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Appendice : « Une pulsion d’archive »

(October 110 [automne 2004], p. 3-22 ©2004 October Magazine and Massachusetts Institute of Technology)

Hal FOSTER

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Éléonore Devevey

Traduction d’Éléonore Devevey avec l’aimable autorisation de MIT Press. Sauf mention contraire, les notes sont de l’auteur.

Figurez-vous un dispositif d’exposition temporaire bricolé à l’aide de matériaux rudimentaires comme du carton, du papier aluminium et du ruban adhésif, et rempli, à la façon d’un sanctuaire improvisé, de tout un fatras d’images, de textes, de reliques, consacrés à un artiste, à un écrivain ou à un philosophe aux pratiques radicales. Ou bien une installation ébouriffante qui juxtapose le modèle réduit d’un ouvrage de terrassement disparu et des slogans issus du mouvement des droits civiques et/ ou des enregistrements de concerts de rock légendaires de l’époque. Ou bien encore, dans un registre plus sobre, une brève méditation filmée sur les immenses récepteurs acoustiques qui furent construits sur la côte du Kent entre les deux guerres mondiales, mais rapidement laissés à l’abandon après être apparues comme des technologies militaires obsolètes. Aussi disparates qu’elles soient par leur sujet, par leur apparence, et par les affects qu’elles véhiculent, ces œuvres – du Suisse Thomas Hirschhorn, de l’Américain Sam Durant, et de l’Anglaise Tacita Dean – ont en commun de concevoir la pratique artistique comme une enquête singulière qui s’attache à des personnages, des objets ou des événements particuliers de l’art, de la philosophie et de l’histoire modernes.

De tels exemples pourraient sans peine être multipliés (s’il fallait dresser une liste d’autres praticiens, elle commencerait avec l’Écossais Douglas Gordon, l’Anglais Liam Gillick, l’Irlandais Gerard Byrne, le Canadien Stan Douglas, les Français Pierre Huyghe et Philippe Parreno, les Américains Mark Dion et Renée Green…), mais ces trois cas, en eux-mêmes, sont déjà l’indice d’une pulsion d’archive à l’œuvre dans l’art contemporain à l’échelle internationale. Cette pulsion générale n’est pas sans précédent : elle était déjà à l’œuvre, sous des formes variées, dans la période d’avant-guerre, quand le répertoire de sources disponibles s’est élargi d’un point de vue politique comme sur le plan technologique (par exemple, avec les dossiers de photographies d’Alexander Rodchenko et les photomontages de John Heartfield), et elle devint encore davantage présente, sous des formes toujours plus variées, dans la période d’après-guerre, surtout à partir du moment où les images réappropriées et les formats en série devinrent monnaie courante (par exemple dans l’esthétique « panneau d’affichage » de l’Independent Group, dans les transferts d’images entre médias, de Robert Rauschenberg à Richard Prince, et dans les structures informationnelles de l’art conceptuel, de la critique des institutions et de l’art féministe). Pourtant, une pulsion d’archive, avec ses traits distinctifs propres, s’est à nouveau généralisée – suffisamment pour être considérée comme une tendance à part entière –, et ce fait est en lui-même bienvenu1.

Les artistes qui travaillent à partir d’archives cherchent avant tout à rendre physiquement présente une information historique, qui a souvent été perdue ou écartée. Pour ce faire, ils travaillent à partir d’images, d’objets et de textes trouvés, et privilégient alors le format de l’installation (ils tirent très souvent profit de sa spatialité sans hiérarchie, fait plutôt rare dans l’art contemporain). Certains praticiens, comme Douglas Gordon, tendent vers le « ready-made temporel », c’est-à-dire des récits visuels dont des images sont prélevées et projetées, comme dans les versions outrées qu’il donne de scènes de films d’Alfred Hitchcock, de Martin Scorsese et d’autres2. Ces sources, bien connues, sont issues des archives de la culture de masse, pour garantir une lisibilité qui peut ensuite être perturbée ou détournée3 ; mais elles peuvent aussi être méconnues, récupérées et mises au service d’une démarche de connaissance alternative ou de contre-mémoire. Ce sont de telles œuvres que je prendrai ici pour objets.

Le prélèvement d’archives pousse parfois à l’extrême les problèmes postmodernes de l’originalité et de l’auctorialité. Prenons par exemple un projet collaboratif comme No Ghost Just a Shell (1999-2002), mené par Pierre Huyghe et Philippe Parreno : lorsqu’une agence d’animation japonaise a mis en vente certains de ses personnages de manga de second rang, ils ont acheté une de ces figures-signes, une jeune fille prénommée AnnLee, l’ont reprise et développée sous différentes formes, et ont invité d’autres artistes à en faire autant. De sorte que le projet est devenu une « chaîne » de projets, « une structure dynamique générant des formes qui la constituent » ; il est aussi devenu « l’histoire d’une communauté qui se trouve elle-même dans une image » – dans une image d’archive en train de se faire4. Le critique français Nicolas Bourriaud, défenseur de telles pratiques artistiques, les a placées sous la rubrique de la « post-production », soulignant ainsi les manipulations secondaires qui en sont souvent constitutives. Pourtant, ce terme suggère aussi un changement de statut de l’œuvre d’art à l’âge de l’information digitale, changement censément indexé sur ceux de la production industrielle et de la consommation de masse5. L’hypothèse qu’un tel nouvel âge existe en soi est un parti pris idéologique ; aujourd’hui, pourtant, l’information apparaît souvent bel et bien comme un ready-made en puissance, comme un ensemble de données à retraiter et à mettre en circulation, et de nombreux artistes font ainsi de l’« inventaire », du « prélèvement » et du « partage » leurs méthodes de travail.

Cette dernière remarque pourrait impliquer que le médium idéal de l’art archivistique est la méga-archive que constitue Internet ; de fait, au cours des dernières décennies, les termes qui évoquent les réseaux électroniques, tels que « plateformes » et « stations », sont apparus dans le langage de l’art, de même que la rhétorique web de l’« interactivité ». Mais dans la plupart des œuvres d’art qui impliquent des archives, les moyens effectifs mis en œuvre au service de ces fins « relationnelles » sont beaucoup plus palpables et incarnés que dans n’importe quelle interface web6. En ce sens, les archives en question ici ne sont pas des bases de données ; elles sont résolument matérielles, fragmentaires et non interchangeables, et en tant que telles exigent d’être interprétées par des humains, et non retraitées par des machines7. Bien que les contenus de cet art soient loin d’être laissés au hasard, ils demeurent indéterminés comme les contenus de n’importe quelle archive, et sont souvent présentés de cette façon – comme autant de « billets à ordre »8 pour des élaborations ultérieures, ou d’énigmatiques indications pour des scénarios à venir. À cet égard, l’art archivistique relève autant de la préproduction que de la postproduction : en quête moins d’origines absolues que de traces méconnues (à cet égard, « pulsion d’anarchive » serait peut-être une formule plus juste que « pulsion d’archive »), ces artistes sont souvent attirés par les commencements inaccomplis, les projets inachevés – dans le domaine de l’art aussi bien que dans celui de l’histoire –, susceptibles de constituer d’autres points de départ.

Si l’archive diffère de la base de données, l’art archivistique se distingue aussi des pratiques artistiques centrées sur le musée. La figure de l’artiste-comme-archiviste dérive assurément de celle de l’artiste-comme-conservateur, et certains artistes qui travaillent à partir d’archives continuent à jouer sur la notion de collection. Toutefois, ils ne se soucient plus tellement de critiquer les ambitions de totalisation représentative du musée ou son intégrité en tant qu’institution : le musée comme système cohérent dans la sphère publique a été mis à mal, et cette idée est généralement admise ; elle n’est l’objet ni d’affirmations éclatantes, ni de réflexions mélancoliques, et certains de ces artistes suggèrent d’autres modes d’ordonnancement – au sein du musée, ou en s’en passant. À cet égard, la tendance de l’art archivistique est souvent de chercher à instituer plutôt qu’à détruire, et à élaborer des lois plutôt qu’à les transgresser9.

Enfin, les œuvres en question sont archivistiques dans la mesure où elles ne se contentent pas de puiser dans des archives officieuses, mais contribuent aussi à les produire, et procèdent ainsi d’une façon qui met en évidence la nature de tout matériau d’archives : trouvé et néanmoins construit, factuel et néanmoins fictif, public et néanmoins privé. En outre, elles ordonnent souvent ces matériaux suivant une logique apparentée à celle de l’archive, en une combinaison d’éléments cités et juxtaposés, et les présentent dans une architecture proche de celle de l’archive, un dispositif de textes et d’objets (on retrouve les termes de plateformes, stations, kiosques…). Ainsi Dean évoque-t-elle sa méthode comme relevant de la « collection », Durant en parle en termes de « combinaison », Hirschhorn de « ramification » – et la plupart des œuvres archivistiques semblent en effet se ramifier comme des branchages ou proliférer en « rhizome » (figure deleuzienne également employée par d’autres artistes)10. Peut-être toutes les archives se construisent-elles de cette façon, à la faveur de connexions et de déconnexions constantes, processus que cet art permet aussi de révéler. « Le laboratoire, l’entrepôt, l’atelier », remarque Hirschhorn, « je veux utiliser ces formes dans mon travail afin de créer des espaces où la pensée soit en perpétuel mouvement… »11 Telles sont les pratiques artistiques dans le domaine des archives.

L’archive considérée comme « poubelle du capitalisme »

Si ces effets sont parfois sources de tensions, l’art archivistique est rarement cynique dans ses intentions (autre changement bienvenu) ; au contraire, ces artistes cherchent souvent à faire des spectateurs distraits des participants engagés (le mot archive n’implique ici rien de passif)12. À cet égard, Hirschhorn, qui fut jadis membre d’un collectif de graphistes communistes, considère ses actes de dévotion improvisés (qui tiennent à la fois des tendances obsessionnelles-compulsives du Merzbau de Kurt Schwitters et des kiosques agitprop de Gustave Klucis) à des artistes, écrivains et philosophes, comme une forme de pédagogie passionnée, dans laquelle les leçons proposées mettent en jeu l’amour autant que la connaissance13. Hirschhorn cherche tout à la fois à « faire circuler les idées », à « libérer l’activité » et à « diffuser de l’énergie » ; il veut exposer différents types de publics à des archives alternatives du patrimoine culturel, et faire en sorte que cette relation soit chargée d’affects14. De sorte que son travail ne met pas seulement en jeu les institutions, mais aussi le désir ; en même temps, il est clair que tout ce qui relève du désir a été transformé par le capitalisme avancé, qui a reconfiguré les relations sujet-objet, et Hirschhorn s’efforce de prendre en compte cette transformation, mais aussi, autant que possible, de repenser ces relations.

Hirschhorn produit des interventions dans « l’espace public » qui interrogent la manière dont ce concept peut encore fonctionner aujourd’hui. La plupart de ses projets jouent avec des formes locales de troc marginal et d’échanges mineurs, comme le présentoir de rue, l’étal de marché et le guichet d’information – en des agencements qui comportent en général des offrandes bricolées, des produits refaçonnés, des pamphlets improvisés, etc.15 Il a, comme on sait, réparti l’essentiel de ses pratiques en quatre catégories : les « sculptures directes », les « autels », les « kiosques » et les « monuments » – et chacune d’elles manifeste un type d’engagement original, mais néanmoins partageable avec les matériaux d’archives.

Les sculptures directes sont le plus souvent des installations présentées en intérieur, fréquemment dans des expositions. La première de ces œuvres a été inspirée par le sanctuaire spontané qui s’est créé à l’endroit de Paris où est morte la Princesse Diana : sur les lieux mêmes, ses fans endeuillés avaient déjà voué le monument à la liberté, transformant une structure officielle en un « simple monument », selon Hirschhorn, précisément parce que celui-ci « émane de la base ». Ses sculptures directes visent à produire un effet du même ordre : conçues pour véhiculer des « messages qui n’ont rien à voir avec le but originel de leur support effectif », elles sont présentées comme des moyens provisoires de détournement, pour constituer des actes de réappropriation « signés par la communauté » (c’est ici une des significations du mot « direct »)16.

Les autels semblent procéder des sculptures directes. À la fois modestes et farfelus, ces étalages hétéroclites d’images et de textes rendent hommage à des figures culturelles d’une importance particulière aux yeux d’Hirschhorn ; il a dédié quatre œuvres de ce type aux artistes Otto Freundlich et Piet Mondrian et aux écrivains Ingeborg Bachmann et Raymond Carver. Souvent constellés de souvenirs kitsch, de bougies votives, et d’autres témoignages de ferveur, les autels sont placés « aux endroits où [les personnes honorées] auraient pu mourir par accident, par hasard : sur un trottoir, dans la rue, dans un virage »17. Les passants, eux aussi présents par accident (dans un autre sens du terme), sont invités à être témoins de ces actes de commémoration humbles mais sincères – et à en être émus (ou non).

Comme leur nom l’indique, les kiosques sont des lieux d’information plutôt que de dévotion. En l’occurrence, c’est l’Université de Zurich qui a passé commande auprès d’Hirschhorn, lui proposant d’ériger huit œuvres sur une période de quatre ans, chacune d’elles étant installée pour une durée de six mois au sein de l’Institut de recherche sur le cerveau et en biologie moléculaire. Les kiosques sont eux aussi liés à des artistes et à des écrivains, tous franchement éloignés des activités de l’Institut : les artistes Freundlich (à nouveau), Fernand Léger, Emil Nolde, Meret Oppenheim et Lioubov Popova, et les écrivains Bachmann (à nouveau), Emmanuel Bove et Robert Walser. Moins ouverts au « vandalisme programmé » que les sculptures directes et les autels, les kiosques évoquent aussi davantage l’archive dans leur apparence18. Fabriqués en contreplaqué et en carton vernis et scotché, ces structures comportent habituellement des images, des textes, des cassettes, des télévisions, autant que des meubles et d’autres objets quotidiens – à mi-chemin entre la salle de séminaire et le club-house, elles évoquent autant la discursivité que la sociabilité.

Enfin, les monuments, dédiés aux philosophes chers à Hirschhorn, combinent efficacement la dimension dévotionnelle des autels et la dimension informationnelle des kiosques. Trois monuments ont vu le jour à cette date, consacrés à Spinoza, à Bataille et à Deleuze, et un quatrième, dédié à Gramsci, est en projet. À l’exception du monument consacré à Bataille, chacun d’entre eux a été érigé dans le pays natal du philosophe, mais situé toutefois à distance des sites « officiels ». Le monument consacré à Spinoza a ainsi vu le jour à Amsterdam, mais dans le quartier rouge ; le monument consacré à Deleuze est apparu à Avignon, mais dans un quartier essentiellement nord-africain ; et le monument consacré à Bataille à Kassel (pendant la Documenta XI), mais dans un quartier majoritairement turc. Ces emplacements-déplacements sont significatifs : le caractère subversif du philosophe hôte s’accorde avec le caractère mineur de la communauté d’accueil, et la rencontre suggère que le monument fait office, provisoirement, non plus de structure univoque qui masque les antagonismes (philosophiques et politiques, sociaux et économiques), mais devient une archive antihégémonique qui pourrait permettre de manifester les dissensus19.

La cohérence, dans le choix de ces artistes, écrivains et philosophes, n’est pas évidente : bien que la plupart d’entre eux soient des Européens de l’époque moderne, on compte parmi eux des inconnus et des illustres, des penseurs ésotériques et des penseurs engagés. Parmi les artistes des autels, les abstractions intellectuelles de Mondrian sont quasiment aux antipodes des représentations passionnées de Freundlich, tandis que les prises de position représentées dans les kiosques vont du puriste français affilié au parti communiste (Léger) à l’expressionniste allemand, membre du parti nazi (Nolde). Cependant, toutes ces figures proposent des modèles esthétiques qui ont des implications politiques, et il en va de même pour les philosophes des monuments, qui impliquent des concepts aussi disparates que ceux d’hégémonie (Gramsci) ou de transgression (Bataille). La cohérence dans le choix de ces figures tient, par suite, à la diversité même de leurs engagements décisifs : autant de visions, aussi contradictoires soient-elles, visant à changer le monde, toutes reliées (sinon ralliées) par l’« attachement » que Hirschhorn porte à chacun d’eux. Cet attachement constitue à la fois son moteur et sa méthode : « relier ce qui ne peut être relié, c’est exactement ce en quoi consiste mon travail en tant qu’artiste. »20

Hirschhorn a choisi les termes de « kiosque » et d’« autel » pour qualifi l’alliage singulier d’information et de dévotion qui est le sien : son propos, on l’a dit, est de mettre en œuvre tout à la fois la publicité agitprop à la façon de Klucis et la passion de l’assemblage à la Schwitters21. Plutôt que de chercher à résoudre de manière académique une vieille opposition propre aux avant-gardes [entre effi politique et inventions de nouvelles formes], son objectif est pragmatique : Hirschhorn met en pratique ces moyens mixtes pour inciter son public à s’investir (ou se réinvestir) dans des pratiques radicales en matière d’art, de littérature, et de philosophie – à susciter une ferveur (cathexis) culturelle fondée non pas sur le goût offi sur la connaissance des avant-gardes ou sur le politiquement correct en matière esthétique, mais sur la valeur d’usage politique véhiculée par la valeur affective en matière artistique22. À certains égards, son projet rappelle l’engagement décisif imaginé par Peter Weiss dans L’Esthétique de la résistance (1975-1978). Situé à Berlin en 1937, ce roman raconte l’histoire d’un groupe de travailleurs engagés qui s’entraînent mutuellement à penser une histoire critique de l’art européen. À un moment, ils décortiquent l’esthétique classique du Grand Autel de Pergame, exposé à l’Altes Museum, dont « ils collectent les éclats de pierre… pour les réassembler dans leur propre sphère »23. Bien sûr, Hirschhorn se préoccupe non de la tradition classique corrompue par les Nazis, mais d’un passé avant-gardiste menacé d’oubli, et ses fidèles ne sont pas des membres fervents d’un parti politique, mais plutôt des spectateurs distraits, qui peuvent aller des spécialistes d’art international aux marchands locaux, mais compter aussi des fans de foot et des enfants. Une telle inflexion dans la destination des œuvres est pourtant nécessaire si l’on cherche à rendre pertinente une « esthétique de la résistance » auprès d’une société amnésique dominée par l’industrie culturelle et les spectacles sportifs. Aussi son œuvre, avec ses structures jetables, ses matériaux kitsch, ses références bigarrées, ses témoignages d’admiration, suggère-t-elle souvent le grotesque de notre milieu ambiant saturé de marchandises, de médias et de loisirs : tels sont les éléments et les énergies en présence qui doivent être à nouveau travaillés et canalisés24.

Parfois, Hirschhorn entoure ses archives exubérantes de formes proliférantes, souvent façonnées en papier aluminium. D’apparence ni humaine ni naturelle, ces formes suggèrent (encore une fois, dans un registre grotesque) un monde dans lequel les anciennes distinctions entre la vie organique et la matière inorganique, la production et le déchet, et même le désir et la mort, ne sont plus pertinentes – un monde à la fois secoué et saturé par les flux d’information et les surplus de production. Hirschhorn appelle ce complexe sensoriel de détritus « la poubelle du capitalisme »25. Mais il soutient pourtant que, même au sein de ce cadre oppressant, il est possible de se ressaisir de figures subversives et de rebrancher les flux de désir – il est possible que cette « phénoménologie de la réification à un stade avancé » suscite encore un sentiment de possibles utopiques, ou du moins un désir de transformation systématique, aussi abîmé et déformé soit-il26. Cet effort pour revivifier des vestiges culturels comporte assurément sa part de risque : il expose aussi à des manifestations réactionnaires, voire régressives, qui connurent leurs formes les plus effroyables avec les Nazis. Pendant la période nazie évoquée par Weiss, Ernst Bloch avait à vrai dire mis en garde contre de telles résurgences droitières ; en même temps, il montrait que la gauche en paye durement les conséquences quand elle renonce à s’engager dans l’arène du désir de la politique culturelle27. Hirschhorn suggère qu’un tel diagnostic est encore d’actualité.

L’archive considérée comme « une vision futuriste avortée »

Si, dans ses œuvres archivistiques, Hirschhorn remet au jour des figures radicales, Tacita Dean, dans les siennes, ramène à la mémoire des âmes perdues, et le fait au moyen de médiums très variés – photographies, dessins sur tableaux noirs, œuvres sonores, court-métrages et vidéos souvent accompagnés de « suppléments » narratifs. Attirée par des êtres, des objets et des lieux délaissés, désuets, ou mis à l’écart de quelque manière que ce soit, Dean choisit un cas particulier et en retrace le destin tandis qu’il se ramifie et devient archives, comme suivant son propre cours. Considérons par exemple Girl Stowaway (1994), un film de huit minutes en 16mm, tantôt en couleurs, tantôt en noir et blanc, et doté d’un supplément narratif. Dans ce cas, Dean est tombée par hasard sur la photographie d’une jeune fille australienne nommée Jean Jeinnie, qui, en 1928, a voyagé clandestinement sur un bateau à destination de l’Angleterre, le Herzogin Cecilie. Le bateau a ensuite fait naufrage dans la baie de Starehole, en Cornouailles. À partir de ce seul document, l’archive de Girl Stowaway se tisse en un subtil réseau de coïncidences. D’abord, Dean perd la photographie quand son sac est égaré à Heathrow (pour plus tard refaire surface à Dublin). Ensuite, alors qu’elle est en quête de Jean Jeinnie, elle entend partout l’écho de son nom – dans une conversation au sujet de Jean Genet, dans la chanson pop « Jean Genie », etc. Enfin, quand elle se rend dans la baie de Starehole pour enquêter sur le naufrage, une jeune fille est assassinée sur les falaises du port, la nuit même où Dean y séjourne.

Sorte d’équivalent artistique du principe d’incertitude dans le domaine scientifique, Girl Stowaway est une archive qui implique en son sein l’artiste-comme-archiviste. « Sa traversée l’a conduite de Port Lincoln à Falmouth », écrit Dean :

Elle a eu un début et une fin, et existe en tant que laps de temps enregistré. Mon propre voyage ne suit pas une trame narrative aussi linéaire. Il a commencé au moment où j’ai trouvé la photographie, mais n’a cessé de faire des méandres depuis lors, sans plan de recherches préétabli ni destination évidente. Il est devenu un point de passage dans l’histoire le long de la ligne qui sépare les faits de la fiction, et s’apparente plus à un voyage à travers un monde fantastique de hasards imprévus et de rencontres épiques qu’à un itinéraire véritable vers un endroit quelconque. Mon histoire parle de coïncidences, de ce qui est attendu et de ce qui ne l’est pas28.

En un sens, son œuvre archivistique constitue une allégorie du travail d’archives – parfois mélancolique, souvent vertigineux, toujours incomplet. Il l’est aussi dans la mesure où il évoque une allégorie au sens strict, genre littéraire qui représente souvent un sujet égaré dans un « monde fantastique » semé de signes énigmatiques qui le mettent à l’épreuve. Pourtant, en ce cas, le sujet n’a rien fait d’autre que de prendre la coïncidence pour guide : ni Dieu ni Virgile ; ni histoire révélée ni culture stable. Même les principes de sa propre interprétation ont dû être inventés au fur et à mesure de l’enquête.

Dans une autre œuvre qui mêle film et texte, Dean raconte à nouveau une histoire de perte et de retrouvailles, et celle-ci se déroule aussi « sans plan de recherches préétabli », aussi bien pour le protagoniste que pour l’archiviste. Donald Crowhurst était un homme d’affaire raté originaire de Teignmouth, une ville côtière désireuse d’attirer les touristes. En 1968, il s’est inscrit à la course du Golden Globe, poussé par le désir d’être le premier navigateur à accomplir en solitaire un voyage sans escale autour du monde. Cependant, ni le navigateur ni le bateau, un trimaran baptisé Teignmouth Electron, ne sont préparés, et Crowhurst perd rapidement pied : il falsifie les entrées de son journal de bord (à un moment, les organisateurs de la course le croient en tête), puis a rompu le contact radio. Bientôt il « commence à souffrir de “démence temporelle” » : les entrées de son journal, devenues incohérentes, tournent à « la réflexion personnelle sur Dieu et sur l’univers ». Finalement, à en croire Dean, « Crowhurst saute par-dessus bord avec son chronomètre, à seulement quelques centaines de miles de la côte britannique »29.

Dean exploite de biais les archives Crowhurst dans trois courts-métrages. Les deux premiers, Disappearance at sea I et II (1996 et 1997) ont été tournés dans plusieurs phares à Berwick et à Northumberland. Dans le premier, des images aveuglantes des faisceaux lumineux alternent avec des plans vides sur l’horizon ; dans le deuxième, la caméra tourne en même temps que le mécanisme du phare, et offre donc un panorama continu sur la mer. Dans le premier film, l’obscurité tombe lentement ; dans le deuxième, il n’y a d’abord que le vide. Dans le troisième film, Teignmouth Electron (2000), Dean se rend à Cayman Brac aux Caraïbes pour recueillir des informations sur les vestiges du trimaran. Il avait « l’aspect d’un tank, ou de la carcasse d’un animal, ou d’un exosquelette laissé par une étrange créature aujourd’hui disparue », écrit-elle. « Quoi qu’il en soit, il est en décalage avec sa fonction, oublié par ses contemporains et abandonné par son époque. »30 Dans cette vaste méditation, « Crowhurst » devient ainsi un terme qui nous fait pénétrer dans une archive évoquant une ville ambitieuse (Teignmouth), une course mal préparée, un mal de mer qui tourne à l’égarement métaphysique et des vestiges énigmatiques. Et Dean laisse ce tissu de traces se ramifier encore davantage. Alors qu’elle est à Cayman Brac, elle tombe sur une autre structure abandonnée, surnommée la « Maison Bulle » par les locaux, et elle compile les informations recueillies sur ce « parfait compagnon » pour le Teignmouth Electron dans un autre court-métrage accompagné d’un texte (1999). Conçue par un Français emprisonné pour détournement de fonds, la Maison Bulle est un « projet visionnaire d’habitat parfait pour se protéger des ouragans, en forme d’œuf et résistant au vent, extravagant et audacieux, avec ses fenêtres qui donnent sur la mer, aux proportions comme étirées en CinemaScope ». Jamais achevée et depuis longtemps délaissée, elle est à présent en ruine, « comme un témoignage d’un autre âge »31.

Prenons, comme dernier exemple de « vision futuriste avortée », que Dean restitue au moyen d’archives, les immenses « miroirs sonores » construits en béton à Denge près du cap Dungeness dans le Kent entre 1928 et 1930. Conçus comme un dispositif d’alerte contre les attaques aériennes venues du continent, ces récepteurs acoustiques ont été d’emblée voués à l’échec : ils ne distinguaient pas suffisamment les sons, et « furent bientôt abandonnés au profit du radar ». En porte-à-faux entre deux guerres mondiales et deux âges technologiques, « les miroirs ont commencé à s’éroder et à s’affaisser dans la boue : leur fin était devenue inévitable »32. (Dans certaines photographies, les épaves de béton ressemblent à d’anciens travaux de terrassement, dont la désaffection actuelle intrigue Dean : elle a d’ailleurs réalisé des vidéos inspirées des œuvres de Robert Smithson, Partially Buried Woodshed (1970) et Spiral Jetty (1970), fascination que Durant et d’autres partagent33.) « J’aime ces étranges monolithes posés au milieu de nulle part », écrit Dean au sujet des miroirs sonores, consciente que « nulle part » est la signification littérale du mot « utopie ». Pour elle, ils existent aussi dans le « hors temps » – bien que le « nulle part » et le « hors temps » s’entendent tous deux de multiples manières : « les terres autour de Dungeness m’ont toujours semblé anciennes : un sentiment impossible à expliquer, autrement qu’en les qualifiant d’“inactuelles” : elles m’évoquent à la fois les années 1970 et l’univers de Dickens, la préhistoire et l’époque élisabéthaine, la Seconde Guerre mondiale et les temps futurs. Le présent n’est tout simplement pas leur élément. »34

En un sens, tous ces objets archivistiques – le Teignmouth Electron, la Maison Bulle, les miroirs sonores (il y en aurait d’autres) – agissent comme les arches trouvées de moments perdus dans lesquelles l’ici-et-maintenant de l’œuvre fonctionne comme un éventuel portail entre un passé inachevé et un futur réouvert35. La possibilité de capter avec précision des éclats d’époques révolues fascinait aussi Walter Benjamin ; Dean, pour sa part, n’est pas habitée par le sentiment de rédemption messianique qui était le sien. Bien que ses objets « démodés » puissent susciter des « illuminations profanes » à l’égard du changement historique, ils sont exempts des « énergies révolutionnaires » que Benjamin espérait y trouver36. À cet égard, son œuvre présente des affi non tant avec celle de Benjamin qu’avec celle de W. G. Sebald, auquel Dean a consacré des pages pénétrantes37. Sebald dépeint un monde à tel point dévasté par l’histoire qu’il semble d’« après nature » : nombre de ceux qui l’habitent (y compris l’auteur) sont des « fantômes de la répétition », qui semblent tout à la fois « totalement libéré[s] et terriblement anxieux »38. Ces vestiges sont énigmatiques, mais ils sont des énigmes sans solution, et a fortiori sans possibilité de rédemption. Sebald va jusqu’à mettre en question le lieu commun humaniste sur le pouvoir réparateur de la mémoire ; on lit, en épigraphe de la première section des Émigrants, ces mots ambigus : « Et le reste n’est-il / Par le souvenir détruit ? »39 Dean dépeint elle aussi un monde désolé (souvent littéralement dans ses fi vidéos et photographies), mais la plupart du temps elle ne cède pas à l’obsession mélancolique, qui est le prix que paye Sebald pour avoir courageusement refusé l’illusion de la rédemption. L’écueil auquel elle s’expose est d’un autre ordre : c’est celui de la fascination romantique pour l’« échec humain »40. Mais dans les « visions futuristes avortées » qu’elle restitue au moyen d’archives, il y a aussi un sentiment sous-jacent d’utopie – entendue non pas comme l’opposé de la réifi (ce qu’elle est chez Hirschhorn), mais comme un corrélat de sa représentation archivistique du passé, en tant qu’il est fondamentalement hétérogène et toujours incomplet41.

L’archive considérée comme « abri à moitié enterré »

Tout comme Dean, Durant emploie des médiums très variés – dessins, photographies, collages de photocopies, sculptures, installations, sons, vidéos –, mais tandis que Dean recourt à chacun d’eux avec précision, Durant exploite l’espace « théâtral » entre ses propres supports. De plus, là où Dean se montre méticuleuse pour collecter ses sources, Durant puise de façon éclectique dans « l’histoire du rock-and-roll, l’art minimaliste et postminimaliste, les luttes sociales des années 1960, la danse moderne, l’art des jardins japonais, le design moderne du milieu du siècle, les livres de développement personnel, et l’aménagement intérieur pour bricoleurs du dimanche »42.

Durant met en scène ses archives pour figurer spatialement l’inconscient, un espace dans lequel les contenus refoulés font retour de manière dérangeante et où différentes pratiques, en se mêlant, génèrent de l’entropie. Bien sûr, il n’est pas aisé de concilier le retour du refoulé et la spirale de l’entropie, mais Durant suggère une troisième voie qui recouvre ces deux autres : celle qui consiste à circonscrire une période historique en l’envisageant comme épistémè discursive, presque dans le sens où l’entend Michel Foucault, avec « des éléments interconnectés [situés] dans un même champ »43. Durant est tout particulièrement attiré par deux moments de la culture américaine d’après-guerre : les derniers moments du design moderniste des années 1940 et 1950 (comme le travail de Charles et Ray Eames) et les débuts de l’art postmoderne des années 1960 et 1970 (comme celui de Robert Smithson). Aujourd’hui, le premier de ces moments semble lointain, mais il est en tant que tel devenu l’objet de nombreuses revisites, et Durant propose un regard critique sur cette période originale comme sur ses reprises44. Le second moment est loin d’être achevé : il comprend « des discours qui ont tout juste cessé d’être les nôtres », et peut ainsi indiquer des « ruptures » avec les pratiques contemporaines – ruptures qui peuvent être reconverties en commencements (c’est tout l’attrait de cette période charnière pour certains jeunes artistes)45. Comme Hirschhorn et Dean, donc, Durant présente ses archives comme des matériaux actifs, instables même, qui se prêtent aux retours éruptifs et aux effondrements entropiques, aux renouvellements stylistiques comme aux révisions critiques.

Il évoque le premier de ses moments de prédilection au moyen de spécimens signés du design du milieu du siècle en lien avec la Californie du sud (il vit à Los Angeles), en opposant une réponse agressive au formalisme et au fonctionnalisme répressifs qu’il y perçoit46. Durant, qui fut un temps charpentier, met en scène un conflit de classes, qui oppose les raffinements du design du modernisme tardif (moment où il devint une image de marque pour les nantis de banlieue) et les ressentiments du sous-prolétariat ouvrier (à qui était refusé l’accès à ce style, ce qui en conditionnait précisément la définition). Il a ainsi produit des photographies en couleurs qui montrent des pièces aussi prisées que des chaises à coque Eames renversées sur le sol, « en posture humiliante », façon littérale de renverser les tables47. Il a aussi exposé des sculptures et des collages qui malmènent des effigies des « Case study houses », maisons prototypes dessinées par Richard Neutra, Pierre Koenig, Craig Ellwood, et d’autres, de 1945 à 1966. Modèles réduits sommaires des maisons, faits en polystyrène, en carton, en contreplaqué et en plexiglas, ces sculptures sont brûlées, entaillées, recouvertes de graffitis (pour pousser l’affront encore plus loin, certaines sont équipées de télévisions miniatures qui diffusent des séries et des émissions d’un goût douteux)48. Ses collages figurent aussi des accès haineux de mépris de classe : sur une image, deux bons buveurs de bière apparaissent sur une photographie classique de la maison de Pierre Koenig prise par Julius Shulman, d’une façon qui met à mal le mythe de l’élégance et du bon goût ; sur une autre, une jeune fêtarde est mise en scène d’une façon qui sape toutes les prétentions à faire fi des catégories de sexe et de classe49. Dans des œuvres ultérieures, Durant a juxtaposé des toilettes miniatures et des schémas de plomberie avec des chaises Eames, des étagères Ikea, et des boîtes de style minimaliste ; à nouveau, d’une façon presque littérale, il démystifie le « bon design », met en contact ses manifestations les plus pures avec le désordre des corps, comme pour désobstruer ses blocages culturels. L’agressivité même de ces détournements renvoie aussi des pulsions inconscientes vers nos machines-à-habiter, qu’elles soient anciennes ou récentes50.

Le travail de Durant se concentre encore davantage sur ce qui constitue le second de ses moments historiques de prédilection, la fin des années 1960 et le début des années 1970, marqués par un art d’avant-garde, une culture rock, et la lutte des droits civiques, dont il combine les signes dans de multiples œuvres. Dans cette quête d’archives, Smithson s’avère un sésame privilégié : tout comme Dean, Durant le considère à la fois comme un précurseur de l’artiste-comme-archiviste et comme un élément clé de ce moment particulier. Dans plusieurs de ses créations, Durant cite Partially Buried Woodshed, installé par Smithson à l’université de Kent State en janvier 1970 : le modèle réduit d’une œuvre d’art radical côtoie le souvenir de violences policières – le meurtre de quatre étudiants par des gardes nationaux sur ce même campus quelques mois plus tard. Des allusions à des événements « utopiques » ou « dystopiques » de la culture rock se télescopent également, tandis que des enregistrements de Woodstock et d’Altamont sortent des enceintes enterrées sous des buttes de terre51. Ces signes contradictoires font ensemble irruption dans cet espace archivistique, mais ils ont aussi une dimension entropique : les contraires se mêlent, les différends s’estompent, et l’art d’avant-garde, la musique de la contre-culture, et le pouvoir étatique se décentralisent. Ainsi, Durant non seulement ébauche une archive politique et culturelle des années Vietnam, mais il met aussi en évidence sa pente entropique, source de confusion sémiotique et de mythes médiatiques.

Durant est venu au concept d’entropie via Smithson, qui a donné son célèbre exposé sur ses principes fondamentaux dans « Une visite des monuments de Passaic, New-Jersey » (1967) :

Imaginez-vous [un] bac à sable [rempli] de sable blanc pour une moitié, et de sable noir pour l’autre. Prenez un enfant et faites-lui y faire cent tours en courant dans le sens des aiguilles d’une montre, jusqu’à ce que le sable se mélange et vire au gris ; ensuite, faites-lui faire cent tours en sens inverse. Le résultat ne sera pas un retour à l’état initial, mais un gris plus soutenu et un accroissement de l’entropie52.

L’entropie servait à Smithson, entre autres, d’argument ultime pour réfuter les distinctions formalistes en art et les oppositions métaphysiques en philosophie. Durant, pour sa part, étend son action érosive au domaine historique des pratiques culturelles dont relève Smithson lui-même. En un sens, ce qu’était le bac à sable pour Smithson, Partially Burried Woodshed l’est pour Durant : cette œuvre ne se contente pas de thématiser l’entropie, mais l’exemplifie également, et le fait à la fois à l’échelle de ce cas particulier – partiellement enterré en 1970, l’abri a été partiellement brûlé en 1975, et démoli en 1984 – et à l’échelle globale – l’abri devient l’archive allégorique de l’art et de la politique contemporains, eux aussi, de fait, « partiellement enterrés ». « Je la perçois comme une tombe », dit Durant de Partially Burried Woodshed, mais c’est pour lui une tombe fertile53.

Souvent dans son travail, Durant « instaure une fausse dialectique [qui] ne fonctionne pas ou [qui] s’annule elle-même »54. Dans une œuvre, par exemple, il revisite le schéma structuraliste de « Expansion du domaine de la sculpture » proposé par Rosalind Krauss il y a plus de vingt-cinq ans, dans lequel il substitue à ses catégories d’analyse telles que « paysage » et « architecture » des marqueurs de la pop-culture telles que « paroles de chanson » et « pop-star »55. Cette parodie n’est pas gratuite : elle vise à la décentralisation progressive de l’espace structuré de l’art postmoderne. (Son schéma pourrait s’intituler « Implosion du domaine de l’installation » ou « Travaux pratiques à l’âge des études culturelles ».) Sans doute Durant suggère-t-il que la dialectique en général – non seulement dans l’art d’avant-garde mais aussi dans l’histoire culturelle – s’est essoufflée depuis ce moment de postmodernisme intense, et que nous sommes aujourd’hui embourbés dans un relativisme figé (peut-être savoure-t-il ce malaise). Pourtant, son art archivistique ne s’en tient pas à ce constat : ses « mauvaises combinaisons » permettent également de « donner champ à l’interprétation associative », et suggèrent que, même dans des conditions apparentes d’effondrement entropique, il est possible de créer de nouvelles connections56.

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Quelques remarques, pour finir, sur le désir de « relier ce qui ne peut être relié » dans l’art archivistique57. Encore une fois, il ne s’agit pas tant d’un désir de totaliser que d’un désir de tisser des liens – d’enquêter sur un passé perdu, de collecter ses diverses manifestations (de façon parfois pragmatique, parfois parodique), afin de mesurer ce qu’il en reste dans le présent. Ce désir de relier permet néanmoins à lui seul de distinguer la pulsion d’archive de la pulsion allégorique dont Craig Owens avait fait l’attribut de l’art postmoderne ; pour ces artistes, il n’est plus question d’opposer avec assurance des pratiques de fragmentation allégorique à visée subversive à une totalité symbolique hégémonique (que celle-ci soit associée à l’autonomie esthétique, à l’hégémonie formaliste, au canon moderniste, ou à la domination masculine). Du même coup, cette pulsion n’est pas anomique au sens où l’entend Benjamin Buchloh au sujet des œuvres de Gerhard Richter et d’autres : les œuvres d’art dont il est ici question ne renvoient pas l’image d’un manque de logique ou d’affect58. Au contraire, elles prennent en compte la fragmentation anomique comme une condition qu’il faut non seulement représenter, mais aussi intégrer, et proposent pour ce faire de nouveaux ordres d’association affective, aussi partiaux et provisoires soient-ils, alors même qu’elles enregistrent aussi la difficulté, voire, parfois, l’absurdité, de cette démarche même.

C’est pourquoi de telles œuvres semblent souvent tendancieuses, sinon insensées. En effet, le désir de relier qu’elles manifestent trahit également une forme de paranoïa – car qu’est-ce que la paranoïa sinon une tendance aux rapprochements forcés et aux mauvaises associations, issus de ma propre archive personnelle, de mes propres carnets du sous-sol, et livrés à tous ?59 D’un côté, ces archives privées interrogent certes les archives publiques : elles peuvent être considérées comme des ordres pervers qui visent à perturber l’ordre symbolique dans son ensemble. D’un autre côté, elles peuvent aussi être le signe d’une crise générale de cet ordre – ou d’un changement important de ses mécanismes tel qu’il ne s’appuie plus sur des entités apparentes qu’il faudrait subvertir. Pour Freud, le paranoïaque projette de la signification sur un monde qui en est funestement dépourvu (les philosophes qui érigent des systèmes, se plaît-il à suggérer, sont secrètement paranoïaques)60. Se pourrait-il que l’art archivistique procède d’un sentiment semblable d’échec de la mémoire culturelle, d’un défaut de traditions fécondes ? Car pourquoi mettrait-on tant d’ardeur à créer des liens si tout ne semblait pas d’abord terriblement délié ?61

Peut-être la dimension paranoïaque de l’art archivistique est-elle l’autre versant de son ambition utopique – son désir de convertir le révolu en devenir, de ressaisir par l’art, la littérature, la philosophie, des rêves visionnaires qui ont échoué, de voir dans la vie quotidienne des scénarios possibles de formes alternatives de relations sociales, de transformer le non-lieu de l’archive en non-lieu de l’utopie. Ce regain partiel de l’exigence utopiste est inattendu : il y a peu, c’était l’aspect le plus méprisé par le projet modern (ist) e, condamné comme goulag totalitaire par la droite, et comme tabula rasa capitaliste par la gauche. Cet élan pour transformer des « chantiers de fouilles » en « chantiers de construction » est aussi bienvenu à un autre titre : il suggère que nous nous sommes détournés d’une culture mélancolique qui tend à réduire l’histoire à sa dimension traumatique62.

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1 Il l’est du moins à mon sens à une période où presque tout est possible et où rien n’importe vraiment, sur le plan artistique comme sur le plan politique. (Par exemple, rien ne laisserait deviner, dans la récente Whitney Biennale, qu’elle avait lieu sur fond d’une guerre scandaleuse à l’extérieur et d’une débâcle politique à l’intérieur). Mais il se peut que cette relative déconnection du présent soit une façon particulière d’y être connecté : une culture artistique blasée en accord avec une culture politique blasée.

Le titre de mon article fait écho à celui de Craig Owens, « La pulsion allégorique. Vers une théorie du postmodernisme » October 12 et 13 (printemps-été 1980), autant qu’à celui de Benjamin H. D. Buchloh, « L’Atlas de Gerhard Richter : l’archive anomique », October 88 (printemps 1988). Cependant, la pulsion d’archive qui est ici en jeu n’est ni allégorique comme chez Owens, ni anomique comme chez Buchloh ; à certains égards, elle présuppose ces deux conditions (voir infra). Je tiens à remercier le groupe de recherche sur les archives organisé par les Instituts Getty et Clark en 2003-2004, ainsi que les auditeurs de Mexico, Stanford, Berkeley et Londres.

2 Hans Ulrich Obrist, Interviews, vol. 1, Milan, Charta, 2003, p. 322.

3 [En français dans le texte.]

4 Philippe Parreno, dans Obrist, Interviews, op. cit., p. 701.

5 Voir Nicolas Bourriaud, Postproduction : la culture comme scénario. Comment la culture reprogramme le monde [2001], Dijon, Les Presses du réel, 2004.

6 Deux exemples majeurs : la Documenta de 2002, dirigée par Okwui Enwezor, a été conçue comme un ensemble de « plateformes » de discussion, dispersées à travers le monde (l’exposition à Kassel n’étant que la dernière de ces plateformes). Et la Biennale de Venise de 2003, dirigée par Francesco Bonami, comportait des sections telles que « Station de l’Utopie », qui exemplifiait la discursivité archivistique de tout un pan de la production artistique récente. « L’interactivité » est un objectif de « l’esthétique relationnelle » proposée par Nicolas Bourriaud dans le texte de 1998 qui porte ce titre. Voir mon article « Arty Party », London Review of Books (4 décembre 2003) et celui de Claire Bishop, « Antagonism and Relational Aesthetics », October 110 (automne 2004).

7 Lev Manovich s’attache aux tensions entre la base de données et le récit dans The Langage of New media, Cambridge, MIT Press, 2001, p. 233-236.

8 Je dois la notion de « billet à ordre » [promisory notes] à Malcolm Bull. Liam Gillick décrit son travail comme « fondé sur un scénario », à mi-chemin « entre la présentation et la narration » ; il peut également être considéré comme relevant de l’art archivistique. Voir Liam Gillick, The Woodway, Londres, Whitechapel Gallery, 2002.

9 Jacques Derrida emploie le premier couple de termes pour décrire les tendances opposées à l’œuvre dans le concept d’archive dans Mal d’archive. Une impression freudienne (Paris, Galilée, 1995), et Jeff Wall recourt au second pour décrire les exigences antithétiques à l’œuvre dans l’histoire des avant-gardes, dans Jeff Wall (Londres, Phaidon Press, 1996). Comment la pulsion d’archive s’articule-t-elle au « mal d’archive » ? Peut-être que toute archive, comme la bibliothèque d’Alexandrie, est fondée sur un désastre (ou la menace d’un désastre), donnée en garantie contre une perte qu’elle ne peut empêcher. Pour Derrida, toutefois, le mal d’archive, plus profond, a partie liée avec la compulsion de répétition et avec une pulsion de mort. Et cette énergie de destruction paradoxale est parfois également perceptible dans les œuvres en question ici.

10 Dean évoque la notion de « collection » dans Tacita Dean (Barcelone, Museu d’Art Contemporani de Barcelona, 2001), et « mauvaise combinaison » est le titre d’une œuvre de Durant de 1995. Le texte de référence sur le « rhizome » est bien sûr Mille Plateaux, de Gilles Deleuze et Félix Guattari (Paris, Minuit, 1980), dans lequel ils mettent en évidence ses « principes de connexion et d’hétérogénéité » : « n’importe quel point d’un rhizome peut être connecté avec n’importe quel autre, et doit l’être. C’est très différent de l’arbre ou de la racine, qui fixent un point, un ordre », p. 13.

11 Thomas Hirschhorn, « Interview with Okwui Enwezor », dans Jumbo Spoons and Big Cake, éds. James Rondeau et Suzanne Ghez, Chicago, Art Institute of Chicago, 2000, p. 32. À nouveau, de nombreux autres artistes pourraient également être envisagés ici, et la dimension archivistique constitue seulement un des aspects de ces œuvres.

12 En effet, son vif appétit pour les sources entre en contraste avec l’emploi morbide de la citation dans un grand nombre de pastiches post-modernes. Voir Mario Perniola, Enigmas : The Egyptian Moment in Society and Art, trad. Christopher Woodall, Londres, Verso, 1995.

13 « Je peux dire que je les aime, eux et leurs œuvres, de manière inconditionnelle », dit Hirschhorn des figures qu’il commémore, dans Jumbo Spoons and Big Cake, op. cit., p. 30. Benjamin Buchloh propose une généalogie pénétrante du travail de Hirschhorn dans « Cargo and Cult : The Displays of Thomas Hirschhorn », Artforum (novembre 2001). Voir aussi Bice Curiger, Short Guide Into the Work of Thomas Hirschhorn, New York, Barbara Gladstone Gallery, 2002.

14 Hirschhorn, dans Obrist, Interviews, op. cit, p. 396-399.

15 Hirschhorn n’est bien sûr pas le seul à travailler avec de tels matériaux : David Hammons, Jimmie Durham, Gabriel Orozco et Rirkrit Tiravanija, entre autres, font de même.

16 Hirschhorn, dans Jumbo Spoons and Big Cake, op. cit., p. 31.

17 Ibid., p. 30.

18 Buchloh, « Cargo and Cult », op. cit., p. 114.

19 J’entends « mineur » dans le sens que Deleuze et Guattari ont donné à ce terme dans Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975. Le mineur est un usage intensif, souvent vernaculaire, du langage ou d’une forme, qui perturbe ses fonctions officielles ou institutionnelles. Opposé au majeur mais ne se réduisant pas au marginal, il met en œuvre des « agencements collectifs d’énonciation ».

20 Hirschhorn, cité dans Jumbo Spoons and Big Cake, op. cit., p. 32, et dans Obrist, Interviews, op. cit, p. 399. Ses écrivains de prédilection – le Suisse Walser, le Français Bove, l’Autrichienne Bachmann, et l’Américain Carver – sont aussi très divers, mais pas autant que les artistes : l’œuvre de chacun d’eux se caractérise par des éléments de « réalisme bas » et par une imagination désespérée, et chacun d’eux est mort prématurément, ou (dans le cas de Walser) devenu fou.

21 De tous les précédents, La Cathédrale de la misère érotique de Schwitters est peut-être le plus évocateur, car cette œuvre était aussi une sorte d’archive de débris publics et de fétiches privés (qui brouillait précisément cette distinction). En effet, si Schwitters intériorise le monument (comme l’a suggéré Leah Dickerman dans un texte inédit), Hirschhorn, lui, l’extériorise, et donc le transforme. Dans un autre registre, on songe aussi aux pavillons produits par l’Independent Group pour des expositions comme This is Tomorrow (1956), manifestant un autre rapport à l’archive, à une autre époque du capitalisme.

22 Buchloh suggère un « nouveau type de valeur culturelle » dans « Cargo and Cult », op. cit., p. 110.

23 C’est ainsi que Jürgen Habermas commente l’histoire dans « Modernity. An Incomplete Project », dans The Anti-Aesthetic, éd. Hal Foster, Seattle, Bay Press, 1983, p. 13.

24 Plutôt que de prétendre qu’il existe aujourd’hui un moyen de communiquer clair et rationnel, Hirschhorn travaille à partir de l’épaisseur même des langages de la culture de masse (par exemple, Jumbo Spoons and Big Cake, exposé à Chicago en 2000, rend hommage à la fois à Rosa Luxembourg et aux Chicago Bulls). Hirschhorn s’attache en effet à détourner le « star-system industrialisé » du capitalisme tardif, qu’il rejoue dans un registre absurde : par exemple, en mettant à l’honneur Ingeborg Bachmann à la place de Lady Di, Liubov Popova au lieu d’une idole américaine. Il met en œuvre une version contemporaine de la stratégie dadaïste d’exacerbation mimétique prônée par Marx : « ces conditions sociales pétrifiées, il faut les forcer à danser, en leur faisant entendre leur propre mélodie » (Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel [1844], trad. Jules Molitor, Paris, Allia, 1998, p. 15). Sur cette stratégie, voir mon article « Dada Mime », October 105 (été 2003).

25 Voir Rem Koolhass, « Junkspace », October 100 (printemps 2002). Der kapitalistische Abfallkübel est le titre d’une œuvre de 2002 de Hirschhorn qui consiste en une énorme poubelle remplie de magazines de luxe. Kübel est aussi le terme qui désigne les toilettes dans une cellule de prison (merci à Michael Jennings pour cette précision judicieuse). Dans un monde de flux financiers et de patrimoine informationnel, la réification n’est guère opposée à la liquéfaction. « La maladie que présente aujourd’hui le monde diffère de celle qu’il présentait durant les années vingt », remarquait déjà André Breton il y a cinquante ans. « L’esprit était alors menacé de figement, alors qu’il est aujourd’hui menacé de dissolution », Entretiens (1913-1952), Paris, Gallimard, 1969, p. 218. Dans ses installations maniaques, Hirschhorn évoque cet état paradoxal de perpétuelle dé- et re-territorialisation.

26 Buchloh, « Cargo and Cult », op. cit., p. 109. Sur la dialectique de la « réification et de l’utopie dans la culture de masse », voir le texte de Fredric Jameson qui porte ce titre dans Social Text 1 (hiver 1979) ; pour ses réflexions plus récentes sur ces sujets, voir « Politiques de l’utopie », New Left Review (février-janvier 2004). Dans une observation très célèbre, Theodor Adorno a dit un jour du modernisme et de la culture de masse : « tous deux portent les stigmates du capitalisme, tous deux contiennent les éléments de la transformation […] Tous deux sont les moitiés disjointes de la liberté pleine et entière, qu’on ne saurait pourtant restituer par addition des deux. Sacrifier l’une à l’autre serait romantique… » (Lettre à Walter Benjamin, datée du 18 mars 1936, Correspondance Adorno-Benjamin (1928-1940), trad. Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique, 2002, p. 187). Hirschhorn propose sa vision de ce à quoi ressemblent aujourd’hui ces deux moitiés mutilées.

27 Ernst Bloch, Héritage de ce temps, trad. Jean Lacoste, Paris, Klincksieck, 2017. Bloch pourrait également être ici une référence précieuse pour ses concepts de non-contemporanéité et d’utopie.

28 Tacita Dean, op. cit., p. 12.

29 Ibid., p. 39.

30 Ibid., p. 50.

31 Ibid., p. 52. Ses archives évoquent celles rassemblées par Foucault sous le titre « La vie des hommes infâmes » (1977), une collection d’« archives de l’enfermement, de police, des placets au roi et des lettres de cachets », concernant des sujets infâmes qui ne devinrent fameux qu’en vertu de leur rencontre avec le pouvoir au cours des années 1660-1760. « C’est une anthologie d’existences. Des vies de quelques lignes ou de quelques pages, des malheurs et des aventures sans nombre, ramassés en une poignée de mots. Vies brèves, rencontrées au hasard des livres et des documents. Des exempla, mais – à la différence de ceux que les sages recueillaient au cours de leurs lectures – ce sont des exemples qui portent moins de leçons à méditer que de brefs effets dont la force s’éteint presque aussitôt. Le terme de “nouvelle” me conviendrait assez pour les désigner, par la double référence qu’il indique : à la rapidité du récit et à la réalité des événements rapportés ; car tel est dans ces textes le resserrement des choses dites qu’on ne sait pas si l’intensité qui les traverse tient plus à l’éclat des mots ou à la violence des faits qui se bousculent en eux. Des vies singulières, devenues, par je ne sais quels hasards, d’étranges poèmes, voilà ce que j’ai voulu rassembler en une sorte d’herbier. » « La vie des hommes infâmes », Les Cahiers du chemin 29 (15 janvier 1977), p. 237. Repris dans Dits et écrits II, Paris, Gallimard, 2001, p. 237-253 (Quarto).

32 Tacita Dean, op. cit., p. 54.

33 Renée Green a elle aussi consacré une vidéo à Partially Buried Woodshed ; voir « Partially Buried Woodshed », October 80 (printemps 1997). Comme certaines des fi auxquelles Hirschhorn rend hommage, Smithson représente pour ces artistes un autre commencement inaccompli. « Son travail m’offre un espace conceptuel dans lequel je me retrouve souvent », note Dean. « C’est pour moi une source incroyable de stimulation et d’attraction qui traverse le temps, l’occasion d’un dialogue intime avec une autre pensée, une énergie communiquée à travers les œuvres. » Tacita Dean, op. cit., p. 161. Elle cite aussi d’autres artistes : Marcel Broodthaers, Bas Jan Ader, Mario Merz.

34 Ibid., p. 54.

35 Peut-être sont-ils des arches comparables à L’Arche russe (2002) du réalisateur Andrei Sokourov ; toutefois Dean ne fait pas de ses histoires des sommes, comme le fait en revanche Sokourov : l’Hermitage est pour lui une arche qui totalise l’histoire russe. Dans un texte évocateur, Michael Newman envisage le travail de Dean comme une archive qui rassemble différents mediums et des impressions concomitantes ; voir « Medium and Event in the Work of Tacita Dean », dans Tacita Dean, Londres, Tate Britain, 2001. Les textes rassemblés dans Tacita Dean : Seven Books, Paris, Musée d’art moderne de la ville de Paris, 2001, sont également précieux. Des « visions futuristes avortées » constituent aussi un principe de dé-connexion dans l’œuvre de Hirschhorn : « J’ouvre de potentielles passerelles entre eux », note-t-il à propos des sujets disparates commémorés dans Jumbo Spoons and Big cake. « Les liens sont les échecs, les échecs, des utopies… Une utopie ne fonctionne jamais. Ce n’est d’ailleurs pas pour cela qu’elle est faite. Quand elle fonctionne, ce n’est plus une utopie » (Jumbo Spoons and Big cake, p. 35).

36 Voir Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (1940) et « Le surréalisme, dernier instantané de l’intelligentsia européenne » (1928). « Balzac le premier a parlé des ruines de la Bourgeoisie », écrit-il dans « Paris, capitale du xixe siècle » (exposé de 1935). « Mais c’est seulement avec le surréalisme qu’elles sont apparues en plein jour. Le développement des forces productives avait ruiné les idéaux du siècle précédent, bien avant que ne s’écroulent les monuments qui les représentaient. » « Paris, capitale du xixe siècle », Œuvres, t. III, Paris, Gallimard, 2000, p. 65-66 (Folio essais). Les « idéaux » en question ici étaient les merveilles capitalistes de la bourgeoisie du xixe siècle au sommet de sa confiance, telles que « les passages et les intérieurs, les halls d’exposition et les panoramas ». Ces structures ont fasciné les surréalistes environ un siècle plus tard – quand des développements ultérieurs du capitalisme les avaient transformés en « vestiges d’un monde rêvé », ou en décombres, « bien avant que ne s’écroulent les monuments qui les représentaient » (à nouveau). Selon Benjamin, intervenir dans ces espaces surannés permettait aux surréalistes de tirer profit des « énergies révolutionnaires » qui y étaient enfermées. Comme on l’a vu, ce qui est passé de mode, pour les artistes de l’archive, ne possède pas cette même force ; à vrai dire, certains d’entre eux (comme Durant) sont partagés au sujet des passés qu’ils exhument. Le déploiement de ce qui est suranné constitue peut-être une critique faible, mais elle peut au moins mettre en doute les postulats totalitaristes de la culture capitaliste, qui n’a jamais été plus spectaculaire qu’aujourd’hui ; elle peut aussi rappeler à cette culture ses propres « idéaux », ses propres rêves abandonnés.

37 Tacita Dean, « W. G. Sebald », October 106 (automne 2003).

38 W. G. Sebald, Les Anneaux de Saturne [1995], trad. Bernard Kreiss, Arles, Actes Sud, 1999, p. 223, p. 279. C’est du Sebald de ce livre que Dean semble la plus proche.

39 W. G. Sebald, Les Émigrants, trad. Patrick Charbonneau, Arles, Actes Sud, 2013 (Babel). Sur ce point, voir Mark M. Anderson, « The Edge of Darkness : On W. G. Sebald », October 106 (automne 2003).

40 Tacita Dean : Location, Bâle, Museum für Gegenwartskunst, 2000, p. 25. Romantique, le fait que ces figures de ratés puissent constituer des doubles partiels de la figure de l’artiste l’est également.

41 À tout le moins, les contes archivistiques de Dean maintiennent la possibilité de l’errance dans un monde par ailleurs quadrillé. Le sous-titre d’un de ses textes de 2001 sur la vieille Fernsehturm de Berlin Est, « Retours vers le futur », est révélateur d’un aspect de la temporalité de son œuvre. Ce mouvement évoque la marche « en crabe » accomplie par Günter Grass dans son roman de 2002 du même titre, concernant la persistance symptomatique du passé nazi : « Dois-je me dérober au temps en me faufilant à la façon d’un crabe : donner l’air de reculer, mais en réalité me précipiter de côté, et ainsi avancer à bonne allure ? »

42 Michael Darling, « Sam Durant’s Riddling Zones », dans Sam Durant, éd. Michael Darling, Los Angeles, Museum of Contemporary Art, 2002, p. 11. Darling pointe la proximité de cet univers avec les mondes de la subculture explorés par Mike Kelley et John Miller.

43 Sam Durant, in Rita Gersting, « Interview with Sam Durant », ibid., p. 62. Voir Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969. Comme lorsqu’il manie les notions de refoulement et d’entropie, Durant frôle ici la parodie ; ses archives, quoi qu’il en soit, sont loin d’être aussi systématiques (et aussi valorisées culturellement) que celles qui sont mobilisées par Foucault.

44 Par exemple, plutôt que de faire suavement fusionner le design retro et l’installation contemporaine, comme le fait Jorge Prado, Durant suggère une confrontation qui met en jeu des logiques de classes.

45 Voir Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 179. « Je suis souvent attirée par ce qui a été conçu dans la décennie de ma propre naissance », a fait remarquer Dean (née en 1965) ; la même chose vaut pour Durant et d’autres artistes de cette génération.

46 Cette mise en accusation n’est pas sans précédent (que l’on songe à Tristan Tzara et Salvador Dalí), et ses ambivalences politiques sont souvent problématiques ; sur ce point aussi, Durant frôle la parodie.

47 Michael Darling, dans Sam Durant, op. cit., p. 14.

48 Durant : « mes maquettes sont faites à la va-vite, saccagées et défoncées. L’idée est de proposer une allégorie des dégâts faits à l’architecture, par le simple fait d’en occuper les lieux. » Ibid., p. 57.

49 Ces collages rappellent les premiers photomontages de Martha Rosler, intitulés Bringing the War Home (1967-1972).

50 C’est une façon de troubler à la fois le design moderniste et la logique minimaliste, comme l’ont fait Smithson et Matta-Clark, ainsi que les artistes féministes, de Eva Hesse à Cornelia Parker. Un tel élan pour libérer le refoulé, manifeste dans des œuvres comme What’s Underneath Must Be Released et Examined to Be Understood (1998), doit aussi beaucoup à Kelley.

51 Voir James Meyer, « Impure Thoughts : The Art of Sam Durant », Artforum (avril 2000). Dans des œuvres connexes, Durant convoque les Rolling Stones, Neil Young et Nirvana.

52 Robert Smithson, The Writings of Robert Smithson, éd. Nancy Holt, New York, New York University, 1979, p. 56-57.

53 Durant, dans Sam Durant, op. cit., p. 58. Smithson rapproche aussi son bac à sable d’une tombe.

54 Ibid.

55 Rosalind Krauss, « Sculpture in the Expanded Field », October 8 (printemps 1979).

56 Durant, dans une déclaration inédite de 1995, cité dans Sam Durant, op. cit., p. 14. Le propos de toute « archéologie » est d’établir autant que faire se peut la différence du présent et le potentiel du passé.

57 Ce désir sous-tend aussi mon propre texte. Dans les études de cas proposées ici, les sujets et les stratégies varient : Hirschhorn et Durant mettent l’accent sur les croisements entre l’avant-garde et le kitsch, tandis que Dean tend à privilégier des figures qui n’en relèvent pas ; les connections chez Hirschhorn et Durant sont orientées, elles sont plus hésitantes chez Dean, et ainsi de suite.

58 Voir note 1.

59 Elles invitent de fait à des projections psychanalytiques. Elles peuvent aussi évoquer la manie – tout comme de nombreuses fictions archivistiques aujourd’hui (telles celles de David Foster Wallace, Dave Eggers) – et le monde de l’enfance. Hirschhorn et Durant évoquent parfois la figure de l’adolescent comme « adulte dysfonctionnel » (j’emprunte le terme à Mike Kelley), qui, mutilé par la culture capitaliste, se débat avec elle. Ils cultivent aussi des gestes infantiles ; avec leur spatialité non-hiérarchisée, leurs installations évoquent souvent un univers scatologique, et ils traitent parfois ce thème en tant que tel. Pour Freud, le stade anal est un stade de glissement symbolique dans lequel les définitions créatives et les indifférences entropiques sont en lutte. Il en va ainsi, parfois, dans de telles œuvres d’art.

60 Ici, à nouveau, l’anomie (terme issu du grec anomia, « sans loi ») est pertinente en tant que condition contre laquelle réagir. Dans A Short Guide, Curiger parle d’un « effort démentiel pour tout mettre d’aplomb » chez Hirschhorn, qui a en effet adopté la posture du fou (« Cavemanman » dans un spectacle de 2002 à la Barbara Gladstone Gallery). Sur la paranoïa face à l’ordre symbolique, voir Eric Santer, My Own Private Germany : Daniel Paul Schreber’s Secret History of Modernity, Princeton, Princeton University Press, 1996, et mon ouvrage Prosthetic Gods, Cambridge, Mass., MIT Press, 2004.

61 Encore deux hypothèses, pour aller plus loin. 1. Alors même que l’art archivistique ne peut être séparé de l’« industrie de la mémoire » qui imprègne la culture contemporaine (funérailles nationales, mémoriaux, monuments), il suggère que l’industrie est, à sa façon, frappée d’amnésie (« Et le reste n’est-il / Par le souvenir détruit ? » (Sebald)) et en appelle ainsi à des pratiques de contre-mémoire. 2. Il est possible que l’art archivistique soit aussi lié, de façon ambiguë, ou déconstructive, à une « raison de l’archive » plus vaste, c’est-à-dire à une « société de contrôle » dans laquelle nos actions passées sont archivées (documents médicaux, franchissements de frontières, engagements politiques), de sorte que nos activités présentes puissent être surveillées et nos comportements futurs anticipés. Ce monde en réseau semble à la fois connecté et déconnecté – condition paradoxale que l’art archivistique semble parfois reproduire (les œuvres d’Hirschhorn ressemblent à des parodies du Web de l’information), ce qui pourrait aussi diriger sa paranoïa vis-à-vis d’un monde qui semble à la fois cohérent et systémique par son pouvoir. Pour deux manières de rendre compte des différents stades d’une telle « raison de l’archive », voir Allan Sekula, « The Body as Archive », October 39 (hiver 1986) et Gilles Deleuze, « Postcript on the Societies of Control », October 59 (hiver 1992).

62 Hirschhorn, dans Obrist, Interviews, op. cit., p. 394. Ou, pire, une culture (pour se concentrer sur les États-Unis après le 11 septembre) qui fait du trauma le fondement (ground) (ou Ground Zero, pour ainsi dire) de démonstrations triomphales d’impérialisme.