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L’anthropogonie mésopotamienne et l’élément divin en l’homme

Jean BOTTÉRO

On trouvera le texte complet, légèrement expliqué du Supersage et de l’Epopée de la Création aux pages 527 ss et 602 ss de J. Bottéro — S.N. Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme. Mythologie mésopotamienne (Paris, Gallimard, 1989).

Si je l’entends et la résume correctement, une doctrine singulière de l’Orphisme, c’est que l’Homme aurait été formé de la suie issue de la combustion des surnaturels Titans, foudroyés par Zeus pour avoir dépecé et dévoré Dionysos enfant. La nature humaine comprenait donc un élément divin, certes, mais criminel et mauvais, qui devait peser lourd dans la conduite des hommes et leur destin.

C’est, je pense, en référence à ce mythe que l’on m’a demandé d’intervenir ici en vous parlant surtout d’un important poème anthropogonique babylonien que nous appelons du nom de son héros : Atraḫasîs, composé akkadien qui se traduit exactement : Supersage. On y racontait comment l’Homme aurait eu, d’origine, en sa propre nature et commandant à son comportement et à sa destinée, quelque chose de divin. Certains ont même — à tort, m’est avis — pensé trouver dans une version remaniée de cette mythologie, que l’élément divin en question était pareillement entaché d’une lourde faute et avait donc conféré aux hommes une sorte de perversité native.

Ces traits généraux communs aux deux mythes seraient de nature à pousser quelques intrépides, non seulement à les comparer, mais à les apparenter. Pour vous aider, du moins, à vous garder d’une témérité pareille, je voudrais vous expliquer l’anthropogonie du Poème du Supersage et de sa variante ultérieure. Peut-être, alors, la comprenant mieux et dans tout son système, en percevrez-vous assez les différences d’avec celui de l’orphisme et y regarderez-vous à deux fois avant d’aller plus loin.

Le Poème d’Atraḫasîs est le premier grand mythe écrit en langue akkadienne, autour de 1750 avant notre ère. Nous avons récupéré, depuis la fin du IIIe millénaire, au plus tard (avec quelques échappées obscures jusque vers 2600), toute une littérature mythologique en langue sumérienne. Les pièces qui la composent, assez courtes, la plupart, mais deux ou trois étirées sur quelques centaines de vers, sont ordinairement ponctuelles : chacune ayant affaire à un problème circonscrit, éclairé par l’histoire qui constitue le mythe : pourquoi telle déesse est-elle devenue l’épouse de tel dieu ? comment telle divinité étrangère a-t-elle été introduite dans le panthéon du pays ? quelle est l’origine de tel phénomène, de tel ordre de choses, de telle composante de l’univers, de l’univers lui-même ? comment s’explique tel rite liturgique ? etc. Après le premier tiers du IIe millénaire, suite à de notables changements ethniques, politiques et culturels — dont le résultat le plus clair est l’usage désormais prévalant de la langue akkadienne en littérature et ailleurs, avec abandon partiel progressif du sumérien — la vision générale des choses s’est dilatée et approfondie, allant jusqu’à fleurir en quelques larges synthèses qui, non seulement dépassent le millier de vers, mais essaient de répondre à un certain nombre de questions interdépendantes que l’on se posait sur les mystères du cosmos.

Le Poème d’Atraḫsîs est le premier, et non le moins réussi de ces riches et vastes tableaux. Il faisait environ 1200 vers, et nous en avons récupéré les deux tiers — qui nous en laissent largement comprendre la séquence et l’ensemble —, en une trentaine de manuscrits fragmentaires, dont les plus complets, surtout pour la partie qui nous retiendra aujourd’hui, se trouvent être les plus anciens, datés d’autour de 1640 B.C., sans doute pas très loin de la composition de l’œuvre. C’est la publication de ces derniers témoins, du British Museum, par W.-G. Lambert, en 1965, qui nous a enfin autorisé une vision plus complète et cohérente, d’une œuvre dont les premiers débris, édités dès 1874, ne nous avaient livré qu’une idée fort ébréchée, voire assez illusoire. Nous avons là, en somme — vu l’objet et le plan général — la première Genèse, pas loin de mille ans avant celle de la Bible : on y raconte en effet la création des hommes, ses circonstances et ses mobiles, et comment leur première prospérité ayant gêné le souverain des dieux, il avait décidé de les décimer, tout d’abord par divers fléaux, puis de les anéantir par le Déluge, duquel était sortie, grâce à l’intelligence et à la sollicitude du dieu qui les avait créés, la nouvelle humanité, celle de l’ère historique : la nôtre. Seule nous intéresse à présent la première partie de cette longue histoire : la création de l’Homme.

Avant de vous la résumer et expliquer — car elle est fort subtile —, mieux vaudra, pour une meilleure clarté, que je consacre quelques moments à vous rappeler deux ou trois importants paramètres du système de l’univers élaboré et vécu par les antiques Mésopotamiens.

En ce temps-là, le monde n’étant pas encore « désenchanté », pour me référer au titre d’un des livres les plus vigoureux qui aient paru, depuis longtemps, sur le problème de l’évolution religieuse, toute pensée et toute réflexion quelque peu approfondie étaient encore d’essence religieuse. Les vieux Mésopotamiens, en vue de rendre compte des phénomènes, de soi mystérieux ou absurdes, de l’existence et du fonctionnement des choses, avaient donc supposé toute une société d’êtres surnaturels, plus puissants, plus intelligents qu’eux et dotés d’une vie sans maux physiques et sans fin, mais qu’ils imaginaient, ces supériorités à part, sur leur propre patron, ou peut-être plus volontiers sur le patron plus excellent de leurs chefs politiques : ils étaient à la fois polythéistes et anthropomorphistes. Ils avaient poussé l’analogie jusqu’à organiser le monde des dieux, fort nourri — et dépassant peut-être le bon millier, au moins à l’époque ancienne — sur le modèle de leur propre système politique, traditionnellement et strictement monarchique. A la tête des dieux, et du monde, ils avaient donc placé un souverain universel, qui portait le nom sumérien d’Enlil. Il avait à côté de lui, pas tout à fait sur le même plan, deux ou trois très hauts personnages. Tout d’abord, son prédécesseur, An/Anu, retiré du pouvoir actuel, mais demeurant comme le fondateur de la dynastie divine régnante et le garant de son autorité : il n’apparaissait guère que pour présider ces assemblées générales que, sur le modèle politique d’ici-bas, les dieux étaient censés tenir pour délibérer dans les crises graves. Puis Enki/Éa, le dieu le plus intelligent, le plus subtil, capable de résoudre toutes les difficultés et de débloquer toutes les situations sans issue apparente : il tenait un peu auprès de son souverain le rôle du Vizir à côté du Sultan dans les contes arabes. Sans relations plus directes avec ce trio, tout au moins sur le plan de l’exercice du pouvoir, on mentionnait souvent, surtout anciennement, à la même hauteur de souveraineté, un personnage féminin qui semble avoir été vénéré comme la Mère de tous les dieux et, par là, leur Dame et Maîtresse, et qui portait divers noms et titres (Dame des dieux — Bêlet-ilî ; Dame de la mise au monde — Nintu ; etc.). Au-dessous de ce groupe de chefs, le monde divin était strictement hiérarchisé, et toujours plus ou moins sur le patron des cours de ce bas-monde, certains dieux de deuxième rang jouant, par exemple, le rôle de « lieutenant », « factotum », ou même « huissier » de leurs très-hauts maîtres. A l’époque ancienne surtout, l’on avait — toujours en fonction de la société des hommes — établi une sorte de bipartition de la communauté divine en un groupe de haut rang, moins nombreux, que l’on appelait les Anunnaku, et une foule du bas chœur, les Igigu.

Le Poème du Supersage commence précisément (avant la création de l’homme, la chose va de soi) par opposer ces deux groupes : sur l’idée que les dieux, représentés à notre image, avaient les mêmes besoins que nous ; il leur fallait donc y satisfaire par leur propre travail, en « faisant l’homme », c’est-à-dire en se comportant comme feraient les hommes plus tard. Les Anunnaku tenaient le rôle des gouvernants, de la haute classe des administrateurs, qui, de soi, ne travaillent pas, tout occupés à l’exercice du pouvoir, et sont de purs consommateurs, qui font travailler les autres : les Igigu, lesquels « étaient (donc) de corvée et besognaient / Considérable était leur tâche, / Leur corvée, lourde ; infini, leur labeur ». Et c’est par ce travail gigantesque et poursuivi sur « deux mille et cinq cents ans, et davantage », qu’ils avaient donné à la terre — alias, à la Mésopotamie, qui passait naturellement aux yeux de ses habitants pour le centre et la partie principale du monde, entourée seulement d’une négligeable banlieue — sa configuration générale : creusant le lit de ces grands canaux qu’étaient le Tigre et l’Euphrate, et de ces digues, remblais et plat pays qu’étaient les « montagnes » du Nord et de l’Est, et le « grand marécage méridional ». Mais, exténués par cet interminable effort, et apparemment excités par quelque meneur, dont le nom est perdu, ils refusent tout à coup d’en faire davantage et se mettent proprement en grève : ils jettent leurs outils au feu et se proposent d’aller en foule interpeller, au prix d’une révolte et d’une bataille, leur maître souverain pour obtenir de lui l’arrêt de leur épuisante corvée et, en somme, un traitement égal à celui des privilégiés Anunnaku.

Devant cette cohue qui assiège son palais à grand tapage vociférateur, Enlil (dont le Poème entier ne fait guère un portrait glorieux !) prend peur, et parle d’abord de recourir à la force et aux armes. A la suggestion de son lieutenant, le dieu Nuska, il décide pourtant de réunir d’abord une assemblée plénière et délibératrice, en présence du Patriarche et Président, Anu, et du « Vizir » Enki/Éa. On envoie donc un délégué aux rebelles, pour s’enquérir de leur revendication et sur leur réponse qu’ils veulent être déchargés de leur travail et traités d’égal à égal avec les Anunnaku inactifs, l’Assemblée est plongée dans le plus grand désarroi : si plus personne ne travaille ni ne produit, comment éviter pénurie et famine ? C’est alors qu’Enki/Éa, jouant son rôle, propose tout à coup son plan de salut : il s’agit, en somme, de créer un substitut des dieux travailleurs : l’Homme. La grande Déesse mère, qui a produit tous les dieux et que, vu son rôle, en l’occurrence essentiel, on appelle la Grande-Matrice, pourra donc, comme telle, former encore la nouvelle créature. Elle accepte, à condition qu’Enki/Éa lui fournisse la matière toute prête, qui n’ait plus qu’à passer par elle pour prendre forme : à savoir « l’argile », en état (mot à mot « purifiée », affinée ; on verra tout à l’heure comment il faut l’entendre).

Il y a là, assez floue à nos yeux, et peut-être dans la pensée de ses auteurs, une combinaison mythologique de deux procédés pour la mise au jour de cet être nouveau : une réminiscence de la génération sexuée, avec une femme-matrice, qui lui donnera forme, mais qui « ne peut agir à elle seule » et à qui est nécessaire le concours d’un mâle, pour lui fournir la matière à former ; et, vu la mention de l’« argile » pour cette matière, une allusion au modelage, tout ce qu’il y avait de plus usuel dans ce pays de limon et de glaise, d’images, de figurines et de statues de terre à potier. Mais le plan d’Enki/Éa est clair pour peu que l’on lise de près toute la suite du texte, qui le révèle peu à peu. Superintelligent, et pour ainsi parler superingénieur, au courant de tout et retors, il veut créer un substitut des dieux qui soit, certes, capable de prendre leur suite assez heureusement, dans leurs travaux, pour que le rapport de ceux-ci ne baisse pas au point que leurs principaux bénéficiaires, moins fournis, en pâtissent. Il faudra donc que les hommes aient en eux quelque chose de leurs prédécesseurs divins qui leur confère cet ensemble de capacités de l’intelligence et de la volonté nécessaires à les mettre à même d’accomplir leur mission « à la hauteur ». Mais on devra simultanément faire en sorte que l’Homme en dépit de ces avantages et supériorités, qui le rapprochent de ses prédécesseurs, n’en vienne jamais à réclamer, quelque jour, au nom d’une identité de rôle ou de nature avec les dieux, une égalité de destin : le droit au non-travail, en exigeant à son tour une promotion et, dans ce but, en se mettant derechef en grève et replongeant le monde divin dans la perspective d’une disette sans fin. Voilà pourquoi Enki/Éa va choisir pour matière « la terre glaise ». Dans la langue du pays, par allusion à ces ossements, dernière relique palpable d’un homme et qui, en fin de compte, comme nous disons, (re) tombent en poussière, « mourir » se disait « retourner à l’argile ». L’argile, c’est donc l’élément qui distinguera radicalement les hommes des dieux en introduisant dans leur nature et destin une obligation d’impermanence, de vie limitée, de mort. Car la vie sans fin était, aux yeux de leurs fidèles, une des prérogatives essentielles des dieux, avec leur intelligence et leur puissance bien au-dessus des nôtres.

Tel est le projet d’Enki/Éa, ou plutôt, celui qu’imputent à ce dieu les astucieux auteurs du Poème : on voit comme il est ingénieux, sinon alambiqué. Mais son exécution dévoile des subtilités encore plus étonnantes.

Enki/Éa propose donc de préparer (« purifier », « affiner ») l’argile en l’humidifiant (pour la rendre malléable) par l’addition de « la chair et du sang d’un dieu », qu’il faudra sacrifier dans ce but ; mais comme il prévoit tout, l’immolation se fera au cours d’une fête comportant un bain lustral, dans lequel les meurtriers se purifieront aussitôt de la souillure contractée par la mise à mort d’un de leurs semblables :

Enki ouvrit donc la bouche

Et s’adressa aux grands-Dieux :

« Le premier du mois, le sept, ou le quinze,

Je programmerai une lustration avec bain.

On immolera alors un dieu,

Avant que les autres se purifient par l’immersion.

La chair et le sang de ce dieu,

Nintu la mélangera à de l’argile :

Ainsi seront associés du dieu et de l’homme,

Réunis dans l’argile,

Et, désormais, nous serons de loisir ( ?) !

De par la même chair du dieu immolé,

Il y aura, en outre, dans l’homme, un ’esprit’

Qui le démontrera toujours vivant après sa mort ;

Et cet ’esprit’ sera là pour le garder de l’oubli ! »

(Tablette I, 204-217)

C’est le passage cardinal, quintessencié à l’extrême, et il faut du recul pour en mesurer les implications.

Il est clair, tout d’abord, qu’Éa veut réaliser son dessein d’une nouvelle créature, dans laquelle il y aura, grâce au mélange de l’argile-matière compénétrée et humidifiée par « la chair et le sang » d’un dieu, « du dieu et de l’homme réunis », dans le but que j’ai souligné plus haut : obtenir un être parfaitement à même de prendre la suite des Igigu divins dans leurs indispensables travaux, mais à qui il serait à jamais interdit de se mettre comme eux en grève pour réclamer une promotion radicalement impossible. L’élément capital et qui commande tout, c’est le choix même du dieu qui entrera en composition de l’homme ; il est désigné par son nom un peu plus loin : c’est « le dieu Wê, qui avait de 1’‘esprit’« (223). Divinité de second rang, à coup sûr, il nous est parfaitement inconnu. On a pensé parfois que c’était celui-là même qui, plus haut, dans un passage mutilé et incomplet, avait excité les Igigu à la révolte et à la grève. Mais rien ne permet de le postuler, et, même, la teneur du texte, telle qu’elle nous est parvenue, n’est guère en faveur d’une pareille interprétation. Car ce qui compte, ici, ce n’est pas le rôle de Wê, mais son nom, et ses qualités : il s’appelle Wê, il est « dieu » et il a de l’« esprit » — ce qui ne veut pas dire qu’il est le seul à l’être et à en avoir, mais que ce sont là des données qui commandent son choix pour la constitution de l’homme.

Je dois vous rappeler, à présent, encore un des axiomes fondamentaux de la pensée des vieux Mésopotamiens, à savoir qu’à leurs yeux, les noms des choses ne leur venaient pas, comme nous le pensons, du dehors, du nommant, d’un choix arbitraire de combinaisons de phonèmes appliquées aux réalités, mais du dedans, du nommé : le nom d’une chose, c’était sa propre nature, sonorisée par l’énonciation, ou figurée par l’écriture. « Etre nommé d’un nom », équivalait à « exister dans l’état même défini par ce nom » ; et lorsque l’auteur de la fameuse Epopée de la Création a voulu évoquer, au début de son œuvre, le temps où ni Ciel ni Terre n’étaient encore apparus, il écrit simplement :

Lorsque, là-haut, le Ciel n’était pas encore nommé,

Et qu’Ici-bas, la Terre n’avait pas été appelée d’un nom !

Dans ces conditions, non seulement toute assonance était significative, mais elle impliquait l’identité réelle des choses dont le nom se prononçait ou s’écrivait substantiellement d’identique façon, au mépris de menues différences secondaires. Tels sont les principes généraux sur lesquels est fondé le détail du projet de création de l’homme par Enki/Éa.

Ici, il me faut introduire quelques termes akkadiens, sans le recours auxquels la doctrine du Supersage perd, non seulement tout son sel, mais toute sa logique et toute son intelligibilité. Les auteurs du Poème, élucubrateurs de ce plan très savant qu’ils imputent à leur dieu, avaient remarqué deux choses. D’abord, dans le nom de l’Homme, en akkadien : awêlu, ou awîlu, à l’époque, il y avait, non seulement « du dieu » (Ilu, de awÎLU) ; mais Wê (dans aWÊlu). Voilà pourquoi ils imputent au créateur le choix du dieu Wê pour en humidifier et rendre malléable la matière argileuse : il y aura donc dans l’Homme du dieu, et plus précisément du dieu Wê, comme il y a dans le nom (= la substance) de l’Homme, awê/îlu, à la fois Wê et ilu. Deuxièmement ils avaient noté autre chose, cette fois dans la désignation de ce qui, selon la mythologie alors courante de la mort, subsistait de l’homme après son trépas. On pensait que, le corps voué au sommeil, à la décomposition et au « retour à son argile », il s’en détachait, au moment du décès, la propre silhouette falote, floue, ombreuse et incertaine — mais, pensait-on, « objective » et réelle — que nous en revoyons dans nos songes, par exemple. Cette sorte de « double » qui attestait la persistance du mort, ils l’appelaient eṭemmu (tiré d’un mot sumérien de même sens : GEDIM), qui a dû se prononcer d’abord weṭemmu. Or, dans ce weṭemmu, il y avait également , avec, en sus, un ensemble homophone au terme de ṭêmu, lequel dans la psychologie particulière du lieu et du temps, marquait une disposition à la fois de l’esprit et de la volonté, tout ensemble discernement et décision, qu’il nous est difficile de traduire exactement dans notre propre psychologie, analytique, et non pas combinatoire et cumulative comme la leur. Voilà pourquoi ils insistent sur la possession de ṭêmu (que, faute de mieux, j’ai traduit par le terme vague d’« esprit »), condition sine qua non du choix de Wê. La présence des sons et ṭêmu dans le nom du fantôme, de ce qu’il restait de l’homme après sa mort : weṭemmu, impliquait, dans le même être humain, la présence du dieu Wê, avec les qualités consignifiées par son ṭêmu. Toute l’anthropogonie du Poème d’Atraḫasîs est construite — et rigoureusement, logiquement — sur ces assonnances, disons plutôt sur cette « philosophie du nom », et l’on voit à quel point elle est raffinée et subtile. Elle a permis aux auteurs du Poème de comprendre la nature de l’homme en son double état : en tant qu’awê/îlu vivant, il avait donc, dans sa substance, comme dans son nom, quelque chose de divin (ilu) provenant du dieu  ; en tant que réduit par la mort à l’état de fantôme/weṭemmu, grâce à quoi on savait qu’il existait encore, qu’il continuait de vivre, il devait donc avoir eu du ṭêmu, des qualités de discernement et de décision, communiquées par le même dieu Wê. Elle leur a permis également de construire leur récit anthropogonique, d’édifier une anthropogonie parfaitement cohérente et logique, et qui rendait d’emblée compte des particularités essentielles de l’homme, en même temps que de sa vraie raison d’être dans l’univers.

Pour en terminer avec la première partie du Poème, on y voit que le plan d’Enki/Éa, aussitôt réalisé, ne porte d’abord que sur le prototype humain : ces gens, habitués à la fabrication « industrielle », si je puis dire, de quantité d’articles, savaient qu’il était indispensable d’en préparer d’abord un premier jet, un modèle, un prototype. C’est seulement une fois ce dernier réalisé et présenté aux deux groupes de divinités, Anunnaku et Igigu, désormais sur le même plan, et approuvé par eux, que l’on va procéder à la production en série. Une intempestive cassure nous rend l’épisode en partie malaisé à entendre. Du moins voyons-nous que l’on va utiliser un certain nombre pair (un manuscrit laisse transparaître le chiffre de quatorze) de déesses servant de « matrices » pour une double série, diversifiée en deux sexes (comme deux moules légèrement remaniés : « barbe » d’un côté et « mamelles » de l’autre), des premiers hommes et femmes à produire. Ici encore, on a donc recouru plus ou moins, sinon à la génération sexuée proprement dite, du moins à la formation in utero et à la naissance courante, au bout du nombre régulier de mois de prégnance. Il est même fort clair que le rituel institué à l’occasion par la grande Déesse-mère, qui préside à l’attente et à la mise au monde, est censé faire loi depuis et demeurer toujours en vigueur à la naissance de chaque homme : tout y passe, même si nombre de détails nous échappent, dans l’ignorance où nous sommes, par ailleurs, de cette routine locale des accouchements — opérations d’exorcisme pour protéger mère(s) et enfant(s), manipulations plus proprement obstétricales, séparations de corps : de lit, du mari et de la femme pour la délivrance, puis, tout heureusement terminé, remise ensemble du couple et réjouissances durant neuf jours…

Une autre lacune de nos manuscrits interrompt ici encore le texte : mais nous entendons fort bien que les premiers individus de l’espèce humaine — sept mâles, sept femelles —, à peine au monde, se mettent avec allégresse au travail que l’on attendait d’eux, et, du coup, vont tant et si bien prospérer que la « rumeur » de leur multitude, pareille, dit le texte, au mugissement d’un taureau, empêche de dormir le souverain Enlil, et déclenche ainsi la première des crises successives qui vont aboutir au Déluge, et à ce qui en est sorti.

Telle est l’anthropogonie du Poème du Supersage. Et vous tomberez sans peine d’accord avec moi qu’elle est remarquablement intelligente, logique et en accord parfait avec ce que l’on pouvait savoir d’autre part, fût-ce par des méthodes, à nos yeux suspectes, d’analyse verbale, de la nature de l’homme et de son destin entier : ici-bas et jusque dans l’existence morne et indéfinie qu’il mènerait après sa mort, à l’état de « fantôme ». Elle est profondément ancrée dans la croyance religieuse, et donne pour raison d’être essentielle de l’humanité, voulue et calculée dans ce propre but par son créateur, le service des dieux : l’obligation de travailler, pour tirer des richesses du sol tous les biens imaginables de consommation et d’usage, aux fins d’en fournir abondamment les dieux, d’abord, quitte à profiter du restant. C’est d’ailleurs là une maxime fondamentale de la religion mésopotamienne, et qui commande une notable portion de son idéologie et de son culte.

Cette mythologie des origines de l’Homme et du sens de son existence a frappé à ce point les vieux Mésopotamiens qu’à notre connaissance, ils n’en ont jamais recherché ni élaboré d’autre. Alors que nous avons au moins une demi-douzaine de présentations de la cosmogonie — par « arrachement » et séparation d’une première masse en deux pôles : En-haut et En-bas ; par génération sexuée, le Ciel fécondant la Terre par la Pluie ; par générations successives « en cascade » : le Ciel engendrant la Terre, qui engendre les Rivières, qui engendrent les Ruisseaux… ; par le travail du Cours-d’Eau, à la fois terrestre et surnaturel, qui crée le pays par ses apports de limon, et le modèle en le découpant de ses eaux ; par un Démiurge qui pose la terre comme une plate-forme couverte de « poussière » et flottant sur l’eau de la Mer ; ou qui édifie l’univers à partir du gigantesque cadavre d’une Déesse première immolée, etc., nous n’avons pratiquement qu’un modèle anthropogonique, celui du Supersage, repris et adapté de diverses façon en d’autres mythes, quatre ou cinq à ma connaissance.

C’est ainsi qu’elle a été introduite dans la grande Epopée de la Création, plus récente d’un demi-millénaire. Plus étendue encore que le Supersage, cette œuvre faisait onze cents vers, environ, mais plus longs, et elle nous a été conservée presque en entier, à la réserve de deux assez courts passages. Le titre que nous lui donnons n’aurait pas été avalisé par ses auteurs : si « la Création » : du Monde et de l’Homme, y est racontée, ce n’est qu’obliquement, comme un argument, pour concourir au but général et premier de la pièce : démontrer que le dieu Marduk, divinité « jeune », patron de la ville de Babylone, avait conquis l’admiration et la dévotion de tant de fidèles, qu’il fallait reconnaître en lui le successeur du premier souverain des dieux et du monde, Enlil, le dieu suprême. Il avait mérité une pareille promotion sur les dieux, pour les avoir sauvés, menacés qu’ils étaient de mort par la Déesse mère universelle, d’où ils étaient tous sortis, directement ou non : Tiamat (« Mer ») ; et il était devenu digne de dominer et gouverner du plus haut l’univers, parce qu’il l’avait créé à partir des dépouilles de son énorme et épouvantable ennemie, qu’il avait vaincue et tuée en combat singulier. C’est par ce biais seulement qu’est introduite dans l’œuvre la partie cosmogonique.

Elle est logiquement suivie d’une anthropogonie, mais qui ne fait que démarquer, en l’orientant vers son héros, Marduk, celle du Supersage. La pénible contrainte originelle du travail des dieux est à peine suggérée, et la grande « crise » : la révolte et la grève des dieux travailleurs, escamotée. C’est Marduk qui, spontanément, à la suite d’une suggestion de ses nouveaux sujets divins, lesquels, après l’avoir acclamé pour roi, lui demandent simplement de pourvoir, en bon maître, à tous leurs besoins sans qu’il leur en coûte, a l’idée de créer les Hommes. Mais comme la tradition qui imputait ce grand œuvre à Enki/Éa était trop profondément reçue et enracinée pour qu’on l’éliminât tout à fait, d’autant qu’Éa était le père de Marduk, ce dernier lui confie donc l’exécution de son idée généreuse, comme on remettrait à un ingénieur un projet, pour qu’il le cote, le calcule et le mette à exécution. Toute la partie justificative du plan, selon Atraḫasîs : l’analyse nominale fondant la condition de l’Homme et de sa fabrication, les détails cohérents de la préparation du prototype, et ceux de la naissance des premiers êtres humains, tout cela est ici éliminé. On ne souffle même pas mot de l’argile, matière du corps à créer : il ne reste du projet d’Enki/Éa que l’élément divin à faire entrer dans la composition de l’Homme, et qu’il faudra, ici encore, immoler un dieu dans ce but. Il n’est évidemment même pas question du dieu Wê, ni de son ṭêmu, qui n’ont plus rien à faire ici. Ce qui va commander le choix du dieu à sacrifier, ce n’est plus son nom et sa valeur sémantique, comme dans le Supersage, mais la propre situation de crise qui a déclenché les événements au bout desquels Marduk, victorieux, a été investi suprême souverain. Cette crise avait séparé les dieux en deux groupes hostiles : une cabale d’« anciens » et d’aigris, rassemblés autour de la vieille Tiamat, et la foule des divinités « jeunes », autour de Marduk. Tiamat s’était choisi un époux, à qui elle avait remis tous ses pouvoirs, un certain dieu Qingu, autrement inconnu. C’est lui, fait prisonnier lors de la victoire de Marduk, qu’Éa fait rechercher :

« Qui est-ce qui a ourdi le Combat ?

Qu’on me le livre, celui-là,

Que je lui impose son châtiment, pour que vous demeuriez de loisir ! »

Et les Grands dieux de répondre à Éa…

« Qingu seul a ourdi le Combat,

Poussé à la révolte Tiamat et organisé la Bataille ! »

On le ligota donc, et on le maintint devant Éa.

Puis, pour lui infliger son châtiment, on le saigna,

Et, de son sang Éa produisit l’Humanité

A qui il imposa les corvées des dieux, libérant ainsi ces derniers !…

(Tablette VI, 23-24)

C’est ce passage que quelques auteurs, démangés de l’idée de trouver dans la littérature mésopotamienne une trace, un relent du « Péché originel » biblique, ont interprété dans ce derniers sens : du moment, avancent-ils, que l’Homme est fait du sang d’un dieu, assurément, mais d’un dieu coupable, c’est donc qu’est introduit dans sa nature, à sa propre origine, un élément mauvais, peccamineux, pervers, et qui doit forcément peser sur la conduite et la destinée de chaque homme. De sorte que nous aurions ici une situation analogue à celle que propose la mythologie orphique.

Pour peu que l’on regarde les choses de sang-froid et dans leur vrai contexte, et surtout sans trop se laisser distraire par un monde comme celui de la Bible, si distant à la fois dans le lieu et le temps, et d’une idéologie aussi particulière, avec son monothéisme absolu et sa mise en valeur religieuse et cultuelle de la conduite conforme à un certain code moral rigoureux — deux axiomes diamétralement éloignés de la vision mésopotamienne des choses —, il est impossible de soutenir même la simple vraisemblance d’une telle interprétation. Ce serait peut-être possible, à la rigueur, si le Poème du Supersage n’existait pas et si celui de La Création devait être compris sans autres éléments que les siens. Même alors, toutefois, on devrait s’étonner de ne pas voir le moins du monde souligné dans l’Epopée, ni nulle part ailleurs, une aussi capitale perversion originelle de l’Homme, à laquelle rien ne répond, rien ne fait jamais écho, rien ne s’accorde, ni dans la littérature religieuse entière de Mésopotamie, ni dans la version générale des choses qu’elle véhicule.

Mais la connaissance du Poème du Supersage et de son anthropogonie détaillée et parfaitement claire, et l’évidence que les auteurs de l’Epopée de la Création, comme d’autres auteurs de mythes et comme ils l’ont pratiqué eux-mêmes, dans leur œuvre, pour plus d’un autre mythe, n’ont fait que transposer et adapter à leur but les grandes lignes de l’enseignement de ce Poème en la matière, me paraissent porter un coup fatal à une aussi étrange exégèse. Dans le Supersage, même si Wê, dans les lacunes du récit de la révolte et de la grève, avait été désigné pour le meneur des rebelles, ce qui, je l’ai souligné, ne paraît guère vraisemblable à en juger par ce qu’il nous reste du récit, et si le choix qui en est fait pour victime avait été, de ce fait, commandé par sa « faute », en supposant que la grève et le soulèvement contre d’aussi lourdes et, en somme, injustes, conditions de vie et de travail, aient été considérés comme une « faute », même dans ce cas la présentation des événements exclut que le « crime » en question ait été la raison essentielle et première de sa condamnation à mort. Tout le mythe, lu et interprété sans parti pris, sans préjugé et dans son contexte total, démontre que si Wê doit être mis à mort, c’est exclusivement à cause de son nom () et de ses qualités : il est « dieu » (ilu) et il a du ṭêmu, parce que c’est seulement ainsi qu’il peut, dans la logique du mythe, entrer à la fois phonétiquement et ontologiquement dans la composition du nom et donc de la nature de l’Homme. De ce fait, il est difficile d’interpréter autrement les choses dans l’Epopée de la Création, même si elles y sont moins appuyées et jusqu’à un certain point transposées. Il est clair que si Éa y veut immoler Qingu, ce n’est que pour « produire l’humanité, de son sang ». Telle est la raison d’être de l’immolation d’un dieu dans la perspective anthropogonique babylonienne, comme on le voit beaucoup mieux dans Atraḫasîs. Le mythe est devenu un thème : présence d’un élément divin dans la nature humaine. « Le châtiment » de Qingu n’est que la justification, non pas tant de son choix (un autre dieu de même rang aurait à l’évidence suffi), mais de son meurtre. Dans Le Supersage, plus complet et mieux argumenté, le meurtre de Wê était en quelque sorte sans autre mobile que son emploi dans la préparation de la Nature humaine : aussi engendrerait-il chez ses auteurs une « impureté », dont les délivrerait le bain rituel. Dans l’Epopée de la Création, le meurtre de Qingu, justifié par son crime, n’était qu’un acte de justice et n’engendrait donc pas la moindre impureté rituelle chez ses responsables. Voilà pourquoi Qingu était choisi, et non pas pour introduire, avec son sang, dans la nature humaine, une hérédité perverse, une sorte de perversion radicale.

La mise en place, dans cette nature, au moment de la création des hommes, d’un élément divin n’a donc, d’où qu’on la prenne, même dans le texte abrégé, moins rigoureux et, en somme, presque ambigu, de l’Epopée de la Création, visiblement rien de commun avec l’anthropogonie orphique, si ce n’est la simple donnée formelle brute de l’addition d’une composante divine.

On peut, assurément, spéculer là-dessus, et, si rien n’y incline, rien n’exclut que la trouvaille des auteurs du Supersage ait constitué le premier jet connu de nous et plus ou moins reculé de ce postulat orphique. Pour peu que l’on pondère, en effet, l’évolution de la pensée mythologique en Mésopotamie depuis le Supersage jusqu’à l’Epopée de la Création, on s’avisera que, suivant un procès décelable en maint autre secteur de la mythologie locale, le mythe est devenu thème : d’une histoire circonstanciée et inséparable, par tous ses détails, de son contexte, pour expliquer comment la formule de l’homme, si je puis dire, n’avait pu être calculée par son auteur qu’en prévoyant dans sa nature quelque chose venu d’un dieu déterminé, dont la dénomination et l’ontologie rendaient seules compte du nom et de la constitution de l’Homme tel qu’on le voyait et jugeait alors, on n’a plus retenu que le trait désincarné et essentiel : la nécessité d’un ingrédient divin. Dans la mesure où nous pourrions nous persuader qu’une pareille idée n’aura eu quelque chance de venir à nul autre dans le monde circa-hellénique, et que les auteurs du mythe anthropogonique des Orphiques n’auraient pas su conclure spontanément, de leur propre vision de la nature et du destin des hommes, à la nécessité d’y mélanger un élément divin, nous serons inclinés à proposer le mythe du Supersage comme « source première » de leur doctrine. Hypothèse qui serait aisément confortée, en tous cas rendue moins fantaisiste, pour peu qu’on en appelle à tout ce que nous constatons ou entrevoyons d’autre part d’antécédents mésopotamiens de la pensée grecque : tels l’incapacité d’appréhender un commencement absolu, une création absolue, et l’étude des origines limitée d’abord au développement d’une matière première universelle ; le premier choix de l’Eau pour cette matière ; le Temps au premier commencement de tout… ; sans parler de mythes secondaires comme le Déluge et les Sept Sages, et d’autres encore, qui ne devraient pas manquer d’apparaître pour peu qu’hellénistes et assyriologues se décident enfin à travailler un peu plus la main dans la main.

Il ne faut pourtant jamais oublier que, même dans ces cas, non seulement les choses sont régulièrement plus riches et inattendues que les idées que nous nous en faisons, mais que, si nous tenons, ou pensons tenir, les deux bouts de la corde, tout l’entre-deux nous échappe, ce qui nous rendra aisément suspecte la propre identité de la corde. Et pour en revenir au thème mythique de l’élément divin dans la nature humaine, restera toujours la différence fondamentale de signe entre le « positif » et bénéfique du Supersage, et le « négatif », maléfique et peccamineux des Orphiques. Car si dans la doctrine de ceux-ci, un tel élément divin est mauvais, communiquant à la nature humaine et aux hommes une « malice » et une propension au mal radicales, dans celle de Babyloniens il n’a absolument rien de tel : tout au contraire confère-t-il à l’Homme de quoi ressembler suffisamment aux dieux et tenir suffisamment d’eux pour s’acquitter aussi bien qu’eux du travail dont cette Créature les a déchargés. Il est du reste alors contrebalancé par la propre matière qu’il compénètre pour la rendre apte à entrer dans la composition de l’homme : l’argile, laquelle, comme je l’ai dit, constitue, elle, un élément de caducité, de mortalité, et assure par là la différence spécifique d’avec le monde divin. Ce que voulaient, au bout du compte, les auteurs d’Atraḫasîs, c’était, comme ils le font dire à Enki/Éa, que l’homme soit plus haut que lui-même : un mélange de divin et de charnel, d’intelligence, d’activité, de réussite, et de faiblesse et de caducité, mais non pas de « malice » :

« Qu’il y ait du dieu et de l’homme réunis en l’argile. »