hymne célèbre le dieu orphique bien connu Protogonos — Phanès — Ericépaios. Evoquant Déméter à la recherche de Perséphone, un autre prête à la déesse une conduite différente de celle que la tradition éleusinienne lui attribue. Plusieurs mentionnent enfin Dionysos dont ils font tantôt un fils de Zeus et de Perséphone, tantôt un enfant de Zeus et de Sémélé. Mais ces hymnes nous donnent peu d’informations sur les événements auxquels de telles divinités furent mêlées ; des mythes orphiques importants semblent en outre ignorés dans la totalité des 87 hymnes. Cela contribue à fonder l’opinion de ceux qui contestent la pureté de leur orphisme.

Mais quelle est vraiment la portée de telles observations ?

Notons en premier lieu que des hymnes dont la partie centrale se réduit à un bref développement de l’invocation ne comprennent aucun élément narratif. Il est donc vain d’y chercher le moindre récit mythique. En cette matière nous ne pouvons tirer nulle conclusion de leur silence. Lorsque l’un des hymnes fait allusion à quelque événement mythique, la chose devient au contraire significative, d’autant plus significative que l’allusion est plus elliptiques ; pour qu’elle soit comprise, il faut en effet que cet événement soit parfaitement connu de ceux auxquels les hymnes étaient destinés. Nous devons tâcher de déceler de telles allusions, de les comprendre, mais la chose est évidemment périlleuse puisque nous ne sommes pas initiés.

Disons en second lieu que l’adoption de mythes définis n’est pas la seule caractéristique de l’orphisme. Dans des fragments orphiques provenant de différentes époques, je crois déceler la permanence de certaines démarches intellectuelles ou, mieux, d’un style, d’un mode de pensée. Je m’explique.

Dans ses activités cultuelles ou dans ses expériences vécues, le Grec se trouve en présence d’Athéna Polias, d’Athéna Ergané ou d’Athéna Hygieia par exemple, plus souvent qu’en face d’Athéna ; il rencontre, Zeus Kataibatès, Zeus Polieus, Zeus Hikésios, Zeus Xenios ou Zeus Ktésios plus souvent que Zeus. Il saisit des manifestations divines variables selon les circonstances ou les lieux et c’est sous diverses modalités qu’il perçoit concrètement la présence d’un dieu. Certes il sait qu’un être divin unique se révèle ainsi à lui de plusieurs façons ; il énonce le savoir qu’il possède de cette unité en le nommant Athéna ou Zeus mais il exprime la conscience immédiate qu’il a d’une multiplicité d’aspects, en l’appelant en outre sous de nombreuses épiclèses. Ainsi le dieu est toujours au-delà de ses manifestations, au-delà des noms qu’on lui donne, des images qui le symbolisent, de la personnalité qu’on lui prête, mais dans cette transcendance, il ne perd pas son identité. On comprend que le Grec habitué à la pluralité des formes et des appellations divines n’hésite pas à reconnaître dans les dieux étrangers l’image ou la manifestation d’êtres divins auxquels il donne lui-même un nom : on sait qu’Hérodote voit un Dionysos en Osiris, un Zeus en Ammon, une Aphrodite en Alilat ou en Militta.

Je remarque autre chose. Selon l’enseignement des théogonies les plus traditionnelles, les divinités de la génération des Titans sont très puissantes mais peu différenciées ; moins énormes, celles des générations suivantes ont acquis des caractères plus divers, chacun mieux défini. D’une génération à l’autre, nous assistons à un progrès dans la voie de la spécification. Les dieux anciens ne sont pourtant pas tous semblables puisqu’ils ont des noms différents ; certains de ces noms nous laissent entrevoir la nature de ceux qui les portent. En considérant leurs noms et en observant les enfants auxquels ces dieux donnent le jour, nous constatons qu’il existe des ressemblances remarquables entre l’ancêtre et ses descendants. Uni à Aurore, Astraios engendre les Vents et les Astres. Coios et Phoibé ont pour enfants Astérie et Léto. De l’amour de Persée, un frère d’Astraios, Astérie conçoit Hécate, tandis que Léto, aimée de Zeus, donne naissance à Artémis et à Apollon que l’on appelle aussi Phoibos. Ainsi les caractères implicites et confondus dans l’ascendant s’explicitent et se disocient dans la personne de ses descendants. Il en résulte que l’ascendant et le descendant sont unis entre eux par une communauté de nature ; les collatéraux peuvent l’être également.

En bref, l’expérience cultuelle implique, chez le Grec, la conscience d’une sorte de pluralité inhérente à l’unité d’un être divin, tandis que la théogonie présuppose chez lui le pressentiment d’une unité lointaine reliant entre eux plusieurs des dieux qui lui sont mieux accessibles.

L’époque classique exprime déjà la relation étrange qui s’établit ainsi entre l’un et le multiple à l’intérieur de la réalité divine, en identifiant parfois plusieurs dieux les uns aux autres. On sait qu’il lui arrive d’assimiler Eileithyia soit à Héra soit à Artémis, comme elle assimile aussi Hécate à la fille de Léto ; elle peut identifier Déméter à Rhéa ou à la Mère des Dieux, comme Hestia, à la Terre-Mère ; elle peut voir un Zeus dans le dieu des Enfers. On entrevoit aussi la possibilité d’une démarche inverse par laquelle une personne divine serait dédoublée ; serait-ce d’une manière artificielle, Platon distingue deux Aphrodite.

Procédant de la tradition commune, l’orphisme recourt à cette manière de penser, mais il s’en écarte, dans toute la mesure où il fait d’une telle démarche un usage beaucoup plus systématique.

A la colonne XVIII du Papyrus de Derveni nous lisons déjà : « Gê, la Mère, Rhéa, Héra sont la même (divinité). Elle fut appelée Gê par la tradition, Mère parce que d’elle toutes choses sont issues, Gê ou Gaia, pour chacun selon sa langue ; elle fut nommée Déméter en tant que Terre-Mère ; au-delà de ces deux formulations on reconnaissait un nom unique : c’était la même chose. » Certes de telles explications nous sont fournies par le commentateur mais le poème orphique auquel il se réfère devait bien assimiler entre elles les divinités qu’il énumère, puisqu’il éprouve le besoin de justifier ces identifications. Serait-ce approximativement, il cite en outre un vers qu’il tire de certains hymnes, pour étayer son argumentation :

« Déméter, Rhéa, Terre-Mère, Hestia, Deô. »

Il est vrai que plusieurs de ces divinités se trouvent assimilées entre elles par quelques auteurs de l’époque classique mais elles le sont deux à deux et de manière sporadique ; ce qui frappe ici c’est l’extension systématique de l’identification.

A la colonne XIII du Papyrus figure le vers Ζεὺς ϰεφα[λή, Ζεὺς μεσσ]α Διὸς δ’ ἐϰ [π]άντα τέτͅ[υϰται] que nous retrouvons, à un mot près, dans l’hymne orphique cité par l’auteur du De Mundo (OF 21a) et, très exactement, chez Prophyre (OF 168,2) ainsi que dans une scholie de Platon (OF 21, p. 91). Or, en situant Zeus à l’origine des choses aussi bien qu’au milieu d’elles, ce vers pourrait signifier que Zeus a présenté plusieurs formes successives. Quoi qu’il en soit les fragments orphiques, ceux des Rhapsodies notamment, nous offrent de nombreux exemples d’assimilations et de dissimilations. Nous y voyons distinguer deux Phorkys (OF 117) et deux Aphrodite (OF 183) tandis que Chronos s’y appelle Héraclès (OF 54), qu’Artemis et Athéna y sont sonsidérées comme deux formes d’une même Coré (OF 197 ; 197-188).

Le jeu des identifications et des dédoublements ne s’y développe pourtant pas au petit bonheur ; il est ordonné autour de quelques motifs centraux.

1. Le destin du Protogonos — Phanès — Ericépaios, qui peut être Eros et Mêtis.

2. Le drame de Déméter et de Perséphone, de Déméter que l’on tient pour une forme de Rhéa (OF 145), de Perséphone qui, en Coré participe d’Artémis, d’Hécate ou d’Athéna (OF 187-188 ; 197).

3. L’exploit de Zeus qui, absorbant Phanès, le contient finalement en lui (OF 164 à 167).

4. Le sort merveilleux de Dionysos qui naît sucessivement de Perséphone et de Sémélé (OF 210, pp. 230-231).

5. Au delà de ces divers épisodes, la continuité qui, unissant à Phanès Zeus et Dionysos, incite à voir dans leurs diverses personnes plusieurs formes d’une même entité divine.

En bref, liés à de telles démarches d’identification et de dédoublement, les principaux mythes orphiques disent, entre autres choses, la solidarité qui unit l’un et le multiple dans les êtres divins.

Or cette façon de penser est constamment présente dans les hymnes. L’adjectif πολυώνυμος y qualifie de nombreuses divinités. Il ne se réfère pas simplement à une pluralité d’épiclèses propres, pour tous les Grecs, à désigner le même dieu sans équivoque, comme Déô désigne Déméter, ou Pallas et Tritogénie, Athéna. Les hymnes n’ignorent évidemment pas de telles dénominations qu’ils emploient abondamment mais ils font davantage. Ils interpellent un dieu sous le nom d’un autre, traitant comme des synonymes les noms de plusieurs divinités que les traditions mythiques et cultuelles distinguent entre elles. La Mère des dieux reçoit les attributs de Rhéa (14.5 ; 27.12) ; l’une et l’autre sont semblables à Gê (Hy. 26.1 ; 27.1 ; 14.9). C’est une Déméter que l’on invoque sous le nom de Mère Antaia (Hy. 41.3-4), divinité proche de la Mère des Dieux d’autre part (Hy. 41.1-2). Dionysos que l’on voit qualifier maintes fois de πολυώνυμος n’est pas simplement Bacchos, Lysios, Licnitès ou Bassareus ; il y est aussi Ericépaios (Hy. 52.6) comme le Phanès Protogonos célébré dans l’hymne 6 (Hy. 6 4 et 8) ; il est Paian (Hy. 52.11) comme sont aussi Hélios et Pan (Hy. 8.12-13 ; 11.11-12) — que l’on peut appeler Zeus l’un et l’autre (Hy. 8.13 ; Hy. 11.12) — ou comme Apollon qui reçoit à la fois le nom de Pan (Hy. 34 1 et 25) et l’épithète de Bacchios (Hy. 34.7). Le Dionysos des Hymnes porte en outre le nom mystérieux d’Eubouleus (Hy. 29.8 ; 30.6 ; 42.2 ; 52.4 ; 72.3), nom qui peut convenir à Adonis (Hy. 56.3).

Les divinités des hymnes présentent un autre caractère qui complète leur polyonymie et la rend mieux intelligible. De même qu’un dieu peut avoir plusieurs noms, de même il peut aussi revêtir plusieurs formes ; il est αἰολόμορφος (Hy. 4.7 ; 12.3 ; 15.10 ; 32.11 ; 36.12 ; 39.5 ; 50.5 ; 60.5 ; 69.8) ou πολύμορφος (Hy. 14.1 ; 25.3 ; 29.8 ; 39.5 ; 56.3 ; 69.16 ; 76.3 ; 84.6). Par des procédés divers, tous les hymnes mettent en évidence la variété des aspects sous lesquels les hommes se représentent un même dieu ou celle des actes par lesquels il se manifeste à eux. Ils montrent du même coup que plusieurs dieux peuvent à leurs yeux revêtir des aspects semblables ou se manifester de pareille façon. Rhéa et Héra sont ἀερόμορφοι (Hy. 14.11 ; 16.1), comme les souffles du Zéphyr (Hy. 81.6) ; Hermès et Artémis dissipent les soucis (Hy. 28.6 ; 36.5), comme le Sommeil (Hy. 85.5) ; Déméter et Dionysos sont χλοόϰαρποι (Hy. 40.5 ; 53.8) ; Dionysos et les Courètes, la Lune et la Terre sont φερέκαρποι (Hy. 5.10 ; 38.25 ; 9.5 ; 26.3). Quelques divinités présentent même plusieurs traits communs. Dionysos est un danseur bondissant, comme les Courètes (Hy. 417 ; 31.1) ; il a comme eux des affinités avec Arès (Hy. 30.9 ; 38.1 ; cf. 39.2) ; à Dionysos comme aux Courètes l’orant demande de diriger vers lui des souffles favorables (Hy. 30.9 ; 38.25). Par de telles conjonctions de traits semblables, deux divinités peuvent se rapprocher l’une de l’autre au point de se confondre, serait-ce partiellement. Dionysos et Adonis sont διϰέρωτες (Hy. 30.2 ; 56.5) ; ils sont tous deux un ἔρνος et un θάλος d’Aphrodite (Hy. 46.3 ; 50.3 ; 56 4 et 8) ; tous deux intéressés à la croissance de la végétation (Hy. 50.4 ; 56.6), ils participent des rythmes saisonniers (Hy. 53.7 ; 56.5) ; de façons différentes sans doute, ils furent associés aux couches mystérieuses de Perséphone (Hy. 30.6 ; 56.9). En raison de ces traits communs ils peuvent être appelés l’un et l’autre Εὐβουλεύς ainsi que nous l’avons dit.

On notera que les divinités assimilées les unes aux autres, tant dans la tradition commune que dans la tradition orphique, appartiennent le plus souvent à la même lignée ; Héra et Déméter sont filles de Rhéa ; Artémis et Hécate sont des cousines, issues de Coios et Phoibé. La tradition orphique étend le champ de telles identifications ; elle invente en outre un procédé d’identification nouveau, en créant le mythe de Zeus qui absorbe Phanès et l’intègre à sa propre personne, comme il absorbe Métis selon Hésiode. Les hymnes participent de cette forme de pensée, sous-jacente dans les principaux des mythes évoqués par les fragments. Nous courons le risque de n’en pas percevoir le sens, si nous négligeons cette donnée.

Je voudrais ici prévenir un malentendu. Telle que je viens de l’évoquer, la pensée orphique n’est pas syncrétiste. Les divinités assimilées les unes aux autres ne sont pas confondues ; chacune d’entre elles conserve des caractères propres ; mais on perçoit en elles toutes les manifestations concrètes d’un être divin inaccessible à l’homme. Cela ne nous engage en aucune façon dans la voie du monothéisme (si ce n’est dans les Διαθῆϰαι qui émanent de milieux juifs d’Alexandrie et, peut-être dans certains fragments, cités par Macrobe, qui sont soumis à l’influence de la théologie solaire du IIIe siècle). Selon la tradition proprement orphique, l’un et le multiple sont toujours également présents dans la réalité divine.

III.

En plus de quelques divinités orphiques bien connues, les hymnes invoquent un grand nombre de dieux et de déesses ; les uns sont communs aux grandes traditions helléniques, les autres sont d’origine étrangère. Cette profusion fournit un argument à ceux qui tiennent la religion des hymnes pour composite et contestent la profondeur de son orphisme. A ce sujet je ferai pourtant la remarque suivante. Si quelques divinités occupent évidemment une place centrale dans les mythes que les fragments nous font connaître, ces fragments en mentionnent aussi bien d’autres. Tout se passe comme si l’orphisme dont ils sont l’expression cherchait à intégrer dans des systèmes originaux la quasi totalité des dieux grecs, en modifiant légèrement au besoin les généalogies que les traditions usuelles leur attribuent : ils y intègrent en outre plusieurs dieux étrangers, tels que Bendis, Isis, Osiris ou Mithra. Comme je l’ai dit, les hymnes sont de simples prières ; nous ne devons y chercher le clair exposé d’aucun système mais, s’ils s’adressent à de nombreuses divinités, il est parfaitement arbitraire de supposer que nul lien ne lie ces divinités entre elles dans l’esprit de ceux qui répètent les hymnes et qu’elles ne s’ordonnent pas pour eux dans un ensemble comparable à ceux que les fragments nous font connaître. Je crois au contraire qu’en vertu des manières de penser que j’ai caractérisées, les divinités étrangères aux mythes fondamentaux de l’orphisme s’y trouvent subtilement rattachées. Je tenterai de le montrer, en considérant un exemple peu favorable à ma thèse : celui d’Artémis.

Elle est l’objet de l’hymne 36 ; son nom paraît en outre dans les hymnes 2, 35 et 72 ; d’autres hymnes la concernent également, bien qu’elle n’y soit pas nommée.

Dans les hymnes, Artémis présente les principaux des traits que la tradition commune lui attribue. Fille de Zeus et de Léto, elle est née dans l’île d’Ortygie, tandis que son frère Apollon a vu le jour dans celle de Délos (Hy. 35). L’hymne 36 met en évidence deux de ses caractères les mieux connus : elle est l’archère éprise de chasse, la tueuse de cerfs qui parcourt les forêts sur les montagnes ; elle est d’autre part la protectrice des parturientes, celle qui accélère les accouchements. Il invoque en outre la Létoïde sous des noms que lui connaissent des traditions locales, sous le nom lacédémonien d’Orthia, sous les noms crétois de Cydonias et de Dictynna. Comme les Grecs l’ont fait par ailleurs, l’hymne 2 donne le nom d’Artémis à la déesse dont les autels ou les statues se dressent devant les portes des maisons, la Prothyraia ; il appelle enfin cette Artémis Eileithyia, conformément à un usage répandu dans le monde antique.

Eileithyia est une déesse connue dès Homère, mais elle n’a point de véritable existence, à l’époque classique, si ce n’est dans l’acte par lequel elle délivre les femmes en couches ; pour cette raison, elle se trouve aisément absorbée dans la personne de divinités plus riches, dans celle d’Artémis, comme nous venons de le voir ou dans celle d’Héra — qui fut sa mère d’après Hésiode.

Quant à Dictynna, c’est une nymphe, fille de Zeus et de Carmé. Chasseresse et vierge farouche (Callim. Hy. 3, 189-190 ; Ant. Lib. 40 ; Diod. 5.76.3 ; Paus. 2.30. 3-4), elle est proche d’Artémis qui lui vouait une affection particulière (Arstph. Ran. 1356 ss ; Plut. Mor. 965 c-d ; Paus. 2.30, 3-4). Cette proximité est telle qu’appelée Dictynna, Artémis paraît en certains lieux absorber la nymphe dans sa propre divinité (Plut. Mor. 984a ; Paus. 10.36.5). Les hymnes font cette assimilation d’une manière explicite.

Il en font d’autres, sans le dire d’une manière aussi claire. Conformément à l’enseignement de plusieurs traditions helléniques, ils identifient Artémis et Hécate. Le jeu des épithètes suffit à le montrer. Artémis est ϰουροτρόφος (Hy. 36.8) comme Hécate (Hy. 1.8) ; cela n’est pas significatif car l’adjectif ϰουροτρόφος qualifie Déméter (Hy. 40, 2 et 13) ou simplement la paix (Hy. 12.8 ; 19.22 ; 65.9) mais seules Artémis et Hécate sont appelées σϰυλαϰῖτις (Hy. 1.5 ; 36.12). L’une et l’autre sont nocturnes (Hy. 1.8 ; 36, 10-12). Hécate est en outre ϰλειδοῦχος (Hy. 1.7), comme l’Artémis Prothyraia de l’hymne 2. Enfin l’hymne 1 appelle Hécate Ταυροπόλος, ce qui est une épiclèse spécifique de la fille de Léto. (Rappelons d’autre part que la Prothyraia peut recevoir le nom d’Hécate : cf. Hesych. s.v. Ἐϰάταια).

Abordons un problème plus délicat. Au vers 2 de l’hymne 36, Artémis est appelée Tιτανίς, comme son frère Apollon est appelé Tιτάν dans l’hymne 34. Comment comprendre ces dénominations ?

Considérons en premier lieu le cas d’Apollon. Le mot Τιτάν est employé dans l’hymne 37 qui célèbre globalement les enfants d’Ouranos et de Gaia, ainsi que dans l’hymne 13 où il désigne Cronos ; cohérents, ces deux emplois ne nous surprendront pas. Outre Apollon, il désigne par ailleurs le Soleil, que celui-ci soit invoqué sous les noms d’Hélios ou d’Héraclès. (Père du Temps, comme Hélios, Héraclès apporte l’aurore et la nuit en progressant du levant au couchant, à travers ses douze travaux. Hy. 12.) Le vers 2 de l’hymne 8 précise la portée de cette appellation :

Τιτὰν χρυσαυγής, Ύπερίων, οὐράνιον φῶς

« Titan brillant comme de l’or, Hypérion, lumière céleste. »

Le Soleil est appelé Hypérion chez Homère mais il n’est pas considéré comme un Titan : l’Odyssée désigne en lui un Hypérionide (Od. 12.176). Il est donc Hypérion, fils d’Hypérion. Le mot Hypérion, conservant son sens étymologique, qualifie ici des divinités de deux générations distinctes, qui se meuvent l’une et l’autre au-dessus des choses. Le témoignage d’Homère n’est donc pas incompatible avec celui d’Hésiode. L’auteur de la Théogonie fait d’Hypérion un Titan, un être encore mal défini, comme tous les Titans, caractérisé seulement par une course céleste. Les qualités confondues dans la personne de cet ancêtre se manifesteront d’une façon distincte dans sa progéniture : il engendre le Soleil, la Lune et l’Aurore (Hes. Th. 371-374).

En appelant le Soleil à la fois Hypérion et Titan, les hymnes ne suivent donc pas simplement l’usage homérique. Ils ne situent pourtant pas brutalement Hélios parmi les fils d’Ouranos et de Gaia, car ils l’assimilent aussi à Zeus (Hy. 8.13) ; or ils ne cessent pas de tenir celui-ci pour un enfant de Cronos et de Rhéa (Hy. 14 4-5 ; 15.6 ; 44.5 ; 71.3). Il y a, me semble-t-il, une seule façon de résoudre la difficulté de cette contradiction : selon la démarche intellectuelle dont j’ai parlé, Hélios peut-être assimilé à son père Hypérion, comme Déméter l’est à sa mère Rhéa ; le Soleil peut être aussi tenu pour un Titan.

Or, bien que la chose n’y soit pas dite d’une manière explicite, les hymnes assimilent Apollon au Soleil. Ils y sont en effet l’un et l’autre appelés παιάν (Hy. 34.1 ; 8.12) ; tous deux ont un œil qui voit toutes choses (Hy. 34.8 ; 11 ss ; 8.1 ; 14) ; ils règlent également l’ordonnance des saisons et contribuent à l’harmonie de l’univers (Hy. 34, 27 ss ; 8.9) ils portent une lyre d’or et jouent de la syrinx (Hy. 34.3 et 25 ; 8.9 et 11) ; ils sont tous deux à la fois archers et devins (Hy. 34 4 et 6 ; 12.5). Apollon peut dont être appelé Titan, dans toute la mesure de la solidarité qui l’unit à Hélios.

Cela m’incite à penser qu’Artémis est appelée τιτανίς, parce qu’elle est associée à la Lune, comme son frère l’est au Soleil. En elle-même la chose n’est pas invraisemblable car la proximité de la déesse et de l’astre est attestée dès l’époque hellénistique et il arrive fréquemment ensuite que Séléné soit assimilée à Artémis. Plusieurs indices me semblent le confirmer. Dans les Hymnes, la Lune et Artémis sont également δαιδοῦχος (Hy. 9.3 ; 36.3) ; les deux se déplacent la nuit (Hy. 9.2 ; 36.6) ; la Lune est φερέϰαρπος (Hy. 9.5) et l’orant demande à Artémis de venir ἄγουσα ϰαλοὺς ϰαρπούς (Hy. 36.14) ; la Lune est θηλύς τε ϰαὶ ἄρσην (Hy. 9.4) ; Artémis, ἀρσενόμορφος (Hy. 36.7).

En bref Artémis est évoquée explicitement dans 4 hymnes (2 ; 35 ; 36 ; 72) et d’une manière implicite dans deux autres (1 ; 9). Artémis n’est donc pas une déesse marginale dans le recueil. Or tous les caractères que nous lui avons reconnus jusqu’à présent sont banals et même les assimilations qui l’identifient à Eileithyia, à Dictynna, à Hécate ou à Séléné ne sont point exceptionnelles en Grèce. En quoi la déesse serait-elle donc orphique ?

Répétons d’abord une chose : tels que les fragments nous le font connaître, l’orphisme tend à intégrer le plus grand nombre des dieux grecs et leur conserve les principaux des traits que les traditions communes leur vouent. Dans les fragments que Kern attribue aux Rhapsodies, Apollon reste l’archer, fils de Léto (OF 62.1) ; Athéna sort toute armée du crâne de Zeus (OF 174), elle garde sa virginité (eg. OF 187) et, avec Héphaistos, préside à l’artisanat (OF 178 ; 179). Même les dieux qui jouent le rôle le plus original dans les mythes orphiques ne perdent point leurs caractères usuels. Fils de Cronos (eg. OF 128), époux d’Héra (eg. OF 163), Zeus est maître de la foudre (OF 179) et Dionysos en personne demeure le dieu du vin (OF 214 ; 216). La figure du dieu peut être modifiée sans perdre ses traits les plus usuels et son mythe, profondément remanié, sans que soient oubliés les grands événements auxquels il est ordinairement associé. Il n’y a aucune raison pour que les choses soient différentes en ce qui concerne Artémis.

En fait un fragment fait d’elle une archère (OF 49.40) et les Rhapsodies rappellent le rôle qu’elle joue dans l’accouchement, selon les croyances les plus générales. Or elles signalent à ce propos un paradoxe, comme l’Hymne 36 le fait de son côté, et les deux textes utilisent à cette fin l’image d’une initiation.

OF 187

ἀτελής ‹τε› γάμων ϰαὶ ἄπειρος ἐοῦσα

παιδογόνου λοχίης πάσης ἀνὰ πείρατα λύει.

Hy. 36.4

ὠδίνων ἐπαρωγὲ ϰαὶ ὠδίνων ἀμύητε

(Ce même paradoxe est souligné par Platon mais il n’utilise par l’image de l’initiation : ἄλοχος οὖσα τὴν λοχεῖαν εἰληχεˑ Theaet. 149 b.)

Selon l’Hymne homérique, Hécate vient au-devant de Déméter qui recherche Perséphone et sans être capable de lui dire exactement ce qui est advenu de celle-ci, elle la conduit auprès d’Hélios : il la renseignera plus exactement (Hom. Hy. Dem. 57-63). Lorsque la mère et la fille se sont enfin retrouvées, Hécate s’empresse de les féliciter. Le poème orphique de « La descente aux Enfers » lui prête un rôle analogue. Selon la conjecture adoptée par Kern, Hécate s’adresse à Déméter après le rapt de Perséphone (OF 49, 75-76) et la jeune Artémis — que plusieurs fragments identifient à Hécate — se trouve mêlée aux événements qui entourent son enlèvement, d’une manière que, trop mutilé, le papyrus de Berlin ne nous permet pas de préciser (OF 49.40).

D’autres textes assignent à cette Artémis-Hécate un rôle encore plus important. Ils font d’elle une fille de Zeus et de Déméter (OF 41-42). Les deux divinités conservant leurs traits propres dans l’assimilation qui les unit l’une à l’autre, cela n’exclut pas qu’Artémis reste fille de Léto (OF 188). Proclus veut expliquer ce paradoxe : Léto, écrit-il, se trouve impliquée dans la personne de Déméter. Le mythe orphique ne joue pas seulement de telles subtilités généalogiques ; il enseigne aussi que Zeus envoie cette fille ambiguë sous la terre, à la recherche de Perséphone (OF 42). Artémis remplit donc une fonction particulière dans la catabase orphique mais les hymnes semblent n’y faire aucune allusion claire. Tout au plus notera-t-on que l’orant prie Artémis de venir ἄγουσα ϰαλοὺς ϰαρποὺς ἀπὸ γαίης (Hy. 36.14), comme il demande à Persephone : ϰαρποὺς δ’ἀνάπεμπ’ ἀπὸ γαίης (Hy. 29.17) ; on pourrait supposer qu’Artémis doit l’influence qu’elle exerce sur les récoltes aux relations anciennes qui l’unirent à Perséphone mais une telle hypothèse reste fragile.

Il y a des correspondances plus nettes entre l’Artémis des Hymnes et celle que nous voyons évoquée dans les Argonautiques d’Orphée. Devant les portes des murs qui entourent le palais d’Aiétès se dresse une statue d’Artémis (OA 894 ss) ; les habitants de la Colchide l’appellent Artémis Ἐμπυλίη, ce qui n’est pas très éloigné de la Προθυραία de l’Hymne 2. Or cette Artémis que le poète identifie à Hécate (OA 935) reçoit l’épithète d’ἡγεμόvεια (OA 909), comme celle des hymnes est appelée ἡγεμόνη (Hy. 1.8 ; 72.3) ; elle se trouve, comme elle, associée à des chiens (OA 910 ; Hy. 1.5 et 36.12). Cette gardienne des portes présente un aspect effrayant et sa voix épouvante (OA 903) ; de même l’Artémis-Hécate des Hymnes a une allure qui décourage tout agresseur et fait entendre des hurlements de bête sauvage : θηρόβρομον… ἀπρόσμαχον εἶδος ἔχουσαν (Hy. 1.6).

Revenons aux fragments.

L’Hymne 1 désigne en Hécate Tauropole la παντὸς ϰόσμου ϰληιδοῦχον ἄνασσαν. Ainsi que Quandt le signale, Proclus connaît une formule semblable qui paraît avoir figuré dans un hymne orphique au Nombre ; il nous donne à son propos l’explication suivante : τὴν μεγίστην θεὸν Ἐϰάτην τὰ πέρατα τῶν ἐγϰοσμίων συγϰλείουσαν ϰαὶ διὰ τοῦτο ϰληιδοῦχον ἀποϰαλουμένην τὰ δωδέϰατά φησιν ὁ θεολόγος τοῦ ϰόσμου ϰͅληρώσασθαι (OF 316).

Mais il existe entre les Hymnes et les Rhapsodies elles-mêmes une correspondance plus essentielle à mes yeux, même si la pauvreté des informations que nous possédons sur ce poème célèbre la rend difficile à saisir. Selon le mythe orphique, on sait que, lors du démembrement de Dionysos, seul le cœur du dieu ne fut pas mis en pièces, grâce à l’intervention providentielle d’Athéna. Pour Proclus, ce cœur intact équivaut au νοὺς νοερὸς… ἐγϰόσμιος ; quant à la partie du dieu qui fut déchirée en plusieurs fragments, elle symbolise les principes de la vie et de la génération des corps. « Artémis » écrit-il, « elle qui préside à toute naissance dans la nature et qui accouche les discours relatifs à la nature étend cette substance divisible du dieu, de haut jusqu’aux être souterrains » (OF 210). Laissons au philosophe la responsabilité d’une telle interprétation mais nous pouvons au moins dégager un enseignement de son commentaire : d’une manière que nous ignorons, le mythe associait Artémis aux événements qui entourent le démembrement de Dionysos.

Deux vers orphiques cités ailleurs par Proclus le confirment, même s’ils nous apportent peu de lumière sur le rôle qu’elle y a joué :

ἡ δ’ἄρα δῖ’ Ἕϰάτη παιδὸς μέλη αὖθι λιποῦσα

Λητοῦς εὐπλοϰάμοιο ϰόρη προσεβήσατ’ ’Όλυμπον

« La divine Hécate, laissant donc là les membres de l’enfant, la fille de Léto aux belles boucles, se dirigea vers l’Olympe » (OF 188).

Or l’hymne 72 dont je n’ai pas encore parlé me paraît établir aussi une relation tout à fait remarquable entre Artémis-Hécate et le démembrement de Dionysos.

Notons en premier lieu que cet hymne assimile Artémis à Tyché : Δεῦρο, Τύχη· ϰαλέω σ(ε)… Ἄρτεμιν ἡγεμόνην. Or cette assimilation très rare est connue de la tradition orphique, ainsi que le montrent deux textes cités par Kern (OF 204). Observons en outre que cette Artémis-Tyché est aussi une Artémis-Hécate. Les Hymnes les appellent l’une et l’autre τυμβιδίαν et ἡγεμόνην (Hy 1.3 et 8 ; 72.3 et 5). Tyché est ἐνοδῑτις (Hy. 72.2) comme Hécate est εἰνοδία (Hy. 1.1). L’hymne 72 présente l’une ἀπρόσμαχον εὖχος ἔχουσαν (72.4), comme l’hymne 1 décrit l’autre ἀπρόσμαχον εἶδος ἔχουσαν (1.6). Mais deux vers retiendront surtout notre attention :

Ἄρτεμιν ἡγεμόνην, μεγαλώνυμον, Εὐβουλῆος

αἵματος ἔϰγεγαῶσαν… (Hy. 72 3-4)

Artémis « issue du sang d’Eubouleus » : la formule est énigmatique. Le mot Eubouleus qui peut être une épithète de Zeus (e.g. Diod. 5.72 ; Inscriptions de Délos n° 290, lignes 88 et 91) ou d’Hadès (Nic. Alex. 14 : cf. Hesych. s.v. Εὐβουλεύςˑ ὁ Πλούτων παρὰ δὲ τοῖς πόλλοις ὁ Ζεὺς ἐν Κυρήνῃ) est employé plusieurs fois dans les fragments orphiques. Dans la descente de Coré aux Enfers c’est le nom d’un Eleusinien, fils de Dysaulès et frère de Triptolème (OF 50 ; 51 ; 52). D’après un poème cité par Macrobe, il désigne le dieu que l’on appelle aussi Phanès, Dionysos et Antaugès (OF 237). Cette indication me donne à penser que l’Eubouleus invoqué dans les lamelles d’or (OF 32 c.d.e) est un Dionysos puisqu’il est fils de Zeus (OF 32g). Les Hymnes eux distinguent Euboulos et Eubouleus. Dans l’Hymne 18, Euboulos est une épithète de Plouton ; dans l’hymne 41, c’est le nom d’un fils de Dysaulès, très probablement celui que La descente de Coré appelle Eubouleus. Quant au mot Eubouleus, c’est toujours une épiclèse de Dionysos (Hy. 29.8 ; 30.6 ; *42.2 ; 52.4), sauf dans un cas où il s’applique à Adonis mais celui-ci y est assimilé à Dionysos ou peu s’en faut, ainsi que nous l’avons vu.

C’est donc du sang de Dionysos que Tyché-Artémis est issue. Dans le sang, j’ai de la peine à voir ici une expression figurée de la race. A quelle généalogie notre poème se référerait-il ? Le sang de Dionysos évoque plutôt pour moi le meurtre de l’enfant divin. La Destinée me paraît naître du sang de Dionysos démembré, dévoré par les Titans. Elle est ainsi solidaire de la mort et de la renaissance du dieu, comme le sont aussi les hommes nés de la suie déposée par la fumée des Titans foudroyés.

Ainsi compris, notre hymne pourrait éclairer le sens de deux vers des Rhapsodies que j’ai déjà cités :

« La divine Hécate, laissant donc là les membres de l’enfant, la fille de Léto aux belles boucles, se dirigea vers l’Olympe. »

Nous savons que l’assimilation n’élimine pas les caractères distinctifs de chacune des divinités qu’elle rapproche. Même quand elle devient Artémis, Hécate conserve sa généalogie ; elle semble fille de Déméter, d’après la tradition orphique (OF 41 et 42) ; or elle peut être du même coup fille de Léto. Nos vers soulignent ce paradoxe en affirmant : « Hécate,… la fille de Léto ». Il est donc possible que la divinité qui se manifeste sous ces deux formes existe encore sous une troisième, celle de la Tyché, née du sang d’Eubouleus. Née du sang divin, elle s’éloigne de son lieu d’origine ; elle quitte les membres de l’enfant pour gagner l’Olympe. Tel serait le sens du fragment OF 188.

Quoi qu’il soit de cette dernière hypothèse nous pouvons au moins reconnaître une chose. En assimilant Artémis — à laquelle ils conservent par ailleurs ses caractères traditionnels — à cette Tyché, les Hymnes l’associent d’une manière originale à l’un des mythes centraux de l’orphisme. Nous comprenons ainsi que l’orant puisse lui adresser des prières de deux types différents. Par les unes, il demande à la déesse d’agir en sa faveur, en vertu des pouvoirs que tous les Grecs lui attribuent. Il sollicite des accouchements heureux de l’Eileithyia (Hy. 2, 13-14) ou la prospérité de l’Artémis-Tyché (Hy. 72, 9-10). Par les autres, il lui demande une protection spécifique pour ceux qui participent aux rites propres à la communauté. Il souhaite la présence d’Hécate à ses mystères, attendant d’elle de la bienveillance pour certains de leurs officiants (Hy. 1, 9-10), et c’est à tous les mystes que l’Artémis de l’Hymne 36 est priée d’apporter de bonnes récoltes, ainsi que la paix et la santé (Hy. 36-13-16).

Peut-être comprendrons-nous mieux aussi la place d’Artémis dans l’ensemble de la collection ? Les deux premiers hymnes lui sont consacrés, l’hymne 1, en tant qu’Hécate, Einodia et Tymbidia, l’hymne 2, en tant qu’Artémis Prothyraia et Eileithyia. De la déesse des routes et des carrefours, à celle des portes, nous allons du monde extérieur vers l’intérieur d’une maison, sans y pénétrer encore ; de la déesse des tombes à celle de l’enfantement nous passons du domaine de la mort à celui de la naissance. Cette situation d’Artémis à l’entrée du champ mystérique peut évoquer deux souvenirs : celui de l’Artémis des Portes, en Colchide, l’Hécate terrible à voir et à entendre, pour qui n’a point participé aux cérémonies initiatiques et aux purifications (O. Arg. 903-904) ; pour cette déesse, Orphée accomplit les rites qui permettront aux Argonautes d’accéder à la toison (O. Arg. 936 ss). Elle peut évoquer aussi celui de l’Hécate à laquelle Déméter octroie la fonction de πρόπολος dans les mystères éleusiniens (Hom. Hy. Dem. 440). Parente de Séléné, Artémis est ensuite présente dans l’hymne 9, près de divinités cosmiques dont l’hymne sollicite l’attention avant d’aborder les dieux de ses mystères. Nous la trouvons, conforme à son image traditionnelle, dans l’hymne 36 proche de ceux qui célèbrent les enfants de Zeus, entre le grand hymne à Dionysos (Hy. 30) et la série des hymnes courts honorant sous différentes épiclèses Bacchos et ses acolytes (Hy. 44 à 56). Nous la retrouvons enfin, dans toute sa richesse et toute sa complexité, comme Tyché née du sang d’Eubouleus, avant l’invocation de Zeus comme Daimon, dans l’hymne 72, près de la fin du recueil.

Voilà quelques-unes des hypothèses qu’à titre d’exemples je propose à votre critique. Je ne prétends pas que les Hymnes Orphiques soit une œuvre majeure, mais simplement qu’ils méritent d’être pris en considération, davantage qu’on le fait ordinairement. Je ne dis point qu’ils nous révèlent tout de l’orphisme mais simplement qu’ils sont l’expression d’une pensée véritablement orphique, même si, comme nous le voyons en d’autres œuvres, cette pensée opère en usant de données particulières à une époque et à un lieu. Je crois qu’à leur façon, ils reprennent les mythes fondamentaux de l’orphisme et nous apportent à leur sujet des informations propres à compléter celles que nous fournissent les autres documents, mieux exploités par les savants modernes.

Si, comme je le pense, les Hymnes sont l’expression d’un orphisme véritable, il devient intéressant d’y constater une sorte d’absence. Si ce n’est peut-être d’une façon très discrète et bien incertaine, nous n’y trouvons point d’allusion à la transmigration des âmes et, à en juger par le contenu des prières, le sort posthume des âmes occupe peu de place dans les préoccupations de ceux qui les prononcent. Cette relative négligence de l’au-delà pourrait inspirer la réflexion des historiens de l’orphisme — mais c’est un autre problème.

Hymni Orphici

1.

‹’Εκάτης›.

Εἰνοδίαν Έκάτην κλήιζω, τριοδῖτιν ἐραννήν,

οὐρανίαν χθονίαν τε καὶ εἰναλίαν, κροκόπεπλον,

τυμβιδίαν, ψυχαῖς νεκύων μέτα βακχεύουσαν,

Περσείαν, φιλέρημον, ἀγαλλομένην ἐλάφοισι,

νυκτερίαν, σκυλακῖτιν, ἀμαιμάκετον βασίλειαν,

θηρόβρομον, ἄζωστον, ἀπρόσμαχον εἶδος ἔχουσαν,

ταυροπόλον, παντὸς κόσμου κληιδοῦχον ἄνασσαν,

ἡγεμόνην νύμφην, κουροτρόφον, οὐρεσιφοῖτιν,

λισσόμενος κούρην τελεταῖς ὁσίαισι παρεῖναι

βουκόλωι εὐμενέουσαν ὰεὶ κεχαρηότι θυμῶι.

2.

Προθυραίας, θυμίαμα στύρακα.

Κλῦθί μοι, ὦ πολύσεμνε θεά, πολυώνυμε δαῖμον,

ὠδίνων ἐπαρωγέ, λεχῶν ἡδεῖα πρόσοψι,

θηλειῶν σώτειρα μόνη, φιλόπαις ἀγανόφρον,

ὠκυλόχεια, παροῦσα νέαις θνητῶν, Προθυραία,

κλειδοῦχ’ εὐάντητε, φιλοτρόφε, πᾶσι προσηνής,

ἣ κατέχεις οἴκους πάντων θαλίαις τε γέγηθας,

λυσίζων ἀφανής, ἔργοισι δὲ φαίνηι ἅπασι,

συμπάσχεις ὠδῖσι καὶ εὐτοκίηισι γέγηθας,

Εἰλείθυια, λύουσα πόνους δειναῖς ἐν ἀνάγκαιςˑ

μούνην γὰρ σὲ καλοῦσι λεχοὶ ψυχής άνάπαυμα·

ἐν γὰρ σοὶ τοκετῶν λυσιπήμονές εἰσιν ἀνῖαι,

Ἄρτεμις Εἰλείθυια καὶ ἡ σεμνὴ Προθυραία.

κλῦθι, μάκαιρα, δίδου δὲ γονὰς ἐπαρωγὸς ἐοῦσα

καὶ σῶζ’, ὥσπερ ἔφυς αἰεὶ σώτειρα προπάντων.

9.

Εἰς Σελήνην, θυμίαμα ἀρώματα.

Κλῦθι, θεὰ βασίλεια, φαεσφόρε, δῖα Σελήνη,

ταυρόκερως Ἑκάτη, νυκτιδρόμε ἠεροφοῖτι,

ἐννυχία δαιδοῦχε, κόρη, εὐάστερε Μήνη,

αὐξομένη καὶ λειπομένη, θῆλυς τε καὶ ἄρσην,

αὐγάστειρα φίλιππε, χρόνου μῆτερ φερέκαρπε,

ἠλεκτρὶς βαρύθυμε, καταυγάστειρα † νυχία,

πανδερκὴς φιλάγρυπνε, καλοῖς ἄστροισι βρύουσα,

ἡσυχίηι χαίρουσα καὶ εὐφρόνηι ὀλβιομοίρωι,

λαμπετίη χαριδῶτι, τελεσφόρε, νυκτὸς ἄγαλμα,

ἀστράρχη τανύπεπλ’, ἑλικοδρόμε, πάνσοφε κούρη,

ἐλθέ, μάκαιρ, εὔφρων, εὐάστερε, φέγγεϊ τρισσῶι

λαμπομένη, σώζουσα νέους ἱκέτας σέο, κούρη.

36.

Ἀρτέμιδος, θυμίαμα μάνναν.

Κλῦθί μου, ὦ βασίλεια, Διὸς πολυώνυμε κούρη,

Τιτανὶς βρομία, μεγαλώνυμε τοξότι σεμνή,

πασιφαὴς δαιδοῦχε θεά, Δίκτυννα· λοχεία,

ὠδίνων ἐπαρωγὲ καὶ ὠδίνων ἀμύητε,

λυσίζωνε, φίλοιστρε, κυνηγέτι, λυσιμέριμνε,

εὔδρομε ἰοχέαιρα, φιλαγρότι, νυκτερόφοιτε,

κληισία εὐάντητε, λυτηρία ἰρσενόμορφε,

Ὀρθία, ὠκυλόχεια, βροτῶν κουροτρόφε δαῖμον,

ἀμβροτέρα, χθονία, θηροκτόνε, ὀλβιόμοιρε,

ἢ κατέχεις ὀρέων δρυμούς, ἐλαφηβόλε σεμνή,

πότνια παμβασίλεια, καλὸν θάλος αἰὲν ἐοῦσα,

δρυμονία σκυλακῖτι, Κυδωνιὸς αἰολόμορφε·

ἐλθέ, θεὰ σώτειρα, φίλη μύστηισιν ἅπασιν

εὐάντητος, ἄγουσα καλοὺς καρποὺς ἀπὸ γαίης

εἰρήνην τ’ ἐρατὴν καλλιπλόκαμόν θ’ ὑγίειαν·

πέμποις δ’ εἰς ὀρέων κεφαλὰς νούσους τε καὶ ἄλγη.

72.

Τύχης, θυμίαμα λίβανον.

Δεῦρο, Τύχη· καλέω σ’, ἀγαθῶν κράντειραν, ἐπευχαῖς,

μειλιχίαν ἐνοδῖτιν, ἐπ’ εὐόλβοις κτεάτεσσιν,

Ἄρτεμιν ἡγεμόνην, μεγαλώνυμον, Εὐβουλῆος

αἵματος ἐκγεγαῶσαν, ἀπρόσμαχον εὖχος ἔχουσαν,

τυμβιδίαν πολύπλαγκτον, ἀοίδιμον ἀνθρώποισιν.

ἐν σοὶ γὰρ βίοτος θνητῶν παμποίκιλός ἐστιν·

οἶς μὲν γὰρ τεύχεις κτεάνων πλῆθος πολύολβον,

οἶς δὲ κακὶν πενίην θυμῶι χόλον ὁρμαίνουσα.

ἀλλά, θεά, λίτομαί σε μολεῖν βίωι εὐμενέουσαν,

ὄλβοισι πλήθουσαν ἐπ εὐόλβοις κτεάτεσσιν.

1. Hymne d’Hécate Einodia

1. J’invoque Hécate, celle dont les autels se dressent le long des routes, l’aimable déesse des carrefours.

Elle est présente dans le ciel, sur la terre et sur la mer, vêtue d’une robe safranée ;

près des tombes, elle mêne une danse bacchique avec les trépassés ;

Perseia, aimant la solitude, elle tire fierté de la compagnie des cerfs ;

5. la nuit, entourée de chiens, c’est une reine à laquelle on ne résiste pas ;

dans des rugissements de bête fauve, elle présente, sans avoir pris le temps de mettre sa ceinture, un aspect qui décourage l’agression ;

Tauropole, c’est la princesse détentrice des clés de l’univers ;

c’est la nymphe conductrice, la nourricière de jeunes gens, celle qui parcourt les montagnes.

10. Par cette invocation, je la prie, elle la jeune femme, d’assiter à nos pieux mystères,

le cœur toujours en joie, pleine de bienveillance pour l’officiant-bouvier.

2. Hymne de Prothyraia

Fumigations : du styrax.

1. Entends-moi, déesse auguste, divinité invoquée sous de multiples noms !

Portant secours dans les douleurs de l’enfantement, tu offres une douce figure aux yeux des parturientes,

unique salvatrice du sexe féminin, toi dont le cœur bienveillant aime les enfants ;

accélérant les accouchements, tu viens à l’aide des jeunes femmes d’une race mortelle, ô Prothyraia.

5. Toi qui détiens les clés, aisément abordable, aimant à donner de la nourriture, tu es bienfaisante pour tous ;

gardienne des maisons, tu prends plaisir aux repas de fête de tous.

Déliant la ceinture des parturientes, tu es invisible mais tu te manifestes à tous par ton action.

Tu partages la douleur des accouchées et te réjouis du succès des enfantements,

ô Eileithyia, toi qui, dans le tourment, les délivres de leurs maux ;

10. c’est toi seule, en effet, que les femmes en couche appellent pour apaiser leur âme

car c’est de toi que dépendent les angoisses où le travail prend fin,

Artémis Eileithyia, toi qui es aussi l’auguste Prothyraia !

Entends, Bienheureuse ! Accorde nous de mettre au monde, toi qui est secourable,

et sauve-nous, puisque tu es à jamais, de par ta nature, salvatrice universelle.

9. Hymne a Sélène

Fumigations : des plantes odorantes.

1. Ecoute, déesse reine, toi qui apportes la lumière, Lune divine,

Hécate aux cornes taurines qui mènes ta course nocturne à travers les airs,2

jeune femme qui vas torche en main dans la nuit, Méné, maîtresse d’un astre plein de beauté !

Croissante et décroissante, tu es féminine et masculine.

5. Donatrice de lumière liée d’amitié aux chevaux (de ton attelage ?), tu es la Mère du temps productrice de récoltes.

Rayonnante de colère, tu projettes ton éclat dans les ténèbres.

Aimant à veiller, tu vois tout, tu t’épanouis dans le champ des étoiles,

goûtant le calme, goûtant le plaisir d’une heureuse destinée.

Resplendissante dispensatrice de grâce, toi qui mènes toutes choses à leur terme, tu es la parure de la nuit.

10. En tête des étoiles, la robe flottante, tu poursuis une course sinueuse, jeune femme, toute sagesse.

Viens, Bienheureuse, le cœur en joie, maîtresse d’un astre plein de beauté, brillante

d’un triple éclat, viens, jeune femme, sauver tes jeunes suppliants.

36. Hymne d’Artémis

Fumigations : de la manne.

1. Entends-moi, ô reine, fille aux multiples noms, issue de Zeus,

grondante Titanine, archère illustre, digne de vénération,

déesse porte-flambeau visible à tous, Dictynna ! Protectrice des accouchements,

tu viens à l’aide dans les douleurs de l’enfantement, toi qui n’y fus jamais initiée ;

5. tu délies la ceinture des parturientes, toi qui aimes à tourmenter ; toi qui harcèles, tu délivres des soucis.

Archère agile, éprise de chasse, tu vas et viens pendant la nuit.

Tu es la déesse des portes, aisément abordable ; tu es libératrice, sous ton aspect masculin.

Orthia, propice aux accouchements rapides, tu es une divinité nourricière de jeunes gens.

Immortelle, tu es présente sur la terre ; tueuse de bêtes sauvages, tu jouis d’un heureux destin,

10. toi qui possèdes les forêts des montagnes, auguste chasseresse de cerfs.

Puissante reine universelle, tu es à jamais une belle pousse en pleine croissance,

la meneuse de chiens qui vas à travers les bois, la Cydonienne aux formes changeantes.

Viens, ô déesse salvatrice chère à tous les mystes, viens, aisément abordable, leur apportant de bonnes récoltes issues de la terre,

15. la paix aimable et la santé aux belles boucles ! Puisses-tu expédier maladies et souffrances vers le sommet des montagnes !

72. Hymne de Tyché

Fumigations : de l’encens.

1. Viens ici, Tyché ! Je t’appelle dans mes prières, réalisatrice de belles entreprises,

douce divinité des routes, pour (obtenir) abondance de biens !

Artémis Conductrice, au nom prestigieux, toi qui es issue

du sang d’Eubouleus, ta gloire décourage l’agresseur.

5. Déesse errante près des tombes, tu es chantée par les hommes,

Car c’est de toi que dépend l’existence des mortels dans toute sa diversité ;

pour les uns tu produis une heureuse quantité de richesses,

pour les autres, une méchante pauvreté, si tu donnes libre cours à la colère dans ton cœur.

Mais déesse, je te supplie de venir, dans une humeur favorable à la vie,

10. chargée de félicités, pour (nous procurer) abondance de biens.

____________

2 Hécate : conjecture proposée par Theiler (cf. Quandt addenda). Les manuscrits ont Méné, comme au vers 3. Bien que cette conjecture confirme ma thèse quant à l’assimilation Sémélé-Artémis-Hécate, je n’en tire pas argument dans ma discussion.