V. Du document à l’archive
Sciences de l’homme et littérature, XIXe-XXIe siècles
Le présent chapitre part d’une hypothèse simple : l’histoire des sciences humaines et sociales, dans leur rapport à la littérature, peut être divisée en deux moments. La première période court des années de fondation des sciences de l’homme, à la fin du xixe siècle, jusqu’aux années 1960 ; elle est marquée par une forme d’équilibre : les sciences de l’homme se distinguent de la littérature, selon un partage net fondé sur la notion de document. À partir des années 1960 et en raison principalement d’une réflexion épistémologique interne aux sciences sociales, on entre dans une période, plus incertaine, de porosité nouvelle entre savoirs et littérature, ce que symbolise le passage du document à l’archive. Avec Michel Foucault et Michel de Certeau, c’est en effet l’archive qui devient la notion cruciale pour penser le travail de l’historien, et c’est elle qui est placée au cœur du questionnement épistémologique à la place d’un document qui a perdu son évidence. Avec l’archive, l’ancienne distribution des rôles se brouille et la question des rapports entre savoir et littérature est relancée et repensée.
Il ne s’agit pas de dire que la littérature et les savoirs étaient effectivement séparés pendant trois quarts de siècle et que, depuis la fin des années 1960, ils communiquent à nouveau, et cela pour deux raisons. D’abord parce que cette vision des choses supposerait que l’on sache aujourd’hui et de façon définitive ce qu’était la littérature, ce qu’elle est à présent, ce qui s’y jouait et ce qui s’y joue, et que l’on sache de même ce qui était en jeu pour les sciences humaines au cours de la même période. C’est accorder trop de lucidité au présent et se tromper sur la nature de son rapport au passé : ni l’histoire de la littérature – sans cesse réinventée –, ni même l’histoire des savoirs n’obéissent à une telle linéarité. Ensuite – et c’est lié –, parce que littérature et savoirs sont peut-être des discours, mais ils ne sont pas des discours exactement de la même façon ; on sait assez, par exemple, qu’un texte savant – c’est-à-dire reçu comme savant à un moment donné – peut être lu, reçu, étudié comme de la littérature et qu’on peut en manifester les virtualités poétiques ; il est donc trop simple de penser l’une et les autres comme des espaces, des « zones » qui partageraient des frontières, se chevaucheraient parfois – quel point de vue permettrait l’établissement d’une telle cartographie ? En revanche, on peut faire l’histoire de la façon dont savants et écrivains ont globalement conçu leurs relations, et il est vrai que pendant une certaine période, c’est un modèle territorial qui s’est imposé. Il s’agira de montrer que la notion de document fut l’opérateur de cette spatialisation des discours.
À partir des années 1960 et surtout 1970, on observe une crise du modèle documentaire. Peu à peu, la notion canonique de document, qui fondait la scientificité des sciences humaines et sociales, a perdu de sa solidité et de son évidence, en même temps que le (supposé) « positivisme » dont elle semblait la clé était remis en cause. La notion d’archive (au singulier plus encore qu’au pluriel) cristallise cette crise qui semble inaugurer une nouvelle période dont nous relevons peut-être encore. Aujourd’hui, en effet, les pratiques artistiques et savantes semblent perméables les unes aux autres : que l’on regarde du côté de l’histoire ou de la création littéraire, de l’anthropologie ou de l’autobiographie, on a le sentiment d’une porosité des usages et des imaginaires. Fiction, enquête, documents, style indirect libre, première personne du singulier… : plus aucun des marqueurs traditionnels qui garantissaient l’étanchéité de la frontière entre création verbale et discours de savoir ne semble pouvoir jouer le rôle de démarcation qui autrefois était le sien.
Mais cet effet de « brouillage » (et le discours qui l’accompagne) ne nous apparaît tel que parce qu’on a commencé par tenir les deux types de pratiques discursives comme séparées – peut-être aussi parce que, secrètement et malgré les proclamations de dépassement, nous les tenons toujours pour séparées : l’ordinaire de la pratique savante demeure en effet très majoritairement gouverné par les règles qui se sont imposées à la naissance des sciences de l’homme. Quoi qu’il en soit, avant de prétendre décrire le présent, il importe de comprendre les ingrédients de cette crise du paradigme documentaire. Nous en retiendrons trois : la dilatation de la notion d’archives ; le rôle de l’ethnologie ; les relectures dont le surréalisme a fait l’objet au cours des années 1960 et 1970.
Le paradigme documentaire dans les sciences de l’homme
À partir de la fin du xixe siècle (en France, en tout cas), les fondations successives des différentes « sciences de l’homme » (selon le terme qui a prévalu jusqu’aux années 1950) obéissent à un schéma d’une remarquable régularité : une figure de fondateur ; une revue ; parfois un ouvrage canonique ; et surtout un discours de la méthode, souvent dispersé sous forme d’articles et de conférences. Pensons à la sociologie : Émile Durkheim ; L’Année sociologique (le premier numéro paraît en 1898) ; Le Suicide (1897) ; Les Règles de la méthode sociologique (1895). Pour la géographie : Paul Vidal de la Blache ; les Annales de géographie (premier numéro en 1891) ; Tableau de la géographie de la France (1903). Pour l’histoire littéraire : Gustave Lanson ; la Revue d’histoire littéraire de la France (premier numéro en 1894) ; l’Histoire de la littérature française (dont la première édition date de 1894). Avant eux, bien sûr, tout avait commencé avec l’histoire sans qu’on puisse aussi facilement discerner une figure fondatrice unique, même si Gabriel Monod peut sans doute, en tant qu’initiateur de la Revue historique en 1876, incarner ce rôle. La longue introduction, sous-titrée « Du progrès des études historiques en France depuis le xvie siècle », qu’il rédige en tête du premier numéro constitue en tout cas un exemple canonique de geste de fondation disciplinaire, dont l’Introduction aux études historiques de Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos (1898) constitue l’aboutissement : on y retrouvera vingt ans plus tard la perspective historique et les arguments essentiels de Monod, mais transformés en arsenal méthodologique.
Redisons-le : en repérant une telle régularité, on ne fait pas une histoire des savoirs ; encore moins statue-t-on sur le caractère « véritablement scientifique » des disciplines en question : on observe la façon dont ont été conçues certaines pratiques savantes au moment de leur émergence. Or, dans tous les cas, ces fondations disciplinaires (ce qui est perçu et présenté comme tel) s’accompagnent d’un sentiment de rupture (ou d’une mise en scène de rupture) très net par rapport à ce qui est institué comme passé et qui relève désormais de la « littérature ». Michelet pour Monod, Sainte-Beuve pour Lanson, Élisée Reclus pour Vidal de la Blache témoignent d’un temps où – respectivement – l’histoire, la critique littéraire, la géographie n’étaient pas encore des sciences et relevaient encore de la « littérature », dans un sens qui, certes, n’est plus tout à fait le nôtre, mais qui inclut aussi les œuvres immortelles que le passé a léguées au présent. Réclamant que les historiens français se convertissent à la pratique historique scientifique, sur le modèle allemand, Monod écrit de ses prédécesseurs : « Michelet, Guizot, Augustin Thierry lui-même » sont « des littérateurs avant d’être des savants »1.
La notion de document est l’opérateur clé de cette distinction entre le passé et le présent, qui est aussi distinction entre science et littérature : aux yeux des professionnels de ces nouvelles disciplines – historiens, sociologues, ethnologues – la science se définit par le document et contre la littérature. La prégnance de ce modèle, sa longévité et son extension à toutes les sciences de l’homme apparaissent particulièrement nettement si on compare les discours méthodologiques. Il suffit de considérer en parallèle la table des matières de l’Introduction aux études historiques de Langlois et Seignobos (1898) et celle de la Méthode de l’ethnographie de Marcel Griaule (1957). Outre la proximité du vocabulaire (les « documents », l’« établissement du fait », puis les « groupements de faits », etc.), c’est bien une même conception du travail de connaissance qui gouverne le propos et la même dynamique qui est à l’œuvre, depuis la collecte de documents jusqu’à l’exposé des résultats en passant par l’étape cruciale de la « critique » (interne et externe2).
Certes, on relève quelques légères différences : dans le second cas (Griaule), la part consacrée à l’« enregistrement » est plus importante que dans le premier (Langlois et Seignobos), car les documents ne sont pas écrits ; en revanche, la part de la « synthèse » (le raisonnement) est très faible (car le matériau documentaire n’est pas hérité, il est plus directement constitué par le chercheur) alors que dans le premier cas, la part accordée à la synthèse (groupements de faits, raisonnements) est plus importante. Il reste que, à chaque fois, le travail savant se concentre fondamentalement en deux étapes : l’accumulation de documents, puis le travail critique sur les sources. Le mot-clé est la méthode qui, implicitement, s’oppose à l’idée d’interprétation (lorsque le terme apparaît chez Langlois et Seignobos, c’est au sens de « déchiffrement ») : l’historien ne doit ni juger ni interpréter le passé, mais en rendre compte de manière exacte ; de même, l’ethnologue doit réfréner toute tentation interprétative : s’il s’aventure dans cette direction, « le danger de systématiser à faux [est] inévitable » comme Griaule l’écrit ailleurs3. Priment donc les exigences d’observation directe, de collecte et d’inventaire : la tâche de l’historien est de trouver et de rassembler les faits vérifiés afin de constituer une histoire qui s’organisera d’elle-même : « L’histoire n’est que la mise en œuvre de documents. »4
Deux dimensions méritent d’être relevées ici. On voit d’abord que prédomine une conception empiriste et inductive de la connaissance : on passe du particulier au général, du document à la « loi » ou aux « formules générales » par accumulation. Ensuite, on peut relever une forme paradoxale d’optimisme historique : la pratique semble guidée par l’idéal d’un épuisement de la matière et par la conviction qu’« un jour », le tableau sera complet. Certes, Langlois et Seignobos sont conscients du fait que l’histoire est une « connaissance par traces » : les historiens ne peuvent avoir de rapports directs avec les faits qu’ils étudient, mais l’exhaustivité demeure un horizon. Telle est la conquête de l’histoire professionnelle : non pas, certes, l’accès au « passé » comme tel, mais l’organisation raisonnée des traces qu’il a mécaniquement laissées par un travail de « première main » à la « source » (et non sur la base de compilations constituées par des érudits), travail exigeant, collectif, et de longue haleine – mais non pas indéfini. Cependant, cet optimisme est paradoxal car, dans le même temps, le moment de la totalisation est sans cesse reculé, et avec lui l’établissement de lois et des « formules générales ». Langlois et Seignobos concèdent à regret que « le besoin de s’élever au-dessus de la simple constatation des faits, pour les expliquer par leurs causes, ce besoin constitutif de toutes les sciences, a fini par se faire sentir même dans l’étude de l’histoire », mais c’est essentiellement pour montrer que les prétendues lois historiques soit ne sont que des identifications de régularités, des « lois empiriques » qui « indiquent seulement les successions de faits sans les expliquer », soit qu’il s’agit en réalité de « formules métaphysiques » qui, à l’insu même des spécialistes, se « déguis[ent] sous des formes scientifiques »5. Cette défiance à l’égard de l’explication et de la généralité est plus nette encore chez Griaule dont tous les écrits méthodologiques répètent sans cesse qu’il est trop tôt pour l’anthropologie : « Il est […] juste temps que des ethnographes se consacrent entièrement à l’observation pure et simple des faits. »6
Pour un lecteur moderne, ces discours méthodologiques semblent caractérisés, enfin, par la part minime qu’ils consacrent à l’exposé des résultats : une douzaine de pages à la fin de l’Introduction de Langlois et Seignobos (sur deux cent quatre-vingts dans l’édition originale) ; quelques paragraphes à peine chez Griaule, le propos étant dans les deux cas pour l’essentiel constitués de recommandations d’équilibre assez plates : « l’historien doit toujours bien écrire et ne jamais s’endimancher »7 ; il importe de « s’adresser à la sensibilité du lecteur autant qu’à son intelligence »8. Il y a beaucoup à dire sur ces recommandations qu’on peut lire comme un symptôme des contradictions épistémologiques du paradigme documentaire9, mais leur brièveté s’explique d’abord par l’idée implicite selon laquelle le document parle de lui-même, et que le rôle du savant est de bien « entendre » ce qu’il nous dit afin de le restituer fidèlement – ce n’est pas un travail de traduction mais de transmission et de restitution (qui, il est vrai, présuppose une possible transparence de la langue – nous y reviendrons).
Littérature et sciences de l’homme, 1890-1960 : un gentleman’s agreement ?
Dans le sillage de ce paradigme documentaire et de son règne pédagogique, va donc se constituer un partage doxique entre science et littérature fondée sur quatre critères de distinction entre le savant et l’écrivain : le primat de l’observation (contre les dérives de l’imagination) ; la monotonie assumée de la forme (contre les facilités de l’éloquence) ; le souci de la méthode (contre les « combinaisons de l’esprit ») ; l’expertise (« gens du métier » contre « gens du monde ») – à quoi s’ajoute un cinquième contraste, mais qui est plus une conséquence qu’un critère, à savoir le fait que la science est œuvre collective quand la création littéraire est individuelle. L’introduction de Gabriel Monod en propose une illustration éclatante, mais elle ne fait que reprendre un schéma d’une remarquable régularité (qui, d’ailleurs, n’est pas spécifique aux sciences de l’hommes et leur est antérieur)10 qu’on va retrouver notamment dans le discours des pères fondateurs de l’ethnologie universitaire. Comme Monod et les historiens de la Revue historique, Paul Rivet (l’un des trois fondateurs de l’Institut d’ethnologie, futur directeur du musée de l’Homme) dénoncera les élaborations anthropologiques qui ne se fondent pas sur l’observation ; comme eux, il revendiquera la nécessité de la méthode ; comme eux, il réservera l’ethnologie aux professionnels et exclura du débat ceux qui n’ont pas reçu de formation ; comme eux, enfin, il s’en prendra aux littérateurs et aux auteurs de récits de voyage plus soucieux de plaire au public par leur style que de rapporter des faits bien établis. Comme chez les historiens cinquante ans auparavant, ce qui est visé derrière les « littérateurs », c’est la rhétorique, c’est-à-dire cet art de persuader par la maîtrise du langage, longtemps au cœur de l’enseignement des humanités, et progressivement dévalorisée au cours de la deuxième moitié du xixe siècle, jusqu’à se voir définie, selon une formule lapidaire de Gustave Lanson de 1902, comme un « art de parler bien sans penser »11.
Cette opposition avec la rhétorique permet d’éclairer ce qu’est un document dans la perspective des nouvelles sciences de l’homme, ou plus exactement ce qui peut faire document, c’est-à-dire ce qui peut servir à l’administration de la preuve : un document est un énoncé dont la production n’est pas déterminée par la réception savante. Si un acte notarié est un document historique fiable, c’est qu’il n’a pas été rédigé en vue de sa réception par l’historien ; de la même façon, pour l’ethnographe, un document fiable, c’est par exemple le texte d’un mythe, dont il sait qu’il n’a pas été embelli parce qu’il l’écoutait. À l’inverse, le « littérateur », c’est le pseudo-historien ou le pseudo-ethnographe dont le discours n’est pas digne de confiance parce qu’il est pris dans une logique de communication, parce qu’il se soucie de son public, parce qu’il soigne ses effets. Et on peut étendre cette caractérisation à des réalités non verbales : sont des documents fiables l’enregistrement d’un chant cérémoniel dont l’ethnographe sait qu’il n’a pas été altéré par le dispositif technique de captation, le film d’un rite dont il sait que le déroulement n’a pas été modifié par sa présence, etc. Ce n’est donc pas seulement la neutralité qui caractérise cet observateur idéal, mais bien l’invisibilité : à l’inverse, le document idéal, c’est celui qui communique à son insu et qui, au fond, trahit les logiques dont il est la trace – à charge au savant de le faire parler ou plus exactement, donc, de bien l’entendre et d’en restituer le murmure. On voit donc que ce paradigme documentaire présuppose deux choses : d’abord, un écart entre deux scènes (le lieu d’origine de la chose et le lieu de la science, où cette chose devient document) ; ensuite et surtout, le postulat qu’un tel dépaysement est inoffensif et que l’opération de prélèvement laisse indemne la chose prélevée. La critique des années 1960 et 1970, notamment celle de Michel de Certeau, consistera d’abord à montrer le caractère crucial de cette opération de déplacement et à dénoncer ce présupposé selon lequel elle est épistémologiquement neutre : « En histoire, tout commence avec le geste de mettre à part, de rassembler, de muer ainsi en “documents” certains objets répartis autrement. »12
Quoi qu’il en soit, cette opposition à la fois omniprésente et implicite entre document et littérature (mais en réalité, entre document et rhétorique, et entre savant et littérateur) induit chez les écrivains trois types de réaction. La plus fréquente est une acceptation tacite de ce partage ; la plupart des écrivains et poètes du premier xxe siècle ignorent ces nouvelles sciences qu’on ne dit pas encore humaines ou sociales ; à leurs yeux, la littérature n’est pas concernée, encore moins menacée, par leur développement. Par définition, cette ignorance est difficile à documenter, mais on peut faire l’hypothèse qu’elle repose sur l’idée implicite d’une répartition des rôles qui veut que l’historien et le romancier, le sociologue et le poète ne parlent tout simplement pas de la même chose. Même lorsqu’il considère que les mœurs ou la psychologie sont de son domaine, on peut faire le pari que l’écrivain se donne pour but de les saisir, non de les analyser, de les peindre, non de les décomposer13. La deuxième réaction consiste précisément en une tentative d’explicitation de cette répartition ; elle va conduire certains auteurs à en proposer une justification philosophique ou épistémologique, qui réservera à chacun des camps un domaine ou une approche spécifique. Les exemples ne sont pas légion pour les raisons indiquées : en apparence, il y a trop peu en commun entre, d’une part, les romans psychologiques et autres « études de mœurs » qui, à la fin du xixe siècle, se réclament de Balzac et, d’autre part, cette nouvelle « science des mœurs » (c’est ainsi que se définit initialement la sociologie durkheimienne) où « les mœurs des sauvages, des Botocudos et des Iroquois tiennent la plus grande place »14. On peut cependant retenir deux réflexions qui, pour des raisons différentes, prennent très directement pour objet les rapports entre la littérature et ces nouvelles sciences de l’homme.
La première est celle de Gustave Lanson, et on comprend pourquoi cette question lui importe : Lanson a foi dans les progrès de la science et dans son extension aux choses humaines ; il veut faire de la nouvelle histoire méthodique un modèle pour les études littéraires ; c’est un progressiste en même temps qu’un savant et un pédagogue professionnel, éminent représentant de cette République des Professeurs dont Albert Thibaudet fera l’analyse. Cependant, il ne peut se contenter de voir dans les œuvres littéraires d’autrefois le simple passé de la connaissance scientifique, ni définir la littérature par l’éloquence ou la fantaisie. Dans plusieurs articles écrits au tournant du siècle, il s’interroge donc sur les liens entre littérature, critique littéraire, histoire et sociologie. Sa réflexion évolue légèrement entre le début des années 1890 et le début des années 1900, mais fondamentalement, elle consiste à isoler la littérature à la fois par son objet et par son rapport à la vérité : son objet, parce qu’elle traite de la psychologie individuelle et des passions humaines qui, écrit Lanson, demeurent « le domaine inaliénable du romancier et du poète » ; son rapport à la vérité, parce que celui-ci ne passe pas par un processus de certification ou de validation, mais relève de la certitude intuitive : « la vérité de l’œuvre littéraire [est telle] que nous n’avons pas besoin de la comprendre pour la sentir » (ce qui, soit dit en passant, invite à corriger quelque peu la caricature de Lanson en positiviste étroit)15. Il y a donc des « vérités scientifiques » et des « vérités littéraires », et c’est parce qu’ils ont prétendu confondre les deux que les naturalistes se sont fourvoyés.
Une autre réflexion notable et symptomatique est celle de Ramón Fernandez (1894-1944), dont le destin d’écrivain collaborationniste a fait oublier qu’il était, dans l’entre-deux-guerres, un des piliers de la Nouvelle Revue française, à savoir l’un des lieux où l’on promeut et défend une conception élargie de la littérature, qui refuse d’abandonner le travail de la pensée à la philosophie et l’ambition de savoir aux disciplines scientifiques instituées. C’est à lui qu’on doit l’expression de « gentleman’s agreement », ainsi qu’il nomme la paix armée entre « savants de l’homme » et « poètes de l’homme » qu’il appelle de ses vœux. Les premiers en effet – « le sociologue, le psychologue de laboratoire » – « s’en prennent à ce qui fut toujours l’objet du poète et du moraliste. Ils s’occupent de connaître l’homme ». Et Fernandez d’affirmer : « Notre querelle avec eux est une querelle de propriété. »16 Lanson parlait du « domaine inaliénable du poète et du romancier » ; Fernandez parle de « propriété », et dans les deux cas, le document est au cœur de cette territorialisation des discours : Lanson ironisait contre le projet naturaliste de « document humain », qu’il concevait comme une contradiction dans les termes ; Fernandez va s’employer à distinguer « science de l’homme » (les nouvelles disciplines) et « connaissance de l’homme » (le domaine de la littérature) à partir du constat suivant : « les documents – c’est-à-dire les œuvres vives transformées en choses de science – ne fournissent que de l’humain reposé et détendu. Ils contiennent tout, sauf ce qui est à connaître. »17 On le voit, la formule de gentleman’s agreement induit en erreur ; elle laisse croire à une juste répartition des rôles, mais en réalité, Fernandez invite les sciences à s’incliner devant la littérature et à revoir leurs prétentions à la baisse en raison de la dévitalisation qu’elles imposent au document : aux sciences, le document (inerte) ; à la littérature, l’humain saisi « au-delà de tout document possible »18. Et Fernandez de conclure : « La connaissance de l’homme déborde la science de l’homme, voilà le fait. »19
On observe, enfin, chez quelques écrivains (qui souvent, ne se conçoivent pas comme tels) un troisième type de positionnement par rapport aux savoirs ; y voir une « réaction » serait inexact, car il ne s’agit justement pas de se situer par rapport aux nouvelles sciences de l’homme, mais plutôt de subvertir cette distribution silencieuse entre savoirs et littérature, en inventant des pratiques qui la démentent. C’est le cas, très généralement, des surréalistes, mot qu’on entend ici au sens large, sans distinguer entre « orthodoxes », s’ils sont fidèles à André Breton, ou « dissidents », s’ils sont regroupés autour de Georges Bataille. Il est remarquable en effet que tout en se situant, dans leurs pratiques formelles et plastiques, sur les terres des sciences humaines – psychologie, psychanalyse, ethnologie, sociologie –, il n’y a chez ces auteurs aucun discours qui ne s’attaque frontalement à ces disciplines instituées. Leur façon de faire est à l’opposé de celles de Fernandez ou Lanson : aucune tentative de remontée aux principes ; très peu de développements épistémologiques ou « anthropologiques » qui entrent véritablement en dialogue avec les sciences de l’homme, mais des expérimentations formelles et théoriques, des montages, des bricolages. Certes Breton s’en prend – et d’ailleurs tardivement – au « regard trop souvent glacé de l’ethnographe »20 ; certes Bataille, bouleversé (tardivement également) par sa rencontre avec la grotte de Lascaux, conteste l’idée de révolution néolithique, formalisée notamment par Claude Lévi-Strauss, et propose de reculer la « première démarche » d’humanisation aux temps paléolithiques21. Mais ce sont des propos isolés, à valeur essentiellement critique (aucune de ces assertions n’est d’ailleurs en elle-même contestable), non des controverses véritables – et on comprend pourquoi : à moins de pétition de principe, on ne peut contester frontalement les prétentions des sciences qu’en acceptant les règles du jeu qu’elles imposent.
Mais les surréalistes vont travailler ailleurs et autrement, en refusant de faire du document l’apanage de la science et en le réarticulant de façon patiente, obstinée et variée à la subjectivité – alors pourtant que ce sont deux ordres de réalité exclusifs l’un de l’autre dans le paradigme documentaire. C’est ainsi qu’ils en viennent à interroger les principes de la pensée positive (pensons aux variations d’Aragon sur la notion de « fait » et d’« erreur » dans le Paysan de Paris ou sur les rapports entre invention, abstraction et loi dans « L’ombre de l’inventeur »)22, à questionner les cadres idéologiques qui président au discours de la science (les tropes de la « découverte » et de la « vocation » qui suscitent l’ironie d’André Breton, par exemple dans « La confession dédaigneuse »)23, à creuser le partage du subjectif et de l’objectif (L’Afrique fantôme de Michel Leiris), à parodier les dispositifs scientifiques (le « musée pour rire » de la revue Documents, selon l’heureuse expression de James Clifford)24, ou à exposer la combinaison d’exclusion et d’élan libidinal qui porte toute science (l’« hétérologie » de Georges Bataille)25. Lévi-Strauss ne s’y trompera pas : alors que, par bien des aspects, son travail semble aux antipodes de l’irrationalisme et du primitivisme surréalistes, il saura rendre hommage au rôle joué par le mouvement dans la rénovation de l’anthropologie moderne – non pas, certes, en raison des hâtives propositions de Breton sur le primitif ou la raison occidentale, mais bien parce que le surréalisme « a transformé notre sensibilité, et que nous lui sommes redevables d’avoir, au cœur de nos études, découvert ou redécouvert un lyrisme et une probité »26.
Du document à l’archive, du donné au produit
À partir de la fin des années 1960, ce paradigme documentaire qui organisait souterrainement les sciences de l’homme – définissait les méthodologies, justifiait les réalités institutionnelles, légitimait les prétentions à la scientificité – entre dans une crise profonde. À la source de cette crise, on trouve non pas le discours anti-scientifique tenu par l’homme de lettres au nom de la poésie ou de l’âme humaine, mais une interrogation interne aux disciplines : un questionnement épistémologique et politique portant sur la nature et les fonctions du document. Pour le dire d’un mot, ce que mettent en pleine lumière les réflexions de Michel Foucault et Michel de Certeau sur l’archive est le caractère construit du document ; toutes deux soulignent que celui-ci n’est pas un donné qui s’offre naturellement à l’intelligence de l’historien, mais le résultat d’un processus qui n’est ni innocent, ni épistémologiquement neutre. Cette « mise en question du document », Foucault la diagnostique au début de L’Archéologie du savoir à partir des évolutions récentes (et en apparence opposées) de l’histoire « tout court » et des histoires disciplinaires (histoires des idées, des sciences, de la littérature, etc.) : « le document n’est […] plus pour l’histoire cette matière inerte à travers laquelle elle essaie de reconstituer ce que les hommes ont fait ou dit, ce qui est passé et dont seul le sillage demeure. »27 Le signe de cette « mutation » de l’histoire dans son rapport au document est, selon Foucault, un changement dans les usages savants : au lieu de se concentrer sur la « valeur expressive » du document, au lieu de reconstituer ce que celui-ci dit du passé dont il émane, l’historien à présent « le découpe, le distribue, l’ordonne, le répartit en niveaux, établit des séries […] » (c’est bien entendu à l’école des Annales que Foucault pense, même s’il ne le dit pas). Avec la généralisation, à partir de cette époque, de l’usage du terme archive au singulier (l’archive, abstraite, versus les archives, concrètes), c’est pourtant autre chose qui se joue ; non pas seulement une prise de distance par rapport aux documents, non pas seulement un questionnement sur la façon de les répartir ou de les organiser, mais une interrogation sur leur nature et leur fausse naturalité. On parlera à présent d’archive au singulier quand on veut désigner la condition de possibilité du document.
Chez Foucault, le lien entre document, archives et archive est complexe. Cette dernière notion n’intervient que dans L’Archéologie du savoir, l’enquête rétrospective qui porte sur le triptyque des trois archéologies (Histoire de la folie, Naissance de la clinique, Les Mots et les Choses) ; elle apparaît, qui plus est, assez tardivement dans l’ouvrage – bien après le diagnostic de « mise en question du document » – pour désigner le « volume des formations discursives rendu réel (et pas seulement possible) par l’a priori historique »28. Idéalement, il faudrait donc retracer le mouvement par lequel Foucault passe de la crise du document à la question des formations discursives, puis à celle de l’énoncé avant de convoquer la notion d’archive, mais à un certain degré de généralité, ce n’est pas nécessaire ; il ne fait pas de doute que l’archive désigne une antériorité et, à ce titre, une condition de possibilité de tout ce que la discipline historique peut constituer en corpus : « l’archive, c’est d’abord la loi de ce qui peut être dit, le système qui régit l’apparition des énoncés comme événements singuliers. […] C’est le système général de la formation et de la transformation des énoncés. »29 Dans L’Écriture de l’histoire, on l’a dit, Michel de Certeau insiste lui aussi sur le fait que le document n’est pas reçu, mais « constitué » :
En histoire, tout commence avec le geste de mettre à part, de rassembler, de muer ainsi en « documents » certains objets répartis autrement. […]. Ce geste consiste à « isoler » un corps, comme on le fait en physique, et à « dénaturer » les choses pour les constituer en pièces qui viennent combler les lacunes d’un ensemble posé a priori. […] Bien loin d’accepter les données, il les constitue. Le matériau est créé par les actions concertées qui le découpent dans l’univers de l’usage30.
Et quelques années plus tard, son discours se fait plus incisif encore puisque ce « geste » qui « isole » et « dénature » en extrayant les « objets » de « l’univers de l’usage » est assimilé à un escamotage : « L’archive substitue notre produit à un passé reçu. Elle fait progressivement oublier ce qu’elle est supposée représenter. Elle efface l’interrogation généalogique d’où elle est née, pour devenir l’outil d’une production. »31 On le voit, dans tous les cas, la notion d’archive (au singulier) est une façon de souligner la production du document.
Même chez Arlette Farge, dont l’ouvrage Le Goût de l’archive, plus tardif (1989), a sans doute contribué à cette généralisation de l’usage du terme au singulier, cette dimension est cruciale : autant que le sentiment de présence du passé, le caractère poignant de l’archive tient à ce que, par elle, l’historien éprouve à la fois les rapports de pouvoir et le double arbitraire qui ont conduit à consigner telle vie plutôt que telle autre : arbitraire de la police et de l’appareil répressif, d’un côté, arbitraire du hasard et de la « brèche dans le tissu des jours »32, de l’autre. Ces « morceaux de vérité à présent échoués […] aveuglant de netteté et de crédibilité » ne sont si saisissants (« Déroutante et colossale, l’archive, pourtant, saisit. ») que parce qu’ils sont fragmentaires : isolés et découpés dans un océan de silence et de passé disparu33. Ici encore, préférer la notion d’archive à celle de document, c’est insister sur le surgissement non pas seulement du passé dans le présent, mais bien du processus même qui a conduit à l’existence de la trace.
Il y a certes des différences entre ces auteurs. Foucault, notamment, emploie le terme d’archive dans une acception extrêmement large, qui englobe la pratique des historiens et la question du document, mais la dépasse de beaucoup, puisqu’il s’agit de considérer l’ensemble des énoncés et les règles qui régissent leur apparition. De là son caractère évanescent et souverainement « paradoxal »34 : Foucault fait miroiter l’archive comme une condition de possibilité, diffi saisissable précisément pour cette raison (selon une logique qu’on retrouve très fréquemment dans la première partie de son œuvre). Tantôt il lui donne une dimension très concrète (« J’entends par archive l’ensemble des discours effectivement prononcés »)35, refusant d’en faire un arrière-monde, une détermination externe, conformément au programme tracé dans Les Mots et les Choses : il s’agit de construire une histoire des savoirs qui ne recoure à aucune extériorité « magique » (la culture, la vision du monde, l’auteur…), mais rende compte de leurs évolutions et réorganisations successives par des déplacements tectoniques internes aux « nappes discursives ». Tantôt, l’archive est en-deçà de l’observable et du lisible, sans être pour autant une réalité abstraite inférée depuis des énoncés observés :
Par ce terme, je n’entends pas la somme de tous les textes qu’une culture a gardés par-devers elle-même comme documents de son propre passé, comme témoignage de son identité maintenue ; je n’entends pas non plus les institutions qui, dans une société donnée, permettent d’enregistrer et de conserver les discours dont on veut garder la mémoire […] C’est plutôt, c’est au contraire ce qui fait que tant de choses dites, par tant d’hommes depuis tant de millénaires, n’ont pas surgi selon les seules lois de la pensée, ou d’après le seul jeu des circonstances, […] mais qu’elles sont apparues grâce à tout un jeu de relations qui caractérisent en propre le niveau discursif […] ; bref, que s’il y a des choses dites – et celles-là seulement –, il ne faut pas en demander la raison immédiate aux choses qui s’y trouvent dites ou aux hommes qui les ont dites, mais au système de la discursivité, aux possibilités et aux impossibilités énonciatives qu’il ménage36.
Pour repérer les systématicités proprement discursives, on ne peut se reporter qu’à l’ensemble des discours effectivement tenus, mais ceux-ci sont saisis à la fois en tant qu’énoncés et en tant que déterminations d’énoncés futurs : l’archive, c’est donc le discours en tant que possibilité d’énonciations futures.
Étienne Anheim a dès lors bien raison de souligner que « l’archive au sens où Foucault l’emploie dans L’Archéologie du savoir ne saurait, en toute rigueur, être rapprochée de ce que les historiens appellent les archives »37. Il reste qu’en attirant l’attention sur ce qui régit l’apparition des énoncés – « entre la langue qui définit le système de construction des phrases possibles, et le corpus qui recueille passivement les paroles prononcées »38 –, la réflexion de Foucault ne pouvait qu’interpeller très directement l’historien à la fois dans son rapport aux sources (en questionnant la condition de possibilité du document) et dans la construction de son propre discours (comme élément d’une épistémè surdéterminée) : dès lors que « le document n’est […] plus pour l’histoire cette matière inerte à travers laquelle elle essaie de reconstituer ce que les hommes ont fait ou dit »,
il faut détacher l’histoire de l’image où elle s’est longtemps complu et par quoi elle trouvait sa justification anthropologique : celle d’une mémoire millénaire et collective qui s’aidait de documents matériels pour retrouver la fraîcheur de ses souvenirs ; elle est le travail et la mise en œuvre d’une matérialité documentaire (livres, textes, récits, registres, actes, édifices, institutions, règlements, techniques, objets coutumes etc.) qui présente toujours et partout, dans toute société, des formes soit spontanées soit organisées de rémanences39.
La réflexion de Michel de Certeau est à la fois plus concrète et plus sensible à la « violence épistémique » – pour reprendre le concept forgé par Gayatri Spivak – du geste historien qu’il conçoit comme une double trahison : trahison du programme historique tel qu’il a pour habitude de se définir ; trahison surtout de ce passé qu’il transforme en « autre chose » :
Au titre de pertinences nouvelles, [le travail de l’historien] constitue en documents des outils, des compositions culinaires, des chants, une imagerie populaire, une disposition des terroirs, une topographie urbaine, etc. Ce n’est pas seulement faire parler « ces immenses secteurs dormants de la documentation » [J. Le Goff], et donner la voix à un silence, ou son effectivité à un possible. C’est changer quelque chose, qui avait son statut, son rôle, en une autre chose qui fonctionne différemment40.
Autrement dit, l’opération historique première (et passée sous silence) de constitution du document soustrait l’énoncé à l’échange où il prenait place initialement, mais ce faisant, elle ne fait pas que l’arracher à son usage ; elle en modifie le statut. Le prélèvement n’implique pas seulement un dépaysement de la chose prélevée, mais bien une dénaturation, voire un crime – comme le laisse entendre le titre de l’article polémique coécrit avec Dominique Julia et Jacques Revel, « La beauté du mort »41. Malgré le sous-titre (« le concept de “culture populaire” ») qui, en apparence, en restreint la portée, ce ne sont pas seulement les folkloristes ou les « analystes littéraires » spécialistes du conte qui sont visés, mais bien « l’histoire “sociale” » et l’histoire des mentalités. En dépit de leur inspiration marxiste ou populiste, expliquent les auteurs, « l’opération scientifique » de ces nouvelles histoires obéit aux mêmes lois que l’histoire d’autrefois, c’est-à-dire aux « mécanismes de très anciennes excommunications » : « de ce qu’on [a] maté, on [peut] faire un objet scientifique. […] Le savoir reste lié à un pouvoir qui l’autorise. »42 Il ne s’agit pas de réduire le savoir au statut ancillaire d’instrument de la domination (« Ce n’est pas tout expliquer [de la science] que de signaler ce qui l’a rendue possible à tel ou tel moment. »)43, mais de reconnaître l’impossibilité d’un savoir immune de toute violence : « sans doute faudra-t-il toujours un mort pour qu’il y ait parole. »44 À charge, donc, au savant de se souvenir que « rien ne se donne, tout est à prendre, et [que] la même violence peut ici créer ou supprimer »45.
Cette attention à la violence du savoir et aux victimes de cette violence est l’autre dimension qu’introduit le singulier (archive plutôt qu’archives). Car en retrouvant « sous » le document l’autorité qui l’a institué, on retrouve aussi la trace de l’humanité très réelle dont l’existence a été consignée et qui, souvent, s’est débattue dans les rets de l’appareil administratif ou juridique à l’origine de cette consignation. Il y a donc, dans l’invention de l’archive, une forme de récupération inattendue de cette part « humaine » que le document avait congédiée : si le singulier s’impose, c’est parce qu’il fait surgir le manque ; il permet d’insister sur la part irremplaçable de chaque trace et donc de tenir ensemble, en une combinaison paradoxale, le caractère à la fois construit et poignant de ce que le discours savant avait établi comme ses « sources » – geste qui apparaît désormais dans toute son ambivalence, puisqu’il reconnaissait et mettait à l’écart en même temps : il repérait la trace, la faisait exister, l’arrachait au silence et à l’oubli et simultanément, il la transformait en socle du discours et lui ôtait sa singularité, puisqu’elle devenait un cas parmi d’autres illustrant une logique qui la dépasse46. Cette rupture ouvre un espace de discours tout à fait neuf dont « La vie des hommes infâmes » de Foucault trace le programme et dont nombre d’entreprises documentaires postérieures relèvent, à commencer par la publication des lettres de cachet des Archives de la Bastille, qu’il réunit, en collaboration avec Arlette Farge, dans le Désordre des familles (1982)47. En évoquant avec force « le goût de l’archive », c’est d’abord cette dimension du travail documentaire qu’Arlette Farge mettra en valeur : la matérialité de la liasse n’est pas seulement passerelle entre le passé et le présent ; elle est aussi vécue comme un pont entre les subjectivités, voire l’occasion d’une construction de soi48.
En toute rigueur, cette contestation de la naturalité du document mériterait elle aussi une histoire – et une histoire qui, dans ses principes, serait fidèle à cette déconstruction du document et au refus foucaldien de confondre histoire des idées et épopée de l’esprit. En effet, il serait pour le moins paradoxal de considérer cette crise du paradigme documentaire comme le résultat d’une « prise de conscience » (une histoire que l’on raconterait ainsi : « éclairés par les philosophes et les épistémologues, les historiens ont soudain compris que les documents avec lesquels ils travaillaient de façon irréfléchie étaient le résultat d’une opération jusqu’alors inaperçue »). À défaut de pouvoir proposer une telle histoire « archéologique », on peut considérer trois évolutions, très hétérogènes (leur statut, leur nature et leur profondeur diffèrent), mais qui, par cette diversité même, ont pu jouer un rôle dans cette crise et contribuer à la redéfinition et à la réorganisation des usages savants – à commencer par une évolution sémantique des notions de document et d’archives, qui a conduit à inverser leurs rapports.
Document, archives : évolutions sémantiques
L’histoire des archives depuis le début du xixe siècle est avant tout celle d’une mutation sémantique49. L’omniprésence des archives aujourd’hui n’est pas d’abord le résultat d’évolutions technologiques (la reproduction mécanisée, la numérisation) ou politiques (la démocratisation de l’accès), mais la conséquence d’un phénomène ancien de dilatation de la notion qui, initialement réservées aux chartes et documents officiels, s’est peu à peu confondue, « avec les “vieux papiers” dans leur totalité, sans distinction de provenance ou d’attribution authentique »50. Ce mouvement s’est poursuivi avec l’extension du terme au-delà du domaine de l’écrit, tout support enregistrable pouvant un jour devenir archive – ou plus exactement, tout support enregistrable étant d’emblée constitué en archive en puissance. En France, cette évolution est finalement sanctionnée par la loi de 1979, avec un texte dont les spécialistes n’ont cessé, depuis, de commenter l’ambition puisqu’il définit les archives comme « l’ensemble des documents, quels que soient leur date, leur forme et leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale, et par tout service ou organisme public ou privé, dans l’exercice de leur activité ». Le même texte se poursuivait par une caractérisation tout aussi ample des usages possibles des archives : « La conservation de ces documents est organisée dans l’intérêt public tant pour les besoins de la gestion et de la justification des droits des personnes physiques ou morales, publiques ou privées, que pour la documentation historique de la recherche. »51
La notion de document connaît une évolution comparable. Le projet naturaliste d’une littérature fondée sur le « document humain » constitue à cet égard une borne historique commode : cet oxymore construit et revendiqué par les Goncourt puis par Zola dans les années 1870 est immédiatement dénoncé comme une absurdité52. Il suscite la raillerie et les caricatures : l’une d’entre elles, qui montre Zola, loupe à la main, penché sur un étron, est légendée « M. Zola à la recherche du document humain » ; une autre présente le même Zola « assis sur La Curée, Le Ventre de Paris, La Conquête de Plassans et La Faute de l’abbé Mouret ». La légende précise : « Il examine à la loupe un personnage qu’il prend avec des pincettes et qu’il va disséquer pour en faire du document humain. »53 Dans ses Études critiques sur l’histoire de la littérature française, Brunetière s’indigne : « c’est par là que les romans périssent, par le document humain »54, et Barbey d’Aurevilly de se moquer d’Edmond de Goncourt qui « plus fier que Colomb revenant d’Amérique » « a même l’orgueil de [se] vanter » d’avoir inventé une « formule si ridiculement pédantesque »55.
La violence des attaques doit retenir : si la notion est insupportable à Brunetière et Barbey, c’est qu’elle contredit à la fois la primauté de l’écrit et l’orientation vers le passé qui sont (encore) les caractéristiques essentielles du document en ces années 188056. On peut d’ailleurs lire la virulence de ces réactions comme un indice d’une solidification des positions : elles témoignent a contrario d’un accord général sur l’hétérogénéité entre création littéraire et besogne savante. C’est une position qu’on retrouve aussi bien « à droite » qu’« à gauche » comme en témoigne l’article de Lanson intitulé « La littérature et la science » : qu’on considère les sciences expérimentales avec dédain ou non, il est entendu que sciences et littérature n’ont rien de commun et que l’humain reste une prérogative de l’écrivain. Lorsque l’expression document humain resurgit dans les années 1920 et 1930 dans les parages du surréalisme et de l’ethnologie en voie d’institutionnalisation, c’est de toute évidence une reprise, une allusion plaisante et concertée à la formule naturaliste, mais à une époque où, sans avoir disparu, la tension entre le substantif et l’adjectif n’a plus la même charge. C’est que, entre-temps, la notion de document a changé de sens, sans jamais couper les ponts avec l’étymologie (documentum, docere) qui l’associe à l’instruction – aux deux sens du mot : enseignement et instruction d’un procès, soit ce qui peut servir de preuve dans un raisonnement ou devant un tribunal.
Il est vrai que la généralisation du terme s’observe dès le début du xixe siècle, la promotion de la notion étant liée à l’expansion de l’histoire comme discipline – ainsi Guizot, alors ministre de l’Instruction publique, créant en 1834 le Comité de l’histoire de France, futur Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS), chargé de « diriger les recherches et la publication de tous les documents inédits relatifs à l’histoire de France antérieurs à la Révolution »57. Mais on ne l’emploie pas hors du domaine de l’écrit. L’acception du mot va cependant connaître deux déplacements successifs : elle passe d’abord du sens originel d’« acte écrit servant de preuve » à « la chose même servant de preuve », y compris si cette chose n’est pas écrite (on pense à l’idée de pièce à conviction ou à la fameuse formule attribuée à Jules Ferry : « la leçon de choses à la base de tout »). Puis le document en vient à désigner également la « reproduction si fidèle de la chose qu’elle peut servir de preuve » – non plus seulement la chose même, mais la captation de la chose. La notion s’étend donc aux formes techniques et reproductibles d’enregistrement. C’est ainsi qu’à partir du début du xxe siècle, on pourra parler de la photographie ou de l’enregistrement sonore comme de documents – double extension inimaginable à la fin du xixe siècle, non pas parce que les techniques n’existaient pas ou étaient encore embryonnaires, mais bien parce que le sens du mot ne le permettait pas. Tel est bien ce qui choque Brunetière dans l’idée de document humain et dans les métaphores qui l’accompagnent (l’image du scalpel, du spécimen, de la « tranche de vie », ou de la « page arrachée à la vie ») : l’absence de médiation par la raison graphique58.
Les notions d’archive(s) et de document(s) suivent donc des évolutions sémantiques parallèles et, en un sens, analogues, mais cela va conduire à une inversion de leur rapport. En première analyse, on pourrait croire en effet que la notion de document est plus large que celle d’archives, ces dernières ne comprenant que les « documents hors d’usage courant, rassemblés, répertoriés et conservés pour servir à l’histoire d’une collectivité ou d’un individu » (conformément à la définition du Trésor de la langue française, qui d’ailleurs, aujourd’hui encore, ne connaît le mot qu’au pluriel). Mais dès lors que les archives en viennent à désigner le « murmure de papier » (autrefois de papier, aujourd’hui de tout support enregistrable) que chaque personne physique ou morale produit « naturellement » et à son insu59, alors cette relation d’inclusion s’inverse : les archives sont faites de tout ce qui pourrait un jour éventuellement servir de document. En ce sens, on peut dire que les archives sont plus larges que les documents puisque, à la différence des documents qui n’existent que d’être pris dans un projet didactique (au sens large), les archives ne préjugent pas de leurs usages. Dans les deux cas, il s’agit d’objets issus du passé, mais l’usage du document est spécifié : est document tout ce qui fait trace du passé saisi depuis le présent. L’archive, en revanche, est orientée vers un futur indéterminé ; elle désigne le résultat d’un geste de mise en réserve (idéalement le plus large possible) en vue d’une rétrospection future dont la seule chose qu’on sache est qu’on ne peut préjuger de sa nature60.
Il est un indice historique de ce basculement : différentes initiatives à partir du début du xxe siècle relèvent de ce qu’il faut bien appeler la création d’archives (phénomène difficilement imaginable pour le document, à moins de replier les deux notions l’une sur l’autre). À cet égard, on peut être frappé par la coïncidence historique qui, en l’espace de quelques mois, voient émerger le projet des Archives de la Parole de Ferdinand Brunot et celui des Archives de la Planète d’Albert Kahn et Jean Brunhes. Les premières sont officiellement inaugurées en Sorbonne en juin 1911, avec l’ouverture de la première collection institutionnelle de phonogrammes que Brunot, qui est à la fois grammairien et historien de la langue, conçoit simultanément comme une « bibliothèque vivante » et comme la pierre de touche du futur Institut de phonétique, dans un geste de rupture radicale et délibérée avec la linguistique de cabinet. Entre 1911 et 1914, Brunot enregistre aussi bien la voix de personnalités illustres (Guillaume Apollinaire, le commandant Dreyfus, Émile Durkheim…) que des témoignages de langues et dialectes régionaux (il mène des missions de collecte sonore dans les Ardennes en 1912, dans le Berry et le Limousin en 1913) et de multiples échantillons de langues et de prononciations (de dialectes corses, picards, basques mais aussi bengali, chinois ou persan), enregistrés en laboratoire61. En janvier 1912, le banquier Albert Kahn se met en quête d’un directeur scientifique pour son projet de « constituer, pendant qu’il en est temps encore, ce qu’il appelle les “Archives de la Planète”, c’est-à-dire faire procéder à une sorte d’inventaire photographique de la surface du globe occupée et aménagée par l’Homme, telle qu’elle se présente au début du xixe siècle »62. Il recrute le géographe Jean Brunhes, auteur deux ans auparavant de La Géographie humaine, pour qu’il assure cette direction, le poste étant assorti de la création d’une chaire de Géographie Humaine au Collège de France. L’entreprise durera une dizaine d’années, aboutissant à la constitution d’un fonds de 4 000 plaques stéréoscopiques, 72 000 plaques autochromes et 183 000 mètres de film, « équivalant à plus de cent heures de projection » : « Les images concernent une cinquantaine de pays dans tous les continents, sauf l’Océanie. Elles accomplissent le dessein ambitieux d’Albert Kahn : “fixer une fois pour toutes des aspects, des pratiques et des modes de l’activité humaine dont la disparition fatale n’est plus qu’une question de temps”. »63
Outre la coïncidence historique et l’écho entre leurs noms, les analogies entre les deux initiatives sont frappantes : les deux entreprises proposent une combinaison qui associe un projet documentaire (un inventaire), une discipline des nouvelles sciences de l’homme (la linguistique phonétique d’un côté, la géographie humaine de l’autre), une révolution méthodologique (il s’agit de privilégier le terrain contre le laboratoire ou le cabinet) et une révolution technologique (avec, à chaque fois, un partenariat commercial : la collaboration d’Émile Pathé dans un cas, de Gaumont dans l’autre). Dans les deux cas également (et plus encore chez Kahn que chez Brunot), le geste d’archivage s’adosse à un sentiment d’urgence et d’accélération du temps : il faut collecter parce que demain, il sera trop tard. C’est cela qui, in fine, justifie non pas seulement l’extension des archives hors du domaine de l’écrit, mais bien que – plus profondément – on puisse (on doive) à présent les créer. C’est cependant un bouleversement majeur puisque jusqu’alors, on concevait les archives comme une « sécrétion », un sillage de papier naturellement produit et recueilli pour servir l’histoire au titre de « témoignage involontaire » (selon l’importante précision terminologique introduite par Marc Bloch dans son Apologie pour l’histoire). Or Brunot et Kahn ne recueillent pas : ils prélèvent ; ils ne collectent pas une sécrétion : ils enregistrent des échantillons. Certes, ils ne prétendent pas déterminer l’usage futur de leurs collections ; ils n’ont d’autre ambition que de produire un inventaire systématique et sans préjugé qui, à défaut d’être exhaustif (l’ère n’est pas encore au fantasme du mirrorworld)64, sera aussi représentatif que possible. Mais évidemment, on ne passe pas de l’exhaustivité à la représentativité sans rupture, et quand nous consultons aujourd’hui ces collections, nous sommes rétrospectivement frappés par les présupposés, l’arbitraire ou l’historicité des choix, et les principes idéologiques qui ont déterminé la « représentativité » d’alors. Pour ne donner qu’un seul exemple, Teresa Castro montre, à partir de la correspondance de Kahn, que l’ambition des Archives de la Planète de « décrire toutes les contrées de la terre » s’assortit d’un « but, non seulement documentaire, mais aussi conciliatoire » : la photographie et le cinématographe comblent un « désir de voir et de donner à voir le monde dans son unité » ; les images de « l’habitat et [du] quotidien des hommes sur l’ensemble de la planète » visent à « dévoiler l’universalité des gestes, la similarité essentielle des modes de vie »65. On est tout proche de l’irénisme anthropologique que Roland Barthes dénoncera avec vigueur en 1956 à propos de l’exposition (il s’agit de photographies, là encore) « La grande famille des hommes »66 : « le projet utopique de Kahn s’appuie sur l’image indicielle, fixe ou en mouvement, en couleurs ou en noir et blanc, parce qu’il la croit capable de rendre visible l’idée d’un monde réconcilié de ses différences insurmontables. »67
Quoi qu’il en soit, dès lors que les archives ne sont plus seulement collectées et rassemblées, mais produites de l’intérieur même du projet savant, on comprend que les « documents » ainsi constitués conservent la marque de leur production et qu’il devienne difficile de les considérer comme des donnés ou des vestiges simplement offerts à l’interprétation des historiens.
Le rôle de l’ethnologie
Une autre évolution a pu contribuer à la naissance de ce soupçon qui devait, à terme, bouleverser l’ordonnancement des rapports entre savoirs et littérature : l’émergence de l’ethnologie moderne. On peut en effet considérer que cette nouvelle discipline, qui en France s’autonomise dans les années 1920 et 193068, joue un rôle crucial dans l’éclatement du paradigme documentaire sur lequel reposait le partage doxique entre science et littérature. Cela ne correspond nullement à une revendication explicite – au contraire, les « pères » fondateurs de la discipline ne vont cesser de présenter l’ethnologie comme une science au même titre que toutes les autres ; cela tient plutôt au fait que l’ethnologie va exacerber les tensions internes à ce paradigme et en montrer le caractère sinon intenable, en tout cas incompatible avec le renouvellement épistémologique exigé par une science qui soit à la fois de l’homme et de terrain.
On l’a dit : le discours public qui vise à installer l’ethnologie dans la cité et à la consacrer comme science reprend à son compte les schèmes essentiels de la rupture épistémologique entre un passé reversé du côté de la « littérature » (ou en tout cas des littérateurs) et un présent fait de professionnalisme, de rigueur méthodique, d’observation, et de progrès. Comme les botanistes, les historiens ou les géographes avant eux, les ethnologues conçoivent l’autonomie institutionnelle de leur science (l’Institut d’ethnologie de Paris est inauguré en 1925, le musée de l’Homme en 1938) comme un avènement et l’ouverture d’une ère nouvelle. Pourtant, l’ethnologie se distingue des autres sciences de l’homme à deux titres au moins : d’abord, en ce que – plus directement et plus explicitement que l’histoire, la sociologie ou la critique littéraire – elle s’assigne un objet immatériel : « Nous n’étudions plus seulement des choses tenues dans la main ou visibles, mais surtout des états de conscience », explique Marcel Mauss dans les cours qu’il donne à la Sorbonne69. Surtout, elle se distingue par la radicale nouveauté de sa méthode, en plaçant en son cœur l’impératif de terrain (field-work). Or cette exigence n’est pas seulement exigence de première main et d’observation directe et in vivo, comme chez les linguistes ou les géographes ; il s’agit pour l’ethnographe de faire de son expérience subjective elle-même le foyer de l’observation. Mais il y a là une révolution épistémologique qui entre en conflit direct avec les éléments fondamentaux de la doctrine documentaire : comment concilier cette nouvelle forme de connaissance avec l’impératif de séparation entre le sujet et l’objet ? Comment documenter l’immatériel ? Comment en rendre compte sans « style » et sans recourir à un travail d’écriture ou à une certaine forme de « littérature » ? Enfin, comme on l’a vu, au principe de la notion même de document, il y a le postulat que le prélèvement ne fait rien à la chose prélevée – présupposé implicite dont Michel de Certeau démontera les effets. Or les ethnologues sont sans cesse confrontés à la dévitalisation que la science impose au document. Tous leurs textes le disent : une fois classé et répertorié, le document perd les qualités qu’il avait à l’origine ; ce qui était rite, coutume vivante, technique singulière prise dans un ensemble cohérent ne survit pas dans la fiche ou dans la vitrine du musée. De là, les rêveries d’un Leiris qui, lors de l’ouverture du musée de l’Homme, imagine un « astucieux étalagisme » qui rendrait vie aux objets :
Toute une technique de la présentation devra intervenir comme suite à la technique de la collecte, si l’on tient à ce que les documents ne deviennent pas de simples matériaux pour une érudition pesante et ne se dépouillent pas de tout contenu humain, eux qui n’avaient de plus grand intérêt que, précisément, cette qualité d’être des choses « humaines ». […] au Musée de l’homme, la confrontation [des différents objets, des photographies, des squelettes et des crânes] correspond avant tout à une volonté de ne pas abstraire les objets des groupes humains qui les ont produits, non plus que l’inverse. Ainsi […] ces humanités mêmes – bien qu’à l’état d’ossements – retrouvent une sorte de paradoxale vie, d’être présentées à proximité de ce qui exprime concrètement leur existence sociale70.
Les autres savants pouvaient se consoler du renoncement à la littérature (à la rhétorique) au prétexte du passage à l’âge adulte : ils savaient qu’en abandonnant les fantaisies et les phrases, ils renonçaient aussi aux illuminations du génie individuel, capable par exemple – comme Michelet aux yeux de Monod – de « ressusciter le passé, de lui rendre ses vraies couleurs, de le faire comprendre pour ainsi dire par les yeux »71. Mais c’était le prix à payer pour l’entrée dans l’âge de la connaissance rationnelle, qui est aussi l’âge sévère de la connaissance collective. Cependant, la nostalgie de la littérature est plus essentielle chez les ethnologues. S’ils regardent du côté de Montaigne ou de Jean de Léry, s’ils veulent « faire voir » et « rendre véritablement perceptibl[e] et présen[t] »72, s’ils rêvent à un « nouvel humanisme » et regrettent « les traditions d’humanité des grands voyageurs du xviiie siècle »73, c’est parce qu’ils pressentent qu’en se pliant aux règles de l’exposé monographique et en reprenant à leur compte le précepte de séparation du sujet et de l’objet, ils trahissent le programme qu’ils se sont donnés à eux-mêmes. Confronté à l’impossibilité de restituer « l’atmosphère » du rite sans recourir aux ressources du style, Griaule peut bien réclamer de l’ethnographe « un artifice matériel d’exposition […] mettant le lecteur à même de faire le départ entre ce qui est proprement indigène et ce qu’il doit à la pensée subjective de l’auteur »74 ; ce faisant, il désigne le problème, mais il ne le résout pas, puisque la distinction entre l’objectif et le subjectif n’est pas donnée, mais à construire, et que c’est au contraire la confusion entre les deux qui caractérise le donné. Ainsi s’explique, pour la première génération de l’ethnologie française, le recours quasi systématique à un « deuxième livre », sorte de supplément « littéraire » qui vient s’ajouter au travail monographique savant, qui le réinscrit dans un itinéraire personnel, en compense la sécheresse et, parfois, en désigne les insuffisances : Gens de la Grande Terre de Maurice Leenhardt, L’Île de Pâques d’Alfred Métraux, Mexique terre indienne de Jacques Soustelle, Les Flambeurs d’hommes de Marcel Griaule et même, en un sens, Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss75.
Ajoutons une chose : l’ethnologie est un des lieux majeurs où se sont jouées à la fois la dilatation de l’acception du terme document et – solidairement – l’extension du paradigme documentaire à des formes non verbales. Mais une telle extension ne pouvait que mettre en lumière la fragilité des présupposés qui fondaient ce paradigme. La violence épistémique inhérente au « geste de mettre à part » dénoncé par de Certeau n’apparaît nulle part avec plus d’évidence que dans les considérations méthodologiques de Marcel Griaule, que ce soit dans ses rêveries de dispositif panoptique répartissant l’observation du rite entre des chercheurs multiples (mais discrets ?) postés en divers endroits afin de ne rien manquer de la marche de la cérémonie76, ou dans l’analogie (dont il est friand) entre enquête policière et enquête ethnographique : « faire parler » le document peut sembler une métaphore inoffensive, mais on quitte le registre métaphorique lorsque l’ethnographe est comparé à un « détective » ou un « juge d’instruction » chargé de faire rendre gorge à un informateur, lui-même considéré comme un « suspect », et d’ailleurs qualifié à l’occasion de « document vivant »77.
On comprend la protestation qu’allait finir par susciter, chez des sujets colonisés, la réification qu’une telle ethnologie tentait d’imposer à leur endroit78. Et on ne s’étonne pas des appels d’Aimé Césaire à libérer « l’agressivité révolutionnaire » contre ces « ethnographes métaphysiciens et dogonneux » (c’est précisément l’inventaire griaulien des « sophies » africaines qu’il a en vue) « tous suppôts du capitalisme, tous tenants déclarés ou honteux du colonialisme pillard, tous responsables, tous haïssables, tous négriers »79. « De ce que l’on avait maté, on pouvait faire un “objet” scientifique »80, écrivait de Certeau à propos des premières études des livres de colportage, en une réflexion qui préfigurait les développements de la critique postcoloniale. Plus nettement encore que l’histoire ou les études folkloriques, l’ethnologie révèle la complicité objective entre le paradigme documentaire et des logiques de domination et d’exclusion.
Relectures du surréalisme
Enfin, il est tout à fait remarquable que cette promotion de l’archive, qui est aussi une contestation de l’autorité de la science, soit contemporaine d’une nouvelle actualité du surréalisme, après une éclipse d’un quart de siècle. Il serait absurde de rechercher un lien causal entre les deux phénomènes, dans quelque direction que ce soit : la relecture du surréalisme ne constitue évidemment pas la source des interrogations épistémologiques des années 1960, pas plus que ces interrogations n’expliquent ce retour au surréalisme, mais les effets d’écho sont indubitables et contribuent sans aucun doute à affermir les nouvelles configurations.
En 1943, Sartre avait pensé congédier Bataille en faisant de lui le dernier représentant d’une tradition inaugurée par les Pensées de Pascal, faite de dramatisation, d’antirationalisme et de ruine du langage, tradition dans laquelle il inscrivait à la fois Nietzsche et les surréalistes81. Quatre ans plus tard, dans Qu’est-ce que la littérature ?, il avait fait du surréalisme une sorte d’énervement adolescent, faussement révolutionnaire et vaguement sophiste, soucieux avant tout d’« échapper à la conscience de soi et, par conséquent, de sa situation dans le monde »82. Il avait ironisé sur le « merveilleux surréaliste », rattaché à un goût pour le mystère poétique datant d’avant la (Première) Guerre (« le Grand Meaulnes, mais radicalisé »)83. Et sans doute est-ce en effet l’image du surréalisme qui s’impose dans les années 1940 et 1950, mouvement dont le vocabulaire poétique et plastique semble quelque peu obsolète et « hors d’âge » ; les difficultés rencontrées par Breton pour définir une catégorie comme celle d’« art magique » dans un paysage intellectuel redessiné par l’anthropologie en sont un indice parmi d’autres84. Mais dès 1945, Maurice Blanchot proposait une lecture du surréalisme qui contredisait par avance celle de Sartre, insistant sur la puissance d’affirmation du mouvement, contre l’image habituelle qui en fait un mouvement de « destructeurs », successeur de Dada85. Surtout, Blanchot réorientait la lecture du surréalisme en le faisant tout entier pivoter autour de « sa découverte centrale » : le message automatique, objet d’une expérience aussi fondatrice que celle du Cogito cartésien (et d’ailleurs analogue à celle-ci), par laquelle s’affirment à la fois la liberté souveraine du sujet délivré de tout exigence expressive et son aliénation par les mots. C’est d’abord cet aspect qui retient Foucault, lui-même grand lecteur du surréalisme. À la mort de Breton, quelques mois à peine après la parution de Les Mots et les Choses, il donne un (magnifique) entretien qui reprend la lecture hétérodoxe de Blanchot : on doit à Breton d’avoir réinventé une éthique de l’écriture, explique-t-il, éthique qui tient non aux idées, mais « à l’acte même d’écrire ». « Dans cet acte brut et nu, la liberté de l’écrivain se trouve engagée en même temps que naît le contre-univers des mots […]. [l’écriture] se met à exister dans une sorte de solidité de roc. Elle s’impose en dehors de tout ce qui peut se dire à travers elle. » Cela conduit Foucault à une requalification de l’imagination surréaliste : « l’imagination, c’est moins ce qui naît dans le cœur obscur de l’homme que ce qui surgit dans l’épaisseur lumineuse des discours. »86
On reconnaît ici les préoccupations du Raymond Roussel de 1963 et on pourrait accuser Foucault de donner une version « roussellienne » de l’œuvre de Breton, ramenée avant tout à une expérience du langage, dont les écrits de Roussel auraient donné une version systématique et obsessionnelle. Mais ce n’est pas tout à fait exact. Foucault lit l’œuvre de Roussel comme une exploration tragique de l’hétérogénéité irréconciliable entre le monde des mots et l’ordre des choses, en même temps que la révélation du « visible et profond rapport que tout langage entretient, dénoue, reprend et indéfiniment répète avec la mort »87. Il tire l’œuvre de Breton dans une autre direction, à savoir l’instauration d’une « communication » entre « ces deux figures longtemps étrangères : écrire et savoir », défaisant au passage le portrait que Sartre avait tracé de Breton en « poète de la déraison ». Et Foucault de distinguer la version « allemande » de cette conciliation entre savoir et écriture (appropriation du monde, « récollection calme et exhaustive de la connaissance ») de la version française et surréaliste : « Pour Breton, l’écriture devenue savoir (et le savoir devenu écriture) est au contraire un moyen de pousser l’homme hors de ses limites, de l’acculer à l’infranchissable. »88 Et de conclure (comme déjà Blanchot vingt ans auparavant), à la brûlante actualité du surréalisme « en un temps où l’écrire et le savoir sont profondément enchevêtrés »89.
Sans doute faut-il distinguer deux temps d’ailleurs dans cette nouvelle actualité du surréalisme : un premier temps centré sur l’énonciation et la question de l’automatisme ; un second temps – qui concernera moins directement Foucault, mais que l’entretien de 1966 annonce – centré sur les entreprises documentaires des surréalistes dissidents. On notera ici pêle-mêle les premiers travaux sur le surréalisme hétérodoxe de Documents dans la revue Tel Quel (d’ailleurs sous-titrée « Science / Littérature » entre 1966 et 1970), le début de la publication des Œuvres complètes de Georges Bataille, dont les deux premiers tomes paraissent aux éditions Gallimard en 1970, sous la direction de Denis Hollier90, la redécouverte des écrits du Collège de sociologie, dont le même Denis Hollier donne une édition critique en 197991. En 1981, paraît l’article – très discuté mais indubitablement fondateur – de James Clifford « On ethnographic surrealism », ouvrant la voie aux États-Unis à une réflexion textualiste sur l’écriture des sciences humaines explicitement associée à un désir de réactualiser des formes et des procédés surréalistes (la première traduction française paraît d’ailleurs un an plus tard sous le titre « Ethnographie, polyphonie, collage »)92.
Le « document humain » fait retour pour la deuxième fois. Les surréalistes avaient déjà repris la formule, au début des années 1930 pour qualifier le texte automatique ou l’enregistrement fidèle et consciencieux « sur le modèle de l’observation médicale » des coïncidences, hasards objectifs et autres épisodes qui font vaciller la subjectivité93. À la même époque, les ethnographes du Musée d’ethnographie du Trocadéro l’emploient volontiers, parfois pour désigner les pièces recueillies derrière les vitrines du musée, mais plus fréquemment encore pour qualifier le rêve d’une parole non médiée : le document humain, c’est alors le discours de l’informateur dans son jaillissement premier, l’utopie d’une langue a-rhétorique, soustraite à toute interlocution94. Dans Les Fleurs de Tarbes, Jean Paulhan avait reconnu, avec perspicacité, une même « Terreur » misologue à l’œuvre chez les naturalistes et chez les surréalistes (on pourrait ajouter les ethnographes muséologues) : pour les uns comme pour les autres, c’est en effet d’abord la rhétorique qui est rejetée95. Mais commentant l’ouvrage de Paulhan, Blanchot avait montré qu’il était simpliste de concevoir la Terreur comme une illusion historique passagère qu’on pourrait résoudre (comme Paulhan semblait le recommander) par une réinvention de la rhétorique ou à un retour à une nouvelle forme de commun. Ce que souligne, dans ses contradictions mêmes, la Terreur surréaliste, c’est que l’opposition entre langage et pensée est impraticable96 ; autrement dit, pas plus la science que la littérature ne peuvent se prévaloir d’un retour à une transparence de la langue. C’est aussi cela, en un sens, que, un quart de siècle plus tard, signale la promotion de l’archive contre le document : non pas qu’il faut revenir à une saine distribution entre les mots et les choses permettant de refonder des disciplines mieux circonscrites ou des communautés plus stables, mais bien que la réalité même « est écrite » ou « s’écrit ». Leçon surréaliste là encore ; Breton l’affirmait avec force dès 1934 : « L’expression “Tout est écrit” doit […] être entendue au pied de la lettre. »97
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Redisons-le, l’histoire que nous venons de tracer à grands traits n’est certainement pas une histoire des sciences de l’homme : il serait absurde de considérer que celles-ci sont restées figées dans les mêmes usages et les mêmes méthodes entre les années de fondation et la fin des années 1960, et il n’est pas question de minorer les ruptures introduites, par exemple, par l’école des Annales avec l’histoire dite « méthodique », ou par l’anthropologie structurale avec l’ethnologie muséale de l’entre-deux-guerres. Il ne s’agit pas non plus d’une histoire des rapports entre littérature et sciences de l’homme – nous allons y revenir –, mais plutôt de l’histoire d’une idée des sciences de l’homme (à la façon dont Barthes réclamait une histoire de l’idée de littérature) et de la crise qu’elle a connue. Cette idée – doxique, diffuse, peu thématisée en tant que telle – a permis aux écrivains et aux savants de penser leurs pratiques respectives dans un jeu d’écarts et de différences pendant trois quarts de siècle ; autrement dit, elle les a à la fois unis et séparés, ce que montre bien la formalisation de leurs rapports en termes de territoire : s’il est question de domaines respectifs, de prérogatives, de propriétés, d’inclusion ou de porosité, c’est bien qu’un même espace est donné en partage, puis découpé. Initialement mobilisée pour imposer ces nouvelles sciences de l’homme dans la cité et consacrer leur scientificité, la notion de document avait pour corolaire cette spatialisation des discours.
Rétrospectivement, on peut se demander s’il n’y a pas eu là une simple parenthèse – ou une sorte de moment préliminaire, marqué du sceau de la pureté, moment nécessaire à l’institutionnalisation des sciences de l’homme, mais voué à être dépassé une fois cette institutionnalisation acquise. Car la promotion de l’archive a rebattu les cartes, mais elle n’a pas substitué un paradigme à un autre. L’archive en effet n’est pas symétrique du document : elle n’a pas valeur de fondement ; elle ne prédit pas des pratiques ; elle n’engage ni méthodologie spécifique, ni épistémologie silencieuse ; elle insiste seulement sur la science comme production et comme savoir / pouvoir, et elle signale l’engagement subjectif du chercheur dans sa recherche. Elle a donc réinscrit le discours des sciences de l’homme (et peut-être celui de toutes les sciences qui s’écrivent en langue naturelle) dans un continuum de pratiques verbales.
De cette réinscription, les réflexions critiques ou historiques sur la poétique de l’ethnographie, les styles de l’historien, l’anthropologue comme auteur ou le métalangage du sociologue sont des indices parmi d’autres. Le sont aussi les interrogations sur le rapport des sciences sociales à leur public et les nombreuses entreprises qui, de La Misère du monde de Pierre Bourdieu (1993) à l’initiative « Raconter la vie » de Pierre Rosanvallon (2014-2017), ont tâché d’inventer des formes conciliant expertise savante et démocratie. Le sont enfin les nombreuses expérimentations formelles proposées par les historiens, sociologues, anthropologues qui, depuis la fin du siècle dernier, ont réinvesti la première personne du singulier, flirté avec la fiction ou le discours indirect libre, rêvé à de nouvelles façons d’agencer les documents. Il est certain que l’incomplétude de l’archive et sa puissance d’évocation ont libéré l’écriture du savant, historien ou ethnologue, et ont autorisé l’expression d’une subjectivité autrefois bannie. On notera néanmoins que ces expérimentations, certes nombreuses et parfois renommées, n’ont pas bouleversé l’ordinaire de la pratique savante et qu’il est donc douteux qu’elles soient le signe d’un véritable basculement ou de l’entrée dans une « nouvelle épistémè », comme on l’affirme parfois avec peut-être un peu de complaisance. Elles ont en tout cas eu pour mérite de manifester une solidarité au moins relative du contenu et de la forme qui est vraisemblablement inhérente à toute écriture de savoir en langue naturelle et que les revendications de scientificité les plus « positivistes » prétendaient dénier. Mais cette solidarité du contenu et de la forme reste affaire de dosage ; elle n’indique rien d’autre que des polarités. Malgré l’écart historique qui semble les séparer, c’est donc bien le même schème qui est à l’œuvre dans les déconstructions des poétiques de la science (fin du xxe siècle) et dans les tentatives de détection d’un « savoir propre » à la littérature (début du xxie siècle). Si on s’accorde généralement à voir dans les premières une radicalité post-moderne quelque peu dépassée, il faut sans doute observer les secondes avec la même circonspection : aussi séduisante (et rassurante) soit l’idée d’un « savoir de la littérature », on voit mal pourquoi continuer à qualifier de savoir un discours qui serait, dans son intégralité, inséparable de sa forme98. Si on ne peut le traduire sans le trahir et si la seule façon de l’intégrer à un discours second est la citation, c’est peut-être qu’il n’est pas tout à fait un savoir, le rapport du discours second au discours premier n’étant pas une relation d’intégration et de dépassement, mais de commentaire.
De cette histoire, on peut donc au moins tirer un enseignement, tout négatif soit-il : il n’est pas sûr que les notions d’hybridation, de porosité, de contamination soient adaptées pour penser aujourd’hui les prétendus « rapports » de la littérature et des savoirs, non pas seulement parce que – fort logiquement – de telles notions reconduisent la territorialisation qu’elles prétendent dépasser, mais surtout parce qu’elles demeurent arrimées à l’idée que discours savants et littérature se définissent réciproquement selon une caractérisation poétique symétrique : inventivité formelle d’un côté, soumission au message de l’autre. Elles présupposent que l’espace de ce qui est à connaître est donné et concevable et que les discours s’en emparent selon leurs « méthodes » propres – autrement dit, elles doivent bien plus qu’elles ne le croient à la conception « positiviste » des sciences qu’elles pensent abandonner. Dans ces jeux de miroir, tout est écrit d’avance ; l’écrivain est l’autre du savant et le savant l’autre de l’écrivain : le second ne renonce pas à « dire quelque chose du monde », mais en toute modestie et toute humilité, conscient de la précarité de sa démarche et de la fragilité de ses conclusions ; le premier « assume sa subjectivité » et s’autorise quelques escapades du côté de l’inventivité stylistique ou de la métaphore, qui parfois dit mieux, plus vite et plus juste, mais il ne renonce pas « pour autant » à l’ambition de savoir.
Pendant une dizaine d’années, Foucault a proposé un autre modèle du rapport entre littérature et savoirs, modèle territorial lui aussi, mais reposant sur d’autres principes que le partage imposé par le document. Il s’agissait alors de concevoir la littérature comme l’espace d’exploration de l’impensé ou de l’impensable d’une épistémè donnée. C’est ainsi que Foucault lui-même se rapportait à quelques écrivains singuliers (Roussel, Blanchot, Klossowski, Bataille…) parce qu’il retrouvait en eux le « problème brûlant de l’énonciation », clé de voûte d’une archéologie des savoirs contemporains. Mais ce n’est pas un modèle généralisable en tant que tel, et à aucun moment, Foucault ne fait de cette négativité une caractéristique d’essence de la « Littérature », à la fois parce qu’il ne la retrouve que dans un corpus très restreint et singulier et parce qu’il est infiniment prudent dans les diagnostics qu’il porte sur les configurations épistémologiques dont son discours même fait partie. Il est donc à la fois paresseux et naïf d’accorder à la littérature un supplément de savoir échappant par essence aux sciences et une capacité prémonitoire qui lui permettrait de percevoir, par on ne sait quelle grâce, les fragilités épistémologiques des disciplines contemporaines. Comme Foucault lui-même le dira plus tard, revenant sur son propre rapport à la littérature : « à maintenir l’analyse à ce niveau, on risque de ne pas défaire l’ensemble des sacralisations dont la littérature a été affectée. Au contraire, on risque de la sacraliser davantage. » Plutôt que d’attribuer à la littérature « les décisions d’une culture », poursuivait-il, il vaut mieux se demander « comment il peut se faire qu’une culture ait décidé de lui donner une position si singulière, si étrange »99.
En ouverture, nous signalions qu’à regarder les usages discursifs contemporains, aucun des indices traditionnels qui, pendant trois quarts de siècle, ont fonctionné comme des marqueurs ne permet plus aujourd’hui de distinguer littérature et discours de savoir. Mais la conclusion à tirer de cette « porosité » des poétiques n’est pas qu’on doit trouver d’autres marqueurs, plus fermes et plus sûrs ; c’est qu’on doit abandonner l’idée de démarcation et de frontière. Ce n’est pas dire qu’il n’y a pas ou qu’il n’y a plus de « rapports » entre littérature et savoirs, mais ceux-ci sont locaux, particuliers, variables et imprévisibles ; ils ne relient pas de vastes entités qu’on pourrait délimiter mais, de façon chaque fois singulière, des entreprises elles-mêmes singulières. Pour celui ou celle qui prétend analyser des discours ou faire leur histoire, c’est la dernière leçon du passage du document à l’archive : pas plus que leurs objets, les discours ne se donnent dans l’évidence de leur identité ; pas plus que ceux qu’ils étudient, les savants ne savent exactement ce qu’ils font. Il faut renoncer au projet d’une cartographie et accepter d’avancer à tâtons dans un monde de pratiques dont ni l’écrivain, ni le savant n’a la clé.
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1 Gabriel Monod, « Introduction. Du progrès des études historiques en France depuis le xvie siècle », Revue historique 1, 1 (1876), p. 5-38, p. 30.
2 « La critique externe porte sur les caractères matériels du document : son papier, son encre, son écriture, les sceaux qui l’accompagnent ; la critique interne, sur la cohérence du texte, par exemple sur la compatibilité entre la date qu’il porte et les faits dont il parle. » Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996 (Points), p. 59.
3 Marcel Griaule, Jeux et divertissements abyssins, Paris, Ernest Leroux, 1935, p. 4.
4 Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, Introduction aux études historiques [1898], Paris, Kimé, 1992 (Le sens de l’histoire), p. 253.
5 Ibid., p. 231-232.
6 Marcel Griaule, Jeux et divertissements abyssins, op. cit., p. 6.
7 Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, op. cit., p. 252.
8 Marcel Griaule, Méthode de l’ethnographie, Paris, PUF, 1957, p. 103.
9 Voir Vincent Debaene, L’Adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature, Paris, Gallimard, 2010 (Bibliothèque des sciences humaines).
10 Voir Vincent Debaene, L’Adieu au voyage, op. cit., p. 28-38.
11 « Les humanités qui ont fait un Rabelais et un Montaigne se rapetissent à la rhétorique. Ce n’est même plus un art de penser qu’on y prend, mais un art de parler bien sans penser. » Gustave Lanson, « Contre la rhétorique et les mauvaises humanités » [1902], dans Essais de méthode, de critique et d’histoire littéraire, Paris, Hachette, 1965, p. 58.
12 Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire [1975], Paris, Gallimard, 2002 (Folio Essais), p. 100.
13 C’est le vocabulaire de Louis de Bonald opposant les lettres aux sciences au début du xviiie siècle ; il représente assez fidèlement l’opposition entre les unes et les autres telle qu’elle s’est imposée à partir du romantisme. Voir Vincent Debaene, L’Adieu au voyage, op. cit., p. 370-374.
14 Agathon, L’Esprit de la Nouvelle Sorbonne. La crise de la culture classique. La crise du français, Paris, Mercure de France, 1911, p. 27.
15 Gustave Lanson, « Science et littérature » [1892], dans Essais de méthode, de critique et d’histoire littéraire, op. cit., p. 113. Voir Vincent Debaene, L’Adieu au voyage, op. cit., p. 350-359.
16 Ramón Fernandez, « Connaissance et science de l’homme », La Nouvelle Revue française 15, 2 (1935), p. 254-261, p. 254.
17 Ibid., p. 260.
18 Ibid., p. 255.
19 Ibid., p. 261.
20 André Breton, « Main première » [1962], dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. IV, 2008 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 1025.
21 Georges Bataille, « Un livre humain, un grand livre », Critique 105 (1956), p. 99-112, p. 108.
22 Louis Aragon, « L’ombre de l’inventeur », La Révolution surréaliste 1 (1er décembre 1924), p. 22-24.
23 André Breton, « La confession dédaigneuse » [1923], dans Œuvres complètes, op. cit., t. I, 1988, p. 1193-1202.
24 James Clifford, « Ethnographie polyphonie collage », Revue de musicologie 68 (1-2) (1982), p. 51.
25 Voir notamment Denis Hollier, La Prise de la Concorde suivi de Les dimanches de la vie. Essais sur Georges Bataille, Paris, Gallimard, 1993.
26 Claude Lévi-Strauss, « Le champ de l’anthropologie » [1960], Anthropologie structurale II [1973], Paris, Plon, 1996 (Pocket), p. 39.
27 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, dans Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, 2015 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 7.
28 Martin Rueff, Notice de L’Archéologie du savoir, ibid., p. 1411.
29 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, ibid., p. 139.
30 Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, op. cit., p. 100.
31 Michel de Certeau, « L’espace de l’archive ou la perversion du temps », dans L’Archive, numéro thématique de la revue Traverses 36 (1986), p. 4-6, p. 6.
32 Arlette Farge, Le Goût de l’archive [1989], Paris, Seuil, 1997 (Points), p. 13.
33 Ibid., p. 15, p. 11.
34 Martin Rueff, op. cit., p. 1411.
35 Michel Foucault, « Michel Foucault explique son dernier livre (entretien avec J.-J. Brochier) », Magazine littéraire 28 (avril-mai 1969), p. 23-25, repris dans Michel Foucault, Dits et Écrits, t. I, Paris, Gallimard, 2001 (Quarto), p. 799-807, p. 800.
36 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 138-139.
37 Étienne Anheim, « Singulières archives. Le statut des archives dans l’épistémologie historique, une discussion de La mémoire, l’histoire, l’oubli de Paul Ricœur », Revue de synthèse 125, 1 (2004), p. 153-182, p. 165.
38 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 139.
39 Ibid., p. 7-8.
40 Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, op. cit., p. 103.
41 Paru initialement dans le numéro de décembre 1970 de la revue Politique aujourd’hui, le texte est repris quatre ans plus tard dans La Culture au pluriel, dont il constitue le troisième chapitre.
42 Michel de Certeau, La Culture au pluriel, Paris, Union générale d’éditions, 1974, p. 51.
43 Ibid., p. 76.
44 Ibid., p. 76-77.
45 Ibid., p. 76.
46 Voir Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, op. cit., p. 130-131. Sur cette distinction entre la trace, « forme brute de l’enregistrement, relevant du régime sémiotique », et les archives, « traces régulées, inscrites dans un dispositif de pouvoir », voir ici même, la contribution d’Éléonore Devevey, à propos de Georges Perec (chapitre I).
47 « La vie des hommes infâmes », paru en 1977 dans « Les Cahiers du chemin », devait initialement servir d’introduction à un recueil de textes juridiques et comptes rendus de procès du xviiie siècle. C’est autour des manuscrits rassemblés pour cette anthologie que commence la collaboration de Michel Foucault et Arlette Farge. Voir Dits et Écrits, t. II, Paris, Gallimard, 2001 (Quarto), p. 237-253. Voir aussi, ici même au chapitre II, les réflexions de Nathalie Piégay sur le rôle fondateur joué par la publication de Moi, Pierre Rivière… dans ce nouveau rapport au document d’archives.
48 C’est cette dimension du rapport à l’archive que révélaient déjà – dans leur radicalité et dix ans auparavant – les « projets de contre-archivage » de Georges Perec, étudiés ici par Éléonore Devevey (chapitre I).
49 Voir ici même, l’introduction.
50 Yann Potin, « L’historien en “ses” archives », dans À quoi pensent les historiens ? Faire de l’histoire au xxie siècle, éd. Christophe Granger, Paris, Autrement, 2013, p. 101-117, p. 101.
51 Loi n° 79-18 du 3 janvier 1979 sur les archives. L’article en question est abrogé en 2004 et intégralement repris dans la loi n° 2008-696 du 15 juillet 2008 qui modifie les dispositions du livre II du Code du Patrimoine et définit toutes les dispositions légales en matière d’archive.
52 La première occurrence de l’expression se trouve dans le journal des Goncourt à la date du 22 août 1875 ; Zola l’emploie à son tour en novembre 1875 dans son étude « Gustave Flaubert, écrivain » (puis à plusieurs reprises dans divers articles réunis dans Le Roman expérimental en 1880). Dans la préface à La Faustin datée d’octobre 1881, Edmond de Goncourt réaffirme son projet de « roman bâti sur des documents humains » et note en bas de page : « Cette expression très blaguée dans le moment, j’en réclame la paternité, la regardant, cette expression, comme la formule définissant le mieux et le plus significativement le mode nouveau de travail de l’école qui a succédé au romantisme : l’école du document humain » (Paris, G. Charpentier éditeur, 1882, p. II). Voir Marie Scarpa, « Le “document humain”, entre littérature et ethnographie », dans Le Moment réaliste. Un tournant de l’ethnologie, éds. Daniel Fabre et Marie Scarpa, Nancy, Presses universitaires de Nancy-Éditions universitaires de Lorraine, 2017, p. 99-117.
53 Respectivement : Hope, dans Les Biographies contemporaines d’Alfred Carel, Capiomont aîné, Calvet & Cie, novembre 1880 et A. Gill, L’Eclipse, 16 avril 1876.
54 Ferdinand Brunetière, Études critiques sur l’histoire de la littérature française, Quatrième série, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1894, p. 389.
55 Jules Barbey d’Aurevilly, « Edmond et Jules de Goncourt » [1882], dans Le Roman contemporain. Les Œuvres et les Hommes, Paris, Alphonse Lemerre, 1902, p. 71.
56 Voir Marie Scarpa, art. cit.
57 Arrêté ministériel du 18 juillet 1834, cité par Simone Mazauric, « François Guizot et la création du CTHS : les sociétés savantes, la politique et l’histoire », dans La France savante, éd. Arnaud Hurel, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2017, p. 84-97, p. 84.
58 De là, du reste, le curieux mélange de distance et de proximité qu’on peut éprouver aujourd’hui à l’endroit du projet naturaliste : il nous apparaît très moderne par le rêve (qu’on retrouvera chez les surréalistes ou dans les parages du Nouveau Roman) de produire une œuvre d’art qui ne serait qu’une collection de documents bruts, sans narrativisation, sans intrigue (c’est ce que met en valeur l’élégante publication des Carnets d’enquête de Zola dans la collection « Terre humaine » en 1991). Mais il semble par ailleurs complètement aveugle à la médiation à la fois subjective et verbale que suppose toute description, passant sous silence le fait que le « document humain » n’est pas un prélèvement, mais une représentation filtrée par un « caractère » et la subjectivité du romancier.
59 Yann Potin évoque les archives comme des « sécrétions administratives ». Cette naturalité de l’archive se retrouve dans la définition du fonds d’archives reproduite par Arlette Farge : « ensemble de documents […] dont l’accroissement s’est effectué d’une manière organique, automatique dans l’exercice des activités d’une personne physique ou morale, privée ou publique, et dont la conservation respecte cet accroissement sans jamais le démembrer. » Le Goût de l’archive, op. cit., p. 11.
60 Ce geste consistant à « rabattre le présent sur le passé qu’il deviendra » est au cœur des « usages mémoriels de l’archive », analysés ici par Nathalie Piégay (chapitre II).
61 Voir Nicolas Verdure, « Les archives de l’enregistrement sonore à la Bibliothèque nationale de France », Vingtième Siècle. Revue d’histoire 92, 4 (2006), p. 61-66, et Pascal Cordereix, « Ferdinand Brunot et les Archives de la parole : le phonographe, la mort, la mémoire », Revue de la BNF 48, 3 (2014), p. 5-11.
62 Lettre d’Emmanuel de Margerie à Jean Brunhes, janvier 1912, citée dans Teresa Castro, « Les Archives de la Planète et les rythmes de l’Histoire », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze 54 (2008) [en ligne]. Disponible sur : http://journals.openedition.org/1895/2752 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.2752.
63 Ibid.
64 Voir ici même, au chapitre VIII, les réflexions de Jérôme David et Radu Suciu, « La relance numérique des archives : retour sur le Bodmer Lab ».
65 Teresa Castro, « Les Archives de la Planète et les rythmes de l’Histoire », art. cit.
66 Roland Barthes, « La grande famille des hommes », Mythologies [1957], dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Seuil, 2002, p. 806-808.
67 Teresa Castro, « Les Archives de la Planète et les rythmes de l’Histoire », art. cit.
68 Il faut ici, en toute rigueur, distinguer la discipline du savoir : le savoir ethnologique est ancien, mais son inscription dans la cité par des institutions, un enseignement, une méthode formalisée, génératrice de pratiques savantes spécifiques, est précisément datable.
69 Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie [1947], Paris, Payot, 1967, p. 109.
70 « Du Musée d’ethnographie au musée de l’Homme » [1938], repris dans Michel Leiris, L’Âge d’homme précédé de L’Afrique fantôme, Paris, Gallimard, 2014 (La Bibliothèque de la Pléiade), p. 743-744.
71 Gabriel Monod, « Introduction », art. cit., p. 30.
72 Voir Michel Leiris, « Regard vers Alfred Métraux » [1963], Cinq études d’ethnologie, Paris, Gallimard, 1988 (Tel), p. 136-137.
73 Alfred Métraux, L’Île de Pâques, Paris, Gallimard, 1941 (Tel), p. 35.
74 Marcel Griaule, Méthode de l’ethnographie, op. cit., p. 104.
75 Voir Vincent Debaene, L’Adieu au voyage, op. cit.
76 Voir notamment l’exemple, repris en plusieurs endroits et carte à l’appui, de funérailles dogons observées par sept personnes depuis sept points de vue différents (« Introduction méthodologique », Minotaure 2 (1933), p. 7-12, p. 11 ; Masques dogons, Paris, Institut d’ethnologie, 1938, p. 303 ; Méthode de l’ethnographie, op. cit., p. 49).
77 « Le rôle de limier du fait social est souvent, dans ce cas, comparable à celui du détective ou du juge d’instruction. Le crime est le fait, le coupable est l’interlocuteur, les complices sont tous les hommes de la société. Cette multiplicité des responsables, l’étendue des lieux où ils agissent, l’abondance des pièces à conviction facilitent apparemment l’enquête, mais la conduisent, en réalité, dans des labyrinthes qui sont parfois organisés. La table de travail devient le théâtre de scènes vivantes. Le chercheur, tour à tour camarade affable pour le personnage mis sur la sellette, ami distant, étranger sévère, père compatissant, mécène intéressé, auditeur apparemment distrait devant les portes ouvertes sur les mystères les plus dangereux, ami complaisant vivement attiré par le récit des ennuis familiaux les plus insipides, doit mener sans répit une lutte patiente, obstinée, pleine de souplesse et de passion maîtrisée. Le prix est fait de documents humains. » « L’enquête orale en ethnologie », Revue philosophique de la France et de l’étranger 142 (1952), p. 537-553, p. 547-548. On trouvait déjà la quasi-intégralité de cette étonnante description dans l’« Introduction méthodologique » de 1933. Elle réapparaîtra dans la Méthode de l’ethnographie, op. cit., p. 59.
78 Voir l’échange de Griaule avec un intellectuel africain, nommé Taoré (sans doute improprement pour Traoré) à Genève en 1951 dans Marcel Griaule, « Premier entretien public » [1951], dans La Connaissance de l’homme au xxe siècle, Rencontres internationales de Genève, t. VI, Neuchâtel, La Baconnière, 1951 (Histoire et société d’aujourd’hui), p. 163-165.
79 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, 1955, p. 31.
80 Michel de Certeau, La Culture au pluriel, op. cit., p. 50.
81 Jean-Paul Sartre, « Un nouveau mystique », dans Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p. 59-73. Voir Marielle Macé, Le Temps de l’essai, Paris, Belin, 2006, p. 143-159.
82 Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? [1948], Paris, Gallimard, 1985 (Folio Essais), p. 183.
83 Ibid., p. 187.
84 Voir Éléonore Devevey, Terrains d’entente. Anthropologues et écrivains dans la seconde moitié du xxe siècle, Thèse de doctorat en littérature française, Université de Genève, Université Lumière Lyon 2, 2017, p. 55-90.
85 « Réflexions sur le surréalisme » [1945], La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 90-102.
86 « C’était un nageur entre deux mots » [octobre 1966], Dits et Écrits, t. I, Paris, Gallimard, 2001, p. 583-584 (Quarto).
87 Michel Foucault, Raymond Roussel [1963], dans Œuvres, t. I, op. cit., p. 944.
88 « C’était un nageur entre deux mots », art. cit., p. 583.
89 Ibid.
90 Foucault donne une brève préface, mais il suffit de la comparer aux écrits du début des années 1960 sur Bataille pour percevoir qu’entre temps, il est passé à autre chose.
91 Voir Éléonore Devevey, « Comment le Collège de sociologie est devenu un livre. Retour sur le devenir éditorial d’une aventure équivoque » (dossier « Littérature sauvage / Literature Unbound », éd. Denis Saint-Amand), Mémoires du Livre / Studies in Book Culture 15 (2016) [en ligne]. Disponible sur : https://doi. org/10.7202/1038032ar.
92 Le texte est ensuite repris dans une version légèrement modifiée sous le titre « Du surréalisme ethnographique » dans Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au xxe siècle [1988], trad. Marie-Anne Sichère, ENSBA, 1996, p. 121-152 (Espaces de l’art).
93 André Breton, L’Amour fou [1937], dans Œuvres complètes, op. cit., t. II, 1992, p. 710.
94 Voir Vincent Debaene, L’Adieu au voyage, op. cit., p. 296-303.
95 « Le réalisme, le surréalisme sont ici logés à la même enseigne. Tous deux mettent en code un curieux système d’alibi. Simplement, l’écrivain s’efface ici devant le document humain, là devant le document surhumain. » Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres [1941], Paris, Gallimard, 1990, p. 48 (Folio Essais).
96 Maurice Blanchot, « Comment la littérature est-elle possible ? », Faux Pas, Paris, Gallimard, 1943, p. 92-101.
97 André Breton, « Le message automatique » [1934], dans Œuvres complètes, op. cit., t. II, 1992, p. 376.
98 Voir Vincent Debaene, « La littérature face aux savoirs : frontière ou objet ? », Critique 767 (2011), p. 275-291.
99 « Se débarrasser de la philosophie » [1975], repris dans Roger-Pol Droit, Michel Foucault, entretiens, Odile Jacob, 2004, p. 82-83. Sur cet effacement de la littérature dans le travail de Foucault, voir la présentation par Martin Rueff de « Homère, les récits, l’éducation, les discours », Nouvelle Revue française 616 (2016), p. 103-150 et Laurent Jenny, « Foucault et la littérature : une passante », Critique 835 (2016), p. 982-992.