III. Le temps spectral de l’archive
Regarder les histoire(s) du cinéma de J.-L. Godard en 2020
Le fantôme de l’archiviste
Le titre du segment 3b des Histoire(s) du cinéma, « Une vague nouvelle », pourrait laisser espérer une prise de position nette sur ce qu’a été la Nouvelle Vague, de la part de celui qui en fut l’une des figures motrices. Mais, comme toujours chez Godard, les choses sont plus compliquées : le spectateur se contentera dans un premier temps de quelques fugaces références à Truffaut, Franju ou Karina, perdues au milieu de bien d’autres images et sons. Il faut attendre le milieu de l’épisode pour que la voix tremblante de Godard prenne en charge le récit annoncé : « Un soir, nous nous rendîmes chez Henri Langlois ; et alors, la lumière fut. » C’est la deuxième fois en peu de temps que l’ancien directeur de la Cinémathèque française est associé à un motif religieux, quelques minutes après qu’un plan a uni son visage à celui de l’archange Gabriel d’une Annonciation de Botticelli. Nous sommes bien face à un récit des origines, où Langlois apparaît tout à la fois comme le détenteur d’une vérité première (celle de la lumière, ou du cinématographe) et le messager chargé de la transmettre.
Les minutes qui suivent déplient cette scène inaugurale : la rencontre des jeunes critiques avec le « vrai cinéma », par l’intermédiaire des films de patrimoine conservés à la Cinémathèque, sauvés de la destruction par Langlois l’archiviste, puis de l’oubli par Langlois le programmateur1. Faire l’histoire de la Nouvelle Vague, cela commence donc par faire l’histoire de sa rencontre avec les œuvres du passé. À l’écran s’affiche d’abord un plan au ralenti du Napoléon (1927) d’Abel Gance, suivi par un autre, lui aussi ralenti, montrant la danse du jeune couple d’Adieu Philippine (1962) de Jacques Rozier. Voici réunis les deux pôles qui définissent le cinéma français selon la Nouvelle Vague : la grande histoire, c’est-à-dire le cinéma des années 1920, épique et ambitieux, et la petite histoire, représentée par les jeunes auteurs des années 1960, intimistes et désinvoltes. Mais ce n’est pas tout. Par surimpression, la danse d’Adieu Philippine se mêle à une image de Godard lui-même, debout devant sa bibliothèque, face à un pupitre, agitant les mains à la manière d’un chef d’orchestre. Produit de l’histoire, il en est en même temps le narrateur et le metteur en scène – ou mieux, l’invocateur. Godard laisse entendre que c’est lui qui donne vie aux images passées, qui décide de la quantité de mouvement qui leur sera octroyée, et qui possède le pouvoir de réveiller des corps dont seule la pellicule conserve le souvenir. De ce plan, Philippe Sollers tirera l’idée selon laquelle Godard est « un chef d’orchestre des spectres »2. En témoigne la posture dans laquelle il se met en scène, debout, face à des musiciens imaginaires. « Voilà une attitude liturgique […] : j’appelle les hautbois, les trompettes… J’appelle les morts, les voix, les plans, tout ça c’est pareil. […] C’est une grande messe solennelle, il y a tout le monde, tous les morts, tous les saints, tous les martyrs… »3. Godard occupe alors la place laissée vacante par Langlois : il est à la fois celui qui incarne la mémoire des œuvres passées, et celui qui les ramène à la vie pour les rendre visibles par d’autres.
Il ne s’agit, bien sûr, que d’un moment choisi. Mais ce bref fragment contient virtuellement tout l’esprit des Histoire(s) du cinéma. À la fin des années 1970, en effet, Henri Langlois est invité à donner des cours sur l’histoire du cinéma au Conservatoire d’art cinématographique de Montréal. Mais l’archiviste meurt en 1977, et l’on propose alors à Godard de reprendre le flambeau. Les quatorze conférences qui en découlent seront d’abord reprises dans un livre, Introduction à une véritable histoire du cinéma (« véritable » en ce qu’elle serait faite de textes mais aussi d’images), qui se présente comme un objet hybride, moitié livre achevé, moitié plan de montage d’un film possible. La retranscription cherche explicitement à laisser entendre la voix parlée de Godard, avec ses répétitions et bégaiements, qui sont autant de « points d’insistance »4. De là naîtront les Histoire(s) du cinéma, réalisées entre 1988 et 1998, qui poursuivent le projet initial d’une histoire racontée à partir d’images et de sons. Il s’agit pour l’auteur de chercher à comprendre le cinéma, mais en partant des films : pour le dire avec Jacques Rancière, les Histoire(s) du cinéma proposent « une ontologie du cinéma argumentée par des prélèvements sur l’ensemble du corpus de l’art cinématographique »5. Le résultat, au fond, est un rêve de collectionneur ou d’archiviste : Godard est nourri de tant d’images que son histoire, sa mémoire, son identité même se confondent avec la somme quasiment infinie des films qu’il a vus. En cela, il reste fidèle à l’esprit du travail de son ami disparu, dont l’esprit hante littéralement la totalité des Histoire(s).
Avant la rencontre avec Langlois, confesse Godard, toujours dans l’épisode 3b, « nous étions sans passé, et l’homme de l’avenue de Messine nous fit don de ce passé ». L’enjeu n’est pas seulement historique ou mémoriel : si ce passé a quelque valeur, c’est en tant qu’il se trouve « métamorphosé au présent » par l’acte de projection. Une série de cartons l’affirmait déjà dans l’épisode 3a : « le passé n’est jamais mort ; il n’est même pas passé » – formule emblématique, déjà présente dans d’autres films de la même période (Hélas pour moi, JLG/JLG. Autoportrait de décembre), qui dit bien l’ambiguïté du rapport de Godard à la temporalité et à l’histoire. En témoigne encore cette phrase que le cinéaste aurait dite à Langlois, peu de temps avant sa mort : « La cinémathèque maintenant, il est temps de la vendre et si tu ne trouves pas d’acheteur, on peut la brûler et puis on fera autre chose après. »6
Godard a le goût des archives, indéniablement – un goût forgé au contact de Langlois, et nourri par la fréquentation assidue de la Cinémathèque française. En bon chef d’orchestre, il va jusqu’à se mettre en scène au milieu des archives, superposant sa propre image à leur apparence spectrale. Mais cette amitié s’accompagne d’une forme de haine ou de mépris pour leur qualité d’archives, c’est-à-dire de documents appelant à être étudiés, élucidés, et progressivement ramenés dans le giron de la rationalité explicative. La poétique godardienne ne peut accepter qu’il existe quelque chose comme des artéfacts archivés, prisonniers du passé et figés dans une forme qui les dispose à faire l’objet d’une investigation historique : tout l’enjeu du film sera de résorber la distance qui sépare l’image de l’observateur, et d’inviter ce dernier à vivre parmi les archives.
Cette entreprise n’est pas sans conséquence sur l’expérience temporelle que les Histoire(s) proposent à leur spectateur. En cela, et comme je tenterai de le montrer dans la suite de l’analyse, le film de Godard est encore d’une singulière actualité en 2020.
Spectralité poétique : l’image comme apparition
On peut distinguer plusieurs régimes de spectralité à l’œuvre dans les Histoire(s) du cinéma. Il y a tout d’abord une spectralité poétique, qui découle directement d’un certain usage des images et des formes filmiques.
Le dispositif du film repose sur la rencontre des matériaux les plus divers : extraits de films, bandes d’actualité, émissions télévisées, textes de philosophes ou de poètes, morceaux de musique (souvent classique, mais pas exclusivement), tableaux, détails recadrés, discours radio, cartons (avec divers jeux typographiques) et citations, glanés ici et là, se mêlent à des images inédites, mettant en scène Godard lui-même ou des acteurs et actrices professionnels (Alain Cuny, Juliette Binoche, Julie Delpy…). Si l’on excepte ces séquences tournées spécialement pour le film, quantitativement peu nombreuses, tout est archive dans les Histoire(s). Le terme peut être entendu selon deux acceptions complémentaires : individuellement, chaque image renvoie à l’autre temps de sa naissance, qui n’est pas le présent du film ; mais la somme même de ces images constitue une archive globale de la vie du cinéma – c’est en ce sens que Michel Foucault appelait « archive », non l’objet, mais l’ensemble, « la masse des choses dites dans une culture, conservées, valorisées, réutilisées, répétées et transformées »7. L’enjeu est donc de donner à voir « le cinéma » sous la multiplicité des films qui en composent l’histoire. Notons que Godard ne fait a priori aucune distinction entre « bons » et « mauvais » films, et convoque aussi bien des classiques incontestés que des œuvres plus anecdotiques, et même des films pornographiques, comme si la compréhension historique et sociale de ce qu’a été le « cinéma » ne pouvait se faire qu’à partir d’une étude de tout le cinéma. À cela s’ajoutent les effets vidéo utilisés par l’auteur : surimpression, ralenti, recadrage, altération des couleurs ou passage en noir et blanc. L’écran de cinéma doit composer avec toutes ces hétérogénéités (spatiale, temporelle, sociale, générique, iconographique), et dans le même temps, les unifier en une trame unique et cohérente.
À la première vision, on peut être intimidé par une telle quantité de références, de noms et de citations. Un travail d’identification des sources qui se voudrait exhaustif serait quasiment infini8, et il va de soi que ce n’est aucunement l’enjeu du présent article, qui se limitera à proposer un trajet possible au sein de l’œuvre. L’entreprise tendrait même à nous éloigner du mode de lecture prescrit par le film. En effet, il est manifeste que Godard ne souhaite pas que son spectateur repère la provenance de toutes les archives qui composent son film. Non seulement il ne lui en offre pas la possibilité, mais lui-même concédait en 2018 avoir utilisé dans son dernier film (Le Livre d’image, lui aussi construit à partir d’archives) des extraits de films dont il n’avait aucun souvenir, et qu’il ne saurait identifier rétrospectivement9 : ce qui importe, c’est la face visible de l’image plutôt que son origine ou son contexte de production. Tout est référence dans les Histoire(s) ; mais les références n’épuisent pas les images.
Ce n’est donc pas la valeur de témoignage des archives qui est mise en avant par Godard, mais leur valeur d’apparition. On peut prendre le terme dans son double sens, esthétique (l’apparence opposée à l’être) et fantastique (l’« apparition », la manifestation surnaturelle). Pareilles à des spectres, les images de Godard se retrouvent déracinées, coupées de leur milieu d’origine, coincées dans un autre temps que le leur. C’est la capacité migratoire des images qui intéresse le cinéaste, et qui le pousse à s’intéresser au passé : « L’histoire est proprement ce rapport d’intériorité qui met toute image en rapport avec toute autre, qui permet d’être là où l’on n’a pas été, de produire toutes les connexions qui n’ont pas été produites, de rejouer autrement toutes les “histoires”. »10 Chaque image possède alors un double état : elle parle pour elle-même, en tant que pure présence, et elle parle au nom de la totalité, par le jeu infini des connexions qu’elle peut établir. Cela vient confirmer l’intuition de Jacques Derrida, qui écrivait que « l’archive réserve toujours un problème de traduction. Singularité irremplaçable d’un document à interpréter, à répéter, à reproduire, mais chaque fois dans son unicité originale, une archive se doit d’être idiomatique, et donc à la fois offerte et dérobée à la traduction »11. De sorte que, si la voix de Godard cherche bel et bien à interpréter le passé (au sens de l’acteur ou du musicien-interprète), elle le fait en assumant son propre arbitraire.
Aussi le montage global des Histoire(s) est-il tout sauf linéaire. Des plans, des thèmes, des motifs se répètent parfois à des heures d’intervalle ; le traitement d’un même problème sera volontiers dispersé sur plusieurs épisodes. Tout se passe comme si Godard appliquait la proposition de « montage à contrepoint » théorisée par Pelechian, où l’on cherche à mettre le maximum de distance entre deux éléments signifiants, afin que leur interaction se charge de la puissance des nombreux « maillons » ainsi intercalés12. Mais il ne saurait être seulement question de montage ; cette poétique de la distance s’appuie sur une conception plus générale du temps, qui voit dans toute strate historique un lieu de rencontre potentiel pour des phénomènes étrangers.
Prenons le segment 2a. La première moitié de l’épisode est construite autour d’un long entretien entre Jean-Luc Godard et Serge Daney, filmé en 1988, à l’époque de la diffusion des deux premiers épisodes des Histoire(s). La conversation, qui porte notamment sur la possibilité de faire l’histoire de la Nouvelle Vague, se donne comme le présent explicite du film – le présent de sa conception en même temps que de sa première réception. Fait rare dans les Histoire(s), nous avons donc une trame temporelle de référence à laquelle nous raccrocher. Mais le déroulement de ce présent est haché par des interruptions incessantes : des citations s’y greffent, des images de films vont et viennent, s’installant à l’écran durant quelques secondes au mieux, des sons étrangers se font entendre. À plusieurs reprises, un écho vient tordre les voix de Godard et Daney, mettant à distance la situation de parole. Des effets de clignotement entrelacent les deux temporalités, de sorte que le présent lui-même semble instable, comme contaminé par les assauts répétés de ces spectres venus du passé. On reconnaît ici le tremblement caractéristique de la représentation du fantôme dans les films fantastiques, qui signale au spectateur un « défaut de substance » du corps perçu13. Mais l’usage du clignotement propose d’en généraliser le constat à toutes les images : pas plus que le passé, le présent ne saurait s’installer dans une substance tangible. Il y a là quelque chose de l’« effet de spectralité » décrit par Derrida, dont le principe consiste justement à « déjouer cette opposition, voire cette dialectique, entre la présence effective et son autre »14. Dans les Histoire(s), la texture sensible du présent est indexée sur celle, spectrale, de l’archive.
« Une hantise ? C’est quelque chose ou quelqu’un qui revient toujours, survit à tout, réapparaît de loin en loin, énonce une vérité quant à l’origine. C’est quelque chose ou quelqu’un que l’on ne peut oublier. Impossible, pourtant, à clairement reconnaître. »15 Cette définition de Georges Didi-Huberman pourrait s’appliquer à toute l’œuvre récente de Godard, tant celle-ci est hantée par des noms, des phrases, des images qui semblent condamnés à revenir toujours, de film en film. Il n’y a qu’à voir la manière dont les titres des différents segments des Histoire(s) du cinéma se répètent d’un épisode à l’autre, adjoints de divers effets typographiques et dynamiques, jusqu’à brouiller le principe même de division du film en chapitres. Cela vaut également pour les images d’archive, souvent « impossibles à clairement reconnaître », et qui pourtant, ne sauraient être exorcisées une fois pour toutes. Les films suivants de l’auteur nous l’ont, depuis, démontré. Bien des images marquantes des Histoire(s) s’y incarnent de nouveau : Staline au tombeau et Hitler souriant dans De l’origine du xxie siècle (2000), les trains de la mort dans Le Livre d’image (2018), les guerres israélo-palestiniennes dans Notre musique (2004), la procession spectrale des silhouettes portant le drapeau rouge dans The Old Place (1998) puis Le Livre d’image, les vidéos pornographiques dans De l’origine du xxie siècle, et bien d’autres encore.
Ce que les spectateurs ne pouvaient que supposer il y a vingt ans, nous en avons désormais la certitude : les Histoire(s) du cinéma ne sont pas un objet achevé. Malgré leur durée conséquente, elles auront échoué à régler certaines questions, et à conjurer les fantômes une fois pour toutes. Au terme de plus de quatre heures de confrontation avec les images, l’issue de la bataille n’est toujours pas atteinte – tout juste repoussée.
Spectralité ontologique : un art de la mort
Le recours aux archives vise à produire une sensation de vertige, de plongée dans une histoire où le fait ne se distingue plus de l’interprétation, ni le passé du présent, et encore moins le vivant du mort. À première vue, cela tient en priorité à la poétique du montage de Godard. Toutefois, il se pourrait bien que le matériau filmique lui-même participe à ce processus de dissolution des repères spatio-temporels.
En 1896, un an seulement après la première projection de vues Lumière à Paris, Maxime Gorki décrivait l’expérience du spectateur de cinéma comme un effrayant voyage au « royaume des ombres », où les silhouettes humaines n’échappent à la mort que sous les traits d’« une vie grise, silencieuse, abattue, pitoyable, comme dépossédée de tout »16, tandis que Jules Claretie, malgré un enthousiasme plus prononcé, témoignait lui aussi d’une rencontre avec « le spectre des vivants »17. Dès sa naissance, le cinématographe aura donc été pensé comme une machine à produire des fantômes ; parce que les images qu’il montre sont grises et muettes, bien sûr (les deux hommes mentionnent ces limitations techniques), mais aussi parce qu’elles donnent l’apparence du monde pour le monde lui-même. Les premiers spectateurs de cinéma renouent avec le doute métaphysique de Descartes, feignant de ne rien voir par sa fenêtre, « sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints »18. Ces récits de projection « restitue[nt] le sens d’une désorientation phénoménologique qui a été vécue par des millions de spectateurs »19 ; ils disent combien le cinématographe naissant a fracturé notre mode de croyance dans la matérialité du monde. La frontière entre vie et mort s’estompe doucement. Or, il ne s’agit pas simplement d’une illusion née de l’esprit romantique de quelques écrivains. Rappelons en effet que l’un des « pères » du cinéma, Thomas Edison, a longtemps cherché à établir un dialogue avec les fantômes, au point que le kinétoscope, le kinétophone ou le phonographe peuvent être considérés comme de simples « actualisations de ses “machines à fantômes” jamais réalisées »20.
Dans un registre proche, on pense également aux métaphores utilisées par Cocteau (« la mort au travail », formule citée à l’occasion par Godard21) ou Bazin (la momification du corps des défunts22) pour tenter de saisir la spécificité de l’image reproduite mécaniquement. Si l’on en croit cette école de pensée un brin funèbre, il y a une spectralité ontologique de l’image cinématographique.
Allons plus loin. Dans Death 24x a Second, Laura Mulvey fait l’hypothèse d’un renforcement de cette qualité fantomatique à partir des années 1970, avec l’apparition de la vidéo. Le spectateur a désormais la possibilité d’accélérer le film, de le ralentir à l’extrême, voire de le figer totalement, accédant ainsi à la vérité mortifère du cinéma (le photogramme), que le flux habituel des images avait pour fonction de refouler23. La spectralité ontologique du cinéma tient donc moins à la reproduction mécanique du monde qu’au régime de croyance et d’interaction proposé au spectateur. C’est ce qu’avait bien noté Derrida lorsque, interrogé par la rédaction des Cahiers du cinéma, il affirmait que « l’expérience cinématographique appartient, de part en part, à la spectralité »24. Selon Mulvey, l’image vidéo s’apparente naturellement à l’inconscient psychanalytique, qui lui aussi fonctionne en se fixant sur des détails, en extrayant des moments vécus de leur flux temporel, en revenant sans cesse aux mêmes souvenirs. Or, Godard fut l’un des tout premiers cinéastes à se servir de la vidéo en France ; c’est ce qui l’amènera finalement à réaliser les Histoire(s) du cinéma, œuvre emblématique des possibilités de remontage et de transformation offertes par le format.
Dans les Histoire(s), les images convoquées par Godard se caractérisent souvent par une spectralité intrinsèque, que la poétique du montage et les effets vidéo (surimpression, ralenti, arrêt sur image) se contentent de renforcer. L’épisode 1a ouvre la série en s’interrogeant sur la possibilité de raconter « toutes les histoires qu’il y aurait, qu’il y aura ou qu’il y aurait, qu’il y a eu » – manière de dire que les films virtuels importent autant que ceux, bien réels, conservés dans les cinémathèques. À l’écran défilent des images de films existants, mais aussi d’autres qui n’ont jamais vu le jour, comme Le Pré de Béjine (1935-1937) d’Eisenstein – un film fantôme, déjà. Mais n’est-ce pas le lot de tous les films ? En effet, pour Godard, l’objet « film » n’existe pas ; il n’y a que des images, d’un côté, et du cinéma, de l’autre. C’est toute la puissance de l’archive que de se présenter comme un morceau de matière arraché au flux narratif et sensible qui lui donnait vie – un fragment mort, mais libre. Une fois digérés par la machine poétique godardienne, il n’y a plus de différence entre les films réels et virtuels : les premiers devront être congédiés avec d’autant plus de force.
La deuxième moitié du segment 4a est à elle seule une démonstration de ce principe, et une mise à mort du « film » en tant qu’unité de sens. De courts extraits de films de Hitchcock s’y succèdent à l’écran, accompagnés par la voix tremblante de Godard énumérant tout ce dont on ne se souvient pas de ces films : les justifications narratives, les objectifs poursuivis par les personnages, les raisons de leur présence dans tel ou tel lieu. Un constat réitéré dans les entretiens accordés en marge du film : « Quelque chose de très étonnant avec Hitchcock, c’est que vous ne vous rappelez pas l’histoire de Notorious, ni pourquoi Janet Leigh se rend au Motel Bates. Vous vous souvenez d’une paire de lunettes ou d’un moulin à vent – c’est ce dont des millions et des millions de gens se souviennent »25. Godard ne se prive donc pas de remonter autrement les images du maître. Mais ce qui en résulte n’est pas d’une autre nature que l’œuvre d’origine. Ce remontage, au fond, est le film de Hitchcock – non pas tel qu’il est fixé sur la pellicule, mais tel qu’il s’inscrit dans la mémoire des spectateurs.
Spectralité historique : le cinéma doit mourir
Du fait de sa proximité essentielle avec la mort, on aurait pu attendre du cinéma qu’il participe à exorciser cette peur chez son public. C’est tout le contraire qui s’est produit dans l’histoire du cinéma, comme l’affirme Godard dans l’épisode 2b : « Puisqu’il avait voulu imiter le mouvement de la vie, il était normal, il était logique que l’industrie du film se soit d’abord vendue à l’industrie de la mort. » Si l’expression entend désigner une certaine fascination du cinéma narratif dominant pour la violence, le meurtre et le conflit armé, il est évident qu’elle renvoie en même temps à l’entreprise d’extermination menée par l’Allemagne nazie au milieu du siècle. L’événement hante les Histoire(s) : il en est question dans chacun des huit segments, à des degrés divers d’explicitation. À la manière d’un fantôme, il s’installe derrière les images, mais sans jamais y être fixé. Car le génocide n’a pas été filmé – pas assez, du moins. L’épisode 1a en offre la célèbre démonstration, en superposant la libération des camps filmée par George Stevens lorsqu’il couvrait l’avancée des troupes américaines en Europe, la romance d’Elisabeth Taylor et Montgomery Clift dans Une place au soleil (1951) du même Stevens, et un détail du Noli me tangere (1306) de Giotto. Les mains de Marie-Madeleine, originellement tendues vers le Christ qui en refuse le contact, sont ici renversées pour embrasser la jeune femme depuis le ciel : la paria devient la sauveuse. De même, le cinéma hollywoodien, vendu jusqu’ici à l’« industrie de la mort », enregistre quelques brefs moments d’une vérité historique qui, sans lui, serait restée invisible. Et Godard de conclure : « Un simple rectangle de 35mm, même rayé à mort, sauve l’honneur de tout le réel. »
Il est significatif que Godard choisisse un drame romantique, Une place au soleil, alors que George Stevens réalisera quelques années plus tard une adaptation du Journal d’Anne Frank (1959). Ce n’est pas le sujet du film qui importe. En filmant les camps de concentration, en constituant une archive de l’histoire, Stevens offre au cinéma le droit de continuer à parler de tout autre chose – il fait en sorte que la beauté demeure acceptable après la catastrophe.
À la vision des épisodes suivants, on comprend toutefois que cela n’est pas suffisant. Le cinéma aurait pu en faire plus, il aurait pu résister. Au lieu de cela, et peut-être à cause de son intrinsèque défaut de matérialité, il a laissé l’événement se constituer en spectre historique. Car tout spectre est le résultat d’une faute originelle – romans et films fantastiques nous l’ont appris depuis longtemps. Dans l’épisode 3a, des archives de 1942 nous rappellent que les « vedettes » du cinéma français partaient pour l’Allemagne avec enthousiasme, dans des trains qui ne peuvent manquer d’évoquer ceux qui, à la même période, servaient à organiser les déportations. Pour accompagner ces images, Godard fait entendre un discours célèbre adressé par Pétain à la France en 1941 (« Français, vous avez la mémoire courte… »), mais en choisissant de conserver une phrase moins connue : « Vous souffrez et vous souffrirez longtemps encore, car nous n’avons pas fini de payer toutes nos fautes. » Ironiquement, il détourne les paroles du Maréchal pour servir sa propre cause, puisque c’est bien le cinéma qui, désormais, doit « payer » son engagement dans la collaboration.
À l’essence spectrale des archives, à leur matière visuelle et sonore instable, s’ajoute ici une dimension de brouillage temporel. Les images de 1942 résonnent avec les fictions produites après-guerre ; les mots de 1941 se mettent à décrire la situation contemporaine ; le présent du montage se mêle à celui du souvenir. S’entrelacent alors deux séries d’images : d’un côté, des photogrammes tirés des Visiteurs du soir (1942) de Marcel Carné, film produit pendant l’Occupation et évoquant discrètement le devoir de résistance ; de l’autre, quelques-uns des rares plans tournés pour les Histoire(s) du cinéma, mettant en scène Alain Cuny, qui tenait justement le premier rôle dans Les Visiteurs du soir. Un demi-siècle plus tard, l’acteur inscrit la présence spectrale du passé dans le présent du film. À la manière des spectres de Descartes, ou de celui des Diaboliques (1954) de Clouzot, il apparaît derrière une fenêtre, « comme s’il fallait cadrer ces créatures fuyantes, les fixer avant qu’elles ne se dérobent »26. Mais celui-ci ne risque pas de se dérober ; il s’avance vers nous pour frapper à plusieurs reprises sur la vitre – peut-être pour s’assurer que le souvenir dont il est porteur ne sera pas oublié. Le fantôme se met ensuite à parler : « Eh bien ma chère Marie, ce train, est-ce qu’on le prend ou est-ce qu’on ne le prend pas ? »
Le train, toujours. Vingt ans plus tard, Le Livre d’image y consacrera un chapitre entier, sur les cinq que compte le film. Bien sûr, on peut y voir un rappel des origines industrielles du cinéma : du train originel filmé par les frères Lumière à celui, menaçant, de L’Homme à la caméra de Vertov, en passant par les trains utilisés comme support pour la caméra (avant l’invention du rail de travelling), le motif n’a cessé de nourrir les pratiques et les imaginaires filmiques. Mais il ne saurait pour autant se défaire de ses plus sombres connotations. La présence obsessionnelle du train dans le dernier film de Godard démontre, au minimum, que le spectre de la collaboration n’est toujours pas exorcisé chez lui, et ne le sera probablement jamais.
Conséquence : le cinéma doit mourir. C’est la conclusion à laquelle parvenait déjà le dernier segment des Histoire(s) du cinéma, par l’intermédiaire d’une parabole empruntée à Ramuz, sous forme de cartons étonnants de sobriété :
Il y avait un roman de Ramuz qui racontait qu’un jour un colporteur arriva dans un village au bord du Rhône, et qu’il devint ami avec tout le monde parce qu’il savait raconter mille et une histoires. Et voilà qu’un orage éclate, et dure des jours et des jours [phrase répétée trois fois]. Et alors le colporteur raconte que c’est la fin du monde [phrase répétée quatre fois]. Mais le soleil revient enfin, et les habitants du village chassent le pauvre colporteur27.
La conclusion énoncée par Godard, répétée quatre fois, ne laisse aucun doute : « Ce colporteur, c’était le cinéma ». De deux choses l’une : soit l’art prétend atténuer l’intensité de la catastrophe, et continue à raconter des histoires en attendant que l’orage passe ; soit il choisit d’assumer la responsabilité de celui qui, ayant raconté des histoires toute sa vie, avec leur lot de violence et de mort, se retrouve désormais face à la seule histoire qui vaille la peine d’être racontée. Dans le premier cas, le cinéma est coupable aux yeux de l’histoire de s’être retranché dans un aveuglement volontaire ; dans le second cas, il est coupable aux yeux des habitants de n’avoir rien fait pour apaiser leurs souffrances. Quoi qu’il en soit, le cinéma doit mourir. Au moment où Godard réalise son film, ce n’est plus le cinéma qui nous fait face, mais déjà son fantôme : un fantôme qui n’a que trop hanté le siècle, et qui doit maintenant comparaître pour ses crimes. Les Histoire(s) du cinéma sont le tribunal devant lequel il sera jugé.
Rappelons que le film est achevé à la fin des années 1990, peu de temps après le centenaire de la naissance du cinéma. Les Histoire(s) s’inscrivent dans un projet critique plus global, celui de faire le bilan de ce premier siècle d’existence, et d’en imaginer les développements possibles. Godard se place alors dans le camp de ceux qui semblent hantés par l’idée de « la mort du cinéma », aux côtés de Serge Daney (le deuxième grand « revenant » du film, après Henri Langlois). Peu de temps avant sa mort, en 1992, le critique confessait être « entré dans une sorte de deuil », et dans un rapport nostalgique à l’histoire du cinéma – nostalgique, mais optimiste : puisque l’heure est à la mort, « profitons-en pour faire le rappel des beautés »28. Une formule qui convient parfaitement pour décrire le travail mené à la même période par Godard.
On a souvent commenté l’étrangeté de ces déclarations communes. Selon Antoine de Baecque, on peut les entendre de deux manières. La première lecture est générationnelle : la fin du siècle voit la mort de Truffaut, de Demy, d’Eustache, de plusieurs producteurs emblématiques de la Nouvelle Vague (Braunberger, Dauman…), et donc d’une certaine idée de la modernité cinématographique. La seconde est historique :
Cette histoire est la suivante, celle du cinéma qui doit mourir : un premier demi-siècle oublié, dont personne de vivant ne porte plus la mémoire ; un second demi-siècle amnésique, dévoré par l’argent, la télévision, se précipitant lentement vers sa mort ; et, au milieu, la césure essentielle, née de l’histoire, la guerre, l’extermination, la mort de masse, les totalitarismes, ces traumas du siècle que le cinéma n’a pas pu empêcher et n’a pas su filmer29.
Cette lecture de l’histoire a-t-elle encore un sens aujourd’hui ? Que nous disent ces images d’un art qui, il y a vingt ans, se prétendait déjà mort ou agonisant ? Avec le recul, on pourrait être tenté de donner tort à ces prophètes de l’apocalypse : « le cinéma » a bel et bien continué d’exister, de produire des images, des histoires semblables à celles d’hier. Godard semble avoir cessé de se soucier de la « mort » du cinéma, laissant s’éteindre de lui-même ce topos critique de la fin des années 1990.
Toutefois, sur le plan social et culturel, l’hypothèse de la mort du cinéma est peut-être moins absurde qu’il n’y paraît. Lorsque Godard achève les Histoire(s), le cinéma s’apprête à vivre une révolution numérique qui, succédant à celle de la vidéo, ébranlera durablement le modèle de la « séance ». Bien sûr, ni le DVD ni le Blu-ray n’interdiront quiconque de continuer à aller voir des films au cinéma, mais leur succès marquera un tournant dans le processus de production des films, qui ne seront plus conçus seulement pour une diffusion en salle. Plus récemment, le monde du cinéma a été inquiété par l’essor des plateformes de streaming, puis de VOD par abonnement, qui se sont en outre lancées dans la production de contenus exclusifs – parmi lesquels des objets auxquels on peut difficilement refuser le nom de « films », au sens le plus traditionnel du terme, bien qu’ils ne soient pas diffusés au « cinéma ». Au-delà des querelles terminologiques et des élans conservateurs que ces nouveaux usages ne cessent de motiver, il est certain qu’une certaine idée du cinéma, comme art de masse et fondement de l’imaginaire des sociétés occidentales, est en train de mourir. Certes, il est toujours possible d’assister à des séances de cinéma. Mais c’est précisément le propre du spectre que de n’être jamais strictement mort ou vivant – toujours quelque part entre les deux.
Le travail de Godard, depuis vingt ans, n’a cessé d’accompagner ces évolutions. Après les Histoire(s), il a réalisé des films de cinéma (Éloge de l’amour, Notre musique, Film socialisme), des courts-métrages vidéo (De l’origine du xxie siècle, Liberté et patrie), mais aussi des films en 3D, s’interrogeant sur les possibilités offertes par une stéréoscopie souvent suspectée de trahir le dispositif historique du cinématographe (Les Trois Désastres, Adieu au langage), une exposition au Centre Pompidou se présentant comme une autre manière de faire du « cinéma » (Voyage(s) en Utopie), des formats hybrides comme la lettre ouverte filmée (Khan Khannes), et un film jouant avec les puissances du numérique, conçu pour la salle mais finalement diffusé uniquement en VOD (Le Livre d’image). L’œuvre récente de Godard est la meilleure preuve de l’existence des « multiples cinémas » dont parle Raymond Bellour, qui rappelle que le dispositif inventé par les frères Lumière « n’est finalement qu’un dispositif parmi d’autres, un dispositif qui a particulièrement bien réussi »30. Par sa volonté de réinterroger sans cesse les formes qui prennent corps sous le nom de « cinéma », Godard reste fidèle à la prophétie formulée dans les Histoire(s). Le cinéma a accompli sa vocation spectrale : il est mort, et dans le même temps, il continue à exister quelque chose comme un « cinéma après l’époque du cinéma »31 qui en prolonge l’existence – un esprit susceptible de s’incarner dans des formes diverses.
Spectralité politique : actualité de l’inactualité
« Ici le fantôme c’est moi. Dès lors qu’on me demande de jouer mon propre rôle dans un scénario filmique plus ou moins improvisé, j’ai l’impression de laisser parler un fantôme à ma place. » Ce constat est formulé par Jacques Derrida, ou plutôt par Derrida interprétant Derrida, dans le film Ghost Dance (1983) de Ken McMullen. Fascinante épreuve que celle de se manifester ainsi à l’écran, pour celui qui donnera bientôt sa pleine expression philosophique au concept de spectralité.
Ce qui vaut pour l’acteur vaut pour l’archive. Convoquée à l’écran, elle n’est plus seulement une trace historique, mais la trace d’une trace, la manifestation diffuse d’un passé non moins diffus. Cela explique la parenté des termes utilisés par Derrida pour décrire les deux phénomènes : « la structure de l’archive est spectrale »32, et mime en cela « la structure de part en part spectrale de l’image cinématographique »33. De même, s’il y a bien différentes spectralités à l’œuvre dans les Histoire(s) du cinéma, elles ne cessent de dialoguer et de se nourrir les unes des autres.
De l’étude de ce régime d’interaction généralisée, on peut tirer deux conséquences sur le rapport du film à la temporalité : premièrement, à mesure que le film accumule des images prélevées sur le passé, il brise la possibilité de reconstruire ou de revivre le moment historique qui leur correspond ; deuxièmement, disparaît également la possibilité même de distinguer le présent du passé, ou une strate de passé d’une autre. Le film obéit à une politique générale de brouillage des temps et des modes d’existence temporelle.
J’ai insisté à plusieurs reprises sur ce que les Histoire(s) du cinéma nous disaient de leur époque, marquée par un retour critique sur la modernité cinématographique, par le souci de mémoire qui suit la mort de Langlois, et par la croyance dans une « mort du cinéma » prétendument imminente. Il s’agissait pour moi, très classiquement, d’adosser l’analyse esthétique à des données historiques et culturelles sur le contexte de la production du film. Au fond, la question de l’actualité des Histoire(s) repose sur un présupposé similaire. Interroger la manière dont il est encore possible de regarder le film aujourd’hui, en 2020, suppose implicitement l’existence d’un « aujourd’hui », distinct d’« hier », et la possibilité de mesurer précisément l’écart de temps qui les constitue historiquement l’un par rapport à l’autre.
Mais n’est-il pas problématique d’appliquer une lecture historique à un film proposant une telle reconfiguration du concept d’histoire ? J’ai montré combien le projet godardien était tributaire de la spectralité. Or, « la hantise est historique, certes, mais elle ne date pas, elle ne se date jamais docilement, dans la chaîne des présents, jour après jour, selon l’ordre institué d’un calendrier »34. L’existence même du spectre défie toute conception linéaire de l’histoire. Comme l’écrit encore Derrida, on ne sait jamais si le spectre « témoigne en revenant d’un vivant passé ou d’un vivant futur »35 ; intempestif, il compense son défaut de substance par une puissance proprement politique de reconfiguration des catégories de l’expérience temporelle. Il reste donc à se demander, avec Raphaël Szöllösy, si le cinéma peut nous « apprendre à ne pas craindre le devenir spectral de l’être », et nous inviter à fréquenter les défunts « d’une façon positive et émancipatrice »36.
Les dernières minutes des Histoire(s) peuvent donner une impression de clôture : des images de Godard à son bureau ou devant un écran nous rappellent sa situation présente de travailleur du film, la première personne du présent se fait plus fréquente dans la voix over, une citation empruntée à Frampton interroge le moment où « un siècle se dissout lentement dans le siècle suivant »37. Tous ces indices pointent vers un retour au temps présent de la conception du film. Un doute ne manque pourtant pas de s’installer lorsque Godard, de sa voix sépulcrale, énonce le texte suivant :
Oui, c’est de notre temps que je suis l’ennemi fuyant. Oui, le totalitarisme du présent tel qu’il s’applique mécaniquement, chaque jour plus oppressant au niveau planétaire, cette tyrannie sans visage qui les efface tous au profit exclusif de l’organisation systématique du temps unifié de l’instant ; cette tyrannie globale et abstraite de mon point de vue fuyant, je tente de m’y opposer.
La conception des Histoire(s) s’étale sur dix ans. Il semble que le goût du passé et un certain sens du « devoir de mémoire » aient été déterminants dans la conception du film. Arrivé au terme de l’entreprise, pourtant, Godard refuse le rôle d’observateur présent qui semblait devoir caractériser sa posture. C’est que, dans l’intervalle, l’histoire elle-même s’est constituée en lieu d’une bataille idéologique. La conception du film est directement contemporaine de la chute de l’URSS, de la parution du célèbre essai de Francis Fukuyama sur la « fin de l’histoire », qui décrète la victoire de la démocratie libérale sur tout autre alternative politique38, du triomphe du mode de vie capitaliste et de l’avènement du néo-libéralisme en Europe. Ces évolutions entendent exorciser définitivement le « spectre du communisme » planant au-dessus du monde depuis Marx et Engels39, et s’accompagnent d’une valorisation du présent comme seule catégorie temporelle digne d’intérêt. Dans un livre paru au tournant du xxe siècle, François Hartog imposera le concept de présentisme pour qualifier le régime d’historicité dominant de l’époque contemporaine, ce « présent monstre » qui « est à la fois tout (il n’y a que du présent) et presque rien (la tyrannie de l’immédiat) »40. De telles formules résonnent spontanément avec l’adresse finale du film de Godard, dont l’habillage poétique ne saurait faire oublier la pertinence politique.
Ce n’est pas un hasard si les derniers mots des Histoire(s) sont conjugués au passé : « J’étais cet homme. » Au moment où le film devrait s’effacer pour laisser place à la vie, Godard exhorte une dernière fois son spectateur à refuser toute appartenance au présent. L’obsession n’est pas neuve, de la part d’un cinéaste qui, depuis les années 1960, a toujours cultivé le « malaise du présent »41, mais elle est intensifiée par la situation politique de la fin des années 1990. On comprend alors pourquoi il n’est pas suffisant d’affirmer que le passé n’est « jamais mort », pourquoi il est important qu’il ne soit « même pas passé » : ce qui fissure l’hégémonie idéologique et politique du capitalisme, ce n’est pas seulement la présence persistante de tel ou tel spectre du passé, c’est aussi la spectralité elle-même, en tant que mode d’expérience reposant sur l’égalité en droit et en dignité de tous les corps, de toutes les images, de tous les temps.
« Je crois à la vertu politique du contretemps », écrivait Derrida au milieu des années 1990, alors qu’il tentait de réactiver une nouvelle fois les « spectres de Marx »42. La formule, paradoxalement, est toujours actuelle dans sa revendication d’inactualité – car l’idéologie néo-libérale n’est pas moins puissante aujourd’hui qu’il y a vingt ans, tant s’en faut. Il en est de même pour les Histoire(s) du cinéma, qui ne nous invitent à fréquenter les fantômes du passé que pour nous rendre sensibles à ceux qui continuent d’habiter le présent, et font exister la possibilité d’autre chose. Il est alors possible de joindre notre voix à celle de l’auteur pour demander le retour à un présent épais, grumeleux, qui colle à la langue et reste en travers de la gorge. Pour le spectateur de 2020, cette invitation à vivre dans l’intranquillité pourrait bien être la leçon la plus actuelle des Histoire(s) du cinéma.
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1 Depuis sa fondation en 1936, la Cinémathèque française se donne pour mission d’archiver les films du passé, afin d’éviter qu’ils soient perdus, mais aussi pour les faire connaître. Au début des années 1950, des projections régulières sont organisées au 7 avenue de Messine, à Paris. Ces séances, animées par Henri Langlois, deviendront le centre névralgique de la cinéphilie parisienne, et le point de rendez-vous des futurs cinéastes de la Nouvelle Vague, alors âgés d’une vingtaine d’années.
2 Philippe Sollers, « Il y a des fantômes plein l’écran… », Cahiers du cinéma 513 (1997), p. 39-48, p. 39 (c’est moi qui souligne).
3 Ibid., p. 48.
4 Jean-Luc Godard, Introduction à une véritable histoire du cinéma, tome I, Paris, Albatros, 1980, p. 9.
5 Jacques Rancière, La Fable cinématographique, Paris, Seuil, 2001, p. 12.
6 Jean-Luc Godard, Introduction à une véritable histoire du cinéma, op. cit., p. 165.
7 Michel Foucault, « La naissance d’un monde » [1969], Dits et écrits, tome I, Paris, Gallimard, 1994, p. 786.
8 Signalons tout de même le travail titanesque mené par Céline Scemama, qui s’est employée à dresser une « partition » des Histoire(s) du cinéma dans laquelle il ne reste que peu d’inconnues. Le résultat de sa recherche est disponible en ligne : http://cri-image.univ-paris1.fr/celine/celinegodard.html (consulté le 29/06/2020).
9 Voir la conférence de presse réalisée à distance pendant le Festival de Cannes 2018, disponible en ligne : https://www.dailymotion.com/video/x6jeees (consulté le 29/06/2020).
10 Jacques Rancière, La Fable cinématographique, op. cit., p. 236.
11 Jacques Derrida, Mal d’archive. Une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995, p. 141 (c’est moi qui souligne).
12 Artavazd Pelechian, « Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance » [1971-1972], Trafic 2 (1992), p. 90-105, p. 97.
13 Clélia et Éric Zernik, L’Attrait des fantômes, Crisnée, Yellow Now, 2019, p. 6.
14 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 72.
15 Georges Didi-Huberman, L’Image survivante : Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002, p. 27-28.
16 Maxime Gorki, « Au royaume des ombres » [1896], dans Le Cinéma : Naissance d’un art. Premiers écrits (1895-1920), éds. Daniel Banda et José Moure, Paris, Flammarion, 2008, p. 48-49.
17 Jules Claretie, « Le spectre des vivants… » [1896], dans Ibid., p. 43.
18 René Descartes, Méditations métaphysiques [1641], dans Œuvres et lettres, Paris, Gallimard, 1953, p. 281.
19 Luc Vancheri, Le Cinéma ou le dernier des arts, Rennes, PUR, 2018, p. 14.
20 Philippe Baudouin et Mireille Berton, « Les spectres magnétiques de Thomas Alva Edison. Cinématographie, phonographie et sciences des fantômes », 1895 76 (2015), p. 66-93, p. 75.
21 Jean-Luc Godard, « Entretien », Cahiers du cinéma 138 (1962), p. 21-39, p. 27.
22 André Bazin, « Ontologie de l’image photographique » [1945], dans Qu’est-ce que le cinéma ?, tome I, Paris, Cerf, 1958, p. 11-12.
23 Laura Mulvey, Death 24x a Second : Stillness and the Moving Image [2006], Londres, Reaktion Books, 2015, p. 66.
24 Jacques Derrida, « Le cinéma et ses fantômes », Cahiers du cinéma 556 (2001), p. 74-85, p. 77 (c’est moi qui souligne).
25 Jonathan Rosenbaum, « Bande-annonce pour les Histoire(s) du cinéma de Godard », trad. Jean-Luc Mengus, Trafic 21 (1997), p. 5-18, p. 12.
26 Clélia et Éric Zernik, L’Attrait des fantômes, op. cit., p. 7.
27 Godard fait référence au roman qui donne son titre à l’épisode 4b : Les Signes parmi nous, publié en 1919. Chez Ramuz, l’orage renvoie à une autre guerre mondiale, la première, ainsi qu’à la grippe espagnole de 1918 – des calamités dévastatrices, mais passagères. Voir Charles Ferdinand Ramuz, Les Signes parmi nous, Lausanne, Éditions des Cahiers vaudois, 1919.
28 Serge Daney, « Les cahiers à spirales » [1992], dans La Maison cinéma et le monde, tome IV, Paris, P.O.L, 2015, p. 189-199, p. 193.
29 Antoine de Baecque, « Jean-Luc Godard et la critique des temps de l’histoire », Vingtième Siècle. Revue d’histoire 117 (2013), p. 149-164, p. 159.
30 Raymond Bellour, « “Le cinéma, seul” / Multiples “cinémas” », dans Le Septième art. Le Cinéma parmi les arts, éd. Jacques Aumont, Paris, Léo Scheer, 2003, p. 257-280, p. 257-258.
31 Luc Vancheri, « Le cinéma après l’époque du cinéma », dans Le Cinéma, et après ?, éd. Maxime Scheinfeigel, Rennes, PUR, 2010, p. 19-24.
32 Jacques Derrida, Mal d’archive, op. cit., p. 132.
33 Jacques Derrida, « Le cinéma et ses fantômes », art. cit., p. 77.
34 Jacques Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 22.
35 Ibid., p. 162.
36 Raphaël Szöllosy, « Spectrographie filmique de l’utopie : pour une mélancolie active des images en mouvement », Cahiers du Groupe de Recherches Matérialistes 15 (2019) [en ligne]. Disponible sur : http://journals.openedition.org/grm/1812
37 Voir Hollis Frampton, « For a metahistory of film : commonplace notes and hypotheses » [1971], dans Circles of Confusion : Film, Photography, Video (Texts 1968-1980), New York, Visual Studies Workshop Press, 1983, p. 107-116, p. 112.
38 Francis Fukuyama, « La fin de l’histoire ? », trad. Paul Alexandre, Commentaire 47 (1989), p. 457-469.
39 Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste du Parti communiste [1848], trad. Charles Andler, Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 1901, p. 19.
40 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003, p. 270.
41 Antoine de Baecque, « Jean-Luc Godard et la critique des temps de l’histoire », art. cit., p. 152-153.
42 Jacques Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 145.