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II. Les goûts de l’archive

Quatre usages des archives dans la création littéraire

Nathalie PIÉGAY

Université de Genève

Le goût de l’archive : le titre du livre d’Arlette Farge, paru en 1989, pourrait qualifier tout un pan de la littérature contemporaine. C’est cette fascination pour les archives qu’il s’agira ici d’observer et d’étudier, en cherchant à dégager les usages différents qui en sont faits et les fonctions ou effets esthétiques qui en résultent.

L’extension infinie de l’archive rend problématiques non seulement la définition du terme mais aussi l’emprise qu’elle peut exercer sur la création. Plusieurs raisons expliquent cette extension : d’une part, la modification des conditions techniques d’archivage, qui passe d’une localisation institutionnelle à une forme de délocalisation virtuelle1. Les archives, en effet, sont désormais, pour certains fonds, consultables de partout et en tout temps disponibles. D’autre part, les Archives, entendues cette fois comme lieu où on les conserve, ont été souvent modernisées et ont élargi leurs capacités d’accueil à un public qui s’est lui-même massifié2. Par ailleurs, comme l’a noté Yann Potin dans un article de 2011, apparaît aussi une nouvelle forme de numérisation sauvage, l’historien engrangeant sur son smartphone « tel un chasseur-cueilleur numérique », « non plus des fiches mais l’image des documents eux-mêmes, associant ou reconstituant des fragments de fonds entiers »3. Enfin, les archives se sont modifiées dans leur nature même : développement des archives privées, des archives sonores, immatérielles, etc. Cette extension est bien documentée, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Par exemple, au moment de l’ouverture des nouveaux bâtiments des Archives nationales à Pierrefitte-sur-Seine, en France, on pouvait lire sur le site de l’institution que dès la première année, dans ce nouveau lieu, on avait eu une augmentation de 7 kilomètres linéaires et de 4,6 tonnes pour les archives publiques, de 613 mètres pour les archives privées, pour un total de 356 km en tout. Il y avait aussi 193 928 fichiers pages numérisés, 96 809 fichiers images, eux aussi destinés à augmenter. On pourrait aussi évoquer les 12 kilomètres linéaires d’archives de la Stasi, les 37 kilomètres d’archives littéraires de l’Imec. Cette extension, qui s’explique à la fois par les modifications des supports matériels, les évolutions sociales et administratives et le sens prêté ou demandé aux archives, modifie aussi le métier des archivistes et leur façon de traiter les archives : É. Rabut explique ainsi comment la massification des archives et de leurs consultations oblige à changer la culture de conservation, qui passe d’une pratique axée surtout sur le tri et régie par une forme de malthusianisme à une forme d’évaluation continue4. À un rapport aux archives marqué par la rareté et le secret fait place désormais une relation fondée sur l’amplification exponentielle et la transparence souhaitée. Enfin, le présentisme, selon le terme proposé par Hartog pour qualifier un rapport au temps dominé par le pouvoir que le présent exerce, la relation au passé n’ayant pour fin que le présent lui-même, explique notre passion pour la commémoration, voire la patrimonialisation, si bien que le présent peut, voire doit basculer presque encore présent dans le passé et le fait comme le document se transforment quasi instantanément en archives. Annie Ernaux, dans Les Années, a très justement rendu compte de ce rapport au temps :

Les archives et toutes les choses anciennes qu’on ne s’imaginait pas pouvoir retrouver un jour nous arrivaient sans délai. La mémoire était devenue inépuisable mais la profondeur du temps – dont l’odeur et le jaunissement du papier, le cornement des pages, le soulignement d’un paragraphe par une main inconnue donnaient la sensation – avait disparu. On était dans un présent infini5.

Ce présentisme encourage une pulsion d’archive : nous serions, comme l’a constaté Derrida, confondant volontairement l’empreinte psychique et l’archive matérielle, en mal d’archive précisément au moment où les modalités de l’inscription se modifient – le philosophe les observe en faisant preuve de la plus grande lucidité envers l’émergence du numérique et des nouvelles formes de mémoire ainsi produites6.

Ce « mal d’archive » ne pouvait pas laisser indemne la littérature, touchée elle aussi par l’artification de l’archive. L’inflation des archives dans le récit, voire la fiction, va de pair avec une extension du terme archive lui-même, souvent confondu avec le document, voire avec la trace et l’empreinte, ou la possibilité même des énoncés, selon l’archéologie telle que Foucault la définit :

J’appellerai archive, non pas la totalité des textes qui ont été conservés par une civilisation, ni l’ensemble des traces qu’on a pu sauver de son désastre, mais le jeu des règles qui déterminent dans une culture l’apparition et la disparition des énoncés, leur rémanence et leur effacement, leur existence paradoxale d’événements et de choses.

Cette définition particulière de l’archive (employée alors au singulier) conduit à inverser le sens habituellement accordé aux termes de monument et de document :

analyser les faits de discours dans l’élément général de l’archive, c’est les considérer non point comme documents (d’une signification cachée ou d’une règle de construction) mais comme monuments. C’est – en dehors de toute métaphore géologique, sans aucune assignation d’origine, sans le moindre geste vers le commencement d’une archè – faire ce qu’on pourrait appeler quelque chose comme une archéologie7.

Nous reviendrons plus loin sur cette coupure de l’archive et de l’origine.

À partir de ce constat d’une extension protéiforme des archives, nous nous proposons d’en dégager quatre usages principaux, qui traduisent, chacun, un rapport particulier au temps et au document et engagent la recherche d’une forme artistique particulière. Si certains de ces usages sont illustrés avec une force évidente à des moments spécifiques de l’histoire de la littérature, aucun ne permet de marquer des repères assurés d’une périodisation (autrement dit il ne s’agit pas pour nous de faire ici une histoire des archives dans la création littéraire). L’archivistic turn a constitué un ferment très efficace pour de nouvelles formes littéraires ou de nouvelles inventions, il n’a pas été homogène – et pour filer la métaphore, on pourrait dire qu’il a donné lieu à des virages assez variables sur des chemins plus ou moins risqués et escarpés.

Pour illustrer notre propos, nous recourrons sans en faire d’analyse détaillée à quelques œuvres que nous considérons comme exemplaires ou symptomatiques de ces différents usages, historien, romantique, mémoriel et hystérique des archives. Nous accorderons un intérêt particulier aux archives littéraires – entendues comme archives instituées à partir des documents produits par un écrivain : il ne s’agira pas de valoriser ces archives en tant que telles, mais de montrer en quoi leur valorisation, relativement récente, est révélatrice d’une certaine conception de l’Histoire, de la mémoire et de la littérature. Celle-ci, pourtant, semble avoir été furieusement menacée par sa concurrence avec l’Histoire : au contact des archives, elle serait perdante, face à l’Histoire qui, elle, s’y renouvelle. Nora ne concluait-il pas la préface des Lieux de mémoire en 1984 en observant, voire en proclamant « le deuil de la littérature » ?8 Celle-ci ne serait-elle plus capable de légitimer la mémoire, comme le fait aussi l’Histoire, par défaut de grands romans historiques ? Foucault, dans la préface de la Vie des hommes infâmes, concluait, lui, à la supériorité des archives, de leur contact brut, sur le pouvoir des histoires racontées par la littérature, lorsqu’il s’agit de faire surgir des destins, des individualités mineures. Est-ce là un deuil de la forme ? Un adieu à l’expérience esthétique ? Nous y reviendrons en prenant garde de toujours bien distinguer entre des pratiques archivistiques de l’écriture, des usages artistiques ou esthétiques des documents d’archives et les emplois métaphoriques du terme qui, pour être significatifs, sont aussi souvent trompeurs.

L’usage historien

Les archives, c’est d’abord l’affaire des historiens. Si les archives administratives sont prises dans une temporalité brève, les archives des historiens relèvent, elles, d’une histoire longue : de plus, elles sont conservées, voire orientées, pour leurs études et pour que la connaissance du passé soit possible. La loi du 3 janvier 1979 définit les archives, en France, comme

l’ensemble des documents, quels que soient leur date, leur forme et leur support matériel, produits et reçus par toute personne physique ou morale, et par tout service ou organisme public ou privé, dans l’exercice de leur activité. La conservation de ces documents est organisée dans l’intérêt public tant pour les besoins de la gestion et de la justifi des droits des personnes physiques ou morales, publiques ou privées, que pour la documentation historique de la recherche.

Aborder les archives en tant qu’historien, c’est en faire le « laboratoire de l’Histoire »9, un matériau privilégié, et le lieu d’une interrogation. Car l’historien vient aux archives avec des questions, selon l’expression de Ricœur ; il ne prend jamais le document pour un donné, il ne l’aborde pas comme un ferment pour l’invention, ou un tremplin de l’impulsion créatrice, mais sait qu’il est « circonscrit, et en ce sens constitué, institué document, par le questionnement »10. Si l’archive est en rupture avec le témoignage, le document est en rupture aussi avec la trace. Et c’est pour cette raison que tout peut être document d’archive, pour l’historien. Mais selon quelle temporalité ? Car les archives ont des temporalités différentes et seul le temps long est celui de l’historien, non pas en ce sens que l’historien ne s’intéresse qu’aux archives anciennes, mais parce que, dégagées de l’âge administratif, coupées de la valeur d’utilité que les archives pouvaient avoir pour leur producteur, elles sont conservées pour un temps censé être définitif, en tout cas indéterminé. Le temps long est celui de l’âge historique comme celui des archives toujours prises dans la

série documentaire, sélectionnée et triée pour la recherche, tributaire aussi, de ce fait, des censures, angles morts, que le pouvoir, même dans les sociétés non totalitaires, exerce sur le passé. Définie administrativement, la longue durée de l’archive recoupe le temps de la recherche historique11.

En outre, l’historien entérine la coupure entre le passé et le présent. Il développe un discours feuilleté12, qui fait advenir des fragments du passé dans le présent sur le mode de la citation. Celle-ci n’a jamais le statut de fétiche ou de relique, mais est toujours au service de la fiabilité du récit. Il va de soi qu’elle est toujours aussi véridique : on ne cite que des archives fiables (dont l’existence a été vérifiée et qui sont authentiques) et on ne les cite qu’avec exactitude. Pour autant, l’écriture de l’Histoire est reconnue et même réfléchie et valorisée, y compris par ceux qui maintiennent un statut fondamentalement différent entre Histoire et littérature au point parfois de considérer l’archivage comme une forme d’écriture (c’est le cas de Philippe Artières, par exemple).

Pour l’historien, les archives sont donc un document, à interroger, dont l’origine et le classement relèvent de choix historiques, sociaux et politiques ; leur valeur est d’abord d’information.

C’est contre ces pratiques que la littérature, souvent, va recourir aux archives, misant sur l’intuition et l’aléa plus que sur la méthode, subvertissant le rapport à l’origine et la teneur documentaire, informative, testimoniale, faisant fi du caractère toujours organique des archives. L’usage historien a pourtant été longtemps une forme de modèle pour l’écrivain, en particulier pour le romancier réaliste, parce qu’il se conçoit comme un historien des mœurs (Balzac), ou comme un scientifique, expérimentant, après l’avoir observée sur le terrain, la réalité (Zola). La connaissance du monde réel, ou de l’histoire (pour le roman historique en particulier) est recherchée aussi par le réalisme, qui, reposant sur une esthétique de la représentation, vise une vraisemblance de ce qui est ou a été. La documentation joue alors un rôle majeur – en particulier dans l’esthétique naturaliste. Le terrain du romancier, c’est celui de l’observation et de l’enquête, mais aussi la bibliothèque. Plus rarement, ce sont les archives : Aragon, pour écrire La Semaine sainte, ne peut pourtant pas se contenter des imprimés et doit recourir à des documents d’archives, par exemple à ceux de l’état civil, lorsqu’il veut documenter l’existence d’un personnage, Frédéric Degeorge13. Pour autant, il ne cite pas le document mais l’intègre, fondu dans la fiction, comme une donnée parmi d’autres de l’histoire romanesque racontée. Le silence des archives dans la littérature romanesque réaliste ne signifie donc pas leur absence : pour que le pouvoir de la représentation, la vraisemblance et l’illusion référentielle soient efficaces, il ne faut pas en faire état.

C’est contre cette pratique que le récit fragmentaire, l’écriture du minuscule vont se développer, dans un jeu de vases communicants très fécond entre histoire et littérature : l’invention des archives mineures, par les historiens, donne lieu à toutes sortes de récits promouvant le minuscule, là où elles auraient dû, selon Foucault, signer la fin de la littérature. Philippe Artières, dont le travail repose en grande partie sur les archives qu’il dit mineures ou sauvages, caractérise précisément l’émergence de ces archives :

Cette nécessité de nommer des archives mineures, et du même coup de focaliser l’attention sur elles, est liée à un moment double dans l’histoire des archives. D’une part, au début des années 1990, on voit surgir les revendications de praticiens d’écritures personnelles à un moment où se développe la recherche sur les écrits personnels en Europe, notamment au travers de « l’Association pour l’autobiographie », à l’initiative de Philippe Lejeune et de quelques-uns, dont j’étais. Il était alors nécessaire d’insister sur l’importance d’archiver des écritures méconnues et dévalorisées. Ce mouvement était plutôt porté par des littéraires, bien qu’assez vite soutenu également par les sciences humaines – je pense à Michelle Perrot et, évidemment, à Daniel Fabre. D’autre part, on assiste à une valorisation des archives privées au sein de nouveaux lieux, dont l’Imec [Institut mémoires de l’édition contemporaine, à Caen] par exemple, où se constitue un panthéon éditorial, littéraire et des sciences sociales des intellectuels du xxe siècle14.

Est-ce à dire que les pratiques historienne et littéraire alors se rejoignent ? Il semble plutôt que des jeux de miroirs, de mimétisme plus ou moins parodiques ou subversifs, lorsqu’ils sont conscients, se mettent en place – le savoir, le passé, les vieilles chartes s’enflamment dans l’imagination d’un Michon, par exemple, qui feint l’usage historien pour mieux s’en démarquer (par exemple dans Mythologie d’hiver).

Outre cette valorisation des archives mineures et du minuscule, compte aussi, dans la dynamique de ce tourniquet entre usage historien et usage littéraire, la modification forte de certains modes d’exposition des documents, aussi bien dans les textes, que dans les scénographies des musées ou des expositions. La publication de Moi, Pierre Rivière… est dans cette perspective un jalon important : le document d’archives n’est plus pris dans un grand récit. Il est exposé, cité, presque nu, pour attester la contradiction des énoncés dans le système de l’archive : ce qui importe n’est pas la reconstitution d’un fait (en l’espèce divers, un triple assassinat), mais la mise en évidence de la bataille des discours, du conflit entre savoirs et pouvoirs, et de l’articulation entre le meurtre et le récit15. Cette façon de faire avec les documents d’archives, dans un livre qui est d’abord un chantier exploré par des chercheurs appartenant à différentes disciplines, a été poursuivie, prolongée, sur d’autres terrains : expérimentations visuelles, expositions, montages textuels.

Après avoir rappelé rapidement ce qui caractérise l’usage historien des archives – un rapport de savoir, de distance, de questionnement, une prise en compte de l’archive comme document organique, dans un temps long, un feuilletage du discours qui la monte, un respect de son authenticité et de sa valeur informative – venons-en à l’usage romantique, ce dernier terme étant compris ici moins comme un moment, celui du romantisme européen, qui est aussi celui de l’invention de l’historiographie moderne et de l’histoire littéraire, que comme une relation particulière de l’auteur à son objet, porteuse de valeurs esthétiques singulières.

Usages romantiques des archives littéraires

À la différence de l’usage historien, l’usage romantique ne voit pas dans l’archive un document qui permette de construire un discours de savoir, à partir de questions motivées par la curiosité et la lucidité scientifiques. Les archives sont d’abord une promesse de vie, de résurrection du passé, et sont louées pour leur pouvoir d’émotion, que leur matérialité, leur statut lacunaire renforcent. Ce romantisme de l’archive peut être partagé par les historiens : Michelet en est le représentant le plus évident, qui interpelle ainsi les morts, découverts dans les Archives conçues comme une nécropole, à la fin du tome II de L’Histoire de France : « doucement, messieurs les morts, procédons par ordre, s’il vous plaît. Tous vous avez droit sur l’histoire. […] Dût la tête s’emboîter mal aux épaules, la jambe s’agencer mal à la cuisse, c’est quelque chose de revivre »16.

Le rôle de l’historien est de ramener les morts à la vie, et de reconstituer une unité organique à partir des éléments passés. Et à propos des archives Michelet écrit :

et à mesure que je soufflais sur leur poussière, je les voyais se soulever. Ils tiraient du sépulcre qui la main, qui la tête, comme dans le Jugement dernier de Michel-Ange, ou dans la Danse des morts. Cette danse galvanique qu’ils menaient autour de moi, j’ai essayé de la reproduire en ce livre17.

L’énergie puisée aux archives est le moteur de l’écriture de l’histoire ainsi conçue. Elle vise à la fois le remembrement (des archives elles-mêmes et du passé) et des histoires que les documents contiennent ou promettent. Car l’institution des Archives nationales repose d’abord sur un mouvement de centralisation et d’unification organique :

Quoique les provinces refusent de laisser réunir leurs archives, quoique même plusieurs ministères continuent de garder les leurs, l’encombrement finira par les décider à se dessaisir. Nous vaincrons, car nous sommes la mort, nous en avons l’attraction puissante ; toute révolution se fait à notre profit. Il nous suffit d’attendre : « Patiens, quia aeternus. » Nous recevons tôt ou tard les vaincus et les vainqueurs. Nous avons la monarchie bel et bien enclose, de l’alpha à l’oméga – la charte de Childebert à côté du testament de Louis XVI ; nous avons la République dans notre armoire de fer, clés de la Bastille, minute des droits de l’homme, urnes des députés, et la grande machine républicaine : le coin des assignats. […] Ces papiers, ce ne sont pas des papiers, mais des vies d’hommes, de provinces, de peuples18.

Ce texte de Michelet, que j’avais déjà cité dans Le Futur antérieur de l’archive19, permet d’insister sur deux caractéristiques essentielles de cet usage romantique : le pouvoir de l’émotion et la promesse de résurrection. Un rapport sensible aux archives est ainsi instauré et une promesse de totalisation est formulée. Cette énergie de la résurrection et du remembrement est aussi nostalgie de la forme organique unifiée et de la complétude retrouvée.

Les archives manifestent en outre, l’énergie, la sensibilité de l’écrivain (valeurs de la sensibilité romantique). Arlette Farge va jusqu’à dire que l’émotion née de l’archive est la « stupeur de l’intelligence »20. L’historienne évoque non seulement des personnages qui bruissent dans les vieux papiers aux Archives, qui tendent la main à qui les consulte, comme pour fournir en personnages un narrateur, historien ou romancier, mais aussi la matérialité de l’archive :

Ouvrir ou non ce qui n’a jamais été ouvert depuis deux siècles. Ouvrir précautionneusement, retirer l’épingle épaisse qui a creusé dans la serge deux gros trous, un peu tachés de rouille. […] Quelques graines s’enfuient, dorées comme au premier jour ; elles se redistribuent en pluie sur l’archive jaunie. Bref éclat de soleil. Si c’était vraiment un peu de cette jeune fille en fleurs à laquelle croit son médecin21.

L’archive « émotionnellement prenante »22 ne restitue pourtant pas le réel, mais le construit en objet inaccessible : l’illusion référentielle, comme le rêve romantique d’une totalisation, ou d’un fragment qui fasse totalité, clos sur lui-même, en sont les conséquences évidentes. Une concurrence s’établit alors entre les pouvoirs des archives et ceux de la littérature comme l’indique Foucault au début de « La Vie des hommes infâmes » :

Je serais embarrassé de dire ce qu’au juste j’ai éprouvé lorsque j’ai lu ces fragments et bien d’autres qui leur étaient semblables. Sans doute l’une de ces impressions dont on dit qu’elles sont « physiques » comme s’il pouvait y en avoir d’autres. Et j’avoue que ces « nouvelles », surgissant soudain à travers deux siècles et demi de silence, ont secoué en moi plus de fi que ce qu’on appelle d’ordinaire la littérature, sans que je puisse dire aujourd’hui encore si m’a ému davantage la beauté de ce style classique, drapé en quelques phrases autour de personnages sans doute misérables, ou les excès, le mélange d’obstination sombre et de scélératesse de ces vies dont on sent, sous des mots lisses comme la pierre, la déroute et l’acharnement23.

De même que l’on peut trouver un pouvoir et une émotion « littéraires » dans ces archives, les écrivains exploitent la puissance émotive de ces traces, dans leur récit, racontant des vies minuscules ou fictionnalisant leurs archives familiales. Pierre Michon a dit sa dette envers « La Vie des hommes infâmes », texte auquel il réfère le titre de ses Vies minuscules paru en 198424. Le romantisme des archives donne lieu en effet non seulement à une esthétique de la ruine et de la trace, mais aussi à une émergence du minuscule – que l’on peut entendre à la fois comme le non-héroïque, l’invisible ou le subalterne. Souvent mélancolique, il est tendu entre la promesse d’une résurrection et la crainte d’une perte : « L’archive foisonne de personnages, plus que n’importe quel texte ou n’importe quel roman. Ce peuplement inhabituel d’hommes et de femmes, dont le nom dévoilé ne réduit aucunement l’anonymat, renforce pour le lecteur une impression d’isolement. »25 Le chercheur face à l’archive est comme le solitaire dans la foule, assailli par les « requêtes » de tous ces morts, dont il faut, par raison, faire taire les demandes.

Le roman de Claude Simon paru en 1981, Les Géorgiques, est exemplaire de cette mise en fiction romantique des archives. Cette référence pourrait paraître surprenante, même si le roman cite Michelet26, dans la mesure où Simon partage avec le Nouveau Roman un refus de la représentation, voire de la référentialité. Pourtant, le roman somme de 1981, dont le foyer des histoires racontées est la Révolution française et l’un des généraux d’Empire, Lacombe Saint-Michel, LSM dans la fiction, convoque massivement les archives. Elles peuvent sembler romanesques, LSM finissant par dévoiler un secret de famille, pourrissant dans l’une de ses demeures, et se ramifiant dans les consciences et les agissements de ses descendants. Mais les archives sont surtout sollicitées pour leur matérialité précaire, leur statut fragmentaire, que l’écriture ne cherche pas à combler mais plutôt à exposer. Simon, à certains égards, renchérit sur la discontinuité et la fragilité des archives familiales comme il le fera dans Le Jardin des Plantes avec les archives militaires27. Mais si l’on peut parler d’usage romantique, c’est plus encore en raison du goût manifesté pour le statut de trace28 qu’ont ces archives, et pour l’émotion qu’elles suscitent aussi bien pour le narrateur que pour le personnage qui les compulse, dérobant toujours le réel. Le document d’archive est ainsi rétrocédé au corps et à la main de qui l’a produit : la dimension manuscrite, dans Les Géorgiques, est particulièrement forte et ajoute à cette énergie sensible et physique de l’archive29. Le document fait corps avec le personnage et l’archive rend visible et sensible le temps. Simon utilise les archives moins comme un fragment du passé, que comme sismographe du temps lui-même, l’encre et le sang, de façon significative, s’équivalant30. Les archives ne sont donc pas seulement pour l’écrivain un simple document informatif ou testimonial, qui servirait la représentation, ni un moteur du romanesque (archives cachées, enterrées mêmes, découvertes, transmises, lues, mises en récit), mais surtout elles figurent la trace affective d’un corps. Les Géorgiques est donc exemplaire de la relation sensible à l’archive, de la nostalgie d’une réalité et d’une totalité inaccessibles, comme, enfin, de la prise en compte de la matérialité du document et de son attache au corps, qui sont les trois caractéristiques principales de l’usage romantique.

Un deuxième volet de cet usage romantique des archives mérite à présent l’attention : d’un côté la littérature investit des archives pour inventer des récits où la trace du passé délivre des personnages, voire les faire revivre, de l’autre, les institutions établissent une relation romantique aux papiers des écrivains. Conserver les manuscrits des écrivains, c’est ainsi révérer « la beauté du mort », et fabriquer, par un autre biais que les Archives nationales, une forme d’histoire, voire de mémoire, nationale, et faire de la littérature ce qui légitime la mémoire. C’est aussi fabriquer la mythologie de l’écrivain comme suprême individualité, voire génialité. Alors que les Archives nationales deviennent un « laboratoire de l’Histoire », très peu de temps après leur institution, commence l’exposition des vieux papiers et des reliques d’écrivains, alimentant, sur le terreau d’un imaginaire de la relique et de la ruine, la fabrique de facsimilés, le commerce des autographes, au moment même où s’impose la photographie et où s’affirme la bibliophilie. Comme l’ont montré très justement Yann Potin et Clothilde Roullier, c’est dans la suite de ce mouvement que l’artification générale des archives prend place :

Dès lors, la mise en art des archives, plus ou moins justifiée par la mise en scène de la création elle-même, participe de l’exhibition du soubassement des œuvres, tout en témoignant, sans cesse de la porosité et de la confusion incertaine entre geste de l’art et art du geste, écrit ou dessiné. Il faudrait ici croiser la chronologie de l’artification des archives et l’augmentation progressive, dans les expositions et rétrospectives consacrées à l’art et à son histoire, du nombre de documents d’archives, liés de près ou de loin à l’artiste. Cette sourde et presque banale cohabitation entre œuvres et archives des œuvres précède bien entendu le mouvement contemporain de convocation massif, sinon systématique, de l’archive dans la création contemporaine jusqu’à créer l’illusion d’une symétrie spéculaire entre art de l’archive et archives de l’art31.

Cette mise en art des archives a son pendant littéraire : la « littérarisation » (ou la fictionalisation) des archives comme traitement artistique (ou esthétique) du manuscrit contribue à déplacer les questions historiques et scientifiques au profit des questions esthétiques.

L’usage romantique de l’archive, s’il débute donc au moment où s’affi le romantisme européen contemporain de l’essor des identités nationales et du sacre de l’écrivain, ne s’achève donc pas avec la fi du xixe siècle et cela pour au moins deux raisons. La première est que le rapport au mort et à ce qui est échu, voire déchu, se maintient, comme l’esthétique de la ruine, bien au-delà du xixe siècle. La deuxième est que c’est la littérature, voire l’imprimé, qui fi par être perçus comme ruinés ou en passe de devenir des vestiges ou des reliques. Il ne s’agit pas ici de déterminer si cette inquiétude est fondée ou non, mais de mettre en relation la perte de son sacre par l’écrivain et celle de son éminence par la littérature. L’archive devient alors la relique d’un corps de l’écrivain qu’on a peur de voir disparaître, la trace d’une Littérature qu’on croit menacée. De fait, la valorisation du manuscrit d’écrivain moderne s’est fortement accélérée à partir du dernier quart du xxe siècle avec la conscience d’abord plus ou moins confuse ou visionnaire, puis la certitude évidente que l’ère de l’imprimé entre en concurrence avec l’ère du numérique, modifi fortement le rapport à l’écrit et plus encore au manuscrit.

Pourtant, dans l’histoire et la critique littéraires, les archives longtemps n’ont pas existé. Seules étaient prises en compte les sources, distinguées en sources biographiques et sources livresques, identifi pour déterminer des infl et des fi interprétées pour mesurer l’originalité de l’écrivain. La conservation de plus en plus fréquente de manuscrits modernes a modifi les démarches critiques et herméneutiques ainsi que les formes de l’histoire littéraire, née au moment même où la consécration du manuscrit est contemporaine du sacre de l’écrivain : le manuscrit est devenu non seulement le moteur d’une histoire littéraire, mais aussi celui où se projettent la singularité et l’originalité de l’écrivain, puis l’objet d’une étude qui se veut scientifi de la genèse du texte.

Deux approches qui peuvent paraître contradictoires se sont ainsi développées : l’une consiste à voir dans le manuscrit la marque de la subjectivité de l’écrivain, voire le miroir de son intimité. L’autre en fait un objet de critique scientifique, le brouillon, sous toutes ses formes, consacrant le travail de l’écrivain. La critique génétique distingue ainsi entre deux grands types d’écriture, celle à programmation scénaristique et celle à structuration rédactionnelle. Il s’agit avec ces notions de définir les fondements d’une critique qui restitue la création non seulement en établissant ses sources, mais en saisissant sa dynamique interne. Mais malgré cette volonté scientifique, le traitement du brouillon, en particulier par les institutions chargées de le conserver, relève pleinement de ce régime romantique des archives privilégiant le génie créateur, l’intimité de l’écrivain. Dans le catalogue Brouillons d’écrivains de la grande exposition organisée par la Bibliothèque nationale de France en 2001, on lit ainsi : « Feuilleter le manuscrit d’un écrivain, c’est entrer dans l’intimité de l’auteur. On devient la main courant sur le papier, le regard suit cette coulée d’écriture frémissante, hésitante ou haletante, ce texte toujours mouvant tant que l’imprimerie ne l’a pas figé. »32 Le manuscrit devient un bel objet, dont la fabrique est en soi aussi importante que le produit (Ponge), que l’auteur a pu vouloir détruire, mais qu’il a souvent conservé, avec lequel il faisait corps (Flaubert)33. Il est montré pour sa valeur plastique, indépendamment d’enjeux critiques ou historiques. Il devient le « lieu de mémoire » de l’écrivain, voire de la littérature. L’imaginaire de la création littéraire, alimentée par ces expositions qui sacralisent le geste, la dynamique, la main, l’intimité de l’écrivain, au moment même où ils entament une profonde mutation, puisque le numérique et le digital l’emportent sur l’imprimé et le manuscrit, hantent la création elle-même. La romanticisation de la vie des écrivains (néologisme volontairement stendhalien) est comme la queue de comète de ce mouvement : on écrit un récit, un roman, à partir de la vie d’un écrivain, archi-personnage, archi-subjectivité, en prenant appui sur ses archives. Les personnages transfictionnels relèvent de la même démarche : qu’ils soient ou non créés à partir d’archives, ils puisent dans la mémoire littéraire, imaginaire dominant de tout un pan de la littérature. Si la littérature n’est plus ce qui légitime la mémoire, elle devient mémoire, mémoire vive à laquelle s’alimentent les récits. C’est donc au xixe siècle que les écrivains commencent à garder puis donner leurs manuscrits, et que les institutions (en particulier en France les Bibliothèques et non les Archives) sont vouées à les conserver, mais il faut attendre la deuxième moitié du xxe siècle pour que s’accélère le mouvement de collecte des manuscrits d’écrivains34. Depuis lors, l’emballement du marché des manuscrits d’écrivains, voire des auteurs en général (philosophes, historiens, plasticiens, etc.) s’est accéléré, augmentant les fonds d’archives littéraires et faisant s’envoler leurs prix (plus de quatre millions d’euros pour le fonds Foucault, constitué en grande partie de photocopies)35.

Dans cette relation aux archives littéraires, enjeux mémoriels et conceptions romantiques se mêlent. Les manuscrits ne sont pas seulement des documents servant la connaissance historique de la littérature, mais aussi des pièces construisant sa mémoire et alimentant le devoir que l’on lui doit. Au lieu où elle est célébrée, la littérature y est parée de la beauté du mort et elle est mise au service non seulement d’une histoire, mais d’une mémoire : mémoire d’elle-même, de la langue, de la Nation, des grands hommes, etc. Car le développement de la critique génétique, qui a contribué à imposer la notion d’archives littéraires plutôt que celles de brouillons ou de manuscrits, a accompagné le mouvement des institutions chargées de leurs conservations qui aboutit à mettre sur le même plan, ou du moins dans le même fonds, les archives privées (dossier de naturalisation, par exemple, pour Robert Pinget) et les brouillons stricto sensu, la vie et l’œuvre opérant une jonction éminemment romantique. C’est que les archives sont la mémoire du sujet, la consignation de son identité, et celles de l’écrivain une sorte d’archi-mémoire. Le manuscrit consigne la mémoire de l’écrivain plus que l’histoire de la littérature.

Usages mémoriels

L’usage mémoriel de la littérature, on vient de le voir à propos de l’invention des archives littéraires, doit beaucoup au romantisme et développe un même pli mélancolique. Sans toujours viser une reconstitution ou une résurrection, il se caractérise par une fétichisation du document : les archives ne peuvent pas restituer le passé, elles sont prises dans un travail de deuil infini.

Plus qu’une trace, elles sont souvent une relique. Quel rapport au présent est alors instauré ? S’agit-il comme dans le régime romantique de questionner les possibilités de la représentation ?

Les archives sont donc l’objet d’une fétichisation, marquant la difficulté à se couper du passé, d’un passé qui revient hanter le présent. Un des indices forts de cette hantise du passé est le glissement, que l’on peut observer très fréquemment, du terme de document à celui d’archives, de la procédure d’enregistrement à celle d’archivage, comme si toute collecte présente basculait immédiatement dans un archivage de ce qui est perçu, déjà, comme étant voué à la disparition. De même, parler d’archives à propos du produit de la collecte récoltée par les écrivains est un abus de langage significatif : la littérature est considérée comme ce qui archive le présent et tous les témoignages montés, récrits (par exemple par l’écrivaine biélorusse Alexievitch), sont pris pour des archives, alors même qu’ils ne sont pas conservés, triés, par une institution.

Les considérer comme des archives, c’est donc rabattre le présent sur le passé qu’il deviendra. Archiver change alors de sens : il s’agit d’enregistrer et non plus de traiter un ensemble de documents hérités du passé et transmis à une institution chargée de le conserver et de le classer (donc aussi de le détruire), l’archivage supposant la déterritorialisation. Alors que l’enregistrement, pour les avant-gardes, et en particulier pour le surréalisme, était une pratique tournée vers l’expérimentation qui tournait le dos résolument au passé et à tout projet de conservation36, et qu’il s’agissait de documenter le présent, la vie psychique, l’inconscient, etc., l’usage mémoriel des archives transforme tout document et tout projet d’enregistrement en archivage du présent pour qu’il ne soit pas oublié – pour que trace en soit gardée –, pour qu’il s’inscrive dans la mémoire. C’est comme si l’écriture anticipait sur le travail d’oubli et sur le devoir supposé de mémoire. On peut en voir un exemple frappant dans un roman récemment paru, au titre significatif : Archives des enfants perdus37. La narratrice enregistre les voix et les sons de New York (c’est son métier, elle est d’abord journaliste), puis part à la recherche des enfants latinos qui ont été perdus par leurs parents au cours de la migration (ils ont été placés en centres de détention ou abandonnés dans le désert). Toutes les notes prises au cours du voyage qu’elle entreprend avec son mari et leurs enfants, tout ce qui est collecté pendant ce voyage est appelé « archive ». C’est donc le fait d’observer, de noter et de collecter le présent – dans ce qu’il a de plus urgent et de plus immédiat – qui est considéré comme archivage.

On observe la même extension du terme d’archive (archiver, archivage) dans le discours critique : l’enquête, l’intrication de l’histoire personnelle et de l’Histoire, et plus largement le récit qui s’attache à restituer le destin oublié, à partir de traces de nature diverse, dont la collecte et le déchiffrement sont mis en scène par le narrateur, peuvent être considérés comme un travail d’archive38. Emmanuel Bouju39, de façon significative, alors qu’il distingue les procédés de l’inarchivation et de la contrarchivation, appelle « archive » la collecte des témoignages, qui, à proprement parler, relève d’un enregistrement, mais ne constitue pas des archives, qui supposent délocalisation. Confondre documents et archives, c’est bien prendre acte du fait que l’écriture fait archive a priori et relève déjà d’un travail de mémoire, là même où ce qui est mis en œuvre par les écrivains (Alexievitch, Cercas, que cite Bouju) est précisément une contestation du discours historiographique (ou médiatique) dominant.

Les usages mémoriels de l’archive – qui mettent toujours l’accent sur le terme employé au singulier – insistent moins sur la nostalgie ou la promesse d’une totalisation que sur l’enquête. À la résurrection envisagée par Michelet fait place le constat d’une fragmentation inévitable et le modèle de l’herbier, voire d’un ensemble de rebuts, devient paradigmatique. L’œuvre de Robert Pinget illustre parfaitement ce rapport à la mémoire et à l’archive, qui remet en cause l’authenticité. L’Apocryphe reprend les codes du manuscrit trouvé pour montrer comment archiver, c’est détruire, sans cesse repousser la possibilité d’une origine et penser la mémoire comme un mal. Les archives renvoient à la perte, à la destruction et sont une expression du mal de l’origine analysé par Derrida :

C’est n’avoir de cesse, interminablement, de chercher l’archive là où elle se dérobe. C’est courir après elle là où, même s’il y en a trop, quelque chose en elle s’anarchive. C’est se porter vers elle d’un désir compulsif, répétitif et nostalgique, un désir irrépressible de retour à l’origine, un mal du pays, une nostalgie du retour au lieu le plus archaïque du commencement absolu40.

Au modèle organique privilégié par l’usage romantique fait place celui de l’herbier ou de l’album41.

Le livre de Modiano Dora Bruder, paru en 1997, est devenu emblématique d’un rapport à l’archive orienté vers la mémoire et marqué par une hantise mélancolique de la perte et de la destruction. Le destin d’une jeune fille « minuscule » et les traumatismes de l’Histoire collective et de la mémoire nationale se nouent. Le récit développe une enquête mélancolique sur la fugue de Dora Bruder, à Paris, pendant l’Occupation, et dont le narrateur a appris l’existence par une coupure de presse qu’il reproduit dans le récit. L’exploration d’archives privilégie la mémoire personnelle au détriment du travail historique, de manière significative. La petite polémique engagée à ce sujet est révélatrice de cet usage mémoriel de l’archive42 : l’écrivain ne cite pas le travail des historiens, ni celui de Serge Klarsfeld, qui pourtant lui a procuré grand nombre de documents. Modiano met l’accent sur son propre projet d’écriture, mais aussi sur la problématique de la mémoire et de l’oubli.

Enquête et collecte, lien entre l’histoire individuelle voire minuscule, et refoulée ou censurée par le pouvoir, relation synecdotique et spéculaire entre l’histoire individuelle et l’histoire collective, caractérisent également le travail de Mathieu Pernot sur la famille Gorgan et sur le camp de Saliers. Un Camp pour les Bohémiens43 fait ainsi une place importante au récit et Les Gorgan lie étroitement l’histoire du photographe, l’Histoire politique française et l’histoire individuelle et familiale. Pernot expose à la fois les conditions de la découverte du camp de Saliers et l’histoire des Tziganes photographiés comme le passage du temps : aux photographies issues des contrôles d’identité, du fi administratif et du contrôle anthropométrique répondent celles que l’artiste a faites des personnes qu’il a pu retrouver, plusieurs décennies après que leurs portraits ont été fi par l’administration. Les archives photographiques prennent place dans un récit qui veut restituer à ceux qui en ont été privés leur histoire, mais aussi une mémoire. Archives photographiques et portraits photographiques sont mis sur le même plan. De même que Modiano recourt à l’enquête et aux fi qui ont conduit à l’arrestation puis à l’élimination de Dora et des siens, de même M. Pernot restitue (ou produit ?) une mémoire écrite et une histoire à des femmes et des hommes dont la culture refusait la territorialisation et l’inscription44.

Dora Bruder comme Les Gorgan que nous avons pris en exemple sont caractéristiques du statut de l’archive mémorielle : les archives (écrites ou photographiques) entretiennent avec le passé et la mémoire une relation homologue à celle que la photographie engage avec le réel. La photographie devient le paradigme de ce rapport mémoriel à l’archive. Elle est conçue non pas comme un document, mais une trace ; elle est ce qui a été découpé, cadré et déposé, selon le mot de Jean-Christophe Bailly : commentant la photo de Talbot, La Meule de foin et celles intitulées Hiroshima et Nagasaki : « parce qu’elle est aussi, à sa façon, une ombre, ou le dépôt d’une ombre, toute photographie est le souvenir d’un rayonnement, d’une occurrence du rayonnement, et la prémonition d’une ruine, ou d’un effacement »45. Archives et photographies entretiennent la même relation mélancolique au passé et à la réalité.

Rappelons l’axiome de Susan Sontag : « la photographie est simultanément une pseudo-présence et l’indication d’une absence »46. C’est sur le deuxième terme que l’accent est mis par l’usage mémoriel : à l’inverse, le premier est accentué par ce que j’appellerai à présent l’usage hystérique de la photographie.

L’importance des photographies dans les œuvres qui font un usage mémoriel des archives a souvent été commentée et elle est particulièrement prégnante dans celle de Sebald, qui convoque archives et photographies dans un rapport de « glanage » (qui rappelle l’herbier) et de collecte aléatoire. Les archives, pour lui, sont d’abord des objets métaphysiques47. Arthur Lubow, dans l’entretien « Franchir les frontières » réalisé avec l’auteur des Émigrants, raconte comme il

accumulait des cartes postales trouvées dans des brocantes, des plans, des extraits de Mémoires. Il arrachait des photos dans des magazines ou en prenait lui-même avec son petit Canon. Il utilisait ces images d’abord comme outil de recherche ou moyen de déclencher l’inspiration et puis il décidait ou non de les intégrer dans ses livres48.

Chez Sebald comme pour tous les écrivains et artistes relevant de cet usage mémoriel, la photographie, présente ou absente de leur œuvre, est le paradigme de leur rapport au temps passé : comme les archives, entre présence et absence, elle fait signe vers un passé dont elle est un fragment qui hante le présent.

Avec ces différents exemples – Modiano, Pernot, Bailly, Sebald –, on voit que le paradigme photographique, qui instaure un rapport au temps fondé sur l’instantané, la perte, le dépôt, et du moins pour la photographie argentique, le temps de latence nécessaire au développement, établit la même relation au passé que les archives mémorielles. Il n’est donc pas étonnant que les unes et les autres figurent dans des ouvrages ou des installations et des expositions qui célèbrent une mémoire dont on attend aussi une identité. L’usage mémoriel des archives est en effet une conséquence de l’accélération de l’histoire, comme le note Pierre Nora,

qui a pour effet brutal, symétrique de l’avenir, de mettre tout le passé à distance. Nous en sommes coupés. Il est perdu. Nous ne l’habitons plus. Il ne nous parle plus que par des traces interposées, des traces d’ailleurs devenues mystérieuses et que nous devons interroger, auxquelles nous sommes portés parfois à faire dire autre chose que ce qu’elles veulent dire, puisqu’elles détiennent justement le secret de ce que nous sommes, notre “identité”49.

Car les « poussées du mémoriel »50 modifient le rapport avec les archives en les infléchissant vers une quête personnelle. Elles deviennent une composante de l’identité dont chacun se croit le dépositaire mais aussi le créateur. Ce que Marcilloux a appelé les « ego-archives », qui sont une forme particulière des archives privées, sont partie prenante des phénomènes d’« individualisation des défis existentiels », de « renforcement des exigences d’épanouissement personnel, [de] la course obligatoire au bonheur, [du] souci de la postérité et de la trace, [de] l’étalement dans le temps des procédures d’évaluation de sa propre existence »51.

La littérature ne cesse d’inventer des formes qui, sous la pression de cette poussée du mémoriel, recourent aux archives pour configurer, entre récit et fiction, les hantises du passé et les interrogations sur l’identité.

Pour conclure sur cet usage mémoriel, retenons qu’il se caractérise par un basculement de tout document ou phénomène d’enregistrement en archive ou archivage, qu’il procède d’une hantise du passé qu’il contribue par ailleurs à alimenter. Alors que l’usage romantique est promesse de résurrection et de remembrement, l’usage mémoriel consacre le fragment comme hantise d’un passé voué à rester lacunaire dans le présent. Enfin il est en homologie avec le paradigme photographique dans le rapport au temps et au réel qu’il institue. Les archives font partie d’une quête d’identité qui semble ne plus pouvoir faire l’économie de la mémoire.

Usages hystériques

Ce paradigme mémoriel, pour toujours hanter notre rapport au passé et alimenter l’écriture de récits d’enquête très nombreux, me semble aujourd’hui contesté par des usages des archives que je qualifierai d’hystériques. Par ce terme, qui n’a rien de négatif mais renvoie aux acceptions psychanalytiques du mot, indiquant la mise en scène et la séduction, la théâtralisation, la valeur de symptôme résistant à la symbolisation, je tente de cerner un mouvement qui déplace les paramètres des usages romantiques et mémoriels que nous venons d’envisager. C’est moins le statut de trace ou de relique de l’archive qui est ici déterminant que son statut ontologique : importe moins la façon dont elle se relie à la totalité ou au passé que le jeu qu’elle entretient avec la réalité, la virtualité et la fiction et son degré de réalité. Sont souvent, en effet, donnés comme archives des éléments purement fictionnels ou fabriqués, qui produisent un effet d’archive sans avoir jamais été ni conservés dans une institution qui les aurait classés, triés, détruits, conservés, sans être non plus antérieurs au discours (ou à l’installation) qui le monte ou le montre. Si cet usage peut être dit hystérique, c’est d’abord parce que la mise en scène de la fabrication, ou de la réception, ou de l’exposition de l’archive est primordiale, mais aussi parce qu’elle se soustrait à toute volonté de symbolisation (l’hystérie, pour Freud, est la névrose de la somatisation qui résulte de la non-symbolisation), et plus encore de totalisation. Le fragment est accepté comme tel, dans un jeu libre et sans nostalgie. Cet usage correspond à ce que Hal Foster a appelé la pulsion d’archive, dans laquelle il voyait d’abord un besoin de se connecter – autrement dit un besoin de liaison, et non un désir de totalisation, symbolique ou allégorique52. C’était prendre acte d’une fin de la modernité – et par conséquent de ce régime romantique sur lequel nous nous sommes d’abord longuement attardés.

La fabrique d’archives, données pour authentiques, la manipulation de documents présentés comme des archives, les jeux entre le document historique et le document fictionnel sont un des fondements du travail de Philippe Artières, qui nous paraît représentatif de cet usage hystérique des archives, et ce avec d’autant plus de pertinence et d’intérêt qu’il est, par ailleurs, historien, spécialiste de Michel Foucault. Son œuvre ayant été abondamment commentée par la critique littéraire, nous ne nous y référons pas ici plus longuement53. Cette tendance, qui consiste à jouer librement avec les archives, sans chercher ni totalisation ni résurrection du passé, sans hantise de ce qui a disparu, est présente aussi bien dans la littérature contemporaine que dans les arts plastiques, comme si la post-vérité ou une forme de post-modernité engageait les écrivains et les artistes à se défaire du mal d’archive, à se déjouer des pièges de la mémoire et à renoncer à la question de l’origine.

Un roman paru en 2017 chez Gallimard nous servira d’exemple pour illustrer ce jeu hystérique avec les archives, Un certain M. Piekielny de François-Henri Désérable. Dans cette enquête (c’est le mot qu’emploie le narrateur54), il tente de retrouver la trace d’un personnage de Gary, qu’il a rencontré au chapitre VII de La Promesse de l’aube, autobiographie romancée de l’auteur lue et relue par le narrateur à de multiples reprises. Racontant dans quelles circonstances il se trouve à Vilnius, comment il y mène l’enquête dans le service des Archives, il reproduit les documents qu’il a consultés, ceux qu’on lui a communiqués, et toutes sortes de photographies auxquelles il s’est référé. La disparition de Pikielny l’intrigue, et finit par le décourager. Il va abandonner ce livre sur Gary et sur son personnage qui n’a laissé aucune trace de lui dans la ville de leur enfance. Les archives sont citées de façon désordonnée, sans que soit mise en évidence leur force documentaire, sans être non plus vraiment des fétiches, ni même des reliques. Elles sont prises dans le flux du récit où fiction et non-fiction se mêlent comme elles se mêlent dans La Promesse de l’aube. Car c’est de cela qu’il s’agit : quelle empreinte laisse la fiction dans le monde réel et comment élaborer l’indistinction problématique de ce qui a été et de ce qui est inventé ? Les archives finissent par attester le statut fictionnel, strictement fictionnel de Pikielny. Le personnage est inventé par Gary, mais il procède d’une pièce de Gogol – et sans doute y a-t-il une forme d’hystérie dans la paranomase qui consiste à nous faire passer de Google à Gogol, cette mémoire qui archive tout. Cette indistinction des sources (littéraires, virtuelles, historiques) comme l’entrelacs de l’histoire personnelle et familiale du narrateur sont révélateurs de ce pouvoir de subversion des archives : loin d’attester, elles remettent en cause les limites entre centre et marge, entre majuscule et minuscule, entre vérité historique et vérité romanesque, entre mémoire personnelle et mémoire historique, entre mémoire littéraire et mémoire historique. La totalisation n’est jamais visée – ce qui est raconté, c’est l’enquête elle-même, ses chausse-trapes, ses abandons. L’archive n’est pas lissée : documents d’archives, correspondances, photographies, reproductions de tableaux ou de partitions, sont mises sur le même plan. Que cette histoire soit racontée à propos d’un auteur qui est le champion de la mystification littéraire rend tout à fait cohérent cet usage hystérique des archives. Sans mélancolie, sans nostalgie, l’écriture déplace les lignes, interrogeant néanmoins le pouvoir de la fiction et la puissance de la mémoire littéraire.

C’est avec moins de légèreté que P. Esterházy déconstruit le monument qu’il avait construit à son père et à son pays, la Hongrie, dans Harmonia Cælestis. Ayant découvert dans les archives de son pays que son père était un agent secret – ce qui était ignoré de tous avant sa mort –, il démonte, dans Revu et corrigé, le jeu spéculaire et métonymique caractéristique de l’usage mémoriel des archives, mémoire personnelle, mémoire familiale et mémoire collective ou nationale se reflétant et se contenant les unes les autres : raconter l’histoire de son père dans Harmonia Cælestis, c’était faire l’histoire de sa famille, de son pays et de la résistance à l’URSS. Mais ce n’était qu’illusion : Revu et corrigé55 démonte le récit de Harmonia Cælestis. Entre journal de cette découverte et montage de citations du dossier, d’archives, Revu et corrigé expose en rouge les fragments de ce dossier, qui explose à la figure du lecteur comme ils ont dû déchirer le regard de l’auteur. Rares sont les montages d’archives qui exhibent une telle hétérogénéité : relire son œuvre, sa vie, celle de son père, l’histoire de sa famille et de son pays, c’est pour l’auteur, d’abord ne pas pouvoir élaborer les documents – c’est mettre en scène, en deçà de la symbolisation, l’Histoire, à l’inverse de ce qui avait été fait dans Harmonia cælestis. Esterházy en est parfaitement conscient, qui, après avoir exposé les larmes, les cris, la stupeur ressentis à la découverte puis à la lecture et à la copie du dossier, prend la mesure des disjonctions entre histoire personnelle, histoire familiale et Histoire. C’est bien la concurrence, voire la contradiction, entre histoire familiale et histoire collective, entre histoire et mémoire qui est ici mise en scène – mise en scène théâtralisée, dramatisée et non pas seulement réfléchie.

L’usage hystérique des archives, à l’opposé des reconstitutions réalistes ou des restitutions mémorielles ou romantiques, laisse béantes les brèches, manifeste les doutes et surtout ne fait plus le partage entre le vrai et le faux, entre l’inventé et l’attesté, entre le récit documentaire ou factuel et la fiction. C’est que les archives ne sont plus considérées comme un fragment de vérité, mais plutôt comme un discours déstabilisant tous les autres.

Dans le domaine des arts plastiques, on observe la même propension à inventer des archives, façon de déjouer les limites de la réalité elle-même et de contester ses mises en forme et en récit : ainsi, construisant une ville imaginaire, Alain Bublex ne peut faire l’impasse sur ses archives, très précisément documentées (Glooscap, 2005). Plus saisissant encore, car reposant entièrement sur la fabrique d’archives, L’Atlas Group, un projet de l’artiste libanais Walid Raad, est entièrement dédié à la recherche et la compilation de documents sur l’histoire contemporaine libanaise. Ce projet est ainsi présenté comme une fondation dont la mission est de collecter des archives historiques et des traces de la guerre du Liban depuis 1975. Mais en réalité, il s’agit d’archives et de matériaux fabriqués par l’artiste. Un personnage, le docteur Fakhouhi, est inventé, présenté comme un célèbre historien, et le spectateur se trouve pris dans un jeu de détournements qui le pousse à s’interroger sur le discours des médias et sa problématique véracité, sur le travail des historiens et des archivistes. De cette œuvre, de ce dispositif qui fait fi des limites entre fiction et réalité, une vérité peut-elle surgir ? Pourquoi le spectateur se trouve-t-il pris dans une étrange émotion alors qu’il regarde des documents présentés comme des images de cette guerre qui a eu lieu (et dont il a vu, si souvent, des images à la télévision), alors qu’ils sont inventés ou fabriqués pour les besoins de l’installation ? Ce que L’Atlas Group veut archiver, ce sont des événements « ayant très bien pu avoir eu lieu », qui seront considérés et traités comme des événements historiques. Walid Raad lui-même rappelle à plusieurs reprises qu’il

considère ces documents comme des symptômes hystériques qui présentent des événements imaginaires construits à partir de matériel innocent et quotidien. Comme des symptômes hystériques, les événements décrits dans ces documents ne sont pas attachés à des mémoires actuelles d’événements, mais à des fantaisies culturelles érigées à la base des mémoires (Georg Lukács). Les documents ne documentent pas tellement « ce qui s’est passé », mais ce qui peut être imaginé, ce qui peut être dit, pris pour acquis, ce qui peut apparaître comme rationnel ou pas, comme pensable et dicible sur les guerres récentes au Liban56.

Au sein de ce projet, la frontière entre fiction et documentaire est complètement estompée : le geste de l’artiste (qui, lui, se présente comme une institution, un « Groupe », interroge ainsi le statut même d’auteur) vise donc à la déplacer et à dénoncer les pratiques historiographiques libanaises, mais aussi à interroger le processus même d’écriture de l’histoire – en concurrence avec celles que réalisent, au jour le jour, les médias. Le statut politique des archives de la Stasi, manipulées par Cornelia Schleime dans ses montages photographiques57, est lui aussi remis en cause, le public et le privé, l’institutionnel et le personnel se chevauchant. L’artiste montre très bien comment la production de fantasmes fait partie prenante des démarches qui consistent à contrôler la population, à la ficher – puis à archiver ces fiches – pour éventuellement pouvoir l’arrêter et l’éliminer. Là où les archives recélaient secrets et contrôles, elles sont subverties et théâtralement exposées. Mise en scène de soi, de son histoire et de celles des autres, retour sur les dispositifs de production, de conservation, y compris là où ils sont les plus sensibles, les plus attachés au pouvoir, au contrôle social et à la destruction, sont caractéristiques des usages hystériques des archives.

Le travail de Christian Boltanski pourrait sembler exemplifier les caractéristiques de l’usage mémoriel des archives – la matérialité affective, sentimentale des objets sollicités est évidente et toute son œuvre traverse ce qui a été perdu, de l’enfant mort aux Suisses morts, et oscille entre reliquaire et mémorial, entre mémoire individuelle et mémoire collective. En outre, Boltanski fait un usage massif de la photographie. Dans ses entretiens avec Catherine Grenier, le plasticien revient à plusieurs reprises sur son goût des inventaires après décès et sur sa fascination pour la mort : « il est certain que tout le travail d’archivage que je fais depuis le début, cette volonté de garder trace de tout, traduit un désir de ce genre, un désir d’arrêter la mort »58. L’œuvre de Boltanski nous semble pourtant relever de cet usage hystérique contemporain. Les documents utilisés sont fabriqués, détournés, et portent en effet les marques d’un passage du temps qui n’est pas le leur : les photographies sont empruntées, souvent sans identité fiable, les vêtements accumulés dans ses Réserves sont achetés au kilo auprès d’associations caritatives, les images sont travaillées par l’auteur pour devenir floues, usées, abîmées, triviales. L’ironie voire l’iconoclastie sont des inflexions majeures de cette œuvre. Ne finit-il pas par enregistrer les battements de cœurs humains (80 000 battements de cœurs humains venant de toutes les régions du monde, audibles dans l’île de Teshima, au Japon), mais aussi par mimer les cris des baleines, dans des trompes géantes vouées à disparaître, installées à Bustamente en Patagonie, où les dites baleines se réunissent ? Pourquoi les baleines ? Parce qu’elles sont tout près de l’origine, témoins du début des temps.

Ce serait perdre la dimension ironique de l’œuvre que de la placer sous le seul signe du traumatisme et du deuil. Certes, le rapport aux archives relève d’un devoir de mémoire (archives réelles, fabriquées, métaphoriques), mais aussi d’une mise en scène caractéristique de la pulsion d’archive diagnostiquée par Hal Foster, qui consiste d’abord en une forme particulière de liaison entre les temps, comme nous l’avons rappelé, et dans une forme de « choc des temporalités »59, faisant le deuil de toute totalité et de tout régime de sens symbolique ou allégorique (à l’instar des albums ou atlas d’A. Warburg ou G. Richter) et laissant jouer le fragment de façon anarchique. La mémoire diasporique de Boltanski, selon l’expression de François Noudelmann60, qui différencie l’œuvre de la simple commémoration, n’effectue aucune synthèse, elle ne rassemble pas, ni les êtres perdus, ni les êtres vivants, elle ne vise aucune signification allégorique. Elle ne suscite pas de communion, mais au contraire elle produit une dispersion :

Une subtile perversion vient en effet contrer la tentation mémoriale, celle des monuments aux morts : au lieu de rassembler une communauté éclatée, de fournir à une diaspora un support imaginaire commun, Boltanski transforme la dispersion en un processus qui grève infiniment toute représentation. Une telle stratégie ne vise pas à diluer la mémoire dans l’indéfini, ce qui donnerait du crédit à ceux qui dénoncent dans son travail une banalisation de l’histoire traumatique. Elle poursuit au contraire une œuvre de mémoration qui conserve par disjonction61.

Pour illustrer cette perversion de la tentation mémoriale, rappelons que Boltanski avoue volontiers les manipulations qu’il opère sur les photographies érigées en pseudo-reliquaire ou mémorial : à propos des photographies des Suisses morts, il reconnaît qu’il introduisait toujours parmi elles, dans ses installations, la photographie d’un Suisse qui n’était pas mort. Dans les boîtes qui contenaient ces photographies, il maintenait un indice de la duperie. Pourquoi procéder ainsi ? Selon lui pour atténuer le côté tragique de l’installation et pour faire naître la vérité d’une œuvre menteuse62.

La distance prise envers le devoir de mémoire est manifestée aussi par le travail de Tatiana Trouvé, qui, dans ses Modules du Bureau des Activités Implicites (B.A.I.), archive ce qui est négatif, insignifiant, pour donner une forme ou du moins une mesure au temps. Remanence ou la série des Desouvenus relèvent de la même démarche métaphysique et poursuit la recherche d’une forme à donner à la pensée et au temps63. Mémoire sans contenu, ou mémoire d’un contenu factice, désintérêt envers la totalisation, refus d’une distinction nette entre le réel, le virtuel et le fictionnel, prise en compte des expressions fantasmatiques de la relation aux archives, qu’elles procèdent d’un travail de mémoire ou d’un exercice du pouvoir : toutes ces expérimentations nous semblent aujourd’hui relever d’une approche des archives qui se distingue de l’usage mémoriel, quoique la mémoire et le temps soient toujours puissamment impliqués dans la recherche. La mise en scène hystérique du rapport aux archives lui fait perdre de sa gravité : la mélancolie à l’œuvre est souvent ironique.

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Les archives occupent un très vaste terrain dans la littérature aujourd’hui et étendent leur domaine à un imaginaire du document, du temps et de la mémoire. Les quatre régimes que nous avons distingués engagent différents statuts, fonctions, valeurs des archives et mettent en œuvre des imaginaires littéraires distincts. C’est le plus souvent contre l’usage historien que la littérature développe sa relation aux archives, alors même que l’histoire se revendique comme écriture, que l’ego-histoire comme les ego-archives apparaissent, et que l’écriture est alors le terreau sur lequel la quête d’identité et de mémoire peut investir les archives. L’usage romantique, très proche en cela de l’usage mémoriel, privilégie la trace, mais reste habité par un réel qu’il faudrait parvenir à reconstituer, là où il ne cesse de se dérober. C’est dans un jeu entre la perte et la trouvaille, entre la saisie et la déprise que se situe l’écriture. L’usage mémoriel demande à l’archive, conçue comme un fétiche ou une relique, non pas de faire revivre le passé mais de témoigner de sa présence dans le présent. Le rapport aux archives est alors pris dans un paradigme photographique profondément mélancolique. La pulsion d’archive procède en partie, mais accroît aussi, la perte de continuité du sentiment du temps caractéristique de notre modernité. Pierre Nora note ainsi que le « moment-mémoire » que nous vivons est au croisement de deux mouvements, d’une part une accélération de l’histoire, qui entraîne un « arrachement au passé » et qui brise l’homogénéité du temps, et d’autre part une décolonisation des mémoires, qui donne lieu à l’émergence de « toutes les formes de mémoire de minorités pour qui la récupération-fabrication du passé fait partie intégrante de leur affirmation d’identité »64. La décolonisation de la mémoire passe par celle des archives, et participe de ce mouvement de décentralisation, contrecoup de la rupture de l’homogénéité du temps et de la transformation brutale des rapports au passé, au présent et à l’avenir :

Une extraordinaire décentralisation de toutes les instances du patrimoine a transformé chaque foyer, chaque individu, en producteur d’archives, en collectionneur de sa propre existence à travers ses photos et albums de famille, ses papiers d’identité, ses formulaires administratifs, dont la conservation est devenue obligatoire. Chacun d’entre nous s’est mué en archiviste, muséographe, administrateur de son identité personnelle65.

Il n’y a plus d’identité sans mémoire, racontée, retrouvée, fantasmée. Le récit d’archives est tendu vers l’une et l’autre.

Le régime hystérique, entérinant la critique des limites du fait et de la fiction, voire entre passé et présent, réel et virtuel, fabrique des archives et mise avant tout sur l’effet – congédiant le problème de l’authenticité comme celui de l’origine et de la totalité. L’identité elle-même est une sorte de jeu. Le devoir de mémoire est mis à distance.

Dans tous ces usages, l’archive est toujours sur le point de déborder de sa propre signification, soit qu’elle devienne une figure du rapport au passé et de la mémoire, soit qu’elle soit une image de notre relation à l’origine perdue ou plutôt imaginée, soit encore qu’elle prenne à revers le sens du mot « document », pour le complexifier, voire mettre en doute ce qu’il peut bien nous enseigner. Multiple dans ses formes et ses contours, l’archive est un point de crispation des relations entre mémoire individuelle et mémoire collective, fragments et totalité, fiction et réalité.

Enfin, les archives sont apparues comme un poste d’observation singulier du statut de la littérature, de l’image qu’elle se donne d’elle-même dans ses relations tendues à l’histoire et dans leur rapport concurrentiel à la fabrique d’une mémoire et d’une identité. Les archives littéraires, et en particulier le « manuscrit », fabriquent quant à elles une sacralisation de l’écrivain, une sorte de tombeau de la littérature, où se projette ce qu’une société, à un moment donné, lui demande : elles deviennent, plutôt qu’un matériau pour la critique et l’histoire littéraires, un miroir de la subjectivité, de l’intimité, et un lieu où faire mémoire de ce moment où la littérature et le corps de l’écrivain coïncidaient dans l’inscription manuscrite. La numérisation des textes et la constitution de mémoires prothétiques, l’archivage que le monde digital facilite, la virtualisation du rapport au monde, à l’autre et à soi, qui en résulte, dans une ère de post-vérité, mais aussi de post-mémoire, renforcent l’intérêt pour les archives, dont le domaine ne cesse de s’étendre.

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1 Rappelons que, pour Michel de Certeau, il n’y a pas d’écriture de l’histoire sans « redistribution de l’histoire », qui est la condition du « recommencement » qu’est la constitution d’un fonds d’archives. Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 86.

2 Voir Philippe Artières, « L’historien face aux archives », Pouvoirs, « Les Archives » 153 (2015), p. 85-93.

3 Yann Potin, « Institutions et pratiques d’archives face à la “numérisation”. Expériences et malentendus », Revue d’histoire moderne & contemporaine 58, 4bis (2011), p. 57-69, p. 69.

4 Élisabeth Rabut, « “Que faites-vous de nos archives ?” Massification, sélection, conservation », Le Débat 158 (2010), p. 83-90, p. 86.

5 Annie Ernaux, Les Années, Paris, Gallimard, 2008, p. 223.

6 Jacques Derrida, Mal d’archive. Une impression freudienne, Galilée, 1995.

7 Michel Foucault, « Sur l’archéologie des sciences – Réponse au Cercle d’épistémologie », Dits et écrits, tome I, Paris, Gallimard, 1994, p. 707-708.

8 « L’histoire est notre imaginaire de remplacement. Renaissance du roman historique, vogue du roman personnalisé, revitalisation littéraire du drame historique, succès du récit d’histoire orale, comment s’expliqueraient-ils sinon comme le relais de la fiction défaillante ? L’intérêt pour les lieux où s’ancre, se condense et s’exprime le capital épuisé de notre mémoire collective relève de cette sensibilité-là. Histoire, profondeur d’une époque arrachée à sa profondeur, roman vrai d’une époque sans vrai roman. Mémoire, promue au centre de l’histoire : c’est le deuil éclatant de la littérature ». Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, tome I, Paris, Gallimard, 1984, (Quarto), p. 43.

9 Sur l’histoire des Archives en France et les trois figures possibles des relations entre archives et pouvoir, je renvoie à l’article de Yann Potin, « Les archives et la matérialité différée du pouvoir. Titres, écrins ou substituts de la souveraineté ? », Pouvoirs 153 (2015), p. 5-21 ; pour la citation de Gabriel Monod, voir la note 21 p. 18.

10 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 225-226.

11 Michel Porret, « Introduction », dans Penser l’archive. Histoires d’archives, archives d’histoire, éds. Mauro Cerutti, Jean-François Favet et Michel Porret, Lausanne, Antipodes, 2006, p. 7-20, p. 13. Cette durée est définie par le Code du patrimoine.

12 Pour mémoire, Michel de Certeau décrit ainsi le discours de l’historien : « Se pose comme historiographique le discours qui “comprend” son autre – la chronique, l’archive, le document –, c’est-à-dire celui qui s’organise en texte feuilleté dont une moitié, continue, s’appuie sur l’autre, disséminée, et se donne ainsi le pouvoir de dire ce que l’autre signifie sans le savoir. Par les “citations”, par les références, par les notes et par tout l’appareil de renvois permanents à un langage premier (que Michelet nommait “la chronique”), il s’établit en savoir de l’autre. Il se construit selon une problématique de procès, ou de citation, à la fois capable de “faire venir” un langage référentiel qui joue là comme réalité, et de le juger au titre d’un savoir. […] Sous ce biais, la structure dédoublée du discours fonctionne à la manière d’une machinerie qui tire de la citation une vraisemblance du récit et une validation du savoir. Elle produit de la fiabilité. » Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, op. cit., p. 111. C’est cette fiabilité que les usages mémoriels et plus encore hystériques de l’archive remettront en cause.

13 Louis Aragon, La Semaine sainte, Œuvres romanesques, tome IV, Paris, Gallimard, 2008 (La Bibliothèque de la Pléiade), p. 961, note p. 1628.

14 Alice Aterianus-Owanga, Nora Greani et Philippe Artières, « Entretien avec Philippe Artières », Gradhiva 24 (2016), p. 190-205, p. 192.

15 Michel Foucault Moi, Pierre Rivière [1973], Paris, Gallimard, 1994 (Folio Histoire), voir en particulier p. 17 et p. 329.

16 Jules Michelet, Histoire de France, Tableau de la France, Les croisades, Saint-Louis, éds. Paule Petitier et Paul Viallaneix, Sainte-Marguerite-sur-Mer, Éditions des Équateurs, 2008, p. 439-440.

17 Ibid.

18 Ibid.

19 Nathalie Piégay, Le Futur antérieur de l’archive, Rimouski (Québec), Tangence, 2012 (Confluences), p. 24.

20 Arlette Farge, Des lieux pour l’histoire, Paris, Seuil, 1997 (La Librairie du xxie siècle), p. 26.

21 Arlette Farge, Le Goût de l’archive [1989], Paris, Seuil, 1997 (Points), p. 17.

22 Ibid., p. 19.

23 Michel Foucault, « La Vie des hommes infâmes », Dits et écrits, t. II, Paris, Gallimard, 2001 (Quarto), p. 238.

24 « Pierre Michon, Arlette Farge : entretien », Les Cahiers de la Villa Gillet 3, Éditions Circé (novembre 1995), p. 152.

25 Arlette Farge, Le Goût de l’archive, op. cit., p. 21-22.

26 Claude Simon, Les Géorgiques, Paris, Minuit, 1981, voir par exemple p. 57 (la citation n’est pas démarquée).

27 Nathalie Piégay, « L’imaginaire des archives », Claude Simon, rencontres, éds. Anne-Lise Blanc, Françoise Mignon, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, Trabucaire, 2016, p. 69-75.

28 Dans son article Marie-Jeanne Zenetti distingue entre un régime mélancolique, un régime critique et un régime affabulatoire des documents, réglé par le type d’imaginaire que les écrivains leur confèrent. Dans le régime mélancolique, il est une trace et ce sont les questions éthiques qui dominent. Marie-Jeanne Zenetti, « L’effet de document : diffractions d’un réalisme contemporain. Un art documentaire : enjeux esthétiques, politiques et éthiques », 2017. hal-02008416.

29 Voir Les Géorgiques, op. cit., p. 374-375.

30 Ibid., p. 373 : « l’écriture maintenant relâchée, comme ataxique, obéissant sans doute aux pulsions irrégulières du sang, les lettres tantôt trop grandes, tantôt presque escamotées, griffonnées, comme si la force lui manquait, les premières pages noircies avec une espèce de fureur, de fougue sénile, puis les lignes se distendant, divergeant, les corrections, les ratures, les surcharges se multipliant… ».

31 Yann Potin et Clothilde Roullier, « Des œuvres au dossier ? Une contribution des a/ Archives au geste de l’art », Marges 25 (2017), p. 18-34, p. 21. Farge, dans Le Goût de l’archive, notait déjà : « […] la lettre de chiffon est émotionnellement prenante, et bien des musées seraient sans doute heureux de l’exposer sous verre […] » (op. cit., p. 19).

32 Voir Brouillons d’écrivain, éds. Danièle Thibault et Marie-Odile Germain, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2001, p. 61.

33 Flaubert écrit à Louise Colet : « Pourvu que mes manuscrits durent autant que moi. C’est tout ce que je veux. C’est dommage qu’il me faudrait un trop grand tombeau ; je les ferais enterrer avec moi comme un sauvage fait de son cheval. Ce sont ces pauvres pages-là, en effet, qui m’ont aidé à traverser la longue plaine ». Lettre à L. Colet, 3 avril 1852, Correspondance, tome II, Paris, Gallimard, 1980 (La Bibliothèque de la Pléiade), p. 66.

34 Anne Herschberg-Pierrot note justement : « Si l’exemple de Victor Hugo est suivi d’une série de dons et de legs qui métamorphosent le visage du département des Manuscrits, ce dernier continue à privilégier les richesses des siècles passés. Et il faut attendre l’immédiate après-guerre pour que la Nationale achète quelques recueils surréalistes et 1962, date d’acquisition du superbe ensemble des manuscrits de Proust, pour qu’elle se tourne enfin vers la “modernité” sans cesser d’être le réceptacle des trésors médiévaux… ». Brouillons d’écrivains, op. cit., p. 46.

35 Selon Y. Potin, « la mutation n’est pas seulement quantitative (du fait d’une hausse spectaculaire des prix eux-mêmes, une liasse de manuscrits de Robespierre pouvant atteindre près de 900 000 euros en 2011), elle est fondamentalement qualitative. Il ne s’agit plus seulement d’acquérir des fragment écrits (correspondances isolées, manuscrits extraits de fonds personnels) mais bien des fonds entiers, ou prétendument complets. À cette étrange libéralisation de biens plutôt régulés jusque-là par les logiques du don, les collectionneurs, à l’échelle internationale, rivalisent avec les institutions “publiques” de conservation, contraintes de jouer le jeu d’un marché qu’elles contribuent ainsi à justifier et légitimer ». « Le prix de l’écrit », Genèses 105 (2016), p. 3-6, p. 4. Voir aussi Pascal Even, « Les archives : un marché ? », Pouvoirs 153 (2015), p. 95-107.

36 Deux citations pour illustrer ce rejet de l’archivage par les avant-gardes : « Perdre / Mais perdre vraiment / Pour laisser place à la trouvaille », Apollinaire, « Toujours », Calligrammes [1925], Paris, Gallimard, p. 100 (Poésie) et Aragon, « Que toute démarche de mon esprit soit un pas, et non une trace », préface à l’édition de 1924 du Libertinage, Œuvres romanesques (tome I), Paris, Gallimard, 1997 (La Bibliothèque de la Pléiade), p. 281.

37 Valeria Luiselli, Archives des enfants perdus, traduit de l’anglais par Nicolas Richard, Paris, L’Olivier, 2019.

38 Voir par exemple Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête, Paris, Corti, 2019.

39 Emmanuel Bouju distingue l’inarchivation qui est insertion de l’archive dans le roman, à des fins de détournement de ses usages d’attestation pour régresser vers une origine, et la contrarchivation qui est le doublage de l’archive par un discours littéraire qui conteste les modalités du discours historien, ou plutôt des discours hérités de la tradition historienne (ou médiatique), et les destitue. Enfin il étudie l’archifiction, invention d’archives dans la fiction. C’est à cet article que je dois mes lectures de Esterházy (que cite E. Bouju pour illustrer la contrarchivation. Qu’il en soit remercié). « Mal d’archive, bien du roman », Fabula / Les colloques, Les écritures des archives : littérature, discipline littéraire et archives, URL : http://www. fabula.org/colloques/document6326.php, page consultée le 27 juin 2020.

40 Mal d’archive, op. cit., p. 56.

41 Voir par exemple chez Pinget : « Archives, toujours les grands mots. La tête encombrée d’archives. Toutes les fl de juin, bluet, coquelicot, bétoine, mélampyre, compagnon-blanc, bugle, gueule-de-chat, herbe-Saint-Jean, véronique, rhinanthe, brunelle, sauge des prés, linaire, origan, dauphinelle, affreuse avalanche, archives, photos, mémorials [sic], enfances, prairies, cette âme que polissait, caressait, cajolait, lessivait, ravaudait l’eucharistie, lever sept heures, eau de Cologne, chemise propre mais le tréfonds noir et tremblant des hantises de la damnation, qui nous en tiendra compte ». Robert Pinget, L’inventaire, Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, cote PNG 208, cité par Clothilde Roullier, « Pinget traqué : trouvailles et bizarreries du repérage archivistique », dans Robert Pinget. Matériau, marges, écriture, éds. Martin Mégevand et Nathalie Piégay-Gros, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2011, p. 76-77 (Manuscrits Modernes). On retrouve la même image chez Foucault : « Ce n’est point un livre d’histoire. Le choix qu’on y trouvera n’a pas eu de règle plus importante que mon goût, mon plaisir, mon émotion, le rire, la surprise, un certain effroi ou quelque autre sentiment […]. C’est une anthologie d’existences. […]. Des vies singulières, devenues, par je ne sais quels hasards, d’étranges poèmes, voilà ce que j’ai voulu rassembler en une sorte d’herbier » (« La Vie des hommes infâmes », art. cit., p. 237). Baudelaire associe les archives au débris : « J’ai quelques fois pensé avec terreur qu’il y avait des métiers qui ne comportaient aucune joie, des métiers sans plaisir, des fatigues sans soulagement, des douleurs sans compensation. Je me trompais. Voici un homme chargé de ramasser les débris d’une journée de la capitale. Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le catalogue. Il le collectionne. Il compulse les archives, le capharnaüm des rebuts. Il fait un triage, un, choix intelligent ; il ramasse, comme un avare un trésor, les ordures qui, remâchées par la divinité de l’Industrie, deviendront des objets d’utilité ou de jouissance ». « Le vin », Du vin et du haschisch, Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, 1975 (La Bibliothèque de la Pléiade), p. 381.

42 Voir la correspondance entre les deux hommes publiée dans le Cahier de l’Herne consacré à Modiano ainsi que le texte de Mireille Hilsum : « Serge Klarsfeld/Patrick Modiano : enjeux d’une occultation », Modiano, Paris, L’Herne, 2012, p. 175-191.

43 Mathieu Pernot, Un camp pour les Bohémiens, Arles, Actes Sud, 2001.

44 Voir en particulier Mathieu Pernot, Les Gorgan, Paris, Éditions Xavier Barral, 2017.

45 Jean-Christophe Bailly, L’Instant et son ombre, Paris, Seuil, 2008, p. 153. Voir aussi p. 72 : « La photographie dit qu’il y a du réel, elle n’en certifie pas l’existence, elle la prolonge : comme une ombre détachée. Il y a par conséquent une sorte d’ombre qui se souvient de ce qui devant elle était présent. La photographie présente sans fin le présent qui fut. »

46 Susan Sontag, Sur la photographie, trad. Philippe Blanchard, Paris, Christian Bourgois, 1993 (Titres), p. 33.

47 « On sait à vue d’œil ce que pèse un objet », avait-il dit, « on essaie de le prendre et c’est tout juste si on peut le soulever. C’est comme si la densité du papier qu’ils ont utilisé était plus forte que celle que nous utilisons. Ou alors c’est comme si la poussière s’y était déposée et s’y était infiltrée entre les pages pour transformer le papier en pierre. Si on a un tant soit peu d’imagination, on ne peut que se poser des questions. Mais ces questions-là, un historien n’a pas le droit de se les poser, parce qu’elles sont d’ordre métaphysique. Et si quelque chose m’intéresse, moi, c’est bien la métaphysique ». L’Archéologie de la mémoire. Conversations avec W. G. Sebald, trad. Delphine Chartier et Patrick Charbonneau, Arles, Actes Sud, 2007, p. 168. Des archives de Munich, il avait déclaré : « j’y reste une semaine ou deux, je glane des choses comme quelqu’un qui sait qu’il n’a pas beaucoup de temps devant lui. Je fais ce que fait une personne qui abandonne sa maison en feu, autrement dit, je prends des choses complètement au hasard. » Ibid., p. 164-165.

48 Ibid.

49 Pierre Nora, Présent, nation, mémoire, Paris, Gallimard, 2011 (Bibliothèque des Histoires), p. 412.

50 Pierre Nora, « L’Ère de la commémoration », op. cit., tome III, 1997, p. 4712.

51 Patrice Marcilloux analyse la manière dont les archives occupent une place nouvelle dans la société de l’individu : « sans que nul ne leur en ait indiqué la voie, sans avoir été particulièrement aidés à construire pareille stratégie, nombre de nos concitoyens se servent déjà des archives pour se comprendre eux-mêmes, se situer dans leur roman familial, forger leur histoire de vie. » Il voit en les archives un espace intermédiaire entre l’individu et la société, « l’un des espaces de la fabrique sociale de l’individu contemporain et de la narration du moi ». Les Ego-archives : traces documentaires et recherche de soi, Rennes, PUR, 2013, p. 208.

52 Hal Foster, « An Archival Impulse », ici même p. 211-235.

53 Voir Éléonore Devevey, « Vrai, faux et usage de faux » (dossier « Faire collecte. Archives et création », éd. Muriel Pic), Critique 879-880 (août-septembre 2020), p. 670-682.

54 François-Henri Désérable, Un certain M. Piekielny, Paris, Gallimard, 2017 (Folio, 2019), p. 131 et passim.

55 Péter Esterházy, Harmonia Cælestis, trad. du hongrois par Joëlle Dufeuilly et Agnès Járfás, Paris, Gallimard, 2001, et Revu et corrigé, trad. du hongrois par Agnès Járfás, Paris, Gallimard, 2005.

56 Walid Raad cité par Stefanie Baumann, « Archiver ce qui aurait pu avoir lieu », Conserveries mémorielles 6 (2009) [en ligne]. Disponible sur : http://journals. openedition.org/cm/381. Dans cette publication très intéressante, on verra des reproductions des documents de Raad. Voir aussi le livre produit à l’occasion de l’exposition à Amsterdam en 2019 au musée Stedelijk, Walid Raad – Let’s Be Honest, The Weather Helped (Roma Publications, 2019).

57 Voir Sara Blaylock, « La Femme de leurs rêves : Cornelia Schleime et les archives de la Stasi », Gradhiva 24 (2016), p. 124-130.

58 Catherine Grenier, La Vie possible de Christian Boltanski, Paris, Seuil, 2005, p. 169.

59 Gabriel Ferreira Zacarias, « Entretien avec Hal Foster », Marges 25 (2017), p. 140-145, p. 142 puis 140.

60 François Noudelmann, « C’est la vie Boltanski », Sociétés & Représentations 29 (2010), p. 165-174.

61 Ibid., p. 170.

62 Catherine Grenier, La Vie possible de Christian Boltanski, op. cit., p. 236-237.

63 Voir les déclarations de Tatiana Trouvé sur son lien aux archives dans Fabian Stech, J’ai parlé avec Ugo Rondinone…, Dijon, Les Presses du réel, 2016, p. 217.

64 Pierre Nora, Présent, nation, mémoire, op. cit., p. 412.

65 Ibid., p. 111.