Book Title

I. « Penser / classer » – « archiver / créer »

Georges Perec, un cas témoin ?

Éléonore DEVEVEY

Université de Genève

We’ve reached a privileged historical moment when keeping an archive can be an artwork.

Ulises Carrión, On Books, 1986

« Archiver / créer » : cet intitulé serait-il une variante actualisée de la formule « penser / classer », forgée par Georges Perec aux débuts des années 1980 ? Ce sont là deux formules qui ont tout l’air de cristalliser un « esprit du temps », de capter l’humeur d’un moment historique. Après deux décennies consacrées, dans la seconde moitié du xxe siècle, à la mise au jour des classifications sous-jacentes à la pensée et au réel, aurait succédé un tournant mémoriel et patrimonial, affectant les pratiques de création. Revenir à Perec qui, dans la périodisation courante de l’histoire littéraire, fait pivot vers le contemporain, peut permettre d’éprouver cette hypothèse, ou plutôt d’en faire apparaître les ambivalences et la complexité.

Ce type de rapports symptomatiques, chaque époque invente sa façon de les saisir – que l’on songe aux grandes heures du chiasme et au plus contemporain ce que x fait à y. Le mode infinitif et la barre de fraction, qui manifestent la labilité et la multiplicité des rapports possibles entre les termes, invitent ici à les comprendre littéralement et dans tous les sens. Mais pour comparer les deux formules, il convient de stabiliser un rapport. La glose qui s’impose le plus spontanément est peut-être la suivante : le classement est un mode de pensée ; l’archivage est un mode de création. Ces deux formules ont donc en commun de prendre le contrepied d’une conception de la pensée ou de la création comme opération de production ex nihilo, inspirée et jaillissante : elles mettent en lumière le caractère second, combinatoire, processuel de l’activité de pensée ou de création. D’un point de vue sémantique, on peut estimer que la seconde (archiver / créer) vient spécifier et compliquer la première (penser / classer). Archiver implique en effet de classer, mais aussi de conserver : l’archivage inscrit le classement dans le temps, en fait un projet. De même, créer implique de penser, mais aussi de faire advenir, d’exercer sur le réel un pouvoir d’intervention, qui l’altère, l’augmente et le complexifie. Le surplus sémantique d’une formule à l’autre attire donc l’attention vers les dispositifs matériels de thésaurisation des traces mémorielles et, conjointement, vers une liberté de l’agent propre à en transformer le statut et le sens, en un geste qui engage son intention et sa capacité d’action.

La remarque d’Ulises Carrión (artiste, galeriste, spécialiste de livres d’artiste), en épigraphe du présent texte, vient appuyer l’idée d’une telle inflexion, et peut servir de guide pour l’interroger. « Nous vivons un moment historique privilégié, écrit-il en 1986, où la conservation d’archives peut constituer une œuvre d’art en soi »1 (je souligne). Si une telle requalification est de l’ordre du potentiel, il convient de s’interroger sur ses conditions de possibilité historiques, mais aussi esthétiques.

Pour saisir ce « moment historique privilégié », il faut rappeler la double expansion, matérielle et sémantique, des archives. Les archives, d’abord, se sont démultipliées, en même temps qu’elles se sont détachées du pouvoir étatique et juridique auquel elles étaient originairement associées : aux archives publiques se sont ajoutées des archives privées, voire des « ego-archives »2. À la fois invasives et protéiformes, supports de questionnements identitaires, elles permettent non plus seulement d’écrire l’histoire, mais aussi d’en contrer les discours officiels. La notion d’archive, ensuite, a été l’objet, dans la seconde moitié du xxe siècle, d’un phénomène de dédoublement sémantique : à côté des archives comme référents matériels, s’est imposée l’archive comme dispositif abstrait (dans le fil des travaux de Michel Foucault et de Jacques Derrida), susceptible, à terme, de référer à toutes les formes d’enregistrement du passé. Dans ce « moment historique », le terme archive(s) peut donc encore désigner des documents dont la conservation est régie par un cadre légal, mais en est aussi venu à nommer l’imaginaire qui entoure l’enregistrement matériel du passé. C’est sur le fond de cette double expansion que prend sens leur réinvestissement dans les pratiques de création contemporaines.

Mais la remarque de Carrión soulève aussi la question du seuil entre pratiques ordinaires et pratiques esthétiques : à quelles conditions un geste de conservation peut-il faire œuvre, devenir art ? Quel critère invoquer pour déterminer ce seuil : celui de la quantité d’archives conservées ? de la systématicité du geste ? de sa dramatisation ? Peut-on faire valoir l’identité de l’agent ? son intention ? la nécessité subjective qui sous-tend le projet ? Un seul critère, à l’évidence, n’est pas isolable et suffisant pour que l’archive fasse œuvre ; une telle requalification dépend à la fois d’un état des savoirs, des règles d’un monde de l’art et de la singularité d’un projet créateur. Le diagnostic historique formulé par Carrión procède, quoi qu’il en soit, du triple constat d’une compréhension élargie de la notion d’archives, d’une inquiétude vis-à-vis des formes sociales de la mémoire et d’une somme de démarches individuelles consistant à les détourner à des fins esthétiques.

Si l’œuvre de Perec est clairement associée à la formule « penser / classer », elle actualise en vérité les deux formules, qu’il faut donc concevoir dans un rapport non de succession, mais de chevauchement, voire de corrélation. Dans un entretien accordé en 1979 au journal italien Uomini e libri, Perec plaçait son travail d’écriture sous le signe de l’archivage :

Quelle est votre théorie de la littérature et quelle est sa fonction ?

Je n’ai pas de théorie et je n’ai pas de réponse. Un livre est un dialogue entre deux personnes, l’auteur et le lecteur : un travail de séduction, un échange par l’intermédiaire de la fiction. Le plaisir d’écrire a une importance capitale pour moi. Je suis un archiviste, si vous voulez, mais de la fiction que « crée » la réalité quotidienne décrite minutieusement et subjectivement. [Sono un « archivista », ma della invenzione che « crea » la realtà quotidiana]3

Cette autodéfinition noue singulièrement archivage et création. À suivre ce propos, l’instance qui produit de la « fiction » n’est pas, comme on pourrait s’y attendre, l’écrivain, mais « la réalité quotidienne », et la démarche de l’écrivain, qui tient du scribe plutôt que du démiurge, consiste à la consigner. Son propos est donc non pas de créer à partir d’archives, mais d’archiver ce que le réel crée. Les deux adverbes retenus, dont la coordination peut surprendre – la description minutieuse, attachée d’ordinaire à un idéal d’objectivité scientifique, et l’implication subjective ne vont pas nécessairement de pair – invitent aussi à se demander de quelle manière une telle démarche met en jeu le sujet. Un parcours cursif dans l’œuvre de Perec au prisme de ces deux formules permettra d’éprouver la pertinence de cette autodéfinition en archiviste, et de saisir comment le sujet se trouve engagé dans de telles opérations.

« Penser / classer », 1982 : une « affaire de montage »

Revenons d’abord à la formule perecquienne originale. Pour être tout à fait exact, ce n’est pas à Perec que l’on doit cette formule, mais à celui qui deviendra son éditeur post mortem. C’est bien à Perec, en revanche, que l’on doit la barre oblique. Dernier texte paru de son vivant, puis repris quelques années plus tard dans le premier volume posthume du même titre, « Penser / Classer » est d’abord un texte de commande paru en 1982 dans Le Genre humain, revue que vient alors de fonder le jeune historien Maurice Olender. Voici comment ce dernier évoque la façon dont Perec lui remit son travail :

Quand il m’a donné les pages de sa contribution, intitulée « Penser / Classer », je lui ai dit qu’il y avait là sans doute une petite confusion sans grande importance, qu’on trouverait un autre titre dans la mesure où Penser Classer était le sujet choisi pour l’ensemble du volume […]. Il m’a répondu, avec autant de douceur que de fermeté, que « non », il n’y avait là aucune confusion ; il avait transformé notre titre, l’encadrant de guillemets, séparant les deux verbes par une barre oblique : notre Penser Classer était devenu son « Penser / Classer »4.

L’ajout de la barre oblique, qui manifeste les rapports problématiques entre contigüité et continuité, entre la juxtaposition et la coordination, l’assemblage et la production de sens, est révélateur de l’enjeu du texte de Perec : tout son propos est d’inventer un dispositif discontinu pour dire les opérations elles-mêmes discontinues de la pensée – un dispositif qui affiche un manque de suture, tout en suggérant entre ses composantes des liens obliques inaperçus. Au problème intellectuel envisagé, qui est, note-t-il, une « affaire de montage »5, il répond par un montage textuel qui manifeste les mécanismes cognitifs à l’œuvre dans la production des effets de sens.

La question du classement, lorsque Perec rédige ce texte, se pose à lui sur un double arrière-plan, professionnel et intellectuel. Perec a longtemps été un professionnel du classement : documentaliste au sein du « laboratoire de neurophysiologie médicale » au CNRS pendant près de vingt ans (de 1961 à 1978), il a été chargé d’y rénover le système de classement de l’information scientifique. Ce statut à proximité immédiate mais en marge de la recherche scientifique le place dans une situation de familiarité et d’indépendance joueuse à son égard. La question du classement est aussi et surtout un objet intellectuel d’époque, construit comme problème par les sciences humaines ; les deux jalons les plus illustres en sont La Pensée sauvage (1962), dans lequel Lévi-Strauss, prenant au sérieux les taxinomies des « primitifs », s’attachait aux mécanismes universels de la pensée qui s’y révèlent, et Les Mots et les choses (1966), dans lequel Foucault mettait au jour l’existence d’ordres qui conditionnent historiquement ce qu’il est possible de penser et de dire. Avec « Penser / Classer », Perec, qui a entretenu à la fois une grande curiosité et une certaine distance ironique à l’égard de la vie intellectuelle contemporaine6, semble venir en queue de comète de ces recherches. Mais la singularité de sa démarche, par contraste avec les usages des sciences humaines comme avec ses fonctions professionnelles, est qu’il s’agit ici de penser d’après soi : à partir de ses propres pratiques ordinaires, de ses lectures et de ses habitudes, en en faisant le point de départ d’une démarche réflexive. Si le texte de Perec vient donc en différé par rapport à la scène des sciences humaines, c’est que ses réflexions procèdent d’une interrogation vécue au quotidien avant de se présenter comme un problème intellectuel : la question devient problème intellectuel en vertu d’une nécessité existentielle, et non d’abord en vertu d’une inscription dans le champ du savoir.

L’argument central du texte est le suivant : le verbe « classer » a deux acceptions bien distinctes, puisqu’il désigne, d’une part, une pratique cognitive neutre d’un point de vue axiologique (classer pour mettre de l’ordre, se repérer) et, d’autre part, l’opération axiologique par excellence (classer pour évaluer et donc hiérarchiser). Peut-on dissocier l’une de l’autre ? La pensée est-elle intrinsèquement hiérarchisante ?, se demande Perec. Dans « Penser / Classer », la confrontation des différentes sections et des réflexions éparses sur le « rôle du marqué et du non-marqué dans les classifications et les hiérarchies »7 vient suggérer qu’une hiérarchisation évaluative s’insinue insidieusement dans les classements censément descriptifs, tendance corrélative d’une bureaucratisation exponentielle des sociétés contemporaines. Par les courts-circuits du montage textuel, est donc signifiée la menace d’un monde systématiquement normatif et hiérarchisé. Un enjeu sous-jacent à ce numéro du Genre humain est plus spécifiquement celui du racisme scientifique et des préjugés construits et relayés par la science. Loin de négliger cette demande, Perec montre, de façon certes tâtonnante et facétieuse, que les opérations de classement sont plus révélatrices des schèmes culturels du sujet qui les effectue que de l’ordre du réel. Dans la section consacrée à « L’Exposition universelle » de 1900, il met en évidence, en citant les propos de « M. Picard, commissaire général de l’Exposition » sur le scénario muséographique retenu, la confusion entre le réel et l’ordre qu’on veut lui imposer, entre les faits et les constructions intellectuelles qui s’en saisissent8. Perec fait ainsi apparaître les présupposés de ce découpage du réel, en mettant en évidence le caractère hétérogène de ses critères d’élaboration, ainsi que la rhétorique du « bien naturel » qui sous-tend sa justification. Il montre en somme que le discours de la science, qui se présente sous des atours logiques et prétend avoir une portée ontologique, est nécessairement porteur d’une idéologie subreptice.

Dans ce texte, se manifeste aussi le goût bien connu de Perec pour la liste – forme distincte de celle du classement, puisque qu’elle est ouverte et tolère l’arbitraire9. Il est possible, affirme Perec dans la section intitulée « Borges et les Chinois », de produire à partir de « simples ponctions dans des textes administratifs tout ce qu’il y a de plus officiels »10 un écrit aussi médusant que la célèbre classification des animaux de la pseudo-encyclopédie chinoise de Borges, citée par Foucault au début de Les Mots et les choses. Est ainsi mise en évidence la possibilité de confectionner un texte à l’allure débridée à partir du matériau le plus terne : si tant est qu’on sache en détourner les règles, le réel peut faire concurrence à l’imaginaire. Au sein de « Penser / Classer », se fait jour la poétique qui dispose Perec à se définir comme « un archiviste […] de la fiction que “crée” la réalité quotidienne ». On comprend mieux pourquoi cette autodéfinition répond, dans cet entretien, à une question sur la fonction qu’il attribue à la littérature : celle-ci sert d’abord à révéler l’inventivité inhérente au réel, qui apparaît pour peu qu’on sache en suspendre la force d’évidence et le manipuler sans révérence.

« Lieux » et « l’herbier des villes » : le projet et l’archive

« Penser / Classer », ultime texte de Perec, reprend et infléchit des questions qui ont animé la scène intellectuelle au cours des deux décennies précédentes. Mais une veine de sa production qui a eu moins de visibilité immédiate peut aussi être rapportée aux enjeux propres à la formule « archiver / créer », plutôt symptomatique, de prime abord, du tournant du millénaire. Deux projets qui l’ont occupé au cours des années 1970, connus sous les titres de « Lieux » et « L’Herbier des villes », s’y rattachent, à double titre : tous deux non seulement reposent sur des protocoles d’archivage sauvage, mais encore existent essentiellement, en raison de leur inachèvement, à l’état d’archives.

« Lieux » : arpentage et archivage

« Lieux » peut être envisagé comme un protocole de création d’archives, urbaines et intimes11. Ce projet, initié en janvier 1969, consistait à évoquer douze lieux déterminés dans Paris, tous liés à l’histoire personnelle de Perec, sur une période de douze ans, à raison de deux textes par mois : l’un, descriptif, rédigé sur le lieu même, l’autre, écrit à distance, consacré aux souvenirs qui s’y rattachent. Il sera mené jusqu’à mi-parcours par Perec, qui le délaisse à partir de 1975. La conduite de ce projet au long cours, qui accompagne à la fois les années de sa participation à la revue Cause commune et celles de sa psychanalyse avec Jean-Bertrand Pontalis, rejoue les deux tendances que recouvrent ces engagements : vers la description infra-ordinaire à portée sociologique et vers la mémoire individuelle.

J’aimerais non pas rendre compte de ce projet de façon globale, mais simplement m’arrêter sur ce qui, dans la formulation que Perec en a donnée en 1974 dans Espèces d’espaces12, rapproche son protocole d’une démarche d’archivage. Après avoir expliqué le principe de dédoublement des captations, l’alternance entre les relevés d’arpenteur et le travail d’anamnèse, Perec note :

Lorsque ces descriptions sont terminées, je les glisse dans une enveloppe que je scelle à la cire. […] il m’est arrivé également de glisser dans ces enveloppes divers éléments susceptibles de faire plus tard office de témoignages, par exemple des tickets de métro, ou bien des tickets de consommation, ou des billets de cinéma, ou des prospectus, etc.

Je recommence chaque année ces descriptions en prenant soin, grâce à un algorithme auquel j’ai déjà fait allusion (bi-carré latin orthogonal, celui-ci étant d’ordre 12), premièrement, de décrire chacun de ces lieux en un mois différent de l’année, deuxièmement, de ne jamais décrire le même mois le même couple de lieux.

Cette entreprise, qui n’est pas sans rappeler dans son principe les « bombes du temps », durera donc douze ans, jusqu’à ce que tous les lieux aient été décrits deux fois douze fois. […] c’est donc seulement en 1981 que je serai en possession (si toutefois je ne prends pas d’autre retard…) des 288 textes issus de cette expérience. Je saurai alors si elle en valait la peine : ce que j’en attends, en effet, n’est rien d’autre que la trace d’un triple vieillissement : celui des lieux eux-mêmes, celui de mes souvenirs, et celui de mon écriture13.

Le geste du sceau, qui évoque à la fois les rituels de l’enfance (s’inventer des secrets) et une parodie de geste du pouvoir (cacheter un document officiel ou confidentiel), consiste à mettre en scène pour soi-même un accès règlementé, pour mieux dramatiser la surprise de l’ouverture. Il rend aussi manifeste la multiplicité des rôles que l’exécutant doit successivement occuper (ceux de collecteur, d’archiviste, de dépouilleur), et donc la division de soi qu’implique un tel protocole. L’ajout des « divers éléments susceptibles de faire plus tard office de témoignages » obéit à une logique d’attestation de l’expérience : façon de se créer par provision des certitudes matérielles sur son propre passé, d’en constituer les preuves. L’inscription de la démarche dans la longue durée et sa rationalisation mathématique sont l’indice d’un rapport obsessionnel aux lieux et aux souvenirs dont ils sont le support, obsession que le dispositif vise précisément à réguler. Dans un entretien ultérieur, Perec explicite ce qu’il faut entendre par « bombes du temps » :

[…] ce sont ces objets que l’on enfouit très très profondément sous terre pour que, dans des millions d’années, des cosmonautes, non, pas des cosmonautes, les extraterrestres les découvrent et s’aperçoivent qu’on aimait Elvis Presley, le coca-cola, et Jayne Mansfi Par rapport à ma propre histoire, je suis un peu comme cela, en essayant de mobiliser, d’accaparer quelque chose qui va se transcrire un instant […]14.

Ces « bombes du temps » (procédé aussi connu sous le nom de « capsules temporelles »15), qui évoquent à la fois une fiction d’enfance (enfouir un trésor à destination des extraterrestres) et un fantasme d’archéologue (exhumer un matériau qui restitue l’ordinaire d’une civilisation perdue), supposent de regarder les artéfacts de son présent comme les témoins en puissance d’une époque révolue. Le but est, en l’occurrence, de figer un état du présent à l’adresse d’un moi futur, lequel disposera, au terme du protocole, de relevés quasi-stratigraphiques lui restituant son propre passé. Mais les attentes que Perec formule pour finir semblent aller à l’encontre de ce principe : le désir de saisir par ce protocole « la trace d’un triple vieillissement », en vertu de l’échelonnement des captations, contredit ce scénario. S’agit-il, autrement dit, d’arrêter le temps ou d’en acter l’écoulement ?

Cette tension entre désir de résistance et soumission au passage du temps, on la retrouve par ailleurs dans le rapport de Perec aux objets et aux photographies. Censés fixer le souvenir, ils sont indices de l’attesté, mais aussi du révolu (conformément à la formule de la photographie établie par Barthes dans La Chambre claire : « ça-a-été »16), et eux-mêmes soumis à la dégradation :

Le temps qui passe (mon Histoire) dépose des résidus qui s’empilent : des photos, des dessins, des corps de stylos feutres depuis longtemps desséchés, des chemises, des verres perdus et des verres consignés, des emballages de cigares, des boîtes, des gommes, des cartes postales, des livres, de la poussière et des bibelots : c’est ce que j’appelle ma fortune17.

Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l’oubli s’infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés18.

Les souvenirs matériels, documents archivables, ne sont pas moins périssables que les images mentales, et ne garantissent pas davantage contre l’oubli. Toute entreprise de figement du passé se double, chez Perec, de la conscience de son caractère fragile, sinon dérisoire. Les « bombes du temps », autrement dit, risquent fort de ne pas détoner.

Sans doute faut-il considérer le protocole de « Lieux » comme un dispositif de lutte contre l’oubli19 et, simultanément, comme une démarche pour s’autoriser à oublier – une façon d’épuiser ses souvenirs, pour mieux s’en détacher. Mais « Lieux » n’aboutira pas sous la forme que Perec avait initialement conçue. Les exégètes sont donc confrontés à une archive de projet d’ego-archivage : une intention, en partie accomplie (en partie matérialisée), de mettre en réserve son passé à destination de l’avenir. À partir de cet ensemble de « résidus », ont pu être mis en lumière l’émergence de la veine autobiographique dans l’œuvre de Perec, suivant une approche génétique20, la parenté du dispositif avec les arts antiques de la mémoire21, ou encore les stratégies de publication des « réels » (les textes issus de description in situ)22. Mais si le projet, par sa simple formulation, fascine et laisse songeur, c’est qu’il représente un essai d’invention d’un rituel graphique, à la fois concret, sophistiqué et peut-être un peu spécieux, pour tenter de s’approprier un passé qui ne passe pas.

« Un herbier de ville ou plutôt de mots »

« L’Herbier des villes », projet lui aussi inabouti, repris et abandonné à plusieurs reprises par Perec entre 1976 à 1982, existe dans le Fonds privé Georges Perec sous la forme d’un titre, de quelques pages rédigées et d’un ensemble de documents. Le produit de ce chantier, auquel Raoul Delemazure a consacré un article précieux, est constitué d’« un ensemble d’enveloppes, de dossiers, de cahiers, dans lesquels sont glissés, sans aucune forme de classement, des prospectus, photographies, factures, cartes de visites, de la correspondance ainsi que quelques rares tickets de métro et autres contremarques »23. L’examen génétique montre que Perec s’y est attelé plusieurs fois, sans vraiment parvenir à engager durablement le travail. Il l’a évoqué dans plusieurs entretiens, en 1981 par exemple :

Le travail sur la ville, vous le poursuivez actuellement ?

Oui, j’en ai commencé un nouveau quand j’ai décidé de mettre de l’ordre dans mes archives. Je me suis aperçu que je gardais des prospectus, des notes de gaz, enfin tout un ensemble de choses. J’ai commencé à les classer, ou plutôt à les disposer les uns par rapport aux autres et à constituer ainsi un herbier de ville ou plutôt de mots. Ces textes correspondent au dernier rayon de la littérature qui va du Code Civil aux messages écrits dans le ciel, des Bottins aux sujets de compositions françaises.

Les trois quarts du temps, quand on reçoit un prospectus, on le jette. Mais si on les garde tous et qu’on les publie, par montage et collage, ça peut avoir un effet amusant. Enfin, stimulant ! Ce sera, pour moi, l’occasion d’un jeu24.

À vingt ans de distance, Paulette Perec en a également rendu compte :

Il s’agissait de recueillir tout ce que produit la ville : tickets, prospectus, notations relevées dans les vitrines, sur les affiches, etc. et de le fixer dans un registre comme la flore des campagnes dans un herbier. […] [En 1980, Perec] avait déjà intercalé ses trouvailles entre les feuillets d’un de ses gros registres noirs récupérés après la liquidation de la JBSA [Jacques Bienenfield Société Anonyme, entreprise familiale]. Quelques pages seulement du texte qui devait accompagner ces collages ont été rédigées25.

Ce projet témoigne du goût de Perec pour ce que les Oulipiens, après François Le Lionnais, ont appelé le « troisième secteur »26 : ensemble des écrits non littéraires, « ordinaires », d’autant plus savoureux que leur fonction est plus triviale – qui ont une place importante dans La Vie mode d’emploi. Selon Raoul Delemazure, on peut appréhender la constitution de « L’Herbier des villes » comme une conséquence de l’abandon du projet « Lieux », en 1975. On y retrouve du moins le même type de matériaux – les « divers éléments susceptibles de faire plus tard office de témoignages, par exemple des tickets de métro, ou bien des tickets de consommation, ou des billets de cinéma, ou des prospectus, etc. » que Perec glissait dans ses enveloppes. Mais à lire ces deux descriptions, une question s’impose : ces dossiers sont-ils issus d’un tri de ses propres « archives », ou de la collecte de « tout ce que produit la ville » ? Si le titre peut évoquer la figure du chiffonnier de Paris – et la « démarche habituelle du flâneur qui va herboriser sur le bitume »27 chère à Walter Benjamin –, « L’Herbier », si l’on s’attache à ce qui existe effectivement sous ce titre dans les archives de Perec, est le produit non pas d’une collecte dans l’espace urbain, mais d’un début de tri et d’archivage de ses propres papiers et rebuts graphiques. Il y a donc un décalage entre le titre de travail et ce que Perec effectue – ainsi qu’une nette « disproportion entre l’ambition du projet et un résultat dérisoire »28. Situant le projet parmi d’autres tentatives connexes, de la part de plasticiens surtout (Kurt Schwitters, Andy Warhol, entre autres), Raoul Delemazure note de fait qu’« en matière d’herbiers urbains, ou de ce qui s’en approche, il y a deux écoles : ceux qui collectent véritablement les détritus produits par la ville, les détritus de tous, et ceux qui, comme Perec, collectent uniquement ou principalement, voire uniquement [sic], leurs propres détritus »29. Plutôt que de faire de son herbier le lieu d’une réflexion sur la ville et ce qu’elle produit, Perec en fait le moyen d’une recherche sur l’identité. Les dossiers comportent d’ailleurs de nombreux documents qui font référence à Perec lui-même ou à ses activités d’« homme de lettres » sur la scène littéraire : si l’on aurait pu s’attendre à ce que « L’Herbier des villes » constitue un autoportrait de l’écrivain en herboriste, ce qui existe bel et bien de ce projet esquisse plutôt un autoportrait de l’herboriste en écrivain.

« Lieux » comme « L’Herbier » mettent tous deux en tension espace urbain et identité intime. Alors que le protocole très contraignant de « Lieux » consistait à dissocier les textes in situ et les textes de mémoire, à disjoindre description objective et mémoire subjective, celui de « L’Herbier », en revanche, quoiqu’encore imparfaitement défini, fait fusionner ces deux pans. Mais « Lieux » comme « L’Herbier » reposent tous deux sur la combinaison de deux types de protocole, deux modes d’élaboration : le projet et l’archive. Perec, dans l’ensemble de son œuvre, a été prolixe en matière de projets d’écriture30 : il a rédigé un nombre remarquable de plans de travail et de programmes d’écriture, façon de se doter d’un agenda de création, de s’organiser « une vie dans les mots »31. Mais ce sont pour nombre d’entre eux des projets qui reposent sur un acte de conservation, qui visent à constituer une archive : des démarches de sauvegarde ou de restitution d’une mémoire. Autant de protocoles, donc, qui déplacent les modes de production du sens, vers l’amont et vers l’aval du texte. Vers l’amont, parce que, comme l’art conceptuel dont l’œuvre de Perec est contemporaine, il valorise le processus de création autant que son résultat : l’idée génératrice de l’œuvre possède en elle-même une certaine autonomie, de sorte que son accomplissement effectif peut sembler accessoire32. Vers l’aval, parce que la constitution de ces textes, qui met en jeu le facteur temps et vise à rendre sensible la durée dont ils procèdent, exige la collaboration active du lecteur à venir (celle-ci étant par ailleurs un présupposé de l’Oulipo33 et des textes ludiques), et c’est aussi une dimension sur laquelle Perec insiste dans l’entretien pour Uomini e libri. L’inachèvement de « Lieux » et de « L’Herbier », figeant le projet à l’état d’archives, vient accuser cette incomplétude constitutive et complexifier ce double ressort temporel. Qui en prend connaissance est engagé à spéculer sur leurs possibles et sur leurs failles, à prolonger mentalement leur vie restée à l’état de propositions. C’est que les archives, comme le jeu, sont de l’ordre du latent : elles ont besoin d’une instance tierce pour s’accomplir.

« Une fureur de conserver et de classer » : collecte de traces et contre-archivage

J’aimerais m’arrêter sur les implications de cette double aimantation temporelle que recouvrent le projet et l’archive dans l’œuvre de Perec – l’un en tension vers l’avant, l’autre vers l’arrière. Ce mode de création suppose à la fois une inquiétude à l’égard d’un présent en perpétuelle disparition et une valorisation de l’imaginaire de la trace, que Perec a très clairement formulées :

[l’écriture] cela tient à l’idée de la trace, de l’inscription, au besoin d’inscrire… […] il y a une période (qui correspondait d’ailleurs à une psychanalyse) où j’avais une véritable phobie d’oublier. Tout le travail d’écriture se fait toujours par rapport à une chose qui n’est plus, qui peut se figer un instant dans l’écriture, comme une trace, mais qui a disparu. Je ne sais pas comment intervient le présent34.

L’œuvre de Perec réactive avec force et insistance le topos de la négation du temps par l’inscription, le tracé graphique. Il faut que la vie laisse des traces, et l’écriture est le rite qui soutient cette croyance. Perec s’explique plus précisément sur cette « phobie d’oublier » dans « Les lieux d’une ruse », texte initialement paru dans Cause commune, dans lequel il cherche à élucider son expérience de la psychanalyse, menée de mai 1971 à juin 1975 :

[…] s’instaura comme une faillite de ma mémoire : je me mis à avoir peur d’oublier, comme si, à moins de tout noter, je n’allais rien pouvoir retenir de la vie qui s’enfuyait. Chaque soir, scrupuleusement, avec une conscience maniaque, je me mis à tenir une espèce de journal : c’était tout le contraire d’un journal intime : je n’y consignais que ce qui m’était arrivé d’« objectif » : l’heure de mon réveil, l’emploi de mon temps, mes déplacements, mes achats, le progrès – évalué en lignes ou en pages – de mon travail, les gens que j’avais rencontrés ou simplement aperçus, le détail du repas que j’avais fait le soir dans tel ou tel restaurant, mes lectures, les disques que j’avais écoutés, les films que j’avais vus, etc.

Cette panique de perdre mes traces s’accompagna d’une fureur de conserver et de classer. Je gardais tout : les lettres avec leurs enveloppes, les contremarques de cinéma, les billets d’avion, les factures, les talons de chèque, les prospectus, les récépissés, les catalogues, les convocations, les hebdomadaires, les feutres secs, les briquets vides, et jusqu’à des quittances de gaz et d’électricité concernant un appartement que je n’habitais plus depuis plus de six ans, et parfois je passais toute une journée à trier et à trier, imaginant un classement qui remplirait chaque année, chaque mois, chaque jour de ma vie35.

À travers ce journal « objectif » et cette manie de conservation, Perec cherche à compenser la fragilité des traces mnésiques par la profusion des traces matérielles. Cette « fureur de conserver et de classer » (où la collusion entre passion frénétique et activités bureaucratiques fait l’effet d’un oxymore) ne prend sens qu’à la lumière de son histoire personnelle. Elle apparaît comme la réponse à une violence historique, subie par Perec non pas en première ligne, physiquement, mais par ricochet, symboliquement, et qui a induit un rapport compulsif à la mémoire. Face aux brèches et lacunes de sa propre histoire (la disparition de son père au front, et surtout celle de sa mère à Auschwitz), l’accumulation et la conservation systématique des traces de son quotidien, dans ce qu’il y a de plus ordinaire36, apparaît comme un moyen de constituer les preuves tangibles de sa propre existence – quand le système nazi avait fait de la disparition de toutes traces une partie intégrante de son entreprise de destruction37. La thésaurisation obsessionnelle permet, de façon imaginaire, de conjurer le défaut d’archives officielles touchant ses aïeux par la prolifération de traces de soi.

Il importe ici de préciser la disctinction entre traces et archives. La trace, forme brute de l’enregistrement, relevant du régime sémiotique38, suppose (à l’instar des empreintes animales) un rapport matériel direct avec ce dont elle témoigne ; les archives, objet d’un travail de sélection et de recomposition, sont des traces régulées, inscrites dans un dispositif de pouvoir. Là où les archives, imposantes et officielles, sont destinées à alimenter la fabrique du mémorable, les traces, ténues et volatiles, permettent de faire valoir un récit alternatif, négligé ou passé sous silence. En collectant systématiquement ses propres traces, Perec travaille à la constitution d’une mémoire qui puisse exister indépendamment d’un rapport au pouvoir, être un acte autonome de fondation individuelle. Ces opérations élémentaires à la base de sa poétique, il leur confère à la fois une portée mythique, une concrétude organique, et une efficacité symbolique :

Je me sens par rapport au monde un peu comme Robinson Crusoé sur son île, qui avait besoin tous les jours de tracer quelque chose pour continuer à avoir un repère de temps. Moi, depuis trente ans que j’essaie de fonctionner comme j’ai envie de fonctionner, il se trouve que j’écris pratiquement tous les jours, qu’écrire est une activité à peu près équivalente à me nourrir, ou à chier, ou à faire l’amour, enfin quelque chose qui est lié, je pourrais presque dire, à mon métabolisme […] je le ressens parfois comme un manque, comme quelque chose qui est une perte terrible par rapport à toute la spontanéité que je pourrais avoir devant un paysage, devant une émotion, devant une sensation : ça ne se met à exister que lorsque cela a été mémorisé. Mémorisé, cela veut dire non pas dans ma mémoire, mais dans une trace. Mon problème est de tracer quelque chose, et ensuite, mon autre problème est de jeter, c’est-à-dire de trier. L’écriture fonctionne par éliminations successives de ce que j’ai écrit, jusqu’à ce que j’arrive à une forme39.

S’identifiant à la figure adamique de Robinson Crusoé40, Perec réinvente le mythe du geste graphique comme appropriation du monde, liée à une situation d’esseulement et de fondation ex nihilo : c’est la figure du survivant, devant tout refonder pour continuer à vivre, qui anime son imaginaire scriptural. Mais l’écriture a ici une valeur double. Offrant un « repère de temps », elle constitue une discipline quasi corporelle de régulation temporelle et une technique de prise sur son environnement. Mais elle est aussi vécue comme « un manque », comme le produit de l’impossibilité d’un rapport immédiat avec cet environnement. Elle est tout à la fois un moyen d’appropriation du monde et l’indice d’une faille persistante entre soi et le monde. Si ces lignes me semblent remarquables, c’est surtout qu’elles explicitent le trajet d’une situation existentielle à une recherche formelle, qui apparaît alors comme une façon d’exercer une action sur soi. Écrire, pour Perec qui se rêve en Robinson, c’est transformer sa situation, en un processus d’auto-affirmation individuelle qui vise à contrer l’entreprise de destruction qui a fait de lui un naufragé : la graphomanie est véritablement une tactique de survie. Et c’est précisément le travail de transposition d’un ordre à l’autre, de l’existence vécue à la forme, qui est doté, dans l’imaginaire du scripteur, d’une efficacité symbolique. Il est remarquable, aussi, que Perec présente l’élaboration formelle comme un processus qui se fait « par éliminations successives » : l’écrit devient écriture par soustraction. C’est par l’acte de « trier », de décider ce qui doit ou non être conservé, qu’il éprouve le mieux sa capacité d’action et son pouvoir de symbolisation.

Cet effort pour constituer un tri alternatif, déjouer les processus historiques de sélection mémorielle, devient plus évident encore quand Perec s’éloigne de son histoire personnelle pour s’intéresser, avec Robert Bober, à celle d’Ellis Island et aux récits de ceux qui y transitèrent. Observant les lieux alors délaissés du centre d’immigration (qui n’est alors pas encore devenu musée), Perec se demande

Comment aller au-delà

aller derrière

ne pas nous arrêter à ce qui est donné à voir

ne pas voir seulement ce que l’on savait d’avance que l’on verrait ?

Comment saisir ce qui n’est pas montré, ce qui n’a pas été photographié, archivé, restauré, mis en scène ?

Comment retrouver ce qui était plat, banal, quotidien, ce qui était ordinaire, ce qui se passait tous les jours ?41

Dans cet effort de nivellement du regard (qui, pour s’énoncer, oscille entre le style télégraphique et le vers libre), l’attention portée à la matérialité brute (aux traces qui n’ont pas été converties en archives) vise à se soustraire au filtre des représentations officielles, à rémunérer leur défaut. Écrire à partir de telles traces permet de recréer une configuration d’attestation, mais choisie et orchestrée par l’auteur, et à destination du lecteur, sans la médiation d’une instance officielle hétéronome. Chercher à faire exister ce qui est resté hors des mailles du pouvoir revient, autrement dit, à prouver que celui-ci n’a pas eu le dernier mot.

*

Est-il possible, au terme de ce bref parcours, de préciser les conditions pour qu’une démarche d’archivage fasse œuvre, de déterminer un seuil entre pratiques ordinaires et geste artistique ? En tant que projets inachevés, « Lieux » et « L’Herbier » ne nous parviennent pas comme œuvres, mais comme archives d’écrivain, conservées dans un lieu dédié à cet effet (la bibliothèque de l’Arsenal à Paris), en vertu de la patrimonialisation de notre rapport à la littérature. Et cela induit peut-être à leur égard un rapport aussi fétichiste, voire plus encore, que si ces projets avaient été menés à bien. Mais dans le cas de « L’Herbier » par exemple, si le processus de transformation, « par montage et collage », est resté inabouti, et que la singularité du geste n’est pas absolue (puisqu’on compte des tentatives contemporaines proches), il y a pourtant bien requalification symbolique des rebuts graphiques en documents, et des documents en œuvre potentielle, parce qu’il est possible de se figurer de quelle intention et de quelle efficacité symbolique la collecte et le tri ont été investis. Pour envisager de telles démarches dans leur devenir-œuvre, il est évident que l’identité du producteur (c’est-à-dire avant tout la densité des informations dont on dispose à son sujet) et le statut d’exceptionnalité culturelle (c’est-à-dire avant tout l’intensité de l’attention qu’on choisit collectivement de leur accorder) importent : on ne peut adopter une telle perspective que parce qu’il est possible de les situer dans une histoire individuelle et dans une histoire esthétique, dans un ensemble d’actes de création à la fois singuliers et reliés. Dans le cas de Perec, ce sont surtout l’évidence de la nécessité existentielle et la possibilité d’inscrire, même de façon conjecturale, ses actes dans un système symbolique unique qui comptent – qui rendent ses projets lisibles dans leur devenir-œuvre. L’émotion propre aux textes qui en résultent, traces de projets de contre-archivage à l’état d’archives, tient surtout à ce qu’ils font voir en acte des tentatives de subjectivation : les efforts d’un individu dont l’histoire s’est trouvée prise dans les mailles du pouvoir pour se débattre avec lui, afin de s’inventer autrement (« de fonctionner comme j’ai envie de fonctionner »), de se constituer comme sujet. Si, dans les termes d’Ulises Carrión, « la conservation d’archives peut constituer une œuvre d’art en soi », c’est, d’une manière générale, en vertu d’un changement de statut culturel de la mémoire, mais c’est aussi, en l’occurrence, dans la mesure où une telle requalification constitue un acte pour celui qui l’opère, et plus précisément un effort pour faire de soi l’artisan d’un contre-pouvoir.

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1 Ulises Carrión, Quant aux livres [1986], trad. Thierry Dubois, Genève, Héros-limite, 1997, p. 102.

2 Patrice Marcilloux, Les Ego-archives : traces documentaires et recherche de soi, Rennes, PUR, 2013.

3 Georges Perec, « … Sono un “archivista”, ma della invenzione che “crea” la realtà quotidiana… », entretien pour Uomini e libri 74 (juin-juillet 1979), repris dans Entretiens, conférences, textes rares, inédits, éd. Mireille Ribière, Paris, Joseph K., 2019, p. 425-427, p. 427. Le texte français est une rétro-traduction de l’italien, la transcription originale en français de l’entretien ayant été perdue. Le terme italien traduit par « fiction » était « invenzione », ce qui rend problématique l’interprétation de cette formule.

4 Maurice Olender, « Quelques minutes d’une rencontre avec Georges Perec. Entretien avec Maurice Olender », Europe 993-994 (2012), p. 244-255, p. 247-248.

5 Georges Perec, « Penser / classer », Penser / Classer [1982], Paris, Seuil, 2003, p. 171 (La Librairie du xxie siècle).

6 En 1966, il écrit, pour la chronique « L’Esprit des choses » qu’il tient dans Arts et Loisirs, sous le titre « Les idées du jour » : « Les vastes synthèses métaphysiques, les systèmes philosophiques, les recherches théoriques, les concepts fondamentaux qui, jusqu’ici, dormaient plus ou moins dans le silence des séminaires sont maintenant accessibles à tous. N’importe qui sait aujourd’hui que “l’homme est une invention du xviiie siècle”, que “l’inconscient est structuré comme un langage”, que “la carte n’est pas le territoire”, et que “le cru, le cuit et le pourri” sont les trois grands axes selon lesquels se distribue l’activité alimentaire des hommes. » Georges Perec, « Les idées du jour », Arts et Loisirs 57 (26 octobre-1er novembre 1966), p. 10, repris dans Entretiens, conférences, textes rares, inédits, op. cit., p. 825-826. Perec acte ainsi, avec désinvolture, la large diffusion des idées de Foucault, de Lacan, de Korzybski, et de Lévi-Strauss.

7 Georges Perec, « Penser / classer », op. cit., p. 167.

8 Ibid., p. 155-157.

9 À ce sujet, voir notamment Gaspard Turin, Poétique et usages de la liste littéraire. Le Clézio, Modiano, Perec, Genève, Droz, 2017.

10 Georges Perec, « Penser / classer », op. cit., p. 161-162.

11 Voir à ce sujet Annelies Schulte Nordholt, « Perec. Lieux. Joie et mélancolie d’une archive urbaine », dans Malaise dans la ville, éds. Sylvie Freyermuth, Jean-François Bonnot, Bern, Peter Lang, 2014, p. 289-304 et, de la même, « “Guettées”, une archive personnelle et collective ? », Cahiers Georges Perec 12 (2015), Bordeaux, Le Castor Astral, p. 187-202. Voir aussi Claude Burgelin, « Perec et l’archive. À la lumière d’Arlette Farge », Europe 993-994 (2012), p. 71-81.

12 L’autre formulation notoire de ce chantier figure dans sa « Lettre à Maurice Nadeau », 7 juillet 1969, repris dans Georges Perec, Je suis né, Paris, Seuil, 1990, p. 58-60 (La Librairie du xxie siècle).

13 Georges Perec, Espèces d’espaces [1974], Paris, Galilée, 2000, p. 108-109.

14 Georges Perec, « À propos de la description », conférence donnée lors du colloque « Espace et représentation », Albi, 20-24 juillet 1981, repris dans Entretiens, conférences, textes rares, inédits, op. cit., p. 588-604, p. 597.

15 À ce sujet, voir Capsules temporelles, éd. Frédéric Keck, Gradhiva 28 (2018), [en ligne]. Disponible sur : https://doi.org/10.4000/gradhiva.3595

16 Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Gallimard-Seuil, 1980.

17 Georges Perec, Espèces d’espaces, op. cit., p. 51.

18 Ibid., p. 180.

19 Dans un de ces textes inédits, étudiés par Philippe Lejeune, Perec écrit : « Je ne veux pas oublier. Peut-être est-ce le noyau de tout ce livre : garder intact, répéter chaque année les mêmes souvenirs, évoquer les mêmes visages, les mêmes minuscules événements, rassembler tout dans une mémoire souveraine, démentielle. La vie s’accrochera à des lieux. » Cité par Philippe Lejeune, La Mémoire et l’oblique. Georges Perec autobiographe, Paris, P.O.L, 1991, p. 159.

20 Philippe Lejeune, La Mémoire et l’oblique. Georges Perec autobiographe, op. cit.

21 Christelle Reggiani, Rhétoriques de la contrainte. Georges Perec – L’Oulipo, Saint-Pierre-du Mont, Éditions Interuniversitaires, 1999, et de la même, « Perec et l’art de la mémoire », dans La Mémoire des lieux dans l’œuvre de Georges Perec, éd. Rabâa Abdelkéfi, Tunis, Sahar, 2009, p. 103-127.

22 Derek Schilling, Mémoires du quotidien : les lieux de Perec, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006.

23 Raoul Delemazure, « “L’Herbier des villes” de Georges Perec : un tas de reliquats », Cahiers Georges Perec 12 (2015), Espèces d’espaces perecquiens, éds. Danielle Constantin, Jean-Luc Joly et Christelle Reggiani, p. 203-218, p. 203.

24 « Georges Perec : les Paris d’un joueur », entretien pour Télérama 1602 (24-30 septembre 1980), repris dans Entretiens, conférences, textes rares, inédits, op. cit., p. 491-494, p. 494.

25 Paulette Perec, « Chronique de la vie de Georges Perec », dans Portrait(s) de Georges Perec, éd. Paulette Perec, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2001, p. 13-117, p. 111.

26 François Le Lionnais, « Le troisième secteur », Les Lettres Nouvelles (septembre-octobre 1972), p. 180-185, p. 182 : « manière d’utiliser le langage qu’on trouve dans les graffiti, dans les épitaphes, dans les catalogues d’armes et cycles, que sais-je encore ? Il y a là un aspect dans la manière d’utiliser le langage qui se trouve en dehors, à la fois de la littérature et […] la paralittérature », repris dans Oulipo, La Bibliothèque oulipienne, vol. III, Paris, Seghers, 1990, p. 170-181.

27 Walter Benjamin, Charles Baudelaire : un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. Jean Lacoste, Paris, Payot, 1979, p. 57.

28 Raoul Delemazure, op. cit., p. 207.

29 Ibid.

30 Adrien Chassain, « Perec et la rhétorique du projet », dans Relire Perec, éd. Christelle Reggiani, actes du colloque de Cerisy, La Licorne 122 (2016), Rennes, PUR.

31 Suivant le titre de la biographie de David Bellos, Georges Perec. Une vie dans les mots, Paris, Seuil, 1994.

32 Idée formulée par Derek Schilling, op. cit., p. 148.

33 « La littérature potentielle serait donc celle qui attend un lecteur, qui l’espère, qui a besoin de lui pour se réaliser pleinement. », Jacques Bens, « Queneau Oulipien », dans Oulipo, Atlas de littérature potentielle, Paris, Gallimard, 1981, p. 22-33, p. 24.

34 Georges Perec, « Le travail de la mémoire », entretien avec Franck Venaille, repris dans Je suis né, op. cit., p. 81-93, p. 87 et p. 91. On songe également à la fin d’Espèces d’espaces, qui s’achève sur cette conception de l’écriture, et à ce passage essentiel de W ou le Souvenir d’enfance : « j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie. » W ou le Souvenir d’enfance [1975], Paris, Gallimard, 2007, p. 63-64.

35 Georges Perec, « Les Lieux d’une ruse », dans Georges Balandier, Yves Delahaye, Lucien Sfez, et al., La Ruse, Paris, Union générale d’éditions, 1977, p. 77-88, repris in Penser / Classer, op. cit., p. 68-69.

36 Que l’on songe à sa « Tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze », repris dans L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989, p. 97-106.

37 Voir à ce sujet Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003. Voir aussi les remarques de Raoul Delemazure, op. cit., p. 209.

38 On se souvient que Carlo Ginzburg en fait le matériau commun aux savoirs relevant du « paradigme indiciaire », régime de connaissance fondé sur l’observation de détails, dans « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire » [1979], repris dans Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, trad. Monique Aymard et al. [1986], Lagrasse, Verdier, 2010, p. 139-180.

39 Georges Perec, « À propos de la description », op. cit., p. 597.

40 Dans le chapitre de L’Invention du quotidien consacré à « l’économie scripturaire » (t. I : Arts de faire [1980], Paris, Gallimard, 1990, p. 198-205), Michel de Certeau propose une lecture de Robinson Crusoé, de Daniel Defoe ; il y voit « l’un des rares mythes dont ait été capable la société occidentale moderne », « le roman de l’écriture », en tant que celle-ci est liée à l’avènement d’une société capitaliste et conquérante. Si l’on ne retient de ces réflexions que l’analyse du geste scriptural comme appropriation (et non sa dimension socio-économique et politique), elles éclairent la conception de l’écriture qui anime l’œuvre de Perec.

41 Georges Perec, avec Robert Bober, Récits d’Ellis Island : histoires d’errance et d’espoir [1980], Paris, P.O.L, 1995, « Description d’un chemin », p. 37.