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VI. L’histoire des savoirs : quelle pratique des archives ?

Étude de cas et perspectives

Jean-François BERT

Université de Lausanne

Il y a de nombreuses manières d’observer, de raconter, ou d’appréhender l’activité savante. Ainsi, l’épistémologie a mis l’accent sur les notions de rationalité, de production de concepts, de validité, ou encore de vérité1. Depuis les années 1980, les Science and Technology Studies (STS) ont insisté sur le rôle joué par les artefacts techniques, comme la pompe à air, dès lors qu’il s’agit de saisir l’élaboration de certaines théories ou de certains concepts heuristiques2. De leur côté, les sciences de la communication ont elles aussi observé les « techniques » intellectuelles mobilisées lors de certaines opérations cognitives, comme la capacité à classer, à hiérarchiser ou encore à mémoriser3. L’histoire des savoirs, autre démarche analytique qui vient compléter l’approche traditionnelle de l’histoire des sciences, cherche à réinscrire les pratiques savantes dans des contextes spécifiques, comme certains lieux dédiés spécifiquement à la production des savoirs savants que sont, par exemple, les bibliothèques, les scriptoria, ou les laboratoires4. Une relocalisation des savoirs qui a accompagné les succès du tournant spatial.

En dépit de cette apparente diversité, ces approches souvent concurrentes reposent en fait sur un élément commun : une certaine « pratique » des archives qui requiert une manière particulière de les lire et de les mobiliser. Si les manuscrits (inédits) et la correspondance ont d’abord été largement mobilisés, il faut noter depuis plusieurs années une ouverture de la pratique archivistique vers de nouvelles catégories de documents qui étaient jusque là peu abordées, comme les carnets de notes, les agendas, les brouillons, ou encore des documents de travail aussi peu reluisants que la coupure de presse ou la photocopie annotée d’un article tiré d’une revue spécialisée5. Des documents devenus incontournables car ils accompagnent la venue au jour des idées, et fi montrent la science en train de se faire6. Des documents, surtout, qui fi par donner une image bien différente de ce que les savants ont parfois eux-mêmes raconté de leur quotidien, de leur manière de procéder, voire de la façon dont ils en sont venus à avoir des idées ou à faire des découvertes.

Mettre l’accent sur la matérialité et les pratiques

Cette volonté d’interroger tant la matérialité des environnements que les pratiques qui sous-tendent la recherche dans sa globalité par le bais de certains documents d’archives révèle un profond changement de perspective dans la manière de considérer l’élaboration des savoirs, au-delà et en deçà de certains grands principes organisateurs comme « l’expérience », « l’empirie » ou encore « la vérité ».

Les savoirs sont des opérations (bien plus que des contenus) qui reposent sur un ensemble de compétences, de gestes, de savoir-faire et de manipulations d’objets aussi différents que le papier ou les instruments expérimentaux7. Les savoirs, de ce point de vue, sont toujours une affaire de corps, de gestes, ou plutôt de séries de gestes répétés et transformés en habitudes et en routines. Manipuler, porter, déplacer, regarder, scruter, écrire sont quelques-unes de ces actions au moins aussi importantes que réfléchir, méditer, penser, interpréter, en ce qu’elles obligent le savant à adopter des postures spécifiques, à se contorsionner, à s’agenouiller, à lever la tête, ou encore à baisser les yeux, à apprendre à voir au travers d’un microscope ou d’un télescope.

On peut trouver les premiers linéaments de cette attention aux pratiques savantes dans plusieurs opérations de recherche historique, sociologique ou anthropologique et en premier dans la manière dont les historiens de la culture lettrée et de l’écrit ont distingué plusieurs modus legendi. C’est le cas de Lucien Febvre et d’Henri-Jean Martin qui, dans L’Apparition du Livre, paru en 19588, développèrent une approche à la fois culturelle et intellectuelle de l’histoire du livre, ouvrant la voie à une nouvelle prise en compte des pratiques conjointes d’écriture et de lecture savantes basée sur l’idée que toute forme d’écriture est fondamentalement liée à la forme de pensée de la civilisation qui l’a sécrétée et finalement à laquelle son devenir est lié9.

Au détour de ces mêmes années 1960, les travaux ethnographiques de Jack Goody sur l’oralité et l’écrit10, d’abord conduits en Afrique chez les LoDagaa, ont permis de concevoir les nombreuses répercussions que le passage à l’écrit a eues sur ces sociétés dites « traditionnelles », non seulement dans les modes de pensée et dans les formes de raisonnement, mais plus généralement aussi dans les manières de croire et de ritualiser, dans l’économie et les processus de production, ou encore dans l’administration et la gestion politique. Pour reprendre quelques-unes des interrogations de l’anthropologue : en quoi penser par tableaux, listes ou formules est-il spécifique aux sociétés à écriture ?11 Ces formes particulières d’inscription facilitent-elles la fixation des savoirs et leur transmission progressive ? En quoi induisent-elles un mode de pensée particulier qui est lui-même à l’origine d’un rapport au monde d’un genre particulier ? Des suggestions qui continuent d’irriguer le vaste courant de la Littératie, qui a désormais pour principaux objets la question des supports de l’écrit, celle de la transmission des connaissances, du développement de la science face à la religion, ou encore du rapport des sociétés à écriture avec les traditions savantes12.

Les Science Studies ainsi que l’anthropologie latourienne (qui avait pour objet, rappelons-le, d’examiner l’accumulation et la mise en circulation des inscriptions par les savants dans leurs laboratoires au cours de la construction des faits scientifi ont largement hérité de ces deux perspectives novatrices sur l’écrit et les pratiques d’écritures13. La Vie de laboratoire, qui se présente comme une enquête ethnographique, a permis à Latour et Woolgar de concevoir le laboratoire comme un « terrain », aussi exotique, aussi mystérieux qu’un village de la forêt amazonienne ou de la brousse africaine14. Un décentrement opératoire qui les obligea, par exemple, à se focaliser sur ce qui, jusque là, n’était pas dit, documenté, ou même pensé des pratiques savantes, à savoir les relations réellement existantes entre tous les acteurs présents – ce qui inclut non seulement le directeur du laboratoire et les chercheurs, mais aussi les techniciens et le personnel administratif. C’est aussi en prenant au sérieux la répartition et les usages des espaces, qu’il s’agisse des salles d’expérimentation, des bureaux ou des lieux de socialisation et d’échange, que les deux auteurs en sont venus à prendre en compte les interactions qui se produisent entre les acteurs humains et les machines, les échantillons ou les instruments de mesure et qui, la plupart du temps, se retrouvent matérialisées par des inscriptions qui relève d’un tracé d’instrument d’analyse, d’un tableau de chiffres, ou encore d’un diagramme. Prendre en compte la matérialité des choses du social est depuis devenu une évidence, d’autant plus que c’est aussi en décidant de se situer résolument au ras de l’action des savants, dans une sorte de microsociologie des pratiques quotidiennes, que Latour et Woolgar ont soutenu un « constructionnisme » fort qui met l’accent sur la constitution collective des faits scientifi Un tournant anthropologique majeur qui désormais ne se limite plus à la seule ethnographie des laboratoires.

Ajoutons une autre impulsion donnée, récemment, par plusieurs travaux historiques anglo-saxons, qui se sont penchés sur les problèmes que pose aux savants l’explosion de la production et de la circulation des informations et des savoirs durant la modernité. C’est le cas des recherches d’Ann Blair, récemment traduites en français, sur l’évolution aussi bien des pratiques de lieux communs que des techniques d’archivage, et cela grâce au développement d’outils de référencement spécifique comme les index ou les thésaurus qui ont permis aux acteurs savants de s’orienter plus facilement dans le dédale des informations et ainsi de produire de grandes entreprises de compilation de nature encyclopédique15. Dans la même veine, on peut citer Lorraine Daston qui concentre ses recherches sur les « pratiques cognitives » propres à l’habitus savant, telles que l’observation, l’attention, la mémorisation, mais aussi, plus simplement, l’écriture et la lecture16.

Ces quelques renouvellements du genre classique de l’histoire intellectuelle ou de l’histoire des sciences17 ont conduit à d’importants changements dans la patrimonialisation des traces de l’activité savante. Difficile, en effet, d’écrire une histoire décloisonnée des savoirs vus comme des pratiques ou des opérations alors que la majorité des archives à disposition sont institutionnelles. Du point de vue archivistique, les archives personnelles des savants et chercheurs ont rapidement gagné droit de cité dès les années 1980 en France18, devenant même une priorité pour certaines institutions dont les Archives nationales, départementales et municipales, l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet (BLJD) ou la Bibliothèque nationale de France qui se sont pleinement engagés dans la conservation et la transmission de ces archives. C’est également le cas de plusieurs grands centres de recherches comme le CNRS, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), l’Institut de recherche pour le développement (IRD), le Collège de France, Sciences Po, l’École polytechnique ou encore l’École des hautes études en sciences sociales19 qui ont fait le choix d’accompagner le dépôt de telles archives par des entretiens ou des observations ethnographiques détaillées.

Il y a bien évidemment un intérêt historiographique à vouloir mobiliser de tels documents qui mettent l’accent sur l’importance des lieux, des collectifs, des instruments, mais surtout sur les pratiques, petites et grandes, qui accompagnent tout projet de recherche. Il s’agit là d’une nouvelle grille de lecture de l’activité savante qui permet de rouvrir certains dossiers classiques comme celui de la nature hautement intellectuelle et spéculative des sciences, de la construction des règles de la rationalité occidentale, ou encore de l’usage de certains découpages historiques qui vise à entériner l’existence de moments de « révolutions » – comme celle de l’imprimé20. Le grain de description est désormais plus fin, bien plus sensible, surtout, aux nuances.

Gestes et « savoir-faire » savants

La formulation de ces nouvelles hypothèses passe, on l’a dit, par une prise en compte renouvelée – profondément matérielle – des archives de la recherche21. Archives qui sont composées, rappelons-le, par des notes de cours éparses, des fiches préparatoires, des brouillons, des photocopies de photocopies, annotées ou non… Négligées jusque là car jugées inintéressantes (ou difficilement monnayables), et posant des problèmes d’archivage et de conservation redoutables, tant pour les institutions patrimoniales et universitaires que pour les historiens, philosophes et épistémologues spécialistes d’un auteur ou d’un domaine, ces documents donnent à voir le laboratoire d’une œuvre, l’atelier d’une écriture et d’une pensée. Elles ne sont pas des « inédits ». Elles ne sont pas nécessairement porteuses d’éléments de contexte extra-scientifique ou personnel qui apporteraient des détails sur la production d’une idée. En revanche, elles sont un moyen d’observer en acte plusieurs « gestes » savants, tenus généralement pour routiniers et dépourvus de noblesse, alors qu’en réalité, ils sont essentiels en ce qu’ils traversent de bout en bout la production savante moderne22. Ces « petits » gestes de l’érudition, que l’on croit faussement ordinaires et éphémères, comme la copie, l’apprentissage « par cœur », ou encore la capacité à extraire des citations et de les présenter sous la forme de lieux communs ont en fait connu des transformations importantes sous l’effet, en particulier, de l’introduction d’instruments et de dispositifs techniques innovants, comme l’imprimerie ou plus récemment, la photocopie.

Une attention récente à cette véritable ingénierie textuelle a été à l’origine de plusieurs travaux importants.

Les premiers concernent la pratique du carnet, dont on sait qu’il a été pour les savants un puissant outil épistémique, qui leur a permis d’exploiter la matière accumulée, mais aussi de réordonner des données signifiantes ou encore d’organiser leur pertinence probatoire23. Cet objet commode a surtout été un élément indispensable des voyages et des expéditions, comme le rappelle Marie-Noëlle Bourguet à propos du carnet tenu par Alexandre von Humboldt lors de son périple italien en 180524. Ce carnet/journal de voyage, véritable outil de papier, recueille une écriture de terrain. Page après page, ce ne sont que des chiffres, des relevés numériques de température plus ou moins bien alignés ou disposés en colonnes, parfois assortis d’un commentaire lapidaire généralement rédigé en allemand, voire d’un simple point d’interrogation. En tout état de cause, et comme l’indique Bourguet, analyser un tel carnet demande de déplacer le questionnement. S’il ne permet pas d’étudier les rapports entre voyage, prise de notes et construction du savoir au tournant des xviiie et xixe siècles, ce carnet donne à voir comment les relevés du savant, le plus souvent établis dans le feu des observations, constitue plus qu’une simple habitude, un style de vie, « une manière de travailler et de penser, une manière d’être au monde »25. Ce carnet griffonné et apparement illisible offre l’occasion rare de s’interroger sur les gestes corporels et les dispositions mentales au moyen desquels Humboldt a construit la représentation scientifique du monde naturel qu’il explore et qu’il a décidé de prendre en note quotidiennement.

Le renouveau de cette réflexion sur les échafaudages des pratiques savantes a permis de produire une analyse tout aussi originale sur la place des commentaires et des annotations marginales26. C’est en étudiant la bibliothèque de Voltaire, vendue après sa mort à Catherine II et conservée à la Bibliothèque nationale de Russie – bibliothèque constituée de 3867 titres et de plus de 7000 volumes dans lesquels le philosophe pratiqua quotidiennement l’écriture en marge pendant plus de cinquante ans, de la veille de son départ en Angleterre en 1726 jusqu’à sa mort en 1778 – que Gillian Pink renouvelle le genre en déplaçant radicalement la grille d’analyse habituellement utilisé par les historiens du livre27. Les marginalia ne sont pas analysées selon une logique génétique, comme s’il s’agissait d’un avant-texte, mais d’abord dans le but d’observer les différents modes opératoires qui sous-tendent l’activité de lecteur de Voltaire tout au long de sa vie. Les questions que pose l’auteure à cet ensemble de notes et de notules sont d’abord d’ordre matériel : quel est le nombre, la forme ou la langue des annotations ? À quoi servent-elles ? Pourquoi un auteur comme Voltaire décide-t-il d’isoler un terme, une phrase, un paragraphe dans le fil du texte d’un autre ? Pourquoi choisit-il de manifester un agacement, une critique, un commentaire personnel par une note marginale ? Dans un second temps, Pink engage une réflexion générale sur les enjeux de ces annotations, posant à son corpus une nouvelle batterie de questions qui font apparaître les liens qui unissent un savoir-faire graphique et une opération intellectuelle : qu’est-ce que cela veut dire que s’approprier un livre par des manifestations graphiques multiples allant de la simple croix au soulignement ou à l’encadrement d’un ou plusieurs paragraphes, en passant par le geste de corner une page ou d’insérer un signet qui, dans certains cas, peut lui aussi contenir une annotation ? Annoter permet-il de mieux se souvenir du texte par la suite ? Lire sans crayon donne-t-il la même attention face au texte ? Quelles sont les vertus cognitives d’un tel geste ? Est-ce que lire en annotant transforme notre manière de lire, et l’expérience de lecture que nous pouvons faire ?28 Le lecteur en a-t-il d’ailleurs conscience lorsqu’il annote un livre ? Ces notes permettent-elles de détecter un lien entre les différents emprunts et les citations ? Cette approche matérielle de la note peut aussi s’ouvrir à une interprétation comparative, car si Pink nous offre une description fine des marginalia de Voltaire, nous possédons un même travail pour l’historien de la fable mystique, Michel de Certeau, l’anthropologue Marcel Mauss, ou sur les premiers lecteurs du De Revolutionibus de Copernic29.

Outre l’usage du carnet et la pratique des marginalia, l’usage des fiches est un autre exemple probant de ce nouvel intérêt porté aux prothèses de l’activité savante. Goody, encore lui, dès ses premiers travaux, avait signalé à juste titre qu’il s’agissait là d’« une tradition cumulative d’examen critique » qui favorisa aussi bien le développement de l’esprit critique par l’art du commentaire, que l’esprit d’orthodoxie par le respect du livre30. Les fiches offrent aux savants les moyens d’accumuler les informations, de les enregistrer et de les classer, de les conserver et d’en faciliter la mémorisation. Dans les mondes savants occidentaux, cette pratique a connu un premier regain d’intérêt lors de la première modernité, en particulier lorsque les papetiers façonnèrent des boîtes et des boîtiers de plus en plus perfectionnés dans le but de gérer le nombre toujours croissant de fiches31. C’est le cas du juriste Vincent Placcius qui développa dans son De Arte excerpendi (1689) l’idée d’une armoire érudite ou meuble à lieux communs, composé à la fois d’un système d’accrochage ad hoc pour les feuilles dites volantes et d’une multiplicité des tiroirs de petites tailles (tituli)32. Cependant, il faudra attendre la seconde moitié du xixe siècle pour voir la pratique se populariser et dépasser certains des grands clivages épistémologiques et méthodologiques qui existent alors entre des disciplines concurrentes. On trouve des fiches partout : chez le médecin, le linguiste, l’ethnologue, le policier et le philosophe, le physicien ou le mathématicien. La fiche permet d’accomplir et de rationaliser plusieurs grandes opérations intellectuelles indispensables pour produire un savoir nouveau : accumuler, sérialiser, mettre en relation, formaliser ou, à l’inverse, discriminer. Du point de vue épistémologique, aussi, le fichier est un dispositif matériel qui favorise l’adoption de plusieurs gestes cognitifs difficiles à accomplir sans, que ce soit la réduction d’un problème du général au particulier, la comparaison33, ou encore les changements de focale et de perspective.

Ce succès de la fiche et du fichier n’empêcha pas les critiques comme celles de Louis Laurand (1873-1941) qui, dans son Manuel des études grecques et latines (1925), lista une série d’inconvénients : les fiches se perdent facilement (un désavantage certain par rapport au carnet) ; elles sont encombrantes et incommodes à manier ; elles ne sont utiles que pour classer les mêmes faits suivant plusieurs ordres différents (alphabétique, chronologique, thématique ou encore par ouvrage) ; il est nécessaire de les dupliquer ou d’y ajuster d’autres procédés, comme l’usage de couleurs différentes pour effectuer des renvois vers d’autres dossiers. À ces nombreuses insuffisances vient s’ajouter un risque intellectuel plus important encore, celui de sombrer dans la redite. Comme on le sait parfaitement, faire des fiches n’implique pas d’avoir des pensées neuves, révolutionnaires ou qui ajoutent quelque chose à l’existant. Il suffit de savoir lire, extraire, copier et classer. Tout au long du xxe siècle, il s’agira d’un lieu commun de la satire du savant et des croisades contre une certaine pratique scientifique.

Les cartes à jouer de le sage : les archives d’une technique intellectuelle singulière

Durant le xviiie siècle, entre le système d’accrochage des feuilles volantes de Placcius et le développement d’une machinerie à fi toujours plus complexes, véritable excroissance matérielle et mémorielle de l’esprit et parfois du corps même du savant34, des fi d’un type particulier, écrites sur le verso des cartes à jouer, vont servir à tous et à tout.

Le dos des cartes est alors vierge, sans illustration ni aplat de couleur. Cette surface libre est totalement disponible pour l’écriture et les cartes à jouer vont être utilisées pour éditer tant des factures ou des reconnaissances de dettes, que pour faire des commandes adressées à un fournisseur, pour rédiger des messages personnels ou anonymes, voire aussi pour servir de billets d’abandon d’enfants…35 Elles seront également un support d’écriture pour les écrivains et les savants qui apprécient autant le format réduit de la carte à jouer que l’on peut glisser dans une poche, que la rigidité du papier qui permet d’écrire partout, « à la volée ». Comme l’a remarqué Claire Bustarret, qui s’est longuement intéressée à la manière dont Rousseau consigna sur des cartes ses Rêveries d’un promeneur solitaire :

[…] les cartes à jouer portant des notes cursives de Rousseau sont présentées comme des témoins exceptionnels d’une façon de faire adaptée aux exigences de la déambulation en milieu extérieur. À moins de faire halte à la table d’une auberge, et bien qu’il existât des encriers de voyage, l’absence de papiers à écrire suffisamment rigides contraignait en effet les « touristes » du xviiie siècle, lorsqu’ils voulaient, tels Hyacinthe Azaïs, écrire en marchant, à transporter une planchette de bois, éventuellement munie d’un pied. La marche du promeneur Jean-Jacques arpentant les faubourgs parisiens ne s’encombrait pas de semblables systèmes : muni d’un simple portemine, il avait trouvé la solution adéquate dans l’emploi de la carte à jouer, qui se glissait aisément dans la poche et dont la rigidité facilitait un geste d’écriture hâtif, ne nécessitant d’autre appui que la paume de la main36.

Le physicien et mathématicien genevois Georges Louis Le Sage (1724-1803) s’est lui aussi servi de cartes à jouer, mais de manière bien plus systématique. Lorsque, au milieu du xviiie siècle, Le Sage décide de s’emparer de ce format standardisé de la carte à jouer (9 x 7 cm), c’est dans le but de créer un fichier dans lequel, inlassablement, et pendant plus de cinquante années, il déposera et classera différents registres d’écritures : des citations, des pensées multiples, des observations scientifiques, des questionnements personnels, des sommaires de livres à venir, des brouillons, des copies de lettres envoyées, des résumés de discussion ou de conversation avec d’autres savants… Un vaste ensemble hétéroclite de textes que le dispositif du fichier devait lui permettre de rassembler en un seul et même endroit. Composé de plus de 35 000 cartes rangées et disposées dans des sachets que Le Sage titra thématiquement, cet important massif archivistique est conservé à la Bibliothèque de Genève (BGE) depuis 1818. Plusieurs analyses historiennes et archivistiques ont tenté d’en cerner les nombreux aspects37. Toutes ont cependant rapidement buté sur les contraintes matérielles du dispositif. Comment dépouiller ces milliers de cartes (qu’il faudrait déjà commencer par compter) : une par une, tas pas tas, sachet par sachet… ? Faut-il le faire en faisant des fiches sur les fiches ? Faut-il transcrire chaque carte ou au contraire reformuler et synthétiser ? Dans le cas d’une transcription, faut-il respecter le principe de la fidélité et reproduire la forme du texte, les renvois à la ligne, les espacements, les retraits et alinéas, les mots soulignés ou en gras, en italique ou barrés, les signatures ? Faut-il, de même, respecter l’orthographe, la grammaire, la syntaxe, la ponctuation, les majuscules et minuscules ? Faut-il, encore, rendre compte de l’illisibilité de certains mots, voire de certaines phrases ? Ne faut-il pas mieux se contenter de faire une copie numérique de chaque carte, dans l’espoir que cette reproduction « à l’identique » en facilitera tant la lecture que leur possible déplacement afin, peut-être, de composer de nouveaux regroupements thématiques ?

C’est pour chercher à répondre à ces questions que les cartes de Le Sage ont été présentées à un groupe d’étudiants inscrits à l’école d’été « Archiver / créer » qui s’est tenue à l’université de Genève. Pour faire de ce cas archivistique singulier un exercice pratique, une copie numérique d’un des sachets de Le Sage – le dernier retrouvé à sa mort dans la poche de sa redingote – a été numérisé, reproduit à l’identique et distribué aux étudiants. Contenu dans la boîte 2056c, ce sachet qui a pour titre « Dernier sachet trouvé sans étiquette dans la poche de Mr Le Sage. Sur des projets de publications prochaines », contient 27 cartes (Fig. 1).

Travaillant en binômes, les participants avaient quelques heures pour élaborer une première étude de ces 27 cartes, soit en respectant les cadres de l’approche historienne classique sur les archives (opérant successivement une critique externe et une critique interne des documents), soit en développant un dispositif totalement nouveau, artistique, voire ludique (Fig. 2)38.

Fig. 1 : Recto et verso du sachet avec deux graphies différentes. La question des deux numéros inscrits s’est rapidement posée (le 13 correspond au numéro du sachet dans la boîte 2056c, le 1 correspond à la foliotation réalisée pour faire les numérisations). © BGE. Ms. Fr. 2056c. F 01 recto et verso.

Fig. 2 : Photographie prise lors de la séance de travail. Le groupe tente d’organiser les cartes selon différents critères, ici un critère de format (vertical ou horizontal). © Jean-François Bert.

Si certains participants ont eu le réflexe d’aller immédiatement consulter l’inventaire disponible en ligne sur le site de la BGE, découvrant qu’il offrait une description succincte des sachets et, parfois, de leur contenu, plusieurs doutes apparurent. Fallait-il ou non se fier à cet inventaire ? De quoi était-il représentatif ? Comment et par qui avait-il été fait et quel était son degré de précision ? Le classement proposé était-il celui de Le Sage, ou celui constaté au moment du dépôt de son fonds en 1818, soit quinze ans après la mort du savant ? D’autres groupes se sont subitement focalisés sur l’existence d’un numéro écrit au crayon de papier sur chaque carte. Quelle est sa fonction ? Est-ce un numéro de foliotation inscrit par l’archiviste pour faciliter la numérisation, ou est-ce un numéro qui indique un sens ou un ordre des cartes contenues dans le sachet ? Et surtout, ce numéro empêche-t-il de manipuler les cartes à l’intérieur du sachet et de les reclasser en fonction d’autres critères pertinents comme la chronologie, étant donné que certaines cartes sont datées d’une façon précise (Fig. 3) ? Cette interrogation a permis d’établir un premier point d’accord entre l’ensemble des groupes : un document d’archives, quel qu’il soit, aussi riche et complexe soit-il, ne parle pas uniquement de lui-même, ne s’exprime pas seul. Le « faire parler » exige de prendre un certain nombre de décisions. Autrement dit, ce document ne peut exister que dans une relation dialogique.

Fig. 3 : Exemple de carte contenant une date précise. « Ce 19e 9bre 1802. J’ai résolu : de composer ou plutôt, une Exposition nette ; de la profonde Douleur dont je suis affecté, quand on s’attend que je vais alleguer tout de suite mes Raisons pour embrasser un certain Parti et que cependant je me trouve incapable de le faire. […] ». © BGE. Ms. Fr. 2056c, folio 26.

Au moment de la discussion conclusive de l’atelier, la manière de lire et d’interpréter ce « dernier » sachet de cartes de Le Sage a fait l’objet de quatre réfl : la matérialité du support, la constitution du fi, la nature des inscriptions et pour fi l’actualité de la démarche d’accumulation de savoir du physicien.

La plupart des participants ont commencé leur propos en soulignant la matérialité complexe de cette archive. Avant de lire les cartes et de les comprendre, il semblait important de savoir pourquoi Le Sage s’était tourné vers un tel support. Plusieurs questions sont apparues au fil des présentations : pourquoi y a-t-il autant de cartes disponibles à Genève durant la seconde moitié du xviiie siècle ? S’agit-il de cartes neuves ou, au contraire, de cartes déjà utilisées, et récupérées (mais où ?) par le physicien ? La pratique de Le Sage demandait à être replacée dans ses différents contextes : local, culturel, politique, mais aussi religieux, car comme l’apprendront les participants, les jeux de cartes ont été interdits dans la cité de Calvin, conduisant les familles de cartiers à entamer de longs procès avec l’administration de la ville au milieu du xvie siècle. Ce n’est qu’au mi-temps du xviiie siècle que réapparaîtront les cartiers, bien que le jeu soit encore interdit. C’est le cas, en 1744, de J.-R. Hauser, mais aussi de J.-A. Bermond à partir de 1748, ou encore de P. Paiche, dont la présence est attestée en 1762, puis des familles Huteau-Paiche en 1781 réunies à la faveur d’un mariage39. C’est ce retour des cartiers qui permet d’expliquer comment Le Sage parvient à se procurer, en nombre, sa matière première. Des cartes qu’il n’a d’ailleurs pas achetées neuves, comme semble le suggérer les nombreux ratés d’impression qu’elles présentent (Fig. 4)40. Les jeux de cartes étaient, rappelons-le, des produits manufacturés assez coûteux relevant d’une technique de fabrication complexe. Il fallait coller ensemble plusieurs épaisseurs de papiers différents, les presser et les sécher avant le lissage, le découpage, et finalement le tri.

Fig. 4 : Trois de cœur avec quelques défauts au niveau de la coloration. © BGE. Ms. Fr. 2056c, folio 28 verso.

La discussion finale a aussi permis de mettre au jour la nécessité de saisir la nature exacte du travail que Le Sage s’attelait à faire avec ses cartes. De nouvelles questions apparurent. Pourquoi en a-t-il rédigé 35 000 ? Pour qui ? Pour en faire quoi ? Dans quelles conditions les a-t-il produites ? Comment les a-t-il classées ? Le Sage a-t-il, au fil du temps, développé un modèle de carte, une grille qu’il aurait reprise à chaque fois ? Les idées ou les informations diverses qu’il inscrit sont-elles hiérarchisées (et comment) ? Emploie-t-il un code (comme une couleur ou un soulignement) pour se repérer plus facilement (Fig. 5) ?41 Des questions qui nous ont conduit à clarifier le rôle et le fonctionnement d’un fichier au xviiie siècle, tout comme de préciser, dans le cas particulier de Le Sage, comment il organisa son fichier à la manière d’une carte géographique qui devait lui permettre de se focaliser sur des points précis en fonction de ses différents centres d’intérêts. C’est tout particulièrement ce qu’on observe à propos de la question de la gravitation, l’un de ses thèmes de recherche. Le Sage est l’un des représentants d’une physique de type corpusculaire dans laquelle les corps célestes ne s’attirent pas mais sont poussés les uns vers les autres par l’effet de chocs répétés avec de petites particules que le physicien nommera « corpuscules ultramondains ». C’est en créant de minuscules impulsions que ces chocs répétés finissent par mettre les corps en mouvement par un effet de compression.

Fig. 5 : On remarque la présence d’un signe graphique en haut à gauche qui indique que cette carte est liée à une autre. © BGE. Ms. Fr. 2056c, folio 7 recto.

Un troisième ensemble d’interrogations a permis, ensuite, de se focaliser sur la nature des inscriptions de Le Sage. En quoi ce qu’il a écrit sur les cartes, et qui relève de registres de textes divers, a-t-il joué un rôle dans sa production savante ? Comment est-il passé (ou non) d’une écriture fragmentaire à une écriture définitive (synthétique) qu’exige la rédaction d’un ouvrage ou d’un article ? À dire vrai, ces quelques questions ont permis de soulever une incertitude, commune à tous les participants, mais résolue différemment selon les groupes. Si tous étaient d’accord sur le fait qu’il fallait commencer par baliser la lecture et l’interprétation des cartes en prêtant attention à certains éléments factuels (chiffres, dates, noms), il y avait beaucoup plus d’hésitations quant à la manière de prélever certains échantillons de texte, ce qui traduisait des rapports variables à la source historique en général. Ce point est devenu central lorsque les groupes ont appris que Le Sage n’avait finalement presque rien écrit en dehors de son fichier, si ce n’est deux mémoires édités à compte d’auteur et deux articles, « Inverse » et « Gravité », pour l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert42. Toute son « œuvre » tient dans son fichier, un fichier qu’il s’est lentement construit, par un investissement quotidien, une véritable ascèse de l’écriture, et qu’il est paradoxalement impossible de considérer comme un avant-texte préparatoire.

Fig. 6 : « Que, pendant fort longtemps, j’ai fait tout mon possible ; pour me conformer à la façon de travailler usitée parmi les autres écrivains. Mais que tous ces efforts s’étant trouvés infructueux ; j’avais enfin compris ; qu’une Tête excentrique comme la mienne, avait absolument besoin de se laisser aller, à la Marche // que lui dictait la tournure de ses facultés individuelles. » © BGE. Ms. Fr. 2056c, folio 3 recto et verso.

La discussion collective a surtout été l’occasion d’interroger la nature de la démarche savante de Le Sage. Peut-elle être qualifiée de scientifique ? Quel regard faut-il porter sur ce savant qui laissa derrière lui 35 000 cartes à jouer, peu d’articles et d’ouvrages publiés, et surtout – ce que les participants apprendront au cours de l’atelier – une hypothèse sur la gravitation qui va se révéler fausse ? N’y a-t-il pas quelque chose de profondément « différent » dans la vie savante de Le Sage (Fig. 6) ? Une vie entièrement consacrée à rédiger, classer, ranger, organiser ces cartes « pour presque rien » ? Des cartes qui nous indiquent, en fait, que la production de savoirs est toujours le résultat d’un « savoir-faire », au sens anthropologique du terme, qui peut se décliner en plusieurs opérations tant manuelles (copier, extraire, résumer, synthétiser) qu’intellectuelles (observer, prélever, classer, hiérarchiser, mémoriser, calculer, interpréter). Un savoir-faire singulier qui distingue Le Sage d’autres savants de son époque, comme par exemple sa manie de l’explication causale qu’il utilise autant pour expliquer certains phénomènes simples de la vie ordinaire (l’hygiène corporelle) que pour produire et légitimer des expérimentations plus sérieuses sur des sujets plus fondamentaux (comme le réductionnisme aristotélicien).

Pour les étudiants, l’aspect tragique de cette existence va rapidement fi par éclipser tout le reste, et en premier le rôle de son fichier et de ses fi dans l’élaboration de sa pensée. Le Sage n’est plus le physicien et mathématicien qui s’est choisi un outil novateur en ce qu’il permet de mémoriser plus facilement les informations, de leur attribuer un ordre et un classement stable, de favoriser une visualisation plus dynamique que celle permise par l’espace clos des pages d’un carnet ou d’un livre. Aux yeux des participants, il est apparu comme un contre-modèle de la réussite savante. Un savant qui, pour se donner la possibilité d’avancer de proche en proche, par renvois successifs, a construit un outil impressionnant mais dont il ne fera rien, et dont il sera fi le seul utilisateur.

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Cette confrontation des participants de l’école d’été « Archiver / créer » aux archives du travail savant – ici sous la forme d’une série de cartes à jouer utilisées par un physicien et mathématicien genevois – leur a donné l’occasion de mesurer la place importante de la matérialité (choix du support, du format, des outils de classement, des instruments graphiques…) dans la plupart des opérations savantes. L’histoire des pratiques de notation et de lecture savantes est d’autant plus essentielle qu’elle permet de sortir la question du processus de production des connaissances de la pure abstraction et en faire le résultat d’une activité, une « opération » de connaissance.

Mais plus encore, ce travail analytique mené sur les dernières cartes de Le Sage a été l’occasion de voir combien un cas historique, ici un cas limite du rationalisme des Lumières43, peut encore résonner, de manière surprenante, avec notre monde académique contemporain, marqué par la gestion informatisée des données de recherche, la quête de l’innovation et la gloire scientifique. En effet, Le Sage préfigure avec son échafaudage de cartes nos actuels systèmes d’organisation des liens hypertextes. Comme pour nous, ce que recherche le physicien au travers de son fichier, c’est un type particulier de lecture et de navigation entre les informations. Il veut pouvoir passer rapidement d’une carte à une autre, d’un sachet à un autre44. Comme pour nous, aussi, ce à quoi Le Sage réfléchit constamment en produisant son fichier, c’est aux effets de l’accumulation progressive, à la nécessité de trouver comment s’y retrouver45. Une attention constante chez lui, car Le Sage expérimente la révolution majeure du système des cartes/fiches. Il n’est en effet plus nécessaire de connaître le contenu de chaque fiche ou de chaque entrée. Ce qui compte dans l’usage de ce dispositif, c’est de savoir à quel(s) endroit(s) sont rangées les fiches. Il s’agit là d’une technique intellectuelle complexe, qui repose à la fois sur une action de triage qui vise à rendre les choses repérables et disponibles, mais aussi sur une activité mémorielle particulière qui malheureusement fait totalement défaut à notre savant. Il suffit de remarquer comment, sur de très nombreuses cartes, Le Sage matérialise des déplacements dont il craint ne plus se souvenir : « À déplacer dans le paquet XXX », « à ajouter à la carte XXX », ou encore « à mettre là ». Ce que fait Le Sage avec son fichier, c’est ce que nous faisons tous, à savoir l’expérience de la perte et de l’oubli des informations, puis de leur remémoration fortuite à l’occasion d’une fouille ou d’une autre recherche. Ce n’est pas à proprement parler le trou de mémoire, mais pour reprendre un vocabulaire informatique, un défaut de cache, un raté de remémoration qui, on le sait maintenant, peut devenir une forme de sérendipité et l’un des ressorts essentiels de la découverte en science46.

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1 Voir par exemple Pascal Engel, La Norme du vrai. Philosophie de la logique, Paris, Gallimard, 1989.

2 Steven Shapin et Simon Shaffer, Léviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique [1985], Paris, La Découverte, 1993.

3 Pascal Robert, Mnémotechnologies : une théorie générale critique des technologies intellectuelles, Paris, Hermès-Lavoisier, 2010.

4 Christian Jacob (éd.), Lieux de savoir, vol. 1 : Espaces et communautés, Paris, Albin Michel, 2007. Sur le développement récent de l’histoire des savoirs, voir Stéphane Van Damme, La Prose des savoirs, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2020, ou Nicolas Adell, L’Anthropologie des savoirs, Paris, Albin Michel, 2011.

5 Nous n’aborderons pas le versant proprement archivistique de la question posée par ces archives savantes. Quelles traces de la science faut-il garder ? Quel est le critère discriminant que l’archiviste doit mettre en place pour choisir entre les fonds d’auteurs, puis pour établir des classements valables : la notoriété, le succès, l’intérêt, l’exemplarité, le statut ? Comment conserver et rendre accessibles ces documents ? Comment les transformer en données utilisables pour d’autres chercheurs, et sous quelles conditions ? Sur ces points, voir Jean-François Bert, Qu’est-ce qu’une archive de chercheur ? Nouvelle édition [en ligne], Marseille, OpenEdition Press, 2014 (disponible sur : https://books.openedition.org/oep/438), et Jean-François Bert et Marc Ratcliff (éds.), Frontières d’archives. Recherches, mémoires, savoirs, Paris, Archives Contemporaines, 2015.

6 Michel Callon, Bruno Latour (éds.), La Science telle qu’elle se fait, Paris, La Découverte, 1990.

7 Ces tournants dans la manière de questionner les savoirs savants ont été retracés avec précision par Simon Dumas Primbault, dans son travail intitulé Esprit de papier. Une histoire matérielle du travail savant à travers les brouillons de Vivani et Leibniz (ca 1650-1700). Thèse soumise le 28/11/2018 à l’European University Institute. En cours de publication.

8 Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, L’Apparition du Livre, Paris, Albin Michel, 1958.

9 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, tome I : Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990. Mais aussi Roger Chartier, Pratiques de la lecture, Paris, Payot, 1993, ou encore Guglielmo Cavallo et Roger Chartier (éds.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Seuil, 1997.

10 Jack Goody et Ian Watt, « The Consequences of Literacy », Comparative Studies in Society and History 5, 3 (1963), p. 304–345. On peut également se référer aux travaux de Walter J. Ong, Orality and Literacy – The Technologizing of the Word, London, Routledge, 1958.

11 Depuis les travaux pionniers de Goody sur la liste comme opérateur de classement, le tableau comme dispositif de mise en rapport de différentes unités au travers de leur position respective ou de la formule comme moyen de mener des raisonnements de type formalisée, la question a été largement reprise, comme dans les travaux de Marc Chemillier portant sur la modélisation des savoirs relevant de l’oralité (Marc Chemillier, Les Mathématiques naturelles, Paris, Odile Jacob, 2007).

12 On peut penser au courant de l’anthropologie de l’écriture initiée par Daniel Fabre, puis prolongée par Béatrice Fraenkel : Daniel Fabre (éd.), Écritures ordinaires, Paris, P.O.L, 1993 ; Daniel Fabre (éd.), Par écrit. Ethnologie des écritures quotidiennes, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1997 ; et Béatrice Fraenkel, « Actes d’écriture : quand écrire c’est faire », Langage et société 121-122, 3 (2007), p. 101-112.

13 Pour une discussion des travaux de Goody par Latour, voir Bruno Latour, « Culture et technique. Les “vues” de l’esprit », Réseaux 5 (27) (1987), p. 79-96.

14 Bruno Latour, Steve Woolgar, La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques [1979], Paris, La Découverte, 1996.

15 Ann M. Blair, Tant de choses à savoir. Comment maîtriser l’information à l’époque moderne [2010], trad. Bernard Krespine, Paris, Seuil, 2020.

16 Par exemple Lorraine Daston, Science in the Archive – Pasts, Presents, Futures, Chicago, University of Chicago Press, 2017. Les pratiques de prise de notes et des lieux communs ont été étudiées par Ann Moss, Printed Commonplace-Books and the Structuring of Renaissance Thought, Oxford, Clarendon Press, 1996.

17 Il faudrait aussi insister, pour le cas de la France, sur les suggestions de Michel Foucault concernant la politisation des savoirs, ou sur celles, critiques, de Pierre Bourdieu concernant l’homo academicus. Les deux perspectives ont eu pour effet de produire un élan important vers l’approche sociale des savoirs et les usages sociaux que l’on peut en faire.

18 Pour en savoir plus sur la situation des archives personnelles avant les années 1970, lire par exemple l’article de Paul Leuilliot, « Problèmes de la recherche : IV. Le gaspillage des archives privées », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations 21, 5 (1966), p. 1078-1081.

19 Les universités se sont organisées, depuis 2007, autour du réseau Aurore qui rassemble les archivistes des universités et autres établissements d’enseignement supérieur (grands établissements et grandes écoles), des rectorats, des organismes de recherche et du centre dédié aux archives des mouvements étudiants.

20 Par exemple Elizabeth L. Eisenstein, The Printing Press as an Agent of Change, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, ou encore Adrian Johns, The Nature of the Book : Print and Knowledge in the Making, Chicago, University of Chicago Press, 2000.

21 Pensons, par exemple, au récent projet autour de la figure de Georges Duby porté par Patrick Boucheron et Jacques Dalarun, Georges Duby, portrait de l’historien en ses archives, Paris, Gallimard, 2015, ou encore au travail de Françoise Waquet, L’Ordre matériel du savoir. Comment les savants travaillent, xvie-xxie siècles, Paris, CNRS Éditions, 2015.

22 Pour ce qui est de l’usage du papier et de la manière dont ce support est devenu un outil de travail à part entière qui demande des compétences spéciales, voir Ursula Klein, Experiments, Models, Paper Tools – Cultures of Organic Chemistry in the Nineteenth Century, Stanford, Stanford University Press, 2003, p. 245.

23 Sur cette question, voir Richard Yeo, Notebooks, English Virtuosi, and Early Modern Science, Chicago, University of Chicago Press, 2014.

24 Marie-Noëlle Bourguet, Le Monde dans un carnet – Alexander von Humboldt en Italie (1805), Paris, Éditions du Félin, 2017.

25 Ibid., p. 26. Il existe d’autres exemples d’analyse du carnet en tant que pratique savante : Daniel Loi, Marie-Claire Robic, Jean-Louis Tissier, « Les carnets de Vidal de la Blache, esquisses du “tableau” ? », Bulletin de l’Association des géographes français 65, 4 (1988), p. 297-311 ; Anne Doquet, « Le terrain des notes. Enquête, notes de terrain et raisonnement de l’anthropologue », Langage et société 127 (2009), p. 52-70 ; Roger Sanjek (éd.), Fieldnotes. The Making of Anthropology, Ithaca, Cornell University Press, 1990 ; Alan E. Shapiro, « Newton’s Optical Notebooks : Public versus Private Data », dans Reworking the Bench. Research Notebooks in the History of Science, éds. Frederic L. Holmes, Jürgen Renn, Hans-Jorg Rheinberger, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2003, p. 43-65 ; Michaël Stolberg, « Empiricism in Sixteenth-Century Medical Practice : The Notebooks of Georg Handsch », Early Science and Medicine 18, 6 (2013), p. 487-516.

26 Il existe de nombreuses études sur ce sujet, en particulier concernant les marginalia de savants ou de lettrés : Scientia in margine. Études sur les marginalia dans les manuscrits scientifiques du Moyen Âge à la Renaissance, éds. Danielle Jacquart, Charles Burnett, Genève, Droz, 2005, ou encore Jean-Marc Chatelain, « Humanisme et culture de la note », Revue de la Bibliothèque nationale de France 2 (1999), p. 26-36 ; H. J. Jackson, Marginalia : Readers Writing in Books, New Haven, Yale University Press, 2002.

27 Gillian Pink, Voltaire à l’ouvrage, Paris, CNRS Éditions, 2018.

28 C’est l’hypothèse développée par Frédéric Kaplan, « Le cercle vertueux de l’annotation », Le Lecteur à l’œuvre, éds. Michel Jeanneret, Frédéric Kaplan et Radu Suciu, Genève, Infolio-Fondation Martin Bodmer, 2013, p. 57-69.

29 Andres Freijomil, Arts de braconner. Une histoire matérielle de la lecture chez Michel de Certeau, Paris, Classiques Garnier, 2020 ; Jean-François Bert, « Marcel Mauss ou l’ethnologie au miroir d’une bibliothèque », Les Études sociales 166 (2017), p. 21-45 ; Owen Gingerich, Le livre que nul n’avait lu : à la poursuite du De Revolutionibus de Copernic, Paris, Dunod, 2008.

30 Jack Goody, La Raison graphique, Paris, Minuit, 1979, p. 85-87.

31 Jean-François Bert, Une histoire de la fiche érudite, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, 2017.

32 Voir par exemple Anke te Heesen, « Du rangement de la connaissance », dans Interpositions. Montage d’images et production de sens, éds. Andreas Beyer, Angela Mengoni, Antonia von Schöning, Paris, Maison des sciences de l’homme, Centre allemand d’histoire de l’art, 2014, p. 55-68.

33 Le cas de l’historien des religions Robert Hertz est révélateur de ce lien entre pratique de la fiche et gestes cognitifs de la comparaison. Dans une lettre datée du début du xxe siècle, il indique avoir pris conscience qu’« un bon répertoire bibliographique, la critique des textes que nous avons, en somme, apprise (c’est le seul profit de notre longue éducation classique), un système de travail par fiches pratique, rapide et méthodique » permettent de venir à bout « (à condition de se concentrer) de la masse d’abord effroyable des faits ». Robert Hertz à Pierre Roussel, lettre du 21 mars 1905. Fonds Hertz, Collège de France.

34 Il suffit de penser au personnage de Fulgence Tapir, en ouverture de L’Ile des pingouins d’Anatole France, qui finira ensevelit sous un monceau de fiches qui tapisse alors les murs de son bureau.

35 Voir sur ces usages détournés des cartes à jouer les observations du Musée français de la carte à jouer : http://www.museecarteajouer.com/le-musee/

36 Claire Bustarret, « La carte à jouer, support d’écriture au xviiie siècle. Détournement, retournement, révolution », Socio-anthropologie 30 (2014), p. 83-98 [en ligne]. Disponible sur : http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/2255.

37 Par exemple Samuel Aronson, « The Gravitational Theory of Georges-Louis Lesage », Natural Philosopher 3, 51 (1964), p. 53-74 ; Bernard Gagnebin, « Un maniaque de l’introspection révélé par 35 000 cartes à jouer : Georges-Louis Lesage », dans Mélanges d’histoire du livre et des bibliothèques offerts à M. Frantz Calot, Paris, 1960, p. 145-157 ; J. B. Gough, « Georges-Louis Lesage », dans Dictionary of Scientific Biography, éd. Charles Coulston Gillispie, New York, Charles Scribner’s Sons, V. 8 (1981), p. 259-260 ; Hugues Chabot, « Georges-Louis Lesage (1724-1803), un théoricien de la gravitation en quête de légitimité », Archives internationales d’Histoire des Sciences 53, 150-151 (2003), p. 157-183 ; Jean-Daniel Candaux, « Typologie et chronologie des réseaux de correspondance de Georges-Louis Le Sage 1744-1803 », Dix-huitième siècle 40, 1 (2008), p. 105-113. Ajoutons, enfin, Jean-François Bert, Comment pense un savant ? Un physicien des Lumières et ses cartes à jouer, Paris, Anamosa, 2018.

38 Les cartes ont été numérisées et imprimées à l’identique sur un papier cartonné qui rendait l’aspect des cartes originales. Nous nous sommes inspirés de l’expérimentation de Philippe Artières et al., Le Dossier Bertrand. Jeux d’histoire, Paris, Manuella éditions, 2008.

39 Voir la fine analyse réalisée par Gaston Bevilacqua, « Les notes d’un érudit genevois consignées sur des milliers de cartes à jouer », Bulletin de la Société archéologique, historique et artistique « Le Vieux Papier » pour l’étude de la vie et des mœurs d’autrefois 347 (1998), p. 16-25.

40 Dans sa Notice de la vie et des écrits de George-Louis Le Sage de Genève (J. J. Paschoud, 1805), Pierre Prévost, l’un des élèves de Le Sage, tente d’expliquer la détermination du physicien à vouloir « tout » écrire sur des cartes : « Dès sa plus tendre jeunesse, soit par défaut de mémoire, soit par toute autre cause, il s’étoit accoutumé à prendre note de beaucoup de choses, à écrire ce qui le frappait, ses pensées et celles d’autrui, et à conserver ou détruire ce qu’il avoit écrit, par des motifs très-réfléchis. Lorsque des lectures abondantes et variées vinrent accroître ce trésor, la garde en fut plus difficile. Il s’aperçut que souvent de simples dates et de courtes indications occupoient trop de place ou s’entassoient sans aucune règle. Il se détermina à tout écrire sur de petites cartes, et il retira de cette pratique divers avantages » (p. 75-76).

41 Dans sa notice, Pierre Prévost poursuit sa description en insistant tout particulièrement sur le problème du classement : « Il est arrivé peut-être que ce philosophe ayant poussé jusqu’à la perfection la méthode de recueillir, a fini par trop s’y complaire, et que cette cause (jointe à d’autres dont je parlerai), a longtemps rallenti, puis enfin totalement arrêté la rédaction et la publication de tant de riches matériaux. » (Ibid., p. 76-77).

42 Il s’agit de son Essai de chymie méchanique (1761), couronné en 1758 par l’Académie de Rouen, et de son Lucrèce newtonien, publication détachée des Mémoires de l’Académie royale des sciences & belles-lettres de Berlin, 1784.

43 Voir Françoise Balibar, « Classer n’est pas penser, ou l’étrange cas de Georges-Louis Lesage », Critique 883 (2020), p. 1042-1052.

44 Jean-Louis Lebrave, « L’hypertexte et l’avant-texte », Linx, hors-série n° 4 (1991), p. 103-119 [en ligne]. Disponible sur : https://doi.org/10.3406/linx.1991.1190.

45 Chacun accumule, classe, range, lit, écrit, un peu à sa manière. Chacun développe sa propre ergonomie de travail. Il y aurait à saisir désormais cette variabilité sociologiquement, en fonction par exemple de l’âge, du genre ou de la précarité ou non du chercheur, de l’accélération de la recherche. Voir par exemple : Joëlle Le Marec et François Mairesse, Enquête sur les pratiques savantes ordinaires. Collectionnisme numérique et environnements matériels, Paris, Le Bord de l’eau, 2017.

46 Voir par exemple Royston M. Roberts, Serendipity : Accidental Discoveries in Science, San Francisco, Jossey Bass, 1989 ; Danièle Bourcier, Pek Van Andel, De la sérendipité dans la science, la technique, l’art et le droit : leçons de l’inattendu, Paris, Hermann, 2013 ; Marie-Noëlle Charles, Ces petits hasards qui bouleversent la science, Villeveyrac, Le Papillon rouge, 2012.