Recherches et Rencontres

Introduction

INTRO

Préambule

André HURST

« Gros bouquin, gros pépin... »

... c’est ainsi que l’on pourrait traduire la formule célèbre de Callimaque, le novateur alexandrin de la poésie au troisième siècle avant notre ère : μέγα βίβλιον, μέγα κακόν1.

Voilà qui nous concerne : abreuvés comme nous le sommes d’informations, la brièveté nous apparaît bien souvent comme un but lointain, mais d’autant plus désirable. Cette aspiration à la brièveté n’est pas nouvelle : elle parcourt notre patrimoine littéraire sous l’aspect de séries d’aphorismes, de « fragments », de formes brèves en poésie, et cela depuis bien longtemps : que l’on songe aux anciens recueils de « sagesse » de diverses nations. Donc, lorsque Callimaque raconte comment Apollon lui-même lui aurait dit de veiller à ce que le sacrifice soit gras, mais la Muse subtile2, il fait vibrer une corde bien connue. Cette corde va cependant résonner de manière particulière dans l’environnement culturel de son temps, à savoir dans une époque où l’on a aussi cherché parfois à imiter Homère et la narration longue...

Autre principe alexandrin : « je ne chante rien qui ne soit attesté » (ἀμάρτυρον οὐδὲν ἀείδω)3 proclame le même Callimaque. Cela signifie-t-il que la poésie doive aspirer à devenir un inventaire du réel vérifiable ? Et devrait-on s’en étonner ? Rappelons-nous qu’au siècle dernier, un poète lauréat du prix Nobel de littérature, Saint-John Perse, qu’André Breton avait qualifié de « surréaliste à distance » dans son célèbre Manifeste du surréalisme4, a été analysé par Roger Caillois comme un poète s’appuyant sur le réel vérifiable5.

On peut même être tenté de voir un peu de « surréalisme à distance » chez cet autre poète alexandrin qu’est Lycophron lorsqu’il met dans la bouche de sa Cassandre-Alexandra la description d’un déluge :

Le gland, fruit du chêne et le doux raisin étaient
La pâture des baleines, des dauphins, des phoques
Dont la femelle jouait sur les lits des humains.

(Alexandra, 83-85)

On le constate, le goût du vérifiable n’entraîne pas nécessairement la mort de l’imagination. Par ailleurs, n’évoquer que « ce qui est attesté » implique un penchant vers les usages du savoir que nous connaissons dans notre science-fiction ou dans nos séries « historiques », et jusque dans le mouvement moderniste du « nouveau roman » au siècle dernier avec des textes comme Mobile de Michel Butor (1962) ou Les Géorgiques de Claude Simon (1981, encore un prix Nobel...).

À quelle nécessité de renouveau peut-on faire correspondre le renouveau dans la littérature « hellénistique » dont les Alexandrins sont les maîtres incontestés ? Il est notoire que les conquêtes d’Alexandre le Grand (mort en – 323) inaugurent une période caractérisée par l’extension de la culture grecque vers l’Orient6. Porté sur les ailes d’une conception de la culture grecque représentée notamment par Isocrate7, le mode de vie hellénique va se répandre et, de ce fait, se trouver confronté aux diverses cultures de l’Orient. Il en résultera pour les Grecs un besoin de définir en quoi consiste leur identité culturelle, et ce seront les éditions des « classiques » grecs intronisés comme tels à cette occasion. Il en résultera également le désir de maintenir en vie cette identité en lui insufflant le renouveau dont Callimaque sera bientôt tenu pour l’un des chantres principaux. Ces deux dernières démarches sont particulièrement attestée à Alexandrie.

Au sein de ces mouvements, le goût de la densité, le goût du vérifiable vont se trouver représentés chez les poètes de l’époque hellénistique dans des créations où l’attrait du réel mènera d’une part vers une mise en valeur du quotidien, comme chez Théocrite ou Hérodas et, d’autre part et parfois simultanément, vers une exploitation du savoir, en particulier chez les Alexandrins. En effet, n’oublions pas l’attrait de la « bibliothèque » d’Alexandrie autour de laquelle gravitent Apollonios de Rhodes, qui en fut directeur, Lycophron et Callimaque lui-même. On a vu souvent dans le projet de cette bibliothèque une intention de rassembler tout le savoir du monde8 et les Alexandrins passeront pendant un temps pour les « professeurs des Grecs et des Barbares »9.

Les études contenues dans ce volume ont paru entre 1994 et 2015. Elles se trouvent dispersées dans des publications qui ne sont pas toutes également accessibles, ce qui explique le désir de les regrouper dans des versions revues. Apollonios de Rhodes et Callimaque occupent le premier plan, accompagnés d’un troisième Alexandrin, Lycophron, avec notamment une étude qui met ce dernier en face à face avec un quatrième : Ézéchiel le tragique. Ces quatre Alexandrins sont à l’origine du titre Quatuor d’Alexandrins donné à ce recueil, titre dans lequel on discernera bien évidemment une référence au célèbre Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell (1957-1960), titre qui se veut par conséquent un clin d’œil littéraire, alexandrin à sa manière10. Ce « quatuor » est accompagné de trois études portant sur des textes qui offrent un contrepoint ou des échos de la poésie d’Alexandrie : une inscription du Val des Muses, les Métamorphoses d’Ovide et saint Grégoire de Nazianze dans l’une de ses autobiographies.

On constatera que l’intérêt pour les poètes grecs de l’époque hellénistique n’a pas cessé de croître depuis quelques décennies. Le mouvement s’est encore accentué durant la période qui a vu paraître les textes du présent volume et l’on en trouvera un reflet notamment aussi dans la bibliographie (on songe par exemple aux éditions accompagnées de traductions et de commentaires de Callimaque, – le magnifique commentaire d’Annette Harder [2012], les travaux de Giulio Massimilla [1996/2010], de Yannick Durbeck [2006] ou de Markus Asper [2004] –, on songe à la magnifique édition commentée de l’« Alexandra » de Lycophron par Simon Hornblower [2015] ou à l’excellente édition commentée d’Ézéchiel le tragique par Pierluigi Lanfranchi [2006]). Un recueil d’études n’est pas un « état de la question », on se contentera donc de mentionner, outre ces publications significatives, une série de travaux portant de manière plus générale sur la culture de cette époque, et qui sont comme des symptômes de l’attention qu’on lui porte aujourd’hui, peut-être parce qu’elle est perçue comme proche de la nôtre par certains traits comme le goût des sciences et la rencontre des cultures : les volumes de la série « Hellenistica Groningana » ; le dernier (vol. 26) sous la direction de M. A. Harder, J. J. H. Klooster, R. F. Regtuit et G. C. Wakker a paru en 2021 et traite des femmes et du pouvoir dans la poésie hellénistique. Une des retombées des travaux de Groningen est la « Hellenistic Poetry Newsletter, lettre d’information sur la poésie hellénistique » éditée depuis 2007 par Christophe Cusset et qui se présente comme un trait d’union entre les chercheurs du domaine.

Pour introduire à la sensibilité de ces poètes on pourrait recourir à une courte pièce « savante » : un poème alexandrin auquel il sera fait allusion à plusieurs reprises dans ce volume : alexandrin par excellence, il réunit de manière quasiment emblématique les caractéristiques du goût pour le quotidien et celles du goût complémentaire pour l’érudition, il conjugue l’exigence de brièveté et de celle du savoir vérifiable.

Il s’agit de la célèbre Syrinx de Théocrite (ou attribuée à Théocrite). L’objet, à savoir l’instrument de musique que nous appelons « flûte de Pan », est offert aux regards du lecteur sous la forme d’un calligramme représentant une syrinx, laquelle apparaît donc dans son réalisme quotidien, cependant que le style du texte revêt cette forme extrême de la densité qu’est l’énigme. Derrière les barricades entourant le sens du texte, le propos est simple : Théocrite offre au dieu Pan une syrinx, instrument dont ce dieu passe pour l’inventeur, et souhaite qu’il en joue pour la nymphe Écho, dont il est amoureux. Sont évoqués au passage la naissance de Pan et divers éléments de son mythe.

Voici la flûte telle que dessinée sur la page dans la langue originale (approximativement, et selon l’édition moderne de Gow. À l’époque du poète, on ne séparait pas les mots et il n’y avait pas de distinction entre majuscules et minuscules) :

Οὐδενὸς εὐνάτειρα Μακροπτολέμοιο δὲ μάτηρ
μαίας ἀντιπέτροιο θοὸν τέκεν ἰθυντῆρα,
οὐχὶ Κεράσταν ὅν ποτε θρέψατο ταυροπάτωρ,
ἀλλ ᾿ οὗ πειλιπὲς αἶθε πάρος φρένα τέρμα σάκους
οὔνομ᾿ Ὅλον, δίζων, ὃς τᾶς μέροπος πόθον 5
κούρας γηρυγόνας ἔχε τᾶς ἀνεμώδεος,
ὃς μοίσαι λιγὺ πᾶξεν ὶοστεφάνωι
ἕλκος, ἄγαλμα πόθοιο πυρισμαράγου
ὃς σβέσεν ἀνορέαν ἰσαυδέα
παπποφόνου Τυρίας τ᾿ ἐ<ξήλασεν>, 10
ὧι τόδε τυφλοφόρων ἐρατόν
πῆμα Πάρις θέτο Σιμιχίδας
ψυχὰν ἇι, βροτοβάμων,
στήτας οἶστρε Σαέττας,
κλωποπάτωρ, ἀπάτωρ, 15
λαρνακόγυιε, χαρείς,
ἁδὺ μελίσδοις
ἔλλοπι κούραι
καλλιόπαι
νηλεύστωι11. 20

Personne dans son lit et son enfant, là-bas, combat dans les lointains
Pour la nourrice de qui vaut le caillou, elle enfanta le recteur
Non la tête chargée que vint nourrir le fruit du taureau
Mais celui qu’enflamma d’amour la bordure sans lettre pi
Nom : le Tout ; double, il s’éprend de Tranche-voix 5
Fille née de Gorge, portée sur l’aile du vent.
À la Muse à couronne violette il donne
L’harmonieux coup marque d’un brûlant désir.
Il éteignit cette fureur qui portait nom
De parricide, l’expulsa du sol tyrien 10
À lui est offert cet aimable objet
De rustauds, par le fils, Pâris, de Simichos
Et toi, puisses-tu, marche-pierres
Aiguillon savant de Lydienne
Voleur de pères à ne savoir qu’en faire 15
Aux membres de boîte et le cœur
Réjoui, en souffler doucement
Pour la belle à la voix qui défaille
Qui chante mélodieuse,
Pour l’invisible. 20

La simplicité du propos contraste ici avec la complexité de l’expression. Ce que « raconte » ce texte est au fond très simple : l’histoire du dieu Pan inventant la syrinx (« flûte de Pan ») dont le poète fait une offrande au dieu. Ainsi, le texte en forme de syrinx parle de lui-même et de sa destination. On pourrait le paraphraser de la manière suivante :

(1-2) Pénélope enfante un berger (2-3) qui n’est pas Comatas mais l’amoureux de Pitys, Pan à la double apparence. (4-6) Il s’éprend d’Écho (7-8) et fabrique alors la syrinx (qui est aussi le nom d’une blessure) (9-10). Pan chasse les Perses de Grèce au moment des guerres médiques. (11-12) Théocrite fils de Simichos lui offre cette syrinx. (13-20) Que Pan, aux diverses épithètes, puisse en jouer agréablement pour la belle Écho.

Raconter cela par devinettes relève évidemment d’une forme de jeu. On est donc en droit de jouer ce jeu en proposant de ce poème une analyse qui n’est pas « sérieuse », dans le sens où elle ne cherche pas à décrypter aussi complètement que possible le texte grec original, ce qui relèverait de la philologie au sens strict du terme. Le but est ici tout simplement de retrouver à partir de la traduction l’atmosphère de jeu sur l’énigme qu’on est en droit de supposer autour de l’original12.

Le texte nous confronte à des énigmes. Les solutions de ces énigmes sont quelquefois simples, quelquefois plus recherchées. On se trouve un peu comme devant une série de définitions de « mots croisés ». Voici les solutions, purement choisies pour expliquer en principe la traduction, ce qui signifie que des subtilités de l’original sont sacrifiées à dessein autant qu’à regret13 :

« Personne dans son lit » désigne Pénélope épouse d’Ulysse, lequel avait dit au Cyclope qu’il se nommait « personne ». L’enfant qui combat dans le lointain est une explication du nom de Télémaque, fils de Pénélope (« Télé- » = au loin, « -maque » = combattant). « La nourrice de qui vaut le caillou » est la chèvre qui allaita Zeus enfant, Zeus « qui vaut le caillou » puisqu’il doit sa survie au fait que Rhéa l’avait remplacé par une pierre au moment de le donner à Kronos qui dévorait ses enfants. « La tête chargée » est le chevrier (« recteur ») Comatas (« le chevelu »), dont on racontait comment il avait été sauvé de la cruauté de son maître par des abeilles (« fruit du taureau », les abeilles passaient pour être issues du cadavre d’un taureau). On arrive alors à Pan, épris de Pitys : « itys » désigne la bordure d’un bouclier ; qu’on lui ajoute la lettre « pi » et « itys » devient « Pitys », nymphe qui personnifie le pin et dont Pan fut amoureux. « Nom : le Tout » joue sur l’homonymie, en grec, du nom du dieu et de l’adjectif désignant la totalité. Pan est « double » en ceci qu’il combine les aspects humain et caprin. Pan s’éprend d’Écho, la nymphe « tranche-voix » car elle ne restitue qu’une partie des sons, nés de la gorge et portés par le vent. Pan offre à la musique (« Muse à couronne violette ») la syrinx, nom que portait également une blessure (« harmonieux coup »). Pan vole au secours des Grecs au moment des guerres médiques : « cette fureur qui portait nom de parricide » désigne l’invasion perse, car Persée, qui avait accidentellement tué son grandpère, était donné pour l’ancêtre des Perses qui envahirent la Grèce au début du cinquième siècle avant notre ère ; la Grèce fait partie du « sol tyrien » car l’Europe porte le nom de la princesse Europe, venue de Tyr d’où Zeus l’avait enlevée. Le poète se nomme alors comme auteur de l’offrande de cette syrinx au dieu Pan, il est Pâris, fils de Simichos, « Pâris » du fait que ce prince troyen a « jugé les déesses » venues s’en remettre à lui pour savoir qui était la plus belle et, donc, à qui était destinée la pomme de Discorde. Le nom du poète Théocrite peut se décomposer en « déesses » (Théo-) et « juger » (-crite), ce qui sert de « passerelle » entre Pâris et Théocrite, le nom du père précisant qu’il n’est pas question d’un fils de Priam. « Marche-pierres » est une allusion au fait que Pan est une divinité des montagnes. Dans l’original, la devinette est plus complexe car l’un des mots qui signifie « pierre » peut être rapproché du mot désignant les humains. « Aiguillon savant de Lydienne » demeure une énigme : on a proposé Omphale ou Arachné pour la femme citée dans ce vers comme amoureuse de Pan ; « savant » car le mot « femme » dans l’original est le reflet d’un problème d’interprétation d’un passage de l’Iliade. « Voleur de pères à ne savoir qu’en faire » recouvre deux aspects du mythe de la naissance de Pan : son père serait Hermès, uni en cachette à Pénélope (voilà pour le voleur), ou alors, Pénélope ayant eu un grand nombre d’amants, on ne savait lequel est le père de Pan (« ...à ne savoir qu’en faire »). « Aux membres de boîte » est à nouveau un jeu sur des assonances entre les mots grecs signifiant « coffre, boîte » et « sabot », allusion aux pieds de bouc du dieu Pan. Les derniers vers désignent à l’évidence la nymphe Écho. On notera la subtilité : la diminution du nombre des syllabes d’un vers à l’autre du poème permet de dessiner sur la page l’image de la syrinx, mais l’aboutissement inévitable de ces diminutions progressives est également la disparition totale, l’absence d’un vers suivant, or, « invisible » est le dernier mot visible du texte...

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1La formule est jusqu’à un certain point reconstituée à partir d’une paraphrase d’Athénée. Voir fragment 465 dans l’édition de Pfeiffer t. I, 1949, 353. Traduction : dans l’ensemble du volume, sauf indication contraire, les traductions sont personnelles.

2Call. Aet.fr.1 Pf, 23-24. Le passage est largement commenté dans l’édition de Harder (2012) vol. 2, 56-63. Durbeck traduit joliment : « ... la victime sacrificielle [...] la plus grasse possible [...], mais la Muse fluette » (2006), 4.

3Fr. 612 Pf. ἀμάρτυρον οὐδὲν ἀείδω, cité dans les scholies de Denys le Périégète.

4Breton (1924), 39.

5Caillois (1954), surtout 137-152.

6On sait que le terme d’« hellénistique » a été forgé sur le grec (Droysen 1836, préface de la première édition) pour désigner cette période que l’on considère généralement comme délimitée par la mort d’Alexandre (– 323) et la bataille d’Actium (– 30, défaite de Cléopâtre, dernière reine macédonienne héritière des conquêtes d’Alexandre).

7Isocrate, Panégyrique, 50 : une des gloires d’Athènes est d’avoir fait en sorte que ce soit la culture et non plus la naissance qui détermine le fait d’être grec.

8Cfe.g. les études réunies dans Méla & Möri edd. (2014), surtout le chapitre 3, t. I, p. 294-338.

9Ath.4.184b.

10On peut ajouter que la tétralogie de Durrell trouve son épilogue à Genève, lieu de publication du présent volume...

11 Texte d’après l’édition de Gow (1952).

12E.g. Lycophron, Alexandra... (2008), XXXIV-XXXVI ; Athénée 10.448b sqq.

13On renverra par exemple à l’excellent commentaire de Gow (1952). Ou au site http://telma.irht.cnrs.fr (dernière consultation le 20.08 2022)