VII. Les archives du genre
Déjouer l’effacement
Les études genre (gender studies) ont considérablement changé la manière dont on conçoit l’archive. En présentant une pluralité d’approches et d’études de cas, ce chapitre propose d’examiner ce que l’on entend par archives du genre. Le concept de genre a été défini par Joan W. Scott comme « une façon première de signifier des rapports de pouvoir » et « un élément constitutif des relations sociales fondé sur les différences perçues entre les sexes »1. Quand les féministes anglo-américaines l’ont forgé dans les années 1980, leur but était d’interroger les paradigmes disciplinaires dominants dans les sciences humaines et sociales. Le travail conceptuel qu’elles ont opéré a conduit avant tout à une extension du domaine de l’archive. Longtemps, ce sont les archives de l’histoire politique et diplomatique, puis celles de l’histoire économique et sociale, qui ont retenu l’attention des chercheurs et chercheuses : les rapports sociaux de sexe, le genre et la sexualité n’étaient pas explicités ni reconnus comme catégories d’analyse. Le développement des études sur le genre, à partir des années 1970, a été rendu possible par une prise de conscience de la dimension sexuée des événements historiques et des faits sociaux – elle-même l’effet d’une nouvelle façon de regarder le monde, élaborée par la réflexion féministe.
Ce chapitre se donne deux objectifs principaux. Le premier est de mettre en évidence la dimension genrée de l’archive, en s’attachant à ce qui en est effacé, à ce qui est perçu comme sans importance et indigne de devenir mémoire. Les opérations que doit subir l’archive pour exister en tant que telle restent en effet masquées. Il s’agira donc de comprendre comment opèrent les mécanismes d’effacement, de censure et d’autocensure dans le cas des archives du genre et des sexualités. Et de lutter contre ces mécanismes en se demandant ce que pourraient être des archives de l’intime et des cultures domestiques et matérielles.
Dans le prolongement de ces réflexions, le chapitre analyse aussi la façon dont la perception de « ce qui fait archive » a évolué au fil du temps. Pour cela, il s’appuie sur une diversité d’exemples issus de l’histoire moderne et contemporaine des femmes, des féminismes et des mouvements des lesbiennes et des gays. Nous proposons donc, par une sorte de redoublement, d’adopter à l’égard du féminisme et des militantismes gays et lesbiens une perspective historiographique inspirée de ces mouvements eux-mêmes : il s’agit de mobiliser une conception extensive de l’archive afin de produire une histoire de ces mouvements qui se mette à l’écoute de toutes les voix qui les composent et qui ne redouble pas la marginalisation dont ils ont pu être victimes.
Les recherches présentées s’appuient ainsi sur divers types d’archives – archives papier, archives orales, archives musicales et sonores, archives des objets – qui nourrissent une histoire de la subjectivité, de l’intime, du privé et du sensible, dans leurs articulations au politique et au militantisme. Par le biais de ces exemples, il s’agira tout particulièrement d’interroger les divisions présumées entre public et privé et entre politique et intime, qui ont profondément informé la manière dont les archives ont été traditionnellement constituées et interprétées. La question des affects et des émotions dans les archives sera discutée dans la dernière partie du chapitre, à travers la notion d’« archive des sentiments », forgée par la chercheuse Ann Cvetkovich2.
Les femmes ont-elles une histoire ? le genre de l’archive
Nous qui sommes sans passé, les femmes,
Nous qui n’avons pas d’histoire.
Depuis la nuit des temps, les femmes
Effacées de nos mémoires.
Hymne des femmes, Mouvement de libération des femmes (MLF), mars 1971
Une histoire « sans les femmes » semblerait aujourd’hui difficile, sinon impossible, à justifier. Pourtant, comme le rappelle Michelle Perrot, l’histoire des femmes n’a pas toujours existé. Les femmes ont été longtemps placées hors du récit historique, comme si elles étaient hors du temps3. Les femmes, estimait-on, n’avaient pas de passé, pas d’histoire, comme le pointaient les militantes du MLF dans le fameux Hymne des femmes. À partir des années 1970, les historiennes des femmes commencent un long travail de collection et de transmission de fragments épars : « une drôle d’archéologie pour faire enfin parler les silences, pour rendre visible ce qui avait été effacé. »4 On commence à interroger « les matrices de constitution des récits historiques »5, en premier lieu le geste d’archivage. Celui-ci, comme le rappelle Éric Méchoulan, n’a jamais été neutre, puisque « non seulement [il est] pris dans des usages de la mémoire collective, dans des formes d’institution du passé, dans des pratiques de conservation et dans des techniques de transmission, mais il est aussi le résultat de décisions politiques, de rapports de pouvoir et d’enjeux sociaux »6.
De ce changement de regard, Michelle Perrot a été une des actrices et des pionnières. Étudiante à la Sorbonne dans les années 1950, elle achève une thèse sur les ouvriers en grève sous la direction d’Ernest Labrousse, dans laquelle un seul chapitre était consacré aux femmes. À cette époque, la problématique de la lutte de classe l’emporte sur celle des rapports de sexe : « La classe ouvrière nous paraissait la clef de notre destin et de celui du monde. […] Écrire son histoire était une façon de la rejoindre. »7 Interviewée en 20028, Perrot rappelle qu’elle a commencé à travailler sur l’histoire des femmes dans les années 1970, dans la foulée de Mai 68 et du Mouvement de libération des femmes. Même s’il ne visait pas initialement l’Université, le mouvement féministe a été ensuite un facteur politique crucial dans la rupture épistémologique qu’il a produit en son sein. En 1973, Michelle Perrot est à l’origine, avec Pauline Schmitt et Fabienne Bock, du tout premier cours sur l’histoire des femmes à l’Université Paris Jussieu. L’intitulé du cours, « Les femmes ont-elles une histoire ? », n’était pas une simple question rhétorique : « Nous n’étions pas certaines que les femmes aient une histoire. Nous ne savions pas comment l’enseigner. Nous n’avions ni matériaux ni méthodes. »9
Comme l’a montré Perrot, la présence des femmes dans les archives officielles est fréquemment gommée, leurs traces effacées, et leurs propres archives sont le plus souvent détruites. L’historienne explique ce mécanisme d’effacement par deux facteurs. Il tient d’abord au fait que l’espace public, le seul, pendant longtemps, à mériter intérêt et récit, était presque exclusivement l’apanage des hommes, alors que les femmes étaient surtout reléguées dans le foyer. C’est d’ailleurs pour cette raison que les historiens ont longtemps dévalorisé les archives de l’espace domestique10. Le deuxième facteur a trait au « silence des sources ». Plus que d’un silence, explique Perrot, il s’agit d’une « dissymétrie sexuelle des sources », variable selon les époques et les contextes11. Et cela pour la raison suivante :
Les femmes laissent peu de traces directes, écrites ou matérielles. Leur accès à l’écriture a été plus tardif. Leurs productions domestiques sont rapidement consommées, ou plus rapidement dispersées. Elles-mêmes détruisent, effacent leurs traces parce qu’elles estiment que ces vestiges n’ont pas d’intérêt. […] Il y a même une pudeur féminine qui s’étend jusqu’à la mémoire. […] Une dévalorisation des femmes par elles-mêmes12.
Le manque de traces de femmes dans les archives tient donc bien souvent à un défaut d’enregistrement. Il est dès lors essentiel, pour Perrot, d’interroger le rôle joué par le langage. Dans les documents, l’usage du masculin pluriel dissimule souvent le féminin. En cas de manifestations mixtes, comme dans l’exemple des grèves, le nombre de femmes est difficile à déterminer. Les statistiques disponibles sont souvent asexuées, notamment celles qui concernent l’économie, l’industrie et le travail. La sexuation des statistiques, comme le rappelle Perrot, a été d’ailleurs un enjeu relativement récent, porté principalement par les sociologues féministes du travail. En outre, le fait que les femmes en France comme ailleurs perdent leur nom par le mariage rend le travail de reconstitution des lignées féminines encore plus difficile, sinon impossible13.
Un autre facteur déterminant est aussi la destruction, voire l’autodestruction de la mémoire féminine. Les femmes détruisent depuis toujours leurs papiers personnels à cause du sentiment de pudeur qu’on leur a inculqué dès l’enfance : « constituer des archives, les conserver, les déposer supposent un certain rapport à soi, à sa vie, à sa mémoire. C’est par la force des choses un acte peu féminin. La perte, la destruction, l’autodestruction sont beaucoup plus fréquentes. »14 À ce silence font exception les aristocrates, les écrivaines, les reines, les saintes et les courtisanes : des femmes « exceptionnelles » ayant laissé derrière elles des productions littéraires et/ou documentaires. Pour contrer la dispersion et l’oubli, au début du xxe siècle, se constituent les premières structures d’archives de femmes. La Bibliothèque Marguerite Durand de Paris, fondée en 1931 et consacrée à la cause des femmes, en est un exemple.
S’il existe sur les femmes une surabondance de discours et d’images produites par des observateurs et chroniqueurs masculins, ceux-ci « nous [en] disent sans doute plus sur les rêves ou les peurs des hommes »15 que sur les femmes elles-mêmes. Pour « écouter » la voix des femmes, précise Michelle Perrot, il faut se tourner plutôt vers les archives privées, où leurs traces sont plus abondantes en raison de leur assignation à l’espace domestique. Les premières historiennes des femmes ont ainsi commencé à redécouvrir des sources qui avaient été largement ignorées jusqu’aux années 1960, comme les autobiographies, les journaux intimes et les correspondances – des genres littéraires qui s’ouvrent aux femmes en raison de leur caractère privé et intimiste. Il s’agit de sources conservées pour la plupart dans les greniers des familles, en voie de disparition et accueillies de manière très sélective dans les archives publiques16. Ces divers types d’écrits, affirme Perrot, autorisent une écriture à la première personne, intime, pratiquée surtout le soir dans le silence de la chambre. Ils sont principalement l’émanation de femmes cultivées ayant accès à l’écriture17. Notons aussi que les correspondances privées des femmes sont rarement publiées par les éditeurs, à l’exception de celles qui mettent en scène de grands hommes18.
Depuis ces premières réfl la réécriture de l’histoire sous l’angle de l’expérience des femmes, appelée dans le monde anglo-saxonne herstory, a connu de nombreuses évolutions. Comme le rappelle Perrot, elle est partie d’une histoire des femmes pour devenir davantage une histoire du genre, qui prend en compte les relations de pouvoir entre les sexes et intègre les études critiques sur la masculinité. Elle a ainsi élargi ses perspectives spatiales, culturelles et religieuses19. Des contributions remarquables sont venues des historiennes travaillant à la croisée de l’histoire des femmes et de l’histoire coloniale, démontrant que la colonisation n’avait pas été seulement une affaire d’hommes. Les femmes européennes y ont joué un rôle central20. Cependant, l’implication des femmes dans la « mission civilisatrice » du projet colonial a longtemps été ignorée par l’historiographie. Mettre en lumière les croisements entre les archives des femmes et les archives coloniales permet donc de repenser ce que Rebecca Rogers appelle « le genre de la mission civilisatrice »21.
Archives de l’espace domestique et cultures matérielles du genre
Si les archives de l’espace domestique ont été dévalorisées par les premières générations d’historiens, qui les jugeaient déconnectées de l’histoire politique et sociale de la nation, elles ont successivement été remises en valeur par les historiennes du genre et des cultures matérielles. Ce projet peut d’abord sembler paradoxal, surtout si l’on considère les critiques avancées par les mouvements féministes dans les années 1970 au sujet des mythes du bonheur domestique et de l’épanouissement personnel de la femme au foyer (l’intraduisible feminine mystique mise en lumière par Betty Friedan) qui pesaient sur les femmes des classes moyennes urbaines. L’espace domestique, dans lequel les femmes effectuent un travail gratuit et invisible, est pour les militantes du MLF le symbole principal de leur exploitation. Aux États-Unis, les féministes afro-américaines, portent un regard différent sur la question. Comme le rappelle bell hooks, le chez soi, la maison, a été historiquement pour les femmes noires un lieu de lutte et de résistance face à la double oppression raciste et sexiste. La construction d’un espace domestique protégé – « le lieu auquel on revient pour se ressourcer et reprendre pied, où l’on peut soigner ses blessures et retrouver son intégrité »22 – était un geste politique radical au service des communautés noires, confrontées quotidiennement à la déshumanisation extérieure. Si dans les foyers blancs, où les femmes noires sont massivement employées comme domestiques, la cuisine était vécue comme un lieu d’oppression, ce même espace devient chez elles un des rares contextes d’agentivité qui leur permet de faire reconnaître leur créativité.
Dans le sillage de ces réflexions, les historiennes se sont mobilisées pour requalifier les livres de cuisine et de recettes comme sources légitimes pour l’histoire des femmes et du genre. Comme le remarque Hélène Le Dantec-Lowry, les livres de cuisine ont façonné le discours sur le genre, la classe et la race aux États-Unis au même titre que les séries télévisées, les magazines féminins et les messages publicitaires23. Il s’agit donc d’une source cruciale pour cerner les discours sur les femmes et l’identité nationale, notamment au cours de la guerre froide, pendant laquelle le culte de la domesticité s’est ravivé avec force24. Les livres de cuisine relayaient les valeurs et les objets de la société de consommation, s’inscrivant ainsi dans une mise en scène qui oppose le capitalisme états-unien au système communiste soviétique25. Le rôle qui est attribué aux femmes – notamment aux ménagères des banlieues blanches – est celui d’épouses et de mères attentives et dévouées, une image qui se voulait représentative de la femme américaine par excellence.
Les livres de cuisine publiés, tout comme les recueils de recettes écrits à la main et transmis de génération en génération, sont longtemps demeurés l’apanage des femmes blanches des classes supérieures, les seules à avoir accès à l’écriture et à l’édition. Les femmes africaines-américaines ont contribué plus tardivement à ce genre, à cause notamment de la pauvreté, de l’analphabétisme et de la ségrégation qui frappaient leurs communautés. Pour cela, il faut attendre la fin de la guerre civile et l’abolition de l’esclavage, qui marquent le début d’une période de reconstruction de l’identité et de la culture des noir-e-s26. Dépositaires de cette longue histoire, les livres de cuisine publiés par des femmes afro-américaines ne sauraient être considérés comme de simples listes de recettes. Comme l’explique Le Dantec-Lowry, ils remplissent une « fonction mémorielle », incluant régulièrement des détails biographiques, des réminiscences sur la famille et la communauté de l’autrice, ainsi que sur ses ancêtres27. Comportant parfois des photographies, ils s’apparentent, par la forme de narration subjective qu’ils impliquent, aux albums de photographies ou aux journaux intimes28. Il s’agit, pour les autrices, de transmettre des histoires à la fois personnelles et collectives, rendant hommage aux femmes qui cuisinaient avant elles et mettant en lumière leur rôle dans la construction de la nation29.
Longtemps tenues à l’écart de l’écriture, les femmes ont historiquement eu accès à d’autres formes d’expression, telles que la couture, la cuisine ou la broderie, trouvant dans la culture matérielle un moyen privilégié pour s’exprimer et tisser des liens entre elles30. De ce fait, les archives de la culture matérielle sont des sources précieuses pour l’histoire des femmes et du genre. Les objets participent de manière significative à la construction de corps sexués, produisant et reproduisant le genre. Comme le souligne Leora Auslander, les objets que les femmes ont produits ou acquis pendant leur vie nous racontent une autre histoire que les mots. Les objets ont d’ailleurs une richesse polysémique : « [ils] peuvent révéler les affinités, le pays d’origine, la classe sociale, le lieu d’habitation, la génération, l’appartenance religieuse, les sexualités, et même les prises de position politiques. »31 Les traces écrites de ces pratiques matérielles féminines peuvent aussi se trouver dans les inventaires, les testaments, les correspondances ou encore dans les rapports de police32. Le vêtement, qui fonctionne comme marqueur du sexe, occupe une place particulière dans les archives de la culture matérielle du genre. Dans Une histoire politique du pantalon, Christine Bard retrace la lente conquête par les femmes françaises de cet emblème de masculinité et virilité, intimement associé à l’exercice du pouvoir dans la société. Des femmes « qui portent la culotte », on considère qu’elles portent atteinte à l’ordre établi. Le costume masculin est par exemple interdit aux femmes par l’ordonnance de 1800 de la Préfecture de police de Paris. Les vêtements qui leur sont assignés sont plutôt la jupe et la robe, qui soulignent l’accessibilité du sexe féminin et sa pénétrabilité. Au cours des époques, nombreuses révolutionnaires, artistes, voyageuses, actrices, féministes et lesbiennes se sont réapproprié l’habit masculin et ont brisé les interdits. Certaines sont des femmes célèbres, comme les écrivaines George Sand et Colette, la peintre et sculptrice Rosa Bonheur, le médecin féministe Madeleine Pelletier. Le combat pour le pantalon est avant tout une expérience de liberté. Comme le rappelle Bard, il faut attendre les années 1960-1970 pour que le pantalon soit féminisé et devienne un vêtement mixte33.
Quand les féministes témoignent : les archives orales
Depuis son essor dans le contexte occidental dans les années 1950, l’histoire orale s’est donné pour but d’ouvrir le champ des recherches à des populations généralement opprimées au sujet desquelles il n’y a pas de sources écrites. Elle s’est engagée à mettre en place une « histoire d’en bas », partant du point de vue des gens ordinaires. À partir des années 1970, de nombreuses chercheuses s’emparent de cet outil, en reconnaissant son potentiel pour la recherche féministe. Elles retravaillent les théories et les techniques de cette pratique afin d’intégrer les principes fondamentaux du féminisme, notamment l’idée selon laquelle « le personnel est politique » et la conviction que les expériences des femmes sont intrinsèquement précieuses. Le fait de pouvoir raconter son histoire, d’être entendue, était perçu par l’interviewée comme un moyen de validation de son expérience, donc comme un acte d’empowerment. Par l’importance qu’elle accorde à la relation intersubjective, l’histoire orale était censée être un outil féministe par définition34. Depuis ces premiers pas, les pratiques féministes d’histoire orale, ainsi que leurs objectifs, ont significativement évolué. Le but n’est plus la célébration de l’expérience des femmes, mais l’adoption d’une démarche plus critique, plus sensible aux rapports de pouvoir et aux réalités complexes et contradictoires que les femmes vivent.
L’emploi des sources orales apporte une contribution particulière à l’histoire du féminisme dit de la « deuxième vague » (1960-1980), non pas comme support pour établir des faits ou des évènements, mais comme levier de transmission des mémoires, des sentiments et des subjectivités des actrices. Du féminisme, on a en effet l’habitude de retenir surtout les acquis, oubliant celles qui se sont mobilisées pour faire advenir les changements sociaux. C’est justement cette valorisation des subjectivités qui fait la spécificité de l’histoire orale35. Fidèle au projet féministe de politiser les histoires personnelles, cette forme de recherche fait des mémoires individuelles une ressource à part entière36. Aujourd’hui, mobiliser les archives orales semble presque indispensable pour faire l’histoire du féminisme des années 1970, surtout si on considère qu’une grande partie du travail politique des mouvements était effectué oralement au sein de petits groupes informels dits « de prise de conscience ». Par ailleurs, les lacunes des sources documentaires de cette époque, quand l’ethos militant valorisait l’anonymat et le collectif, rendent le recours aux sources orales d’autant plus nécessaire.
Une des ambitions de la démarche qui puise dans les archives orales est ainsi de « relire l’histoire du féminisme à la lumière de celle des féministes »37. Un exemple de cet engagement est le projet collaboratif Sisterhood and After : The Women’s Liberation Oral History Project (2010-2013), qui a créé une archive numérique d’histoire orale du Women’s Liberation Movement (WLM) au Royaume-Uni, hébergée par le site de la British Library38. Du magazine Spare Rib (1972-93) au campement pacifi contre le nucléaire de Greenham Common (1981-2000), le projet restitue les histoires de soixante militantes et intellectuelles actives dans les années 1970 et 1980 et offre un aperçu des campagnes, des idées et des modes de vie qui ont animé ce mouvement. Par les récits oraux, on saisit la diversité des revendications : santé et droits reproductifs ; antiracisme et antimilitarisme ; égalité salariale et travail domestique ; plaisirs sexuels et libertés religieuses ; jusqu’à la participation des hommes « antisexistes » dans les campagnes féministes39. Comme le remarque Margaretta Jolly, dans ces récits, les souvenirs personnels des petits gestes, des corps, des objets, des espaces et des cultures domestiques – tout ce qui relève du quotidien et est d’ordinaire estimé sans valeur – acquièrent une importance toute particulière40.
D’après Jolly, une lecture des archives orales du féminisme devrait en interroger surtout les silences. Ceux-ci peuvent être une forme délibérée de contestation, un acte de solidarité ou encore une tactique de négociation41. Tout en éprouvant le plaisir du souvenir, certaines militantes interrogées manifestent des tensions, voire de l’anxiété et de l’inconfort, lorsqu’elles parlent du racisme, des privilèges de classe ou des divisions et controverses internes. Dans leurs discours sont souvent audibles des hésitations, des répétitions, des reformulations. Ces hésitations illustrent bien les difficultés des militantes à rendre compte des inégalités et des rapports de pouvoir entres femmes dans leurs mouvements. Les sentiments contradictoires qu’elles manifestent lors de l’entretien sont l’exemple de la manière dont « les procédés typiques qu’on emploie pour organiser un récit historique sont chargés d’affect et d’émotions inconscientes qui reflètent des attachements profonds à une certaine idée de ce qu’est la libération des femmes »42. Chaque récit est donc le produit d’un choix, d’un regard, largement informé par une idée préconstituée de libération et de liberté. L’attention aux voix individuelles montre finalement la variété et la diversité des mouvements des femmes. Une telle démarche contribue également à compliquer les récits téléologiques et linéaires qui ont cours à ce sujet, tout comme à questionner les taxonomies qu’on utilise en tant que chercheuses pour lire les archives. L’emploi du concept de « féminisme » est lui-même fortement contesté au sein de la recherche, notamment quand il s’agit de rendre compte d’une pluralité de mouvements de femmes. Adopté et revendiqué par certaines femmes, ce terme est parfois aussi considéré avec suspicion et rejeté par d’autres. Stella Dadzie, membre du Brixton Black Women’s Group, par exemple, revendique des appartenances et des généalogies distinctes de celles du Women’s Liberation Movement. Elle rappelle que la pauvreté, l’exclusion scolaire et la répression policière auxquelles les femmes noires étaient quotidiennement confrontées, les amènent dans les années 1970 à se reconnaître davantage dans les rhétoriques de libération des mouvements panafricains que dans celles des mouvements féministes43.
Archives de l’intime et correspondances féministes
Les témoignages oraux ne sont qu’un mode d’expression et de narration parmi d’autres – journaux intimes, autobiographies, photographies et correspondances, etc. – propres à manifester les liens qui existent entre le personnel et le politique dans l’expérience du militantisme féministe. Dans In Love and Struggle : Letters in Contemporary Feminism, Margaretta Jolly esquisse une histoire du féminisme britannique et américain de la seconde vague du point de vue de ses archives intimes : les échanges épistolaires entre les militantes. Les correspondances féministes constituent une archive significative pour l’histoire des mouvements des femmes des années 1970 et 1980. La recherche leur a prêté cependant peu d’attention jusqu’à présent, négligeant le fait que les correspondances sont des pratiques non seulement littéraires, mais aussi sociales et politiques44. Il est impératif de ne pas redoubler dans le geste historiographique la séparation du public et du privé que le féminisme a combattu avec tant de vigueur. Par ailleurs, les lettres nous offrent un regard unique sur la construction des relations féministes au cours de cette période : elles témoignent d’une volonté d’accorder une place privilégiée aux relations entre femmes45. Plus que d’autres types d’archives, les lettres montrent les efforts des militantes pour concrétiser les idéaux de solidarité et de coalition, au sein de communautés profondément divisées sur les questions de race, de classe et de sexualité46.
Dans les archives des correspondances féministes, une place centrale est occupée par les relations lesbiennes et, plus généralement, par les formes d’« amitiés passionnées » entre femmes, comme les appelle Jolly. Les correspondances lesbiennes ont historiquement été la seule manière pour documenter des amours clandestines : répondant à une nécessité, elles constituent un acte de résistance, et professent souvent un engagement dans un type de relation non hiérarchique et égalitaire47. Dans ces correspondances, les féministes assument un désir d’intimité : « Chère Lise […] Je ne pense pas être capable d’écrire sans mettre en jeu mon intimité, sans m’exposer moi-même ni sans faire part de mes vrais sentiments sur ce qui m’entoure », écrivait par exemple Joan Nestle, fondatrice des Lesbian Herstory Archives de New York, dans une lettre datée du 3 janvier 197748. De leur part, les correspondances qui attestent des ruptures et des conflits, exprimant colère, indignation et déception, sont des témoins tout aussi importants des relations féministes de l’époque49. Tant sous la forme de la lettre ouverte que de la pétition, elles dévoilent les alliances et les amitiés compliquées entre les femmes noires et les femmes blanches, entre les lesbiennes et les hétérosexuelles, entre les juives et les non juives. Certaines de ces lettres dénoncent le racisme et les idéaux de classe moyenne des organisations féministes blanches dominantes. En raison de ces divergences, à partir de la fin des années 1970, les féministes afro-américaines créent leurs propres sous-cultures épistolaires, initiant des échanges avec d’autres groupes minoritaires, comme celui des femmes chicanas et latinas états-uniennes50. Les relations mères-filles constituent un autre thème tout aussi récurrent dans les archives épistolaires féministes. Ce type de correspondances met en lumière le scénario de la vie familiale : on discute du travail maternel, des devoirs familiaux, on politise la sphère domestique. Au tournant des années 1980, s’amorce, selon Jolly, une prise de distance par rapport aux rhétoriques de la coalition et aux idéaux de la « sororité », que l’on regarde alors avec désillusion. La perception des différences internes devient encore plus poignante dans les correspondances51.
Certains des textes que Jolly analyse sont l’œuvre d’autrices féministes reconnues, telles que Mary Meigs, Alice Walker, Gillian Hanscombe, Suniti Namjoshi, Audre Lorde et les « trois Marias » (ou les « trois Portugaises » pour reprendre le titre du documentaire que leur a consacré Delphine Seyrig en 1974). D’autres textes proviennent d’amateures, comme les correspondances du Camp de femmes pour la paix à Greenham Common. Ce campement pacifiste non mixte, né en septembre 1981 contre l’installation de missiles nucléaires sur la base Royal Air Force de Greenham Common, dans le Berkshire, occupe une place centrale dans les archives et les mémoires du WLM britannique. Les années 1980 se caractérisent par des tentatives de convergence entre les mouvements pacifistes/antinucléaires et les mouvements féministes, qui se prononcent également contre la pollution radioactive des territoires. À Greenham, la cause du désarmement et la cause écologique, les critiques du système patriarcal et de l’hétérosexualité, les cultures féministes et lesbiennes, sont intimement liées.
Les correspondances envoyées et reçues dans le camp servent de liant pour souder une communauté. Les lettres sont par exemple un moyen pour étendre les valeurs féministes de l’antimilitarisme au-delà du cercle de membres qui visitaient régulièrement le camp ; pour inviter d’autres femmes à se joindre à la cause ; ou encore pour exprimer sa solidarité à l’égard de celles qui sont impliquées ailleurs dans des luttes similaires. Elles sont aussi un levier pour contester collectivement les identités genrées, comme le démontrent les autrices de cette correspondance datée de 1984 :
Chères femmes, […] En tant que femmes, nous avons été vivement incitées à rester à la maison et à considérer les hommes comme nos protecteurs. Mais nous rejetons ce rôle. Nous ne pouvons pas rester passives alors que d’autres personnes s’emploient à détruire la vie sur notre planète. Organiser des manifestations ne suffit pas. Il faut trouver d’autres moyens pour exprimer la force de notre opposition à cette folie52.
Par ailleurs, dans le contexte de répression policière qui a caractérisé l’histoire du camp durant ses dix-neuf années d’existence, les lettres ont été un outil très efficace de lobbying politique et de résistance53.
Archives musicales et dimensions multi-sensorielles du féminisme
Pour se faire entendre, les féministes ont traduit en chants et en musique leurs revendications. Les archives sonores représentent un autre point d’entrée peu exploré dans l’histoire des féminismes, qui est aussi une histoire musicale. Ici encore, une conception extensive de l’archive est nécessaire si on ne veut pas reconduire certaines exclusions de l’historiographie dominante, en l’occurrence une conception intellectualiste du militantisme qui privilégie outrageusement l’écrit. Par ailleurs, les chansons et la musique font partie depuis toujours du répertoire d’actions des féministes, qui s’en servent pour faire communauté et pour véhiculer de manière créative leurs idées et slogans. Dans les pages de son histoire globale du féminisme, qui traverse des époques et des contextes géographiques très différents, Lucy Delap invite à prêter attention aux dimensions multi-sensorielles de l’activisme. Il n’est pas étonnant que les mouvements féministes aient été principalement racontés par le biais de leurs textes et discours54. Cela tient aussi au fait que les performances et les productions musicales, ayant un caractère éphémère, sont peu susceptibles d’être enregistrées et conservées dans les archives.
Comme d’autres révoltes qui l’ont précédé, le féminisme voit dans la chanson un moyen privilégié pour dénoncer l’oppression des femmes, investir des espaces où elles n’étaient pas les bienvenues, tourner en dérision leurs adversaires. Improvisées ou publiées dans des recueils, les chansons féministes, à l’instar des tracts et des affiches, puisent aux sources de l’émotion leur puissance de mobilisation. La revue féministe américaine Quest affirmait en 1976 à ce sujet : « Une chanson, en raison de sa puissance émotionnelle, peut susciter chez ses auditeurs une montée d’énergie telle qu’aucun article, aucun discours ne peut rivaliser avec elle, tout simplement parce que la musique parle à notre âme autant qu’à notre intellect. »55
Chants et danses font partie intégrante de l’activisme quotidien des femmes à Greenham Common. Certaines chansons sont des adaptations de répertoires folkloriques ou pacifistes déjà établis, tandis que la plupart sont collectivement improvisées et composées autour des feux56. Les tactiques de « humming, singing, chanting and keening » sont des outils pour contester les attaques et les arrestations de policiers, ainsi que pour faire sentir la présence féministe dans des espaces hostiles57. Les contenus des chansons ne portaient pas seulement sur le désarmement et la paix. « Reclaim the Night », par exemple, faisait référence aux marches nocturnes contre la violence masculine qui se déroulaient à travers le monde depuis la fin des années 197058. Les motifs dans les recueils The « Chant Down Greenham » Songbook et Greenham Women are Everywhere sont particulièrement inventifs, allant des thèmes éco-féministes à la célébration des sorcières et des amazones, de la non-monogamie au racisme et à la spiritualité59.
Relire l’histoire des mouvements féministes à travers leurs archives musicales permet de comprendre comment la musique a été un espace extrêmement propice à la formation de liens émotionnels entre femmes, mais aussi un contexte susceptible de générer des exclusions60. Dans les années 1970, les féministes et artistes noires aux États-Unis pointent, par exemple, les dimensions raciales et de classe des cultures musicales féministes. En octobre 1978, le Combahee River Collective sponsorise une tournée nationale intitulée « The Varied Voices of Black Women » pour célébrer les identités lesbiennes noires et démontrer que les féministes blanches ne sont pas les seules productrices de musique61. Dans Le Ventre des femmes, Françoise Vergès relit une série d’archives du Mouvement de libération des femmes français depuis une perspective décoloniale, examinant, entre autres, le fameux texte de l’Hymne des femmes. Quand les femmes du MLF chantent « Depuis la nuit des temps, les femmes, nous sommes le continent noir […] Levons-nous femmes esclaves et brisons nos entraves », elles utilisent sans les interroger des topos coloniaux. Les métaphores du continent noir et de l’esclavage, ainsi que l’analogie entre la condition des femmes blanches et celle des esclaves noirs, manifestent de manière flagrante l’ignorance des militantes au sujet de l’histoire coloniale française62. La musique et la danse jouent également un rôle clé dans les rencontres féministes internationales, dans la mesure où elles permettent de contourner les difficultés de communication qui caractérisent les contextes multilinguistiques et multiculturels.
Les efforts pour préserver les archives musicales du féminisme sont principalement venus des actrices de cette histoire. En 2010, à l’occasion des quarante ans de la première conférence nationale du Women’s Liberation Movement, Paddy Tanton et Frankie Green visitent une exposition à la Women’s Library de la London Metropolitan University. Frappées par le manque de références aux contributions des femmes musiciennes, elles décident alors de créer une archive numérique, le Women’s Liberation Music Archive63, pour témoigner de la créativité oubliée de ces femmes. L’archive compte à ce jour une riche collection de sources écrites, orales, visuelles et sonores : photographies, vidéos, enregistrements, affiches, manifestes, partitions musicales et coupures de presse.
Comme le souligne Delap, les archives sonores féministes n’enregistrent pas seulement des performances musicales. Elles véhiculent également d’autres dimensions sonores parfois insoupçonnées. Un moment crucial de l’histoire féministe iranienne, par exemple, a été accidentellement capté par la féministe américaine Kate Millett, qui s’est rendue en Iran juste après la révolution de 1979 pour soutenir les droits des femmes. Tout au long de sa visite, Millet consigne ses pensées et impressions avec l’intention d’en faire un livre. Sans s’en rendre compte, elle enregistre en arrière-plan les conversations et les cris des militantes iraniennes, qui manifestent contre le régime de Reżā Pahlavī soutenu par les États-Unis et se battent, en même temps, pour faire en sorte que leurs droits soient reconnus par la nouvelle république islamique64. Les cassettes audio, conservées au Sallie Bingham Center for Women’s History and Culture de la Duke University, restituent le « paysage sonore » qui animait les rues et les places pendant la révolution, et témoignent de la force et de la résilience du mouvement des femmes iraniennes65.
Les archives de la dissidence sexuelle comme archives des sentiments
Comme nous l’avons évoqué plus haut, les recherches sur l’histoire des femmes et du féminisme ont clairement montré la nécessité de se détacher des mots et du papier pour tenir compte, plus largement, de la diversité matérielle des archives. Cela implique de se tourner vers des archives multi-médiatiques et tactiles encore peu explorées, susceptibles de nourrir une histoire de l’intime, du privé et du sensible, qui articule vie quotidienne et activisme politique. Les enjeux liés à la matérialité des pratiques, à l’intimité et à l’affectivité sont d’autant plus importants quand il s’agit des « archives de la dissidence sexuelle »66.
La question de l’archivage est depuis les années 1970 un enjeu politique majeur pour les communautés gays et lesbiennes. Elles se mobilisent pour préserver leurs histoires et contrer les formes institutionnelles d’effacement, exacerbées par l’invisibilité qui entoure la vie intime et particulièrement les formes alternatives de sexualité. Les archives officielles de la police, de l’État, de la justice et de la psychiatrie, pour leur part, documentent principalement une histoire de répression et de violence envers les supposées minorités sexuelles, mais ne gardent pas trace de leurs vécus ou de leurs relations. D’après Jack (Judith) Halberstam, les sous-cultures queer se sont historiquement pensées et constituées en opposition aux institutions de la famille, de l’hétérosexualité et de la procréation. Elles ont ainsi engendré des modes de vie et des formes alternatives de communautés qui se fondent non pas sur la parenté et les liens de sang, mais plutôt sur l’affect, la solidarité et le militantisme67. Quand il s’agit d’archiver une culture underground comme la culture LGBTIQ +, il faut donc prendre en compte le fait que la transmission des mémoires a été principalement faite de manière orale et informelle loin des cercles familiaux et institutionnels, généralement considérés comme les garants naturels de la mémoire68.
Les cultures militantes des années 1970-1990 ont contesté ce qui fait archive dans les institutions du pouvoir et du savoir, soulevant notamment la question du statut de l’affect et de la sexualité dans les archives. Dans les mémoires lesbiennes et gays, sexualité, amour, activisme et vie intime sont des registres inséparables qui demandent à être documentés et racontés de manières multiples et non conventionnelles. Les archives de la dissidence sexuelle sont en effet peu susceptibles d’être organisées narrativement, suivant la cohérence qui est d’ordinaire attendue des fonds d’archives69. D’après Ann Cvetkovich, chercheuse féministe canadienne, les archives gays et lesbiennes sont des archives « non orthodoxes », qui échappent aux pratiques traditionnelles d’archivage et en troublent les logiques. Il s’agit essentiellement de mémoires émotionnelles, sensorielles et éphémères :
Forgées autour de la sexualité et de l’intimité, et donc de formes de vie privée et d’invisibilité à la fois choisies et imposées, les cultures gays et lesbiennes laissent souvent des traces éphémères et insolites. […] La mémoire devient une ressource historique précieuse, et les collections éphémères et personnelles d’objets viennent s’adjoindre aux documents de la culture dominante, incitant ainsi à des formes alternatives de connaissance70.
Les archives lesbiennes et gays sont pour Cvetkovich des « archives des sentiments », dans le sens où les affects et les émotions qui les caractérisent – amour, colère, intimité, peur, honte, nostalgie – sont encodés non seulement dans leur contenu, mais aussi dans les pratiques matérielles qui entourent leur production et leur réception71. Faire exister une archive des sentiments demande de sauvegarder, selon une méthodologie guidée par le désir, des matériaux, des objets et des souvenirs que d’autres considèrent comme marginaux72. La notion d’« archive des sentiments » traduit donc une volonté d’interpellation spécifique :
L’expression « archive des sentiments » exerce une pression sur la notion traditionnelle d’archive : dans la mesure où les expériences émotionnelles et les sphères intimes sont souvent éphémères, on estime qu’elles ne sont pas toujours accessibles via les dossiers imprimés et les autres documents traditionnellement conservés dans les archives institutionnelles73.
L’archives des sentiments ne collecte pas seulement les textes, les correspondances, les journaux intimes, les magazines et les photographies, mais inclut aussi des performances et des rituels. Une place centrale est par ailleurs donnée aux objets. Comme le rappelle Cvetkovich, les souvenirs personnels des militant•e•s sont fréquemment incorporés dans les objets ordinaires de la vie domestique, qui incluent également les matériaux des fêtes et des manifestations comme les pancartes, bannières, autocollants, badges et T-shirts affichant des slogans politique74. De tels objets ne rentrent pas dans les critères de conservation des institutions publiques, alors qu’ils sont centraux dans la transmission des mémoires communautaires. Il est habituel de reconnaître, sous l’apparente trivialité des objets, une valeur personnelle ou un attachement émotionnel, mais on saisit plus difficilement leur intérêt historique plus large et les significations sociales dont ils sont porteurs75. Les pratiques militantes d’archivage ont, pour leur part, réactualisé l’importance des archives des cultures matérielles. La place à accorder à ce type d’archives est devenue en quelques décennies un des thèmes principaux du débat public autour des archives et de l’institutionnalisation des mémoires LGBTIQ +, animé par les militant•e•s, chercheurs/chercheuses, professionnel•l•e•s de l’archivage et de la documentation travaillant à la croisée de l’histoire, de la sexualité et du genre76.
Cvetkovich souligne également l’importance de l’oralité dans la construction des archives militantes. Un des chapitres les plus intéressants de son ouvrage An Archive of Feelings, devenu désormais une des pierres angulaires de la pensée féministe et queer, consiste dans une histoire orale de la lutte contre le sida menée par les militantes lesbiennes d’ACT UP New York77. La volonté de documenter cette histoire du point de vue des lesbiennes provient de son propre engagement politique comme membre du groupe ACT UP d’Austin depuis 1989 : « La perte, en ce qu’elle a de palpable et d’évident, est bien réelle pour ma génération […] Ma propre expérience d’activisme contre le sida a éveillé en moi le désir de la documenter. »78 L’activisme lié au sida, particulièrement dynamique à New York, s’est construit sur les modèles des mouvements pour les droits civiques, anti-guerre, homosexuels et féministes, combinant l’action directe avec la création audio-visuelle et performative79.
L’association new-yorkaise avait la particularité de compter une forte présence de femmes lesbiennes, dont certaines travaillaient spécifiquement sur les femmes et le sida80. Leur militantisme s’était construit à la fois à l’intérieur, en périphérie et en dehors des mouvements féministes et homosexuels émergeant dans les années 1970. Collecter les récits des lesbiennes d’ACT UP est aussi une manière pour Cvetkovich de contester les récits dominants sur l’histoire du groupe, qui l’associent principalement à l’activisme d’hommes blancs gay privilégiés. Les lesbiennes ont été historiquement les premières à disparaître de l’histoire de l’association81. Les témoignages dans l’ouvrage semblent raconter une autre histoire et indiquer notamment une plus grande diversité des profils ethno-sociaux des membres. À partir d’un corpus de vingt-quatre entretiens, Cvetkovich analyse les dimensions affectives et thérapeutiques de l’activisme82. Celui-ci est configuré comme une réponse collective et publique à l’expérience traumatique, comme l’illustre d’ailleurs le slogan de l’époque « Don’t mourn, organize ! »83 Une des femmes interviewée, Catherine Gund, affirme : « Je pense qu’ACT UP a de fait constitué un lieu de guérison psychique, ou une source de réconfort, ou encore une communauté qui a été utile à beaucoup de gens pendant une période de crise »84. Maria Maggenti, une autre militante lesbienne, rappelle pour sa part que les relations d’amitié et de camaraderie étaient au cœur de l’activisme d’ACT UP : « La passion et l’émotion avec lesquelles les gens entraient dans ce mouvement et dans cette organisation, qui les impliquaient personnellement – “Soit je vais mourir, soit quelqu’un que j’aime va mourir” – obligeaient vraiment à aller à l’essentiel en matière d’amitié et de relations humaines. »85 Les femmes interviewées parlent tout particulièrement des liens politiques avec les hommes gays, mettant en avant leur travail de soin et leurs rôles d’amies, amantes et alliées dans la communauté.
Les difficultés méthodologiques rencontrées par Cvetkovich dans la documentation de ce type de militantisme constituent un élément particulièrement stimulant de sa réflexion. Elle note d’abord que les souvenirs des amitiés, des amours et des relations sont évoqués parfois avec hésitation au moment de l’entretien, mais, soucieuse de ne pas se montrer intrusive, elle n’essaie pas de lever ces réticences. Elle relève ensuite des formes de silence et d’autocensure qui se manifestent quand il s’agit d’aborder la question des conflits et des controverses internes, susceptible de révéler les rapports de pouvoir de sexe, classe et race existants entre les membres du groupe. D’après Cvetkovich, les silences, les lacunes et les manques doivent également faire partie des archives du militantisme86. Dans ce chapitre, de longs blocs de textes sont cités sans aucun commentaire, afin de signifier que les témoignages de ces femmes ont une vie par eux-mêmes, et que leurs mots constituent déjà une archive des sentiments à part entière.
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En conclusion de ce chapitre, qui rend compte de la complexité et la polyphonie des archives du genre, dans leurs multiples dimensions spatiales, temporelles et sensorielles, je souhaite proposer brièvement deux pistes de réflexion.
Un moyen de contrer la naturalisation du genre serait d’interroger les archives de l’histoire des femmes à la lumière des subjectivités, des vies et des expériences des personnes « trans » et de celles dites « non-binaires », dont l’identité de genre (le genre vécu) ne s’inscrit pas dans les représentations dominantes. Il s’agit, dans cette perspective, de penser l’instabilité, la malléabilité et la porosité du genre, dont les contours sont constamment négociés. En effet, bien avant l’usage contemporain des catégories « trans » et « non-binaire », qui nous permettent de conceptualiser des réalités restées trop longtemps invisibles, les frontières du sexe et du genre étaient déjà jouées et déjouées par les individus de multiples façons87.
La question des espaces est, par ailleurs, cruciale. Si l’histoire occidentale des idées et des mouvements féministes est aujourd’hui relativement bien connue, quelle connaissance avons-nous des espaces construits et habités au quotidien par les militantes ? Quelles traces en gardent les archives ? Qu’est-ce que les slogans, les poèmes et les dessins sur les murs des locaux de la Maison des femmes de Rome, Rue du Governo Vecchio, nous apprennent des luttes de libération sexuelle des féministes italiennes dans les années 1970 et 1980 ? Très peu documentées et encore largement invisibles, les histoires des lieux de sociabilité et de militance qui fleurissent au cours de ces deux décennies (bars, cafés, restaurants, librairies, maisons des femmes, centres de santé communautaire, etc.) ont rarement fait l’objet de recherches approfondies. Réfléchir à ce que l’espace fait au genre et réciproquement, permettrait d’inventer des méthodes innovantes pour rendre compte, tant dans l’archivage que dans la recherche, des spatialités propres aux pratiques militantes.
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1 Joan W. Scott, De l’utilité du genre, Paris, Fayard, 2012, p. 41 (Histoire de la pensée).
2 Ann Cvetkovich, An Archive of Feelings : Trauma, Sexuality, and Lesbian Public Cultures, Durham, Duke University Press, 2003.
3 Michelle Perrot, Mon histoire des femmes, Paris, Seuil, 2006, p. 12.
4 Voir le Colloque « Archives du genre, genre des archives », 7-8 novembre 2019, IMEC-Abbaye d’Ardenne France. Résumé disponible sur Calenda : https://calenda. org/692786.
5 Ibid.
6 Éric Méchoulan, « Introduction : des archives à l’archive », Intermédialités 18 (2012), p. 9-15, p. 9.
7 Michelle Perrot, Mon histoire des femmes, op. cit., p. 13.
8 Margaret Maruani, Chantal Rogerat, « L’histoire de Michelle Perrot », Travail, genre et sociétés 8, 2 (2002), p. 5-20.
9 Ibid., p. 11.
10 Michelle Perrot, Mon histoire des femmes, op. cit., p. 16.
11 Ibid., p. 18.
12 Ibid., p. 17.
13 Ibid., p. 22.
14 Ibid., p. 33.
15 Ibid., p. 17.
16 Ibid., p. 30.
17 Ibid., p. 31.
18 Voir Jenny Marx Longuet, Les filles de Karl Marx. Lettres inédites, Introduction de Michelle Perrot, Paris, Albin Michel, 1979.
19 Michelle Perrot, Mon histoire des femmes, op. cit., p. 15.
20 Philippa Levine (éd.), Gender and Empire, Oxford, Oxford University Press, 2004 (Oxford History of the British Empire Companion Series).
21 Sur le rôle des femmes dans le projet colonial français, voir Rebecca Rogers, A Frenchwoman’s Imperial Story : Madame Luce in Nineteenth-Century Algeria, Stanford, Stanford University Press, 2013.
22 « The space where we return for renewal and self-recovery, where we can heal our wounds and become whole ». bell hooks, « Homeplace : a Site of Resistance », dans Yearning : race, gender, and cultural politics [1990], London, Turnaround, 1991, p. 42.
23 Hélène Le Dantec-Lowry, « Livre de cuisine aux États-Unis : discours sur les femmes et la nation. De la ménagère à la “militante” », dans Femmes, corps, maison, nation. Espaces de la construction de l’identité sexuée, éds. Margaret Gillepsie, Jennifer Murray, revue e-CRIT, Cahiers de recherches transculturelles et interdisciplinaires 5 (2013), p. 109-138, p. 119.
24 Ibid., p. 115.
25 Ibid., p. 110.
26 Hélène Le Dantec-Lowry, « Writing Women, Writing Food : Selected African-American Women’s Cookbooks in Historical Perspective », dans Mapping Appetite : Essays on Food, Fiction and Culture, éds. Jopi Nyman, Pere Gallard, London, Cambridge Scholars Press, 2007, p. 132-147, p. 133.
27 Deux exemples célèbres sont Norma Jean et Carole Darden, Spoonbread and Strawberry Wine : Recipes and Reminiscences of a Family [1978], New York, Doubleday, 1994, et Maya Angelou, Hallelujah ! The Welcome Table : A Lifetime of Memories with Recipes, London, Virago Press, 2005.
28 Ibid., p. 133.
29 Ibid., p. 139.
30 Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard, 1979 (Bibliothèque des sciences humaines).
31 Leora Auslander, Éditorial, dans « Objets et fabrication du genre », éds. Auslander Leora, Rebecca Rogers et Michelle Zancarini-Fournel, Clio. Femmes, Genre, Histoire 40 (2014), p. 7-18, p. 9.
32 Ibid., p. 10.
33 Christine Bard, Une histoire politique du pantalon, Paris, Seuil, 2010.
34 Sherna Berger Gluck et Daphne Patai, Women’s Words : A Feminist Practice of Oral History, New York, Routledge, 1991, p. 1-2.
35 Alessandro Portelli, « What Makes Oral History Different », dans The Oral History Reader, éds. Robert Perks et Alistair Thomson, London, Routledge, 2006, p. 32-42.
36 Joy Webster Barbre and the Personal Narratives Group, Interpreting Women’s Lives : Feminist Theory and Personal Narratives, Bloomington : Indiana University Press, 1989.
37 Christine Bard, Les Féministes de la deuxième vague, Rennes, PUR, 2012.
38 https://www.bl.uk/sisterhood.
39 Lucy Delap, « Unbecoming Men : Masculinities and the Women’s Liberation Movement, 1970-1985 », British Library Sound & Moving Image, C1667-49. Pour un aperçu : https://www.bl.uk/sisterhood/articles/mens-reponses-to-womens-liberation.
40 Margaretta Jolly, Sisterhood and after : an oral history of the UK women’s liberation movement, 1968-present, Oxford, Oxford University Press, 2019 (Oxford Oral History Series), p. 279.
41 Ibid., p. 285.
42 « The templates we use to organize a historical account are filled with affect, unconscious emotions that reflect profound attachments to an idea of women’s liberation », ibid., p. 51.
43 Ibid., p. 244.
44 Margaretta Jolly, In Love and Struggle : Letters in Contemporary Feminism, New York, Columbia University Press, 2008 (Gender and Culture), p. 3.
45 Ibid., p. 2.
46 Ibid., p. 4.
47 Voir Kay Turner (éd.), Between Us : A Legacy of Lesbian Love Letters, San Francisco, Chronicle Books, 1996.
48 « Dear Lise, […] I don’t think I know how to write without being intimate, without exposing myself and my real feelings about what is going on around me », cité par Margaretta Jolly, In Love and Struggle, op. cit., p. 1.
49 Ibid., p. 2.
50 Ibid., p. 10.
51 Ibid., p. 13.
52 « Dear women, […] As women we have been actively encouraged to stay at home and look up to men as our protectors. But we reject this role. We cannot stand by while others are organizing to destroy life on our earth. It is not enough to go on demonstrations. We must find other ways of expressing the strength of our opposition to this madness », ibid., p. 113.
53 Ibid., p. 115.
54 Lucy Delap, Feminisms : A global history, London, Penguin, 2020, p. 297.
55 « A song, because of its emotional power, can evoke a level of energy in an audience unparalleled by any article or speech, simply because music speaks to our spirits as well as to our intellects ». Ibid., p. 330.
56 Anna Reading, « Singing for my Life. Memory, Nonviolence and the Songs of Greenham Common Women’s Peace Camp », dans Cultural Memories of Nonviolent Struggles : Powerful Times, éds. Anna Reading, Tamar Katriel, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015, p. 147-165, p. 152.
57 Lucy Delap, Feminisms : A global history, op. cit., p. 323.
58 Ibid., p. 319.
59 Voir l’archive numérique : http://www.yourgreenham.co.uk/.
60 Lucy Delap, Feminisms : A global history, op. cit., p. 312.
61 Eileen M. Hayes, Songs in Black and Lavender : Race, Sexual Politics, and Women’s Music, Urbana, University of Illinois Press, 2010, p. 70.
62 Françoise Vergès, Le ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme, Paris, La fabrique éditions, 2017, p. 186.
63 https://womensliberationmusicarchive.co.uk/about/.
64 Lucy Delap, Feminisms : A global history, op. cit., p. 298.
65 Negar Mottahedeh, Whisper Tapes : Kate Millett in Iran, Redwood City, Stanford Briefs, 2019, p. 3.
66 Sur le concept d’« archives de la dissidence sexuelle », voir Lucía Egaña Rojas et al., « ARXIU DESENCAIXAT. Una experiencia situada para des-heterosexualizar el archivo », #Re-visiones, FOCUS : Desencajar el archivo 8 (2018), (URL : http:// www.re-visiones.net/index.php/RE-VISIONES/article/view/293/561).
67 Judith Halberstam, « What’s that Smell ? Queer Temporalities and Subcultural Lives », International Journal of Cultural Studies 6, 3 (2003), p. 313-333, p. 313.
68 Camille Briquet, Aux marges de l’archivage : les questions LGBTIQ, comment archiver une culture underground, Mémoire de DUT, IUT Bordeaux Montaigne, 2018, p. 14.
69 Lucía Egaña Rojas et al., « ARXIU DESENCAIXAT. Una experiencia situada para des-heterosexualizar el archivo », art. cit., p. 4.
70 « Forged around sexuality and intimacy, and hence forms of privacy and invisibility that are both chosen and enforced, gay and lesbian cultures often leave ephemeral and unusual traces. […] memory becomes a valuable historical resource, and ephemeral and personal collections of objects stand alongside the documents of the dominant culture in order to offer alternative modes of knowledge », Ann Cvetkovich, An Archive of Feelings, op. cit., p. 21.
71 Ibid., p. 20.
72 Lucía Egaña Rojas et al., « ARXIU DESENCAIXAT. Una experiencia situada para des-heterosexualizar el archivo », art. cit., p. 7.
73 « The term “archive of feelings” puts pressure on traditional notions of the archive because emotional experiences and intimacies are frequently ephemeral and hence not always assumed accessible via the print records and other documents conventionally found in institutionally based archives », Ann Cvetkovich, « Photographing Objects as Queer Archival Practice », dans Feeling Photography, éds. Elspeth Brown and Thy Phu, Durham, Duke University Press, 2014, p. 273-296, p. 274.
74 Cette réflexion s’étend aussi aux mouvements féministes, dont les histoires sont jalonnées par les grèves et les manifestations de rue. Dans les contextes de prise de parole dans l’espace public, les objets et les supports matériels sont utilisés comme outils politiques de communication et d’identification.
75 Ann Cvetkovich, « Photographing Objects as Queer Archival Practice », art. cit., p. 275.
76 Voir les articles contenus dans «« Queering archives » : Historical Unravelings », éds. Daniel Marshall, Kevin P. Murphy, Zeb Tortorici, Radical History Review 4, 120 (2014).
77 ACT UP, soit « AIDS Coalition to Unleash Power » / « Coalition contre le SIDA pour libérer le pouvoir », est une association internationale de lutte contre le SIDA créée en juin 1987 au Lesbian, Gay, Bisexual & Transgender Community Center de New York par l’écrivain Larry Kramer, un des premiers militants face à l’épidémie du sida.
78 « The palpability and the directness of loss are very real for my generation. […] My own experience of AIDS activism made me want to document it », Ann Cvetkovich, An Archive of Feelings, op. cit., p. 18-19.
79 Ann Cvetkovich, « AIDS and Video Activism », dans Art, Activism, and Oppositionality : Essays from Afterimage, éd. Grant Kester, Durham, Duke University Press, 1998, p. 182-198.
80 Voir ACT UP / NY Women and AIDS Book Group, Women, AIDS, and Activism, Boston, South End Press, 1990.
81 Ann Cvetkovich, An Archive of Feelings, op. cit., p. 181.
82 Sur les liens entre dimensions politiques et émotionnelles dans l’activisme d’ACT UP, voir Deborah B. Gould, Moving Politics : Emotion and ACT UP’s Fight against AIDS, Chicago, University of Chicago Press, 2009.
83 Ann Cvetkovich, An Archive of Feelings, op. cit., p. 186.
84 « I think ACT UP did provide a psychic healing, or comfort, or community that was useful during a time of crisis for a lot of people », ibid., p. 194.
85 « So the passion with which, the emotion with which people came into this movement and this organization, which was personal – “Either I’m going to die, or someone I love is going to die” – really forces you to cut through the bullshit when it comes to friendship and relationships », ibid.
86 Ibid., p. 229.
87 À partir d’un corpus anglo-américain d’archives littéraires, judiciaires et issues de la presse populaire des xviiie et xixe siècles, l’ouvrage de Jen Manion, Female Husbands : A Trans History, restitue par exemple l’histoire des personnes qui ont été assignées femmes à la naissance, mais qui ont vécu dans la société comme des hommes et étaient légalement mariées avec des femmes. Il montre la richesse et la complexité de ces expériences des female husbands décrites comme des exemples de rébellion féminine ou, plus récemment, comme des « ancêtres trans ». Jen Manion, Female Husbands : A Trans History, Cambridge, Cambridge University Press, 2020. Voir aussi Rachel Mesch, Before Trans. Three Gender Stories from Nineteenth-Century France, Stanford, Stanford University Press, 2020.