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IV. Continuer de creuser

L’archive, la mine et le terrain dans l’œuvre de Sammy Baloji

Julien BONDAZ

Université Lyon 2

Artiste congolais vivant en Belgique, Sammy Baloji (1978-) s’est notamment fait connaître par son travail de mise au jour et de montage d’archives coloniales méconnues ou occultées, mixées à des textes, des objets, des images, des photographies ou des films actuels. Son œuvre, projet protéiforme et spiralaire, invite à penser les rémanences visuelles ou discursives de l’histoire coloniale. Elle est susceptible d’être analysée comme une figuration en acte du projet archéologique foucaldien.

Dans son travail, archives et parasites s’incrustent ensemble, notamment dans son Essay on urban planning (2013). Cette installation consiste en un quadrillage de douze photographies présentant alternativement des photographies de cartons d’insectes collectés à la fin de la période coloniale et des vues aériennes récentes de Lubumbashi. Cette dernière, l’une des principales villes de la République Démocratique du Congo, a été fondée par les colons belges au début du xxe siècle et nommée Elisabethville jusqu’en 1965. Son histoire et son urbanisme sont étroitement liés à l’exploitation minière du plateau du Katanga, et plus largement à celle du Congo belge. Dans Essay on urban planning, les insectes côtoyant les photographies aériennes de Lubumbashi interrogent donc tout à la fois un certain regard colonial, surplombant et entomologique, les enjeux sanitaires de la lutte contre les parasites vecteurs de maladie et les stigmates urbains de la ségrégation raciale et de l’exploitation minière. L’intégration de photographies de cartons d’insectes contamine le regard du spectateur : ne se surprend-t-il pas à regarder Lubumbashi de haut, à observer ses habitants comme s’ils étaient des insectes ? Cette logique de l’incrustation fonctionne ainsi comme une revanche visuelle du parasite. L’accusation de parasitisme formulée par les colons à l’égard des populations africaines se résout dans l’œuvre de Baloji par un jeu de retour ou de réactivation du parasitaire au moyen du collage archivistique, en un geste de réappropriation de l’injure. L’archive se voit doter d’une fonction parasite1.

Une telle logique a pour pendant celle de l’extraction : le prélèvement préside au collage artistique comme à la collecte entomologique ou géologique, à la lutte anti-moustiques ou à l’exploitation minière. Les cartons d’insectes du musée de Lubumbashi, photographiés pour Essay on urban planning, ne sont qu’une forme parmi d’autres des entreprises extractives coloniales. Les affinités entre mineurs du Katanga et insectes coloniaux sont nombreuses. Un cliché récurrent dans la littérature coloniale pointe la conjonction entre extraction minière et lutte contre les insectes nuisibles : mineurs africains et termites ou fourmis ne cessent d’être comparés. Les analogies qui se tissent entre la mine et la termitière ou la fourmilière sont l’une des manifestations de l’entomologisation des populations africaines et des classes ouvrières2. Au Katanga, le récit (le mythe) de fondation du Congo belge est celui d’une victoire de l’industrie minière sur les termitières. Un observateur décrivait ainsi la création d’Elisabethville (l’actuelle Lubumbashi) :

La ville elle-même fut édifiée par les autorités militaires. Des milliers d’arbres furent abattus, d’innombrables fourmilières détruites. Ce fut un travail difficile, car les fourmis sécrètent une espèce de colle qui rend la terre tellement dure, que, parfois, on ne peut les détruire sans l’emploi de la dynamite.

Dès que le terrain fut déblayé, on traça des rues larges et droites, qui donnent maintenant à cette localité l’aspect d’une ville américaine3.

Un autre résume :

Hier la termitière, aujourd’hui le palace. […] Hier palabre avec quelque chasseur noir sur les rives de la Lubumbashi, aujourd’hui conférence sur le surréalisme au cercle Albert-Elisabeth. Hier l’âge de la flèche empoisonnée, aujourd’hui l’âge du cuivre, de l’étain, du cobalt, du radium, de l’or, du diamant, l’âge du Katanga4.

En 1960, l’année même de l’Indépendance du Congo, le journaliste Charles D’Ydewalle justifiait, avec une certaine ironie, l’exploitation minière par la lutte contre les termites : « Pouvait-on ignorer le Katanga, le laisser à ses termites, à ses léopards et à quelques anthropophages ? »5 Mais la victoire des colons sur les insectes humivores est parfois nuancée :

L’Afrique éternelle s’est-elle volatilisée ? N’en croyez rien. En dehors des concentrations industrielles, sous les savanes brûlées, entre des arbres maigres au feuillage anémié, un autre grouillement plonge ses ramifications compliquées au cœur de la terre : celui des termitières. […] L’insecte a miné le sol avec une science et une opiniâtreté effarantes, comme les rats au Kalahari. On se demande même si les fouilles des hommes – qui semblent tout à coup dérisoires – ne doivent d’être poursuivies qu’en vertu d’une bienveillante tolérance de ce monde minuscule, dont le travail de désagrégation pourrait s’intensifier jusqu’à la catastrophe !6

C’est par un pacte tacite de non-agression que les termites auraient accepté de partager le sous-sol katangais avec les humains, avec pour horizon menaçant la reprise d’un travail de sape susceptible de provoquer une véritable catastrophe !

La parasitologie (l’incrustation visuelle des mouches ou des moustiques et le grouillement des termites) ne suffit cependant pas à comprendre le travail de Baloji : l’exploitation minière partage des affinités tout aussi pertinentes avec la prédation coloniale ou la collecte ethnographique. La figure de Jacques Lepersonne (1909-1997), qui cumulait au sortir de la Deuxième Guerre mondiale les fonctions de conservateur au Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren et de Chef de mission du Syndicat de recherches minières du Bas et Moyen Congo (BAMOCO), incarne la rencontre de ces deux techniques d’extraction que sont la collecte muséale et l’industrie minière. Cette rencontre est régulièrement questionnée par Baloji. Les minéraux, le coltan en particulier, sont rapprochés des trophées de chasse et des objets ethnographiques dans Hunting & Collecting (2016). Organisée au Mu. ZEE d’Ostende à l’été 2014, cette exposition conçue par Baloji faisait dialoguer une installation de photographies mettant en regard les chasses coloniales (aux fauves et aux gorilles notamment) et les formes actuelles et diversifiées de l’exploitation du Congo (minière en particulier), avec des œuvres d’art de la collection permanente du musée. Dans l’une des salles de l’exposition voisinaient deux photographies de la visite de Patrice Lumumba dans l’exposition Picasso au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, en 19567, des images de minerais et de pierres précieuses publiées par l’entreprise Gécamines et des photographies de Paul Éluard et E. L. T. Mesens affublés de masques africains. Dans l’ouvrage paru à l’occasion de cette exposition, des concrétions minérales font face aux mystérieux motifs cartographiques du film Les statues meurent aussi (1953)8. Plus récemment, dans son installation Kasala : The Slaughterhouse of Dreams or the First Human, Bende’s Error (2019), Baloji juxtaposait selon d’autres modalités des extraits du même film d’Alain Resnais, Ghislain Cloquet et Chris Marker, des modélisations numériques de minerais et des photographies d’archives de Hans Himmelheber, ethnologue, marchand et collectionneur qui rapporta plus de 2 500 objets de son voyage au Congo en 1938-1939.

Au-delà de ces analogies, le motif minier fournit également l’occasion d’une réflexion sur le rapport de Baloji à l’archive. Le point de départ de son travail archivistique, avec la série photographique Mémoires (2004-2006), réside d’ailleurs dans la découverte d’archives de l’ancienne Union Minière du Haut Katanga, devenue l’entreprise Gécamines en 1967, qui « refont surface » en 20059. De même, quelques années plus tard, dans la série intitulée Allers et retours (2009), c’est le crâne du roi Lusinga qui, à force d’« excavations » archivistiques, « refait surface »10. L’expression vaut d’être notée : pour être exploitées, les archives, comme le minerai, doivent remonter au ras du sol. Elles entretiennent un rapport, au moins métaphorique, avec l’extraction, l’achoppement, l’affleurement. Ce n’est pas uniquement dans les autobiographies de mineurs que la mémoire est présentée comme une pratique extractive. « Tous mes souvenirs, ou presque, je le vois bien, sont “extraits” de la mine », note par exemple Augustin Viseux11. Dans l’ordinaire des conversations entre chercheurs ou chercheuses et dans nombre de publications historiennes, l’archive ne cesse également d’apparaître comme une « mine » de matériaux ou d’informations, sans parler de tel « filon documentaire » découvert ou de telle « pépite archivistique ». Dans un article du magazine M (Le Monde) consacré à l’installation Kasala : The Slaughterhouse of Dreams or the First Human, Bende’s Error, les clichés d’Himmelheber sont d’ailleurs présentés comme ayant constitué « une vraie mine » pour Baloji !12

Le lien étroit que l’archive entretient avec l’imaginaire de la profondeur n’est pas nouveau : l’idée que la terre, la nature ou le monde constituent eux-mêmes des archives a fourni un argument rhétorique à la disciplinarisation de l’histoire naturelle13, puis des sciences de la terre, de la géologie en particulier14. Dans la littérature du xixe siècle (chez Verne, Zola, Hugo…), les souterrains se multiplient, métaphores du temps oscillant entre les thèmes archéologiques et miniers15. Le thème de la profondeur (et son corollaire, celui de l’épaisseur) est omniprésent dans les récits ou les analyses historiques : couches, strates, niveaux font partie du vocabulaire commun. Baloji a lui-même recours à cet imaginaire souterrain, par exemple dans un entretien avec Christine Barthe à l’occasion de l’exposition collective « À toi appartient le regard et (…) la liaison infinie entre les choses » (2020) :

Il y a plusieurs couches d’histoires qui se mêlent. […] Ces flux d’histoire, c’est assez mouvant, ce n’est pas statique, ça ne peut être fragmenté ou rentré dans un échiquier. Donc, il y a toujours quelque chose qui échappe et qui est de l’ordre du vivant. C’est pour ça qu’il y a plusieurs couches dans ce que je fais16.

Mais ce sont surtout la sociologie et l’ethnologie qui sont liées à l’activité minière. La grande enquête sur les classes ouvrières européennes de 1855, l’une des origines de la sociologie, a été initiée par Frédéric Le Play, un ingénieur des mines. Chez lui, l’observation sociologique découle de l’observation minéralogique et géologique17. Jean Copans a pour sa part proposé de situer dans les mines de Rhodésie du Nord (actuelle Zambie) le lieu d’émergence de l’anthropologie, du moins celle de l’anthropologie dynamique, attentive aux changements sociaux, développée dans les années 1940-1950 par les chercheurs du Rhodes-Livingstone Institute, au premier rang desquels Max Gluckman18. Ce dernier voyait dans la mine le lieu par excellence (avec la ville) de la « détribalisation » des populations locales : « Un citadin africain est un citadin, un mineur africain est un mineur ; c’est seulement de façon secondaire qu’il est un homme de sa tribu. »19 Dans l’anthropologie française, l’attention portée au changement et à la situation coloniale par Georges Balandier trouve l’une de ses origines dans la rapide enquête qu’il mène sur les mines d’or de Siguiri, en Guinée, en 1947. Les hommes, femmes et enfants qui y travaillent lui « imposent l’image banale de la fourmilière »20. En 1954, Jean Rouch, pionnier dans l’étude des migrations en Afrique de l’Ouest, s’intéressa pour sa part aux mines d’or de la Gold Coast (actuel Ghana), comme en témoigne notamment son film Jaguar (1967). Au Congo belge, et particulièrement au Katanga, c’est l’Union minière qui finance les recherches de sociologie appliquée, dans le cadre du Centre d’études des problèmes sociaux indigènes21. Le programme du centre s’inscrit dans la continuité de la première enquête sociologique conduite au Congo belge, en 1910, par George de Leener, assistant à l’Institut de Sociologie et lui-même ingénieur des mines. Depuis la période coloniale, l’ethnographie des mines a donné lieu à de nombreux travaux22.

Les affinités entre l’ethnologie et les mines s’expliquent également (et cela nous intéresse plus encore) par la centralité de la notion de terrain dans la discipline23. Fondée sur une expérience d’enquête qualitative, caractérisée par une longue immersion au sein de la population ou du groupe social étudié, la méthode ethnographique a doté la notion de terrain d’une vertu descriptive et d’une forte valeur heuristique. Cette notion est cependant tout aussi centrale en géologie. La métaphore de la profondeur ne concerne donc pas seulement l’archive historique (et l’herméneutique), mais aussi le terrain ethnographique24. Pour Claude Lévi-Strauss, la réflexion anthropologique a pour modèle la géologie, qui fournit « l’image même de la connaissance »25. Avouant préférer le terrain des géologues à celui des ethnologues, il en résume ainsi la logique et l’épreuve :

Suivant à la trace les preuves de leur stagnation millénaire et franchissant tous les obstacles – parois abruptes, éboulements, broussailles, cultures –, indifférent aux sentiers comme aux barrières, on paraît agir à contresens. Or, cette insubordination a pour seul but de recouvrer un maître sens, obscur sans doute, mais dont chacun des autres est la transposition partielle ou déformée.

[…] La pensée et la sensibilité accèdent à une dimension nouvelle où chaque goutte de sueur, chaque flexion musculaire, chaque halètement deviennent autant de symboles d’une histoire dont mon corps reproduit le mouvement propre, en même temps que ma pensée en embrasse la signification. Je me sens baigné par une intelligibilité plus dense, au sein de laquelle les siècles et les lieux se répondent et parlent des langages enfin réconciliés26.

Les ethnologues francophones27 sont nombreux à filer la métaphore de la profondeur, y trouvant matière à réflexion épistémologique. Le paratexte de l’ethnologue se retrouve redéfini : « il n’y a pas de terrain sans sous-terrain », note Marc Abélès28. L’expression de « terrain miné » a même été proposée pour désigner la grande variété des dangers, des conflits et des contestations rencontrés par l’ethnologue sur son terrain, convoquant aussi bien l’image du champ de mines que le travail de sape auquel l’anthropologie serait confrontée : « La pratique de terrain est […] minée de l’intérieur ; ses bases épistémologiques ont été rongées, creusées, érodées. »29

Nous sommes étonnamment proches du travail de Baloji. Sa série Mémoires, la première à réactiver des archives, a entre autres été présentée par la Tate Modern de Londres en 2012 dans le cadre d’une exposition collective coproduite avec le Center of Contemporary Art (CCA) de Lagos et intitulée « Contested Terrains ». L’incrustation d’archives transforme la photographie en stratigraphie. Elle apparaît comme une manière de miner le terrain, non pour le détruire, mais pour ouvrir des voies nouvelles, rouvrir des failles ou des plaies. La même tactique s’observe dans sa série de photographies des « mines à ciel ouvert » du début des années 201030 ou dans son film Pungulume (2016), dans lequel la récitation des noms des différents chefs du village depuis sa fondation laisse la place à des documents filmiques sur la vie des colons dans les villes minières et sur des images contemporaines de machines excavatrices. Le travail de Baloji accomplit ainsi l’idée défendue par Hal Foster selon laquelle, dans les « œuvres archivistiques » des artistes contemporains, la portée utopique des archives consiste à transformer des « sites d’excavation » en « chantiers de construction »31. Dans une telle logique, l’archive est moins un document exhumé qu’une extraction en acte. Claudette Lauzon la considère non comme un « référentiel », mais comme « une plaie ouverte »32, privilégiant une autre métaphore qui n’est pas sans faire penser aux liens que tisse Baloji dans son travail, entre les excavations minières et les scarifications corporelles33. Mais Lauzon a également recours à la métaphore géologique. Aux archives extraites par les artistes, elle propose d’appliquer la description foucaldienne de l’héritage (Foucault discute alors la notion nietzschéenne d’Herkunft) : « cet héritage n’est point un acquis, un avoir qui s’accumule et se solidifie ; plutôt, un ensemble de failles, de fissures, de couches hétérogènes qui le rendent instable, et, de l’intérieur ou d’en dessous, menacent le fragile héritier »34.

Chez Foucault, l’archéologie constitue en effet un travail revendiqué de sape, de souterraine critique :

ce mot d’« archéologie », au prix d’un à-peu-près qu’on me pardonnera, j’espère, peut vouloir dire : description de l’archive. J’entends par archive l’ensemble des discours effectivement prononcés ; et cet ensemble de discours est envisagé non pas seulement comme un ensemble d’événements qui auraient eu lieu une fois pour toutes et qui resteraient en suspens, dans les limbes ou dans le purgatoire de l’histoire, mais aussi comme un ensemble qui continue à fonctionner, à se transformer à travers l’histoire, à donner possibilité d’apparaître à d’autres discours35.

L’archéologie foucaldienne est une archivistique plutôt qu’un chantier de fouille : le choix du terme « n’apparente l’analyse à aucune fouille ou sondage géologique »36. Il ne s’agit pas d’exhumer la signification enfouie des choses passées, mais de mettre au jour des « formations discursives » (expression qui évoque les « formations géologiques »), de pointer leur affleurement. Foucault vise ainsi la mise au jour des conditions de production de la valeur des discours et des savoirs. S’il partage avec Lévi-Strauss une même critique de l’histoire, il ne reprend pas à son compte son intérêt pour la psychanalyse, dont la méthode paraissait géologique à l’anthropologue (le freudisme et la géologie sont, avec le marxisme, les « trois maîtresses » du fondateur de l’anthropologie structurale). Dans l’analogie avec la géologie, le sol ou la surface, en tant que spatialisation de l’actualité, l’intéresse davantage que les profondeurs de l’histoire ou les tréfonds de l’inconscient.

Le travail de Baloji vise une fin similaire : il met en lumière les rapports de production qui ont caractérisé l’exploitation coloniale, puis postcoloniale du Katanga. Les grandes compagnies minières s’intéressent en effet moins à la vie souterraine des ouvriers qu’elles exploitent qu’à ce qui, sortant de la mine, de minerai devient marchandise. La fabrique de la valeur repose sur l’invisibilisation de l’extraction, c’est-à-dire des conditions concrètes de production du minerai, ce que montrait bien Baloji dans Hunting & Collecting37. De même, l’archive ne vaut pas par son lien au passé (valeur testimoniale), mais par son appropriation au présent, par son actualisation (valeur performative). Le sous-terrain ne vaut que par le terrain. Minerai et archive ne prennent sens qu’en surface. Chez Baloji, l’extraction, invisibilisée dans l’exploitation minière coloniale puis postcoloniale, devient un motif visuel récurrent.

Or, si, chez Foucault, le travail de l’archive n’est ni fouille archéologique, ni forage géologique, il s’affirme bien excavation minière. Quelques mois après la catastrophe de Liévin, alors la plus grave depuis l’après-guerre (elle fit quarante-sept morts), le philosophe expliquait, dans un entretien paru dans Les Nouvelles littéraires, souhaiter que ses livres soient « des sortes de bistouris, de cocktails Molotov, ou de galeries de mine »38. La méthode que Foucault propose n’est pas celle de l’archéologue ou du géologue : c’est une stratégie qui consiste à miner le terrain (là où le colonialisme se fixait pour objectif de le « déblayer », pour reprendre l’expression citée plus haut). L’archive n’évoque pas l’imagerie romantique de l’immersion aquatique chère à Arlette Farge39, mais l’horizon de la catastrophe minière. Elle ravive les images de la catastrophe de Morgnano telles que Pasolini les a remixées dans son film documentaire La Rabbia (1963), dont les techniques de collage et les commentaires évoquent inévitablement Les statues meurent aussi40. Ce que montre Pasolini, ce sont les corps des mineurs extraits des galeries effondrées plutôt que les minerais destinés à devenir marchandises ou biens précieux.

Le détour par l’archéologie foucaldienne et l’évocation de la rage pasolinienne permettent d’insister sur le fait que tout travail de sape vise l’abolition (ici visuelle) de la distinction entre le sous-terrain et le terrain. L’archive se révèle toujours notre contemporaine, la critique doit achopper à la surface. Les œuvres de Sammy Baloji forment autant de ces points d’affleurement. Rendue instable par la pratique du collage ou par l’affirmation du volume que permettent les installations, la surface est toujours, chez lui, à ciel ouvert. Les connexions qu’il propose entre archives et paysages rejoignent celles entre la profondeur et la surface, entre axes vertical et horizontal. Prendre en compte cette intersection ne revient pas seulement à miner le terrain ou à faire de l’archive une mine. Cela permet d’écrire autrement la géographie des colonies, d’inventer une géographie postcoloniale attentive aux espaces souterrains de l’exploitation minière41. Exhumer des archives et révéler les aspects souterrains du colonialisme relèvent d’une même démarche, artistique et heuristique. Dans le travail de Baloji, les archives confèrent aux mines la même fonction qu’aux parasites : la logique de l’extraction fonctionne comme une revanche visuelle des mineurs du Katanga. Au-delà, elles constituent de véritables formations archivistiques, dont chaque œuvre offre comme un coup de sonde.

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1 Pour une analyse plus développée de ces enjeux, voir Julien Bondaz, « Parasitologie d’une œuvre de Sammy Baloji », dans Sammy Baloji : ce-qui-fut et ce-qui-sera, éds. Lotte Arndt, Julien Bondaz, Baptiste Brun et al., Rennes, Master Métiers et arts de l’exposition, 2019, p. 77-91.

2 L’entomologisation des mineurs ne se réduit pas, en effet, à la situation coloniale. Elle est par exemple centrale dans Germinal, où Zola compare à plusieurs reprises les mineurs à des « insectes humains ».

3 Milorad Raïtchevitch, Du Caire au Cap…, Paris, Éditions Pierre Roger, 1929, p. 211-212.

4 Robert Poulaine, « Une enquête coloniale à travers l’Afrique. Au Congo belge. La merveilleuse histoire du Katanga », Le temps, 10 octobre 1929, p. 2.

5 Charles d’Ydewalle, L’Union minière du Haut Katanga : de l’âge colonial à l’indépendance, Paris, Plon, 1960, p. 171.

6 Pierre Pellerin, « Congo belge, Ruanda, Burundi », dans L’Afrique noire, éd. Doré Ogrizek, Paris, ODE, 1952, p. 301-332, p. 323.

7 Avant, donc, qu’il ne devienne le premier Premier ministre du Congo indépendant, puis qu’il se fasse assassiner, en 1961. Lumumba est l’une des icônes des décolonisations africaines.

8 Lotte Arndt et Asger Taiaksev (éds.), Hunting & Collecting. Sammy Baloji, Bruxelles-Paris, MuZEE et Imane Farès, 2016, p. 152-153.

9 Bogumil Jewsiewicki, The Beautiful Time. Photography by Sammy Baloji, Long Island City, Museum for African Art, 2010, p. 12.

10 Lotte Arndt, « Vestiges of oblivion – Sammy Baloji’s works on skulls in European museum collections » [en ligne], Darkmatter Journal, 2013. Disponible sur : http:// www.darkmatter101 (20 septembre 2020).

11 Augustin Viseux, Mineur de fond. Fosses de Lens. Soixante ans de combat et de solidarité, Paris, Plon, 1991, p. 441.

12 Roxana Azimi, « Sammy Baloji ou le temps malaxé des colonies », M Le Mag, 14 septembre 2020.

13 Faire l’histoire de la nature revient, chez Buffon, à la considérer comme une archive à décrypter, chez Kant, à envisager une « archéologie de la nature ».

14 Georg Toepfer, « Archive der Natur », Trajekte 27 (2013), p. 3-7 ; Muriel Louâpre, « Parcours d’un concept hybride : les “archives de la nature” », Écrire l’histoire 13-14 (2014), p. 55-62 ; David Sepkoski, « The Earth as Archive », dans Archiving Sciences. Pasts, Presents, Futures, éd. Lorraine Daston, Chicago, University of Chicago Press, 2017, p. 53-84.

15 Thomas Conrad, « Les souterrains au xixe siècle : des images du temps », Communications 105 (2019), p. 55-69.

16 « À toi appartient le regard et (…) la liaison infinie des choses », éd. Christine Barthe, Paris-Arles, Musée du quai Branly Jacques Chirac-Actes Sud, 2020, p. 136.

17 France Arnault, « Frédéric Le Play, de la métallurgie à la science sociale », Revue française de sociologie 25, 3 (1984), p. 437-457.

18 Jean Copans, « L’anthropologie n’est-elle pas née, au fond, des mines ? », dans Formes de mobilisation dans les régions d’activités minières, Actes du colloque international de Béthune (mai 2000), éd. Jean-Claude Rabier, Lille, IFRESI, 2002, p. 67-86.

19 Max Gluckman, « Tribalism in modern British Central Africa », Cahiers d’études africaines 1, 1 (1960), p. 55-70, p. 57.

20 Georges Balandier, Afrique ambiguë, Paris, Plon, 1957, p. 69.

21 Benjamin Rubbers et Marc Poncelet, « Sociologie coloniale au Congo belge. Les études sur le Katanga industriel et urbain à la veille de l’Indépendance », Genèses 99, 2 (2015), p. 93-112.

22 Rafael Simões Lasevitz, « L’ethnographie et les mines. Continuités et ruptures entre les premières études minières en ethnologie et leurs successeurs », Revue d’anthropologie des connaissances 11, 3 (2017), p. 397-422.

23 Bertrand Pulman, « Pour une histoire de la notion de terrain », Gradhiva 5 (1988), p. 21-30.

24 Jean-Yves Durand, « Entre sédiments, strates et failles : le “terrain”, une métaphore minée ? », Ethnologie française 31, 1 (2001), p. 127-141.

25 Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 44.

26 Ibid., p. 45.

27 La notion anglophone de fieldwork s’y prête moins.

28 Marc Abélès, « Le terrain et le sous-terrain », dans De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, éd. Christian Ghasarian, Paris, Armand Colin, 2002, p. 35-43, p. 42.

29 Dionigi Albera, « Terrains minés », Ethnologie française 31, 1 (2001), p. 5-13, p. 5.

30 Ces photographies appartiennent à la série Kolwezi, entamée en 2009. Sur ce travail consacré à l’extraction du cuivre et du cobalt par des entreprises chinoises installées au Katanga, voir Dominique Malaquais et Thomas Hendriks, « Sammy Baloji’s Kolwezi : Imagining the Congo-China Nexus », dans Afrique-Asie. Arts, espaces, pratiques, éds. Dominique Malaquais, Nicole Khouri, Rouen-Le Havre, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2016, p. 213-228 et Dominique Malaquais, « Kolwezi. Imaginaires et être au monde », dans Sammy Baloji : ce-qui-fut et ce-qui-sera, op. cit., p. 37-49.

31 Hal Foster, « An Archival Impulse », October 110 (2004), p. 3-22, p. 22 ; voir infra : « Une pulsion d’archive ».

32 Claudette Lauzon, The Unmaking of Home in Contemporary Art, Toronto-Buffalo-London, University of Toronto Press, 2017, p. 112.

33 Notamment dans l’installation intitulée Sociétés secrètes (2015).

34 Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », Hommage à Jean Hyppolite, Paris, PUF, 1971, p. 145-172, repris dans Michel Foucault, Dits et Écrits, tome I, Paris, Gallimard, 1994, p. 1004-1024, p. 1009-1010 (Quarto).

35 Michel Foucault, « Michel Foucault explique son dernier livre (entretien avec J.-J. Brochier) », Magazine littéraire 28 (avril-mai 1969), p. 23-25, repris dans Michel Foucault, Dits et Écrits, op. cit., p. 799-807, p. 800.

36 Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 173.

37 Lotte Arndt, « From the Congolese Mines to a Belgian Museum, and back. Postcolonial Connections of invisible global value chains », dans Hunting & Collecting. Sammy Baloji, op. cit., p. 27-39, p. 29.

38 Michel Foucault, « Sur la sellette (entretien avec J.-L. Ézine) », Les Nouvelles littéraires 2477 (17-23 mars 1975), p. 3, repris dans Michel Foucault, Dits et Écrits, op. cit., p. 1588-1593, p. 1593.

39 Arlette Farge, Le goût de l’archive, Paris, Seuil, 1989, p. 10.

40 Georges Didi-Huberman, Sentir le grisou, Paris, Minuit, 2014. Georges Didi-Huberman a vu dans la « Séquence du malheur à la mine » du film de Pasolini l’indice du rôle prédictif des images, de leur capacité à révéler les catastrophes à venir.

41 Heidi V. Scott, « Colonialism, landscape and the subterranean », Geography Compass 2, 6 (2008), p. 1853-1869.