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Peut-on parler d’une reformulation interdiscursive ?

Reformulations dans et autour du discours du Front National français

Houda LANDOLSI1

1. Introduction

C’est un constat des plus basiques : aux yeux du grand public, les politiciens disent tous la même chose et disent tout le temps la même chose !2 Une affirmation généralisante, stéréotypée, simpliste et hyperbolique, certes. Il s’avère toutefois que toute production discursive proférée par un politicien, aussi originale, voire révolutionnaire qu’elle paraisse être, est imprégnée, plus ou moins explicitement, d’échos, voire de reprises de ce qui a déjà été dit, de paroles antérieures, de … reformulations, serions-nous tentée de dire.

Sans être propre au discours politique, la présence prépondérante du déjà-dit nous semble caractéristique de ce genre discursif. Est-il toutefois légitime de considérer un tel retour sur un déjà-dit comme un acte de reformulation, au sens que donnent les linguistes au terme ? Quelles sont les spécificités d’un tel acte et quelles sont ses propriétés sémantico-pragmatiques ?

Pour répondre à ces questions, il est primordial de commencer par décrire le projet dans lequel la présente étude s’inscrit. Nous exposerons ensuite notre conception de la reformulation et de l’interdiscursivité et proposerons une définition de ce que nous appellerons une reformulation interdiscursive. Nous nous intéresserons dans un troisième moment à quelques caractéristiques sémantico-pragmatiques de ces reformulations interdiscursives et analyserons les relations argumentatives, sousjacentes, que nouent les différents énoncés de la reformulation les uns avec les autres.

2. Reformulation et intégration : présentation d’un projet en cours

2.1. Description du projet

La présente étude fait partie d’un projet qui est de notre initiative et qui s’intéresse aux représentations qu’ont à la fois les partis politiques et les individus sur l’intégration. L’étude tend, plus particulièrement, à comprendre la façon dont la définition d’un concept a priori neutre qu’est l’intégration se construit au travers du politique et du social, et, par rétroaction et sans qu’on puisse définir un sens de circulation, la façon dont le discours des individus est marqué par celui des politiciens et dont celui des politiciens est marqué par celui des individus. L’approche que nous adoptons est donc onomasiologique par excellence.

La question principale que soulève le projet dans son intégralité est la suivante : comment se construisent et circulent les discours sur l’intégration parmi différentes sphères politiques et sociales ? Quels réseaux de relations thématiques et argumentatives se bâtissent autour de la notion d’intégration dans des discours prononcés dans différents contextes ?

Parler du concept d’intégration dans le contexte socio-politique français nous mène inévitablement à évoquer celui d’assimilation, dont la politique est défendue avec ferveur surtout (mais pas uniquement) par les leaders de l’Extrême droite. Le présent article sera précisément consacré aux circulations des représentations de la notion d’assimilation dans des discours fondés sur le même soubassement idéologique et promulgués par des politiciens appartenant officiellement au Front National (désormais FN).

2.2. Corpus

Les données sur lesquelles la présente étude est basée sont tirées d’un corpus composé de textes oraux mis en ligne sur YouTube entre le 11 novembre 2018 (date du commencement de la composition du corpus) et le 17 décembre 2010 (début du printemps arabe). Les contestations populaires dans les pays arabes ont déclenché des vagues migratoires vers l’Europe, dont certains pays ont dû revoir leurs politiques d’accueil et dont les sociétés ont dû s’adapter à l’accueil des flux migratoires. Quelques mois après le commencement du printemps arabe, les discours officiels (mais aussi personnels) sur l’immigration et, de ce fait, aussi sur l’intégration, ont connu une radicalisation plus ou moins forte en France.

Le corpus est composé de 950 textes et d’un nombre total de 455 745 mots. Les titres de toutes les séquences-vidéos contiennent l’un des termes INTÉGRATION, ASSIMILATION, RACISME, RACISTE, ARABES, MUSULMANS, ISLAM, ISLAMISATION, seuls ou en combinaison avec l’un des termes suivants : FRANCE, le nom d’un des partis politiques français, d’un (ou plusieurs) politiciens français, ou d’individus plus ou moins anonymes.

3. Cadres théoriques et présentation des notions-clés

3.1. La reformulation : définitions et caractéristiques

La multitude des définitions données à la reformulation et la divergence de la nature et du nombre d’opérations qu’elle est censée regrouper nous ont conduite à revoir cette notion et ses attributs dans l’objectif de distinguer cet acte langagier des opérations voisines, lesquelles sont souvent considérées comme lui appartenir. Notre objectif n’est certainement pas de proposer une définition complètement originale de la reformulation, mais plutôt de la redéfinir en prenant en compte notre conception de ce phénomène et en justifiant les choix retenus au détriment de tous les autres. Cette définition n’est donc pas en discontinuité avec les travaux antérieurs sur la reformulation ; elle gardera, bien au contraire, les échos de ces travaux, dont la voix se fera entendre par l’adoption de certaines terminologies et interprétations.

Nous définissons la reformulation comme le retour sur une première formulation dans l’objectif d’en modifier un des aspects. La reformulation associe un énoncé source (ÉS) et un énoncé reformulé (ÉR) et se présente, dans sa forme standardisée, comme suit :

énoncé source (ÉS) – (marqueur de reformulation) (MR) – énoncé reformulé (ÉR)

Pour rendre nos analyses moins abstraites, nous introduisons l’exemple (1) en guise d’illustration. Cet exemple tiré du corpus3 nous permettra de mieux éclaircir la définition de la reformulation en en recensant les caractéristiques :

(1) Marine Le Pen (extrait d’une conférence, le 18 septembre 2016 à Fréjus) : la religion immigrationniste / (.) est une insulte à la personne humaine / dont l’intégrité est toujours liée à une communauté nationale / une langue / une culture

Gille Bornstein : c’est quoi la religion immigrationniste ↑ |-ça veut dire quoi ↑ c’est qui ↑

Florian Philippot : […] la religion immigrationniste dans le s-dans le sens l’IDÉOLOgie immigrationniste

Jean-Michel Apathie : |--ah ah non / de religion immigrationniste Fabienne Sintes : de religion immigrationniste

Florian Philippot : oui --|

Jean-Michel Apathie : est-ce qu’elle parle de l’islam ou pas ↑|-c’était la question qu’on se posait

Florian Philippot : ah non non -| c’est pas la religion dans le sens UNE religion / c’est euh |-d’une manière générale

Jean-Michel Apathie : elle a dit / la religion immigrationniste est une insulte à la personne humaine

Gille Bornstein : LA religion -|

Florian Philippot : c’est-à-dire ceux qui mettent l’immigration pour l’immigration au-dessus de tout |-c’est dans ce s-

Gille Bornstein : d’accord -|

Florian Philippot : c’est dans ce sens que l’immigration devient une idéologie ou une religion / comme il y a une religion de l’euro / comme il y a une religion euh de de l’union européenne / de l’immigration (x)

Gille Bornstein : c’est pas l’islam / c’est ceux qui placent les choses comme ça

Jean-Michel Apathie : on a l’impression |--quand elle parle et quand elle finit la phrase

Florian Philippot : ah non non mais {il y a là} un contresens

Gille Bornstein : c’est pour ça qu’on vous pose la question

Florian Philippot : c’est pas dans le sens d’une religion / oui voilà / au moins j’éclaire les choses --|

Florian Philippot : c’est / (.) la religion immigrationniste |-c’est la religion

Jean-Michel Apathie : c’est pas l’islam -|

Florian Philippot : de ceux qui sont en responsabilité depuis des décennies et qui vous expliquent que / (.) euh l’immigration est une chance pour la france (Franceinfo 21-09-2016)4

Si nous avons reproduit ce long extrait dans son intégralité5, c’est parce qu’il contient presque toutes les formes de reformulation, aussi bien que certaines formes d’actes parents, que nous souhaiterions exposer dans l’objectif de bien identifier les types de reformulation et d’en tracer les frontières.

Nous supposons que dans toute reformulation, les deux énoncés source et reformulé ont un invariant commun. L’invariant est un signifié et peut être d’ordre sémantique ou argumentatif. Tout en gardant un invariant, la reformulation aboutit à une certaine modification de l’énoncé source. Conçue ainsi, la reformulation englobe deux grandes sous-catégories : les paraphrastiques et les non paraphrastiques.

La reformulation paraphrastique peut être décrite en termes d’équivalence sémantique. Tous les actes de reformulation inclus dans cette sous-catégorie ont en commun la caractéristique de véhiculer une altérité formelle et une équivalence des contenus propositionnels de deux segments ÉS et ÉR. C’est le degré d’équivalence (ou d’altérité) qui diffère les actes de la reformulation paraphrastique les uns des autres. Le cas extrême de la reformulation paraphrastique est le rephrasage. Ce terme, dû originellement à Gülich et Kotschi (1987 : 30), désigne les reformulations qui mettent en relation des segments ÉS et ÉR présentant des formes identiques, comme le montre l’exemple (2) :

(2) Louis Aliot : quand vous venez en france

Jean-Jacques Bourdin : |-donc les6 aider (ÉS)

Louis Aliot : c’est pour vivre

Jean-Jacques Bourdin : donc les aider (ÉR)

Louis Aliot : comme un français-| (BFMTV, 20-02-2018)7

Dans l’exemple (2), le degré d’équivalence sémantique de ÉS avec ÉR (en gras) est très haut. C’est surtout la valeur pragmatique et argumentative que l’on peut attribuer à chaque énoncé qui crée la différence.

Outre le rephrasage, la reformulation paraphrastique peut avoir deux formes principales : par ajout ou par omission d’un élément distinctif (1a) et par variation (1b) :

(1a) Marine Le Pen : la religion immigrationniste / (.) est une insulte à la personne humaine / dont l’intégrité est toujours liée à une communauté nationale / une langue / une culture (ÉS)

Jean-Michel Apathie : elle a dit / la religion immigrationniste est une insulte à la personne humaine (ÉR)

(1b) Florian Philippot : c’est-à-dire ceux qui mettent l’immigration pour l’immigration au-dessus de tout (ÉS)

Florian Philippot : de ceux qui sont en responsabilité depuis des décennies et qui vous expliquent que / (.) euh l’immigration est une chance pour la france / (ÉR)

Dans une reformulation non paraphrastique, l’équivalence sémantique n’est plus centrale. ÉR est différent de ÉS, non seulement d’un point de vue formel et sémantique, mais également pragmatique et argumentatif : ÉR est une reconsidération de ÉS, qui aboutit à un changement d’orientation argumentative et qui pourrait être un développement ou une explication (1c), ou, dans le sens inverse, une condensation, une concision (1d) :

(1c) Florian Philippot : non / la religion immigrationniste dans le s-dans le sens l’IDÉOLOgie immigrationniste (ÉS)

Florian Philippot : c’est dans ce sens que l’immigration devient une idéologie ou une religion / comme il y a une religion de l’euro / comme il y a une religion euh de de l’union européenne / de l’immigration (ÉR)

(1d) Florian Philippot : c’est / (.) la religion immigrationniste |-c’est la religion de ceux qui sont en responsabilité depuis des décennies et qui vous expliquent que / (.) euh l’immigration est une chance pour la france (ÉS)

Jean-Michel Apathie : c’est pas l’islam-| (ÉR)

La présence d’un marqueur n’est pas indispensable dans toute reformulation. De même, une catégorisation des reformulations basée sur les marqueurs et leurs sémantismes nous semble incapable de prouver sa pertinence8.

Posant que l’invariant dans la reformulation est sémantico-pragmatique, nous n’incluons donc pas dans la famille des reformulations la répétition, dont l’invariant est un signifiant ; un choix que nous adoptons comme Rabatel (2017 : 72), Pennec (2006 : 22) et Norén (1999 : 30-31). Ainsi, nous distinguons le niveau formel du niveau fonctionnel et considérons que (3a) n’est pas une reformulation de (3) puisque les conditions de vérité et le contenu propositionnel des deux énoncés ne sont ni identiques ni équivalents :

(3) Anne rend visite à Julie

vs

(3a) Julie rend visite à Anne

Selon notre conception, la reformulation se situe donc entre le rephrasage et la réinterprétation, considérée comme le seuil de distorsion (expression de Fuchs 1983), c’est-à-dire comme point-limite. Une fois cette limite est dépassée, un acte langagier n’est plus une reformulation.

Nous considérons que tout acte de reformulation pose la co-orientation argumentative des deux segments : ÉR fait partie de la même classe d’arguments que ÉS ; et non pas de celle de non-ÉS. La réinterprétation, au sens que donne Garcia Negroni (1995 : 19, cité par Norén (1999 : 59)) au terme, c’est-à-dire « l’attribution d’une deuxième valeur sémantique (s’1) à un énoncé E1 qui s’est déjà vu attribuer un sens (s1) au moment de son énonciation », pose l’anti-orientation de deux arguments, aboutissant à deux conclusions opposées. Nous précisons que nous ne désignons par réinterprétation que certaines catégories qui, selon la classification de Garcia Negroni, « peuvent a) indiquer un changement de perspective, b) modifier, voire même annuler une première interprétation et c) reformuler E1 qui a fait l’objet d’une interprétation jugée inadéquate » (Norén 1999 : 59 ; note de bas de page).

Remarquons que les frontières ne sont pas toujours claires et bien tracées entre les différents phénomènes et catégories exposés plus haut. Ainsi, dans l’exemple (1), il n’est pas possible de trancher si les deux interprétations données à l’énoncé source la religion immigrationniste de Marine Le Pen, à savoir l’idéologie immigrationniste (interprétation proposée par Philippot) et l’islam (l’interprétation des journalistes présents), sont une reformulation explicative (caractérisée par la co-orientation des deux énoncés source et reformulé) ou une réinterprétation (caractérisée par l’anti-orientation des énoncés).

La co-orientation argumentative des deux segments ÉS et ÉR n’est pas un point de vue que partagent tous les linguistes qui se sont intéressés à la reformulation. Ainsi, Steuckardt (cf. 2007, 2009), par exemple, étend-elle le domaine que couvre la reformulation, dont l’invariant devient « l’état de chose visé » (2007 : 56). En remettant en cause la présence obligatoire du marqueur et l’équivalence sémantique comme critères d’identification de la reformulation, Steuckardt propose expressément « de ne pas restreindre la notion de reformulation aux séquences où se succèdent deux segments co-orientés, et de définir simplement la reformulation comme la succession en discours de deux segments qui visent le même état de chose » (2007 : 59). Par conséquent, Steuckardt considère que dans l’exemple

(4) Le vainqueur d’Austerlitz, en fait le vaincu de Waterloo, était de petite taille.

la séquence le vainqueur d’Austerlitz est une reformulation de la séquence le vaincu de Waterloo puisque les deux expressions désignent Napoléon Bonaparte, autrement dit, elles visent le même référent.

Steuckardt en conclut que c’est à un niveau « référentiel, que se situe une forme d’identité entre X et Y, et c’est cette identité référentielle qui justifie leur mise en équivalence ». Une telle conception de la reformulation considère les formes de rectification, de correction, voire d’annulation comme des reformulations. Ainsi, l’identité référentielle permettrait de ranger dans la catégorie des reformulations des séquences, dont le second énoncé invalide le premier :

(5) M. Didier Migaud : […] On peut concevoir qu’un ministre fasse preuve d’optimisme et de volontarisme

M. Jean-Pierre Brard : D’inexpérience !

M. Didier Migaud : […] mais cela relève d’une manœuvre imposée pour améliorer la présentation du budget, au risque de tomber dans l’insincérité. (Débat sur la Loi de Finances 2007, Assemblée nationale, 19 octobre 2006, cité par Steuckardt 2009 : 161)

Nous pouvons bien constater qu’optimisme et volontarisme d’une part, et inexpérience, d’autre part renvoient au même référent, mais la qualification et la catégorisation de ce référent est manifestement différente. Les deux énoncés n’aboutissent pas à la même conclusion ; ils sont en effet anti-orientés. Nous parlerons plutôt d’une rectification dans la mesure où Y invalide X.

3.2. Interdiscours : bref exposé théorique

D’après Paveau (2010 : 2), le terme d’inter-discours est proposé, originellement, par Culioli, Fuchs et Pêcheux (1970) et est défini comme l’« effet d’un discours sur un autre discours ». La notion d’interdiscours sera rapidement reprise notamment par Courtine (cf. 1981-1982) qui précise que « toute formulation possède dans son “domaine associé” d’autres formulations, qu’elle répète, réfute, transforme, dénie…, c’est-à-dire à l’égard desquelles elle produit des effets de mémoire spécifiques » (Courtine 1981 : 52).

La notion d’interdiscours sera reprise et affinée par Authier-Revuz qui introduit le concept d’hétérogénéité énonciative et le lie directement à celui d’interdiscours. Authier-Revuz (cf. 1982, 1984) fait la distinction entre hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive. L’hétérogénéité montrée correspond soit à la présence de la représentation d’un déjà-dit inscrite dans le corps du discours, soit à l’anticipation d’un dire prévisible de l’autre. Mais dans les deux cas, cette représentation est montrée grâce à la présence d’un marquage local. L’hétérogénéité constitutive est une notion qui couvre trois types d’altérité : le discours d’un autre (repéré ou non comme tel à l’intérieur de la séquence), les autres discours, extérieurs, antérieurs et indépendants par rapport à cette séquence mais qui lui sont liés interdiscursivement, et au devenir-autre de cette séquence elle-même. Ces trois types d’altérité ont tous, comme caractéristique commune, la propriété d’être extérieurs par rapport à la séquence discursive, mais intérieurs au sujet parlant.

Les différentes perceptions de l’interdiscours ne sont pas sans rappeler la théorie bakhtinienne qui conçoit le discours comme régi par un processus de « dialogisation intérieure » (Bakhtine 1979 : 103). Au sein de cette théorie, il est indispensable de faire la distinction entre « le dialogue “externe” entre acteurs […] [et] le dialogisme [qui] réfère aux dialogues avec des discours antérieurs (dialogisme interdiscursif) et à l’anticipation, par l’acteur, de l’interprétation de sa production (dialogisme interlocutif) » (Vion 2010 : 2).

Comme l’interdiscours, le dialogisme se voit attribuer plusieurs définitions et se fait doter de plusieurs attributs. Il sera également retravaillé par plusieurs chercheurs dans des directions très variées. En outre, interdiscours et dialogisme ont aussi deux faux jumeaux : intertexte et polyphonie9. Pour le dialogisme, nous retenons la définition que propose Moirand qui le présente comme un concept « qui réfère aux relations que tout énoncé entretient avec les énoncés produits antérieurement ainsi qu’avec les énoncés à venir que pourraient produire ses destinataires » (cité d’après Charaudeau & Maingueneau 2002 : 175).

Interdiscours et dialogisme sont deux notions qui se sont développées indépendamment : alors que la première est proposée par les travaux précurseurs fondant l’Analyse du Discours dite française ; la seconde est issue de la pensée de Bakhtine. Ce qui rapproche fondamentalement ces deux approches, c’est qu’elles posent l’existence d’une « rencontre » (pour reprendre l’expression de Bres 2001 : 84), au sein d’un discours, d’autres discours. À la suite de Bres & Rosier (2007) et de Vion (2010), entre autres, nous tendrons à adapter la théorie énonciative à l’approche dialogique. En effet, même si notre étude s’inscrit dans la lignée des travaux issus de la théorie de l’énonciation, il nous semble que le recours au dialogisme enrichit nos perspectives. Comme le montre Vion (2010 : 2-3), la présence de quelques marques discursives, grammaticales ou énonciatives, convoque non seulement une multitude de points de vue (une notion que nous exposerons dans les paragraphes qui suivent), mais aussi « des univers discursifs réels ou imaginaires, explicites ou suggérés, relevant d’un dialogisme interdiscursif ou interlocutif ».

3.3. Reformulation interdiscursive

Bien que la reformulation, ses formes, ses marqueurs et même ses frontières aient suscité l’intérêt des linguistes (voir, parmi les publications les plus récentes, Landolsi et al. 2019), peu se sont questionnés sur les facteurs d’espace et de temps dans les constructions des reformulations. Même sans que ça soit exprimé explicitement, il semble souvent aller de soi que les énoncés source et reformulé doivent co-exister dans le co-texte immédiat ou, en tout cas, qu’ils apparaissent suffisamment proches pour être perçus comme liés l’un à l’autre par un lien de reformulation. Comme le remarque Rabatel (2017 : 71-72), les études sur la reformulation reposent souvent sur des marques plus ou moins conventionnalisées et incontestables (reformulations introduites par un marqueur, reformulations contiguës, …), se désintéressant ainsi à d’autres formes de reformulation.

La dichotomie contiguë vs éloignée a été évoquée dans les tout premiers travaux sur la reformulation, à savoir dans l’étude de Gülich & Kotschi (1983 : 321). Selon les deux linguistes allemands, une reformulation éloignée est une reformulation dont les énoncés sont séparés l’un de l’autre par au moins un énoncé.

La reprise non immédiate (considérée ou non comme une forme de reformulation) a été évoquée par Apothéloz (2005). La reformulation dite in abstentia apparaîtra ensuite chez Rabatel (2010) et dans l’article de Chanay & Vigier (2010). S’intéressant à la reformulation dans un contexte didactique, Chanay & Vigier emploient le terme de rééditions pour désigner les « réénonciations dont l’élément source appartient à un préconstruit discursif (ou archives) situé en dehors de l’événement « cours » – qu’il s’agisse d’un cours antérieur ou plus largement de tout événement discursif (censé être) partagé par les participants » (2010 : 3).

Les rééditions ont pour objectif de « réactualiser des connaissances requises pour le bon déroulement de l’interaction pédagogique présente » (Ibid. : 3). Selon les deux auteurs, ces rééditions sont différentes des reformulations, définies comme englobant « toute opération de retour sur un segment antérieur du discours(es) situé dans une même interaction : en contexte didactique, l’événement “cours” » (Ibid. : 4).

Rabatel (2017) revient sur ces reformulations dont les énoncés ne sont pas co-présents et leur consacre quelques réflexions. Il distingue entre ce qu’il appelle des « redits in praesentia (à des degrés variables) » et les « reformulations in absentia » (Ibid. : 74-75). La première catégorie inclut des reformulations qui reposent massivement sur la co-présence de ÉS et de ÉR. Cette co-présence peut être facilement repérable (ÉS et ÉR sont contigus), mais elle peut également être « ressentie » ou établie par le locuteur et / ou par le récepteur. Les reformulations dites in absentia incluent des phénomènes qualifiés par l’auteur de « compliqués » et prennent différentes formes de redits à distance. Rabatel garde une certaine méfiance quant à l’identification et la catégorisation de ces redits réflexifs qu’il situe finalement à la frontière de la reformulation.

Prenant en considération notre conception de la reformulation et de l’interdiscours (et des notions qui lui sont associées), nous désignons par reformulation interdiscursive le processus selon lequel un discours reprend, explicitement ou implicitement, sciemment ou inconsciemment, une formulation ou un ensemble de formulations appartenant à un discours autre, qu’il modifie sémantiquement et réoriente argumentativement, mais sans le réinterpréter. Ce discours autre peut avoir été provenu du même locuteur (prononcé dans un autre contexte), d’un autre locuteur identifié ou identifiable, individuel (citations) ou collectif (extraits repris ou reformulés d’un communiqué de presse d’un parti politique, par ex.) ou encore d’un énonciateur non locuteur, identifié comme ON (proverbes et expressions figées)10.

Par rapport à une reformulation « standard », l’énoncé source (ÉS) a la particularité d’être produit dans un discours autre que celui dans lequel apparaît l’énoncé reformulé (ÉR). L’énoncé reformulé (ÉR) incorpore, lui, des éléments préconstruits produits à l’extérieur du discours et se présente donc comme sémantiquement et argumentativement équivalent à la formulation ÉS dont la présence dans la mémoire collective est due, soit à des données co (n) textuelles, soit aux connaissances encyclopédiques des interlocuteurs.

Donnons un exemple de ces différentes reformulations : l’affaire du « Couscous Gate ». Le 13 septembre 2017, Florian Philippot déguste un couscous dans un restaurant à Strasbourg, en compagnie des frontistes Joffrey Bollée et Sophie Montel, entre autres. Un cliché posté sur Twitter par Kelly Betesh alimentera une vive polémique au sein du parti : pour les extrémistes du FN, Philippot aurait dû privilégier la gastronomie française, alsacienne en particulier, à savoir la choucroute.

Sans entrer dans les débats sur la fracture idéologique au sein du FN, nous nous contenterons de revoir les reformulations des propos de certains pro-nationalistes extrémistes. Commençons d’abord par citer quelques commentaires d’internautes indignés :

(6) Fallait aller au Restaurant Gurtlerhoft, qui est un haut lieu de la restauration à Strasbourg (@Mon_pota_G, 13 sep. 2017)

(7) Ça y est, c’est terminé, y’a plus de choucroute en Alsace ?? (@ArthurPithude, 13 sep. 2017)

(8) même le FN est islamo bobo (@chfournier7,14 sep. 2017)

(9) Et apres (sic) direction la mosquée ? (@micksy3, 14 sep. 2017)11

Ces tweets et autres, que nous considérons comme des énoncés sources, ont été reformulés ainsi par les journalistes :

(10) Cyprien Cini (journaliste) : beaucoup de militants FN ont reproché à florian philippot et ses amis / de ne pas avoir mangé terroir / car on est à strasbourg / il faut manger de la choucroute / eh oui / des militants qui ont pointé du doigt / le manque de patriotisme de la team couscous (RTL, 19-09-2017)12

(11) Journaliste : pour les membres du front national / du front national / florian a commis un crime de merguez majesté (Mouv’, 18-09-2017)13

Les extraits (10) et (11) ne sont pas des citations proprement dites, mais plutôt des reformulations, sous formes de résumés, des tweets comme ceux cités en (6)-(9). Dans l’exemple (10), le journaliste résume l’ensemble des attaques en deux critiques principales : 1) lorsqu’on est à Strasbourg, on mange de la choucroute (ce qui correspond grosso modo aux contenus propositionnels de (6) et (7) ; 2) un défenseur du « patriotisme » et du « nationalisme » ne renie pas le patrimoine culinaire français pour lui préférer un plat étranger, et de surcroît maghrébin, symbole de l’« invasion » arabo-musulmane (8) et (9). Tout en résumant ces critiques, le locuteur s’en distancie, grâce à l’ironie (team couscous). En outre, le responsable du contenu propositionnel de l’énoncé source reste vaguement mentionné : beaucoup de militants FN. Dans l’extrait (11), le journaliste s’éloigne encore davantage de l’énoncé source en en proposant une interprétation, caractérisée par une forte réorientation argumentative. Même si l’hétérogénéité est présentée comme montrée (grâce à l’expression pour les membres du Front National), le contenu propositionnel semble être plus une production originale du locuteur qu’une reformulation d’une ancienne formulation. L’ironie (être jugé comme ayant commis un crime pour avoir mangé du couscous, le nom attribué au crime : un crime de merguez majesté) mêle ce qui est montré à ce qui est constitutif, ce qui fait partie d’un discours autre à ce qui fait partie du discours du locuteur-reformulateur.

4. Reformulation interdiscursive et énonciation

4.1. Reformulation interdiscursive montrée vs reformulation interdiscursive constitutive

L’examen des reformulations interdiscursives présentes dans notre corpus d’étude fait révéler deux principaux cas de figures :

i) ÉR est présenté, explicitement ou implicitement, comme un retour sur un ÉS identifié comme la production d’un locuteur identifiable, qu’il soit individuel ou collectif. C’est le cas par exemple des citations reproduites avec une certaine modification, des slogans publicitaires, politiques, des expressions figées, des proverbes, etc. Illustrons ce cas de figure par une séquence discursive désormais célèbre dans le paysage politique français :

(12) la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde14

Ces mots de Michel Rocard apparaissent et réapparaissent dans des discours d’hommes politiques appartenant à différents horizons15. Ils seront reformulés par Emmanuel Macron lors d’une visite dans un centre parisien des Restos du cœur :

(13) on prend notre part / mais on ne peut pas prendre toute la misère du monde / comme disait michel rocard (BMFTV, 21-11-2017)16

Le nom du locuteur de l’énoncé source est cité dans le co-texte immédiat de la séquence reformulée dans l’exemple (13), on ne peut toutefois pas parler d’une reprise (la France devient on ; accueillir se transforme en prendre). La mention du nom (comme disait Michel Rocard) fonctionne comme un code selon lequel l’interlocuteur doit reconsidérer ce qui précède comme un retour sur un énoncé appartenant / ayant appartenu à un discours autre. L’énoncé (13) est lié à l’énoncé (12) par une relation de reformulation interdiscursive et cette relation est marquée puisque ÉS a un locuteur source de la formulation.

Les détournements de formulation et les réinterprétations ne seront pas considérés comme des reformulations interdiscursives car les deux énoncés ne sont pas équivalents sur le plan sémantique et / ou argumentatif. Vion (2010 : 6) revient sur les détournements du slogan de la campagne électorale de N. Sarkozy : travailler plus pour gagner plus, et en récence onze énoncés détournés (dont Travailler plus pour gagner moins et Travailler plus pour mourir plus). L’auteur remarque, à juste titre, que les énoncés détournés « fonctionnent sur une double énonciation, convoquant le slogan initial dont ils dénoncent l’aspect mystificateur en apportant une variante censée révéler une vérité ». Même si ces détournements sont fondés sur un dialogisme certain, ils sont antiorientés et n’aboutissent pas à la même conclusion. Par conséquent, et selon nos critères, nous ne pouvons pas parler de la réalisation d’un acte de reformulation.

ii) ÉR est un retour réflexif sur un ÉS dont le locuteur n’est pas explicitement ou directement identifié. Néanmoins, cet ÉR est considéré par l’interlocuteur, intuitivement peut-être, comme l’écho d’une première formulation, une intuition qui a son origine dans les connaissances dites « encyclopédiques » de cet interlocuteur, ainsi que dans quelques marques inscrites dans le discours dans lequel apparaît ÉR. Soit l’exemple suivant :

(14) Bruno Gassio : nous blancs / […] on doit aider le noir à s’intégrer chez nous / (.) on doit aider l’arabe / à s’intégrer / on a une espèce de paternalisme / qui traîne / comme ça / toujours toujours toujours et toujours / […] si on leur foutait la paix déjà / (.) chez eux […] et quand ils arrivent avec leurs cultures / c’est pas à eux de s’adapter à cent pour cent / (.) on doit aussi s’adapter un peu (France 2, 02-12-2015)17

Hors contexte, la séquence en gras peut être considérée comme une formulation produite par un locuteur-énonciateur qui prend totalement la responsabilité du dictum et pose le contenu de l’énoncé comme vrai. En d’autres termes, le contenu est présenté non seulement comme vrai, mais aussi comme une production originale du locuteur. La présence du pronom personnel nous qui présente le locuteur comme appartenant à une collectivité, ainsi que l’absence d’expressions telles que certains considèrent que, on prétend que, … sont des éléments qui peuvent renforcer une telle illusion. Or, l’inscription de l’énoncé en gras dans son contexte le présente comme un retour réflexif sur une ancienne formulation, la véracité du contenu propositionnel de laquelle est sérieusement mise en doute par le locuteur-énonciateur. La distanciation de l’énonciateur du point de vue qu’il rapporte est très manifeste dans ce discours et elle montre une hiérarchisation faisant dominer le point de vue de « l’énonciateur premier » (v. ci-dessous) qui émet un jugement de valeur sur un déjà-dit collectif. Nous parlons dans ce cas d’une reformulation interdiscursive constitutive qui reflète une certaine volonté du locuteur-reformulateur de ne pas marquer l’acte de reformulation, de ne pas présenter explicitement le contenu propositionnel comme une reformulation d’un énoncé dont la production est due à un autre locuteur.

C’est à cette deuxième forme de reformulations interdiscursives que nous consacrerons les paragraphes qui suivent. Bien que fort présent dans le discours politique, ce phénomène nous semble très peu exploité, contrairement à celui des reprises et des détournements des slogans et des citations : nommons, entre autres études, celles de Bernard Barbeau (2017), de Garric & Longhi (2013) ou encore de Vion (2010).

Nous signalons aussi que malgré notre volonté de distinguer ces deux catégories, les frontières entre elles ne sont pas toujours bien tracées et il existe certainement des cas intermédiaires dont l’analyse dépasse le cadre de cet article.

4.2. Les postures énonciatives

La (non) prise en charge d’un discours antérieur pose la question des points de vue et des postures énonciatives, notions indispensables pour l’analyse des relations argumentatives, sous-jacentes, que nouent les différents énoncés les uns avec les autres.

Notre étude prend appui sur les travaux sur l’énonciation produits dans l’espace francophone. Notre conception a été largement inspirée des travaux d’A. Rabatel sur l’énonciation et les points de vue. La distinction de base sur laquelle est fondée la pensée de Rabatel est celle que l’on fait, à la suite de Ducrot (1984), entre le locuteur défini comme l’instance première qui produit matériellement les énoncés et l’énonciateur comme la source des points de vue (PDV) qui s’expriment à travers la prédication de contenus propositionnels (CP), dans un énoncé.

Outre la notion d’énonciateur, Rabatel a recours à celle de positions énonciatives. Il distingue l’énonciateur premier (E1), celui « qui réfère aux objets de discours tout en se positionnant par rapport à eux, en indiquant de quel point de vue, dans quel cadre il les envisage » (2012 : 23), des énonciateurs seconds, présents dans le discours de E1. Alors que l’énonciateur premier joue le rôle d’instance de prise en charge du discours ; les énonciateurs seconds, eux, assument la fonction d’instances internes de validation. Cette distinction de deux niveaux de prise en charge explique et justifie les positionnements de l’énonciateur premier par rapport aux énonciateurs seconds (soi-même ou autres que soi). Les positionnements peuvent être soit par redoublement (s’ils sont autodialogiques), soit par dédoublement (s’ils sont hétérodialogiques). La notion de dédoublement est affinée grâce à celle de postures énonciatives de co-, sur-et sous-énonciation ainsi définies : « La co-énonciation est définie comme la coproduction d’un PDV commun et partagé par deux locuteurs / énonciateurs. […] La sur-énonciation est la coproduction d’un PDV surplombant de L1 / E1 qui reformule le PDV en paraissant dire la même chose tout en modifiant à son profit le domaine de pertinence du contenu ou son orientation argumentative. Enfin, la sous-énonciation est la coproduction d’un PDV “dominé”, L1 / E1, le sous-énonciateur, reprenant avec réserve, distance ou précaution un PDV qui vient d’une source à laquelle il confère un statut prééminent » (Ibid. : 35).

Comme nous reviendrons sur ces différentes positions énonciatives, nous nous contentons de donner un seul exemple :

(15) Marine Le Pen : encore une fois / je n’ai pas de haine à l’égard des étrangers / je-ce n’est pas le racisme qui me pou- / (.) je ne suis pas raciste / je dis que l’immigration est un problème économique (20-08-2014)18

Dans cet extrait, la présence d’un discours autre se manifeste explicitement par le recours à l’expression encore une fois. Le contenu propositionnel de l’énoncé est présenté comme déjà dit. Le locuteur-énonciateur premier de l’énoncé (15) se positionne par redoublement par rapport à l’énonciateur de l’énoncé source. Les deux locuteurs-énonciateurs partagent un PDV commun.

Un autre énonciateur second est également présent, et sa présence est détectée grâce à la négation et à la reformulation (trois énoncés, dont un inachevé, sont sémantiquement équivalents). Cet énonciateur n’est pas explicitement identifié, il semble être collectif. Les exemples d’énoncés pouvant être considérés comme énoncés sources ne manquent pas ; en voici un :

(16) Rama Yade : pour moi le front national est un parti raciste / et / (.) ceux qui y sont / euh le sont tout autant / (.) ils représentent même l’anti-france / (.) le contraire de l’idée que je me fais de notre pays […]

Laurent Delahousse : je m’excuse rama yade / mais ça c’est le constat / je pense / que j’entends / moi / depuis une trentaine d’années |-sur le front national

Rama Yade : oui mais -| j’ai l’impression qu’on le dit moins / que le front national / euh véhicule des propos / euh et des idées racistes / on le dit moins / on le dit beaucoup moins (France 2, 22-01-2012)19

L’existence d’autres discours, dont le PDV est partagé aussi par le locuteur du (16), convoque à la fois les notions de postures énonciatives (avec l’existence de plusieurs énonciateurs) mais aussi celle du dialogisme : plusieurs univers discursifs co-existent et exercent des influences réciproques. Plusieurs locuteurs affirment depuis une trentaine d’années que le FN est aussi raciste que ses représentants ; on le disait souvent auparavant, on le dit moins aujourd’hui. Ces discours impliquent une co-énonciation et sont tous en discordance discordante (= en total désaccord) avec le (15). Quant à la haine, elle apparaît entre autres dans le discours de Jean-Luc Mélenchon lors d’un débat contre Marine Le Pen :

(17) Jean-Luc Mélenchon : vous / ça fait quarante ans que vous existez, vous servez strictement à rien / à rien […] vous / vous n’avez jamais servi à rien / à part amener de la haine (BFM, RMC, 14-02-2011)20

5. Lorsque reformuler, c’est réorienter : exemple d’hétéro-reformulation interdiscursive

Il est rare qu’un discours frontaliste n’évoque pas la question de l’immigration et de la présence arabo-musulmane en France. La solution pour une bonne insertion de cette communauté serait, selon le FN, de lui imposer de s’assimiler. Le plan B, à savoir la remigration, reste envisageable pour ceux qui refusent une telle assimilation21. Selon une perspective socio-politique, « l’assimilation, vue […] comme supposant l’abandon de tout élément de l’identité originelle pour se fondre dans la communauté d’adoption, et évoquant par trop l’entreprise colonisatrice, est devenue depuis longtemps tabou, sinon dans la législation – une condition d’assimilation est exigée pour l’accès à la nationalité française – du moins dans le discours politiquement correct qui en a abandonné l’usage aux partisans d’une France ethniquement et culturellement homogène » (Lochak 2007 : 2)22.

La définition « frontaliste » de l’assimilation est proposée par les leaders du parti du Front National, désormais appelé le Rassemblement National, qui se sont exprimés naturellement sur la question de l’immigration et des origines étrangères d’une partie de la population française :

(18) l’intégration c’est l’id-c’est c’est la grande-bretagne / c’est le système anglo-saxon / c’est l’idée que chacun arrive et conserve l’intégralité de ce qui fait sa spécificité et que tout ça doit cohabiter euh comme une sorte de mille-feuilles / l’assimilation c’est un concept très français qui consiste à dire que celui qui arrive / doit abandonner une partie / c’est vrai / de ce qu’il est / pour se fondre dans la communauté euh nationale / ça passe par le fait de donner un prénom français quand on / (.) par exemple quand on décide de s’insérer euh en france / de euh d’abandonner une partie / encore une fois / de sa culture qui doit rester dans le domaine / dans la sphère privée / mais ne pas sortir dans la sphère publique / c’est vrai que c’est une violence l’assimilation / c’est une sorte de violence hein / mais c’est un sacrifice / si vous voulez qui / parce qu’il est un sacrifice euh euh est une sorte de gage de la volonté justement d’appartenir totalement à la communauté dans laquelle on veut se fondre et de participer à son avenir (Marine Le Pen, 20-06-2012)23

Dans ce jeu de définitions et de mise en discours de la représentation de l’assimilation, le passage par les reformulations interdiscursives s’impose. Les reformulations interdiscursives étant nombreuses, nous nous contenterons d’en exposer un seul exemple : S’assimiler, c’est abandonner une partie de soi. Cette conception de l’assimilation comme processus de se fondre dans la société d’accueil implique, selon l’Extrême droite, un abandon nécessaire de ce qui ne fait pas partie de la culture de la communauté d’accueil. L’énoncé abandonner une partie de soi (et ses équivalents sémantiques présents dans l’extrait (18), tels que : abandonner une partie de ce qu’il est, abandonner une partie de sa culture, … voir ci-dessus) sera au centre d’une interview qu’un membre du FN accorde à la chaîne C-News. Ce membre, Jean Messiha, a la particularité d’être d’origine égyptienne ; une particularité plutôt significative lorsqu’on adhère à un parti comme le FN. Lors de cette interview, Jean Messiha dénonce les naturalisations massives. La journaliste de C-News s’arrête sur son cas particulier : ayant lui-même bénéficié de ce droit de naturalisation, pourquoi le renie-t-il aux autres ?

(19) Journaliste : pourquoi vous contraigniez la naturalisation ↑

Jean Messiha : mais parce que / si vous voulez on ne peut pas / (.) on assimile des individus / on assimile pas des peuples / |-or aujourd’hui si vous voulez

Journaliste : on intègre

Jean Messiha : aujourd’hui -| non je préfère assimilation

Journaliste : quelle différence ↑

Jean Messiha : ben l’intégration c’est restez ce que vous êtes

Journaliste : et l’assimilation c’est perdre |-son origine

Jean Messiha : non non

Journaliste : ce qui vous a fait -|

Jean Messiha : je vais terminer / (.) l’intégration c’est restez ce que vous êtes / (.) l’assimilation c’est devenez ce que nous sommes Journaliste : vous avez oublié / tourné la page |-de ce que vous étiez

Jean Messiha : mais pas du tout

Journaliste : de votre culture / de vos racines orientales ↑

Jean Messiha : absolument pas-| / (.) d’ailleurs comment le- / comment le pourrais-je ↑ mais c’est pas parce que je dis que je suis fier d’être français que ça signifie automatiquement que j’ai honte d’avoir été égyptien ↑ non / c’est que au jour d’aujourd’hui / (.) je suis fier d’être français (CNews, 16-01-2018)24

Nous pouvons constater que la journaliste anticipe la définition de l’assimilation en reformulant un énoncé source absent : s’assimiler, c’est abandonner une partie de soi par un énoncé reformulé : s’assimiler, c’est perdre son origine, qu’elle reformule encore une fois en passant du général on au particulier vous : vous avez oublié / tourné la page de ce que vous étiez / de votre culture / de vos racines orientales F. Dans le cadre de cet article, il n’est malheureusement pas possible d’exposer en détails les raisons pour lesquelles nous avons considéré que « s’assimiler, c’est perdre son origine » est une hétéro-reformulation de « s’assimiler, c’est abandonner une partie de soi ». Nous les résumons donc brièvement. L’analyse de notre corpus a montré que dans le « camp » adverse, on évoque surtout l’autre revers de l’assimilation, à savoir l’exigence de nier ses origines et de rompre avec la communauté d’appartenance et avec tout ce que cette communauté symbolise. « l’intégration / c’est quand on trouve sa place dans la société / (.) l’assimilation c’est quand on a oublié d’où on venait », déclare Patrick Devedjian évoquant sa propre expérience en tant que Français d’origine arménienne25.

Revenons maintenant à l’extrait (19). L’énoncé reformulé met l’accent sur l’exigence de couper définitivement (donc probalement brutalement) le lien avec ses origines, avec ce qui faisait l’être. La reformulation explicite ce qui était implicite : elle expose les présupposés sur lesquelles est fondé l’énoncé source. En proposant une reformulation de abandonner une partie de soi, la journaliste utilise le même argument pour arriver à une conclusion différente. On n’est toutefois pas devant une réinterprétation puisque les deux énoncés ne sont pas anti-orientés. Abandonner une partie de soi et perdre son origine se situent en effet sur la même échelle argumentative, mais les deux énoncés n’ont pas précisément la même orientation argumentative. La journaliste réoriente l’argument de telle manière qu’elle suggère, implicitement, la cruauté de l’exigence et l’aveu implicite de l’individu qu’il avait honte de ce qu’il était, de ce qui faisait son être et de ce qui l’a modelé. L’implicite sera explicité par Messiha : mais c’est pas parce que je dis que je suis fier d’être français que ça signifie automatiquement que j’ai honte d’avoir été égyptien F non / c’est que au jour d’aujourd’hui / (.) je suis fier d’être français. Or, le fait de ne pas avoir honte d’avoir été égyptien ne signifie pas nécessairement ne pas avoir honte d’être égyptien. Ce jeu avec les formes verbales, et avec les mots en général, semble être une stratégie du Front National. Qu’on se rappelle ici la religion immigrationniste mentionnée par Marine Le Pen dans l’exemple (1). La nomination de cette religion nécessite un travail d’interprétation ; un travail qui est paradoxalement condamné par les leaders du parti, étant jugé être un travail de surinterprétation ou même de réinterprétation.

6. Conclusion

Bien qu’elle soit fondée sur des notions désormais classiques, cette étude espère jeter un nouveau regard sur les notions de reformulation et d’interdiscours. Ainsi, le recours au concept de reformulation interdiscursive a pu nous aider à déceler et à analyser un type particulier de reformulations dont les deux énoncés ne sont pas contigus, ne co-existent même pas dans le discours, mais sont bien éloignés, dans l’espace aussi bien que dans le temps. Cette analyse a permis, en tout cas nous l’espérons, de rendre compte de la complexité de ce phénomène de reformulation d’énoncés sources n’ayant pas de locuteur à qui l’on attribue le contenu propositionnel et par rapport à qui l’on peut se positionner en tant que locuteur-énonciateur de l’énoncé reformulé. Nous avons essayé de comparer ces énoncés reformulés et de déceler la valeur pragmatique et argumentative que joue la reformulation dans la circulation des savoirs et des croyances. Ainsi, nous avons pu constater que les hétéro-reformulations peuvent impliquer une réorientation de la valeur argumentative de l’énoncé source aboutissant à une conclusion différente, voire opposée à celle vers laquelle aurait abouti l’énoncé source.

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1 Université de Uppsala et ICAR, Lyon.

2 Voir entre autres études sur le sujet des jugements populaires et publics proférés à l’encontre des politiciens, Gaxie (2002).

3 Les normes et conventions de transcription que nous avons adoptées ont été inspirées des guides de transcription publiés par le centre de recherche VALIBEL (Variétés Linguistiques du français en Belgique) mais mises à jour et légèrement rectifiées par nos soins. Deux principes de base ont été respectés : 1. Adoption de l’orthographe standard, 2. Tout ce qui est dit est transcrit (ex. euh, hein) et ce qui n’est pas dit n’est pas transcrit (le ne de négation, par exemple). Pour d’amples informations sur les transcriptions des textes oraux, voir Blanche-Benveniste (2000).

4 « Florian Philippot appelle à “reprendre le grand travail de l’assimilation républicaine” » https: /  / www.youtube.com / watch ? v=Q_rcCrbsNTk&t=73s, France info, 21-09-2016, 25 min 17s.

5 Cet extrait relativement long ne prend dans la chronologie que l’espace d’une minute (12 : 17-13 : 21).

6 [les immigrés]

7 « Louis Aliot à propos de la loi Asile et Immigration : “L’intégration n’existe pas” », https: /  / www.youtube.com / watch ? v=ByvQLd-aFhk, BFMTV, 20-02-2018, 0min 39s.

8 Définissant la reformulation comme une opération de rétro-interprétation du mouvement discursif antécédent, Rossari (1994) distingue les reformulations paraphrastiques des non-paraphrastiques. Alors que la première sous-catégorie lie deux énoncés par une relation d’équivalence sémantique ; la seconde se caractérise par l’établissement d’une relation posant un changement de perspective énonciative, et exigeant une certaine distanciation vis-à-vis de la première formulation. Selon Rossari, la reformulation non paraphrastique se distingue de sa parente paraphrastique grâce à un autre critère fondamental : celui de la présence, obligatoire, d’un connecteur qui relie ses deux énoncés. Il s’ensuit que chaque type d’opération est déterminé par les propriétés sémantico-pragmatiques du connecteur qui l’introduit, « que chaque CR [connecteur de reformulation] appartient exclusivement à l’une des deux catégories, et que leur fonction première reste la même, plus ou moins indépendamment de la nature de X et de Y » (Norén 1999 : 58). Or, les études consacrées aux connecteurs ont surtout pour objectif de mettre en lumière leur polyfonctionnalité. Fløttum (1994, 1996), par exemple, a essayé de montrer que c’est-à-dire n’introduit pas seulement une reformulation paraphrastique, mais aussi et entre autres, un exemple.

9 La distinction entre polyphonie et dialogisme a été posée par plusieurs chercheurs dont Bres et al. (2005), Amossy (2005) et Vion (2010). Le retour sur les notions d’interdisours et d’intertexte a été effectué notamment par Adam (2006).

10 La question délicate de l’énonciation proverbiale a été évoquée entre autres par Grésillon & Maingueneau (1984).

11 La source des tweets (6), (7), (8) et (9) : https: /  / twitter.com / K_Betesh / status / 908060478433366019, consulté le 15-01-2019.

12 « Le Couscous Gate », https: /  / www.youtube.com / watch ? v=yLOn0cj88eA, RTL, 19-09-2017, 3min 03s.

13 « Couscougate au Front National #ZUMBACTU », https: /  / www.youtube.com / watch ? v=3zZPjI_RfqU, Mouv’ 18-09-2017, 4min 21s.

14 Pour une lecture bien approfondie de cette citation, de ses présupposés et des enjeux de son emploi, voir Mucchielli (2002).

15 Voir, à ce propos, https: /  / www.youtube.com / watch ? v=qh8WemHBGT0

16 « Macron : On ne peut pas prendre toute la misère du monde comme disait Rocard », https: /  / www.youtube.com / watch ? v=PMeaWTWs8nI, BMFTV, 21-11-2017, 0min 26s.

17 « CSOJ La France est un pays profondément raciste », https: /  / www.youtube.com / watch ? v=OEHjavctf1I, Eros Datej, 02-12-2015, 2min 34s.

18 « Marine Le Pen : Je ne suis pas raciste », https: /  / www.youtube.com / watch ? v= RBwEuxG5PdU, 20-08-2014, 1min 17s.

19 « Rama Yade “Marine Le Pen est Raciste” (Marine Le Pen compare les français musulmans aux Nazis) », https: /  / www.youtube.com / watch ? v=pGzgxplI4No, 22-01-2012, 4min 08s.

20 « Mélenchon – Le Pen : “Vous ne servez strictement à rien ! ” », https: /  / www. youtube.com / watch ? v=UZmfHihx2oY, LaMalice Mills, 14-02-2011.

21 Voir, entre autres, « Marion-Maréchal Le Pen prône la remigration » https: /  / www. youtube.com / watch ? v=LxlGzmzEvEg, 18-12-2104, 1min 04s.

22 Gaspard (1992) propose un retour sur l’évolution de ces notions entre 1981 et 1991 et leur circulation entre les partis de gauche et de droite, aussi bien que dans les documents administratifs.

23 « Marine Le Pen : Integration is the Anglo-Saxon system adopted in Great Britain », https: /  / www.youtube.com / watch ? v=5hriotjnwPI, 20-06-2012, 7min 29s. Seul le titre de la séquence est en anglais, les personnes interviewées s’expriment en français.

24 « Intégration VS assimilation selon Jean Messiha / CNews » https: /  / www.youtube. com / watch ? v=Ajgv7jx-BjA&t=12s, CNews, 16-01-2018, 1min 23s.

25 http: /  / www.lcp.fr / la-politique-en-video / integration-ou-assimilation-des-immigresdevedjian-juge-inacceptable-la, consulté le 20-01-2019. Le texte ne fait pas partie de notre corpus d’étude.